Le Monastère/Chapitre X

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 142-152).
CHAPITRE X.



Nous voici, sans blessure et bien portant, le grand nom de Dieu en soit à jamais béni ! comme auparavant, avant que la trahison eût dirigé sa lance contre nous.
Decker.


En entrant dans le réfectoire, conduit par ses confrères joyeux de son retour, la première personne qui attirâtes regards du sous-prieur fut Christie-Clint-Hill. Il était assis au coin de la cheminée, chargé de fers et entouré d’une garde. Ses traits avaient pris cet air de résignation sombre et farouche avec laquelle les gens endurcis dans le crime ont coutume de regarder leur châtiment. Mais lorsque le sous-prieur fut tout près de lui, sa figure prit une expression d’égarement et d’épouvante, et il s’écria : « Le diable, le diable lui-même, ramène les morts parmi les vivants !

— Ce n’est pas cela, lui dit un moine ; dis plutôt que Notre-Dame déjoue les complots des méchants contre ses fidèles serviteurs. Notre bien-aimé frère vit et se meut.

— Vit et se meut ! » dit le brigand tâchant d’approcher du sous-prieur, autant que ses chaînes le permettaient. « Eh bien ! s’il en est ainsi, je ne me fierai plus ni à flèche aiguë, ni à pointe acérée… C’est réellement vrai, » ajouta-t-il en fixant sur le sous-prieur des regards stupéfaits ; « ni blessure, ni égratignure !… pas même une déchirure à son froc !

— Et d’où me viendrait une blessure ? demanda le père Eustache.

— De la bonne lance qui ne m’avait jamais manqué jusqu’à ce jour.

— Que le ciel te pardonne un pareil dessein ! aurais-tu voulu tuer un serviteur de l’autel ?

— Voire ! Les hommes du comté de Fife disent que, quand même on égorgerait toute votre bande, il en a péri bien davantage à Flodden.

— Misérable ! es-tu donc hérétique aussi bien qu’assassin ?

— Moi ? non, de par saint Gilles ! J’écoutais assez volontiers le laird de Monance, lorsqu’il disait que vous étiez des imposteurs et des fripons ; mais lorsqu’il voulait me persuader que je devais aller entendre un certain Wiseheart[1], un évangéliseur, comme on l’appelait, il aurait tout aussi facilement persuadé à un cheval indompté qui a jeté bas son cavalier, de s’agenouiller pour en laisser monter plus aisément un second.

— Il y a encore quelque chose de bon en lui, » dit le sacristain à l’abbé qui entra en ce moment, « il a refusé d’entendre un prédicateur hérétique.

— Cela tournera à son avantage dans l’autre vie, répondit l’abbé. Prépare-toi à la mort, mon fils, nous te livrons au bras séculier de notre bailli, pour être suspendu demain aux fourches patibulaires, à la pointe du jour.

Amen ! dit le bandit ; tôt ou tard il fallait que je finisse par là ; que m’importe de servir de pâture aux corbeaux de Sainte-Marie ou à ceux de Carlisle ?

— Je supplie Votre Révérence, dit le sous-prieur, de m’accorder un instant de patience, jusqu’à ce que je me sois informé ?

— Quoi ! » s’écria l’abbé, qui ne l’avait pas vu d’abord, « notre cher frère nous est rendu au moment où nous désespérions de sa vie !… Non, ne te mets point à genoux devant un pécheur comme moi… Relève-toi ; je te donne ma bénédiction. Lorsque ce scélérat est arrivé à la porte, en proie aux remords de sa conscience, et disant hautement qu’il vous avait assassiné, il m’a semblé que la colonne principale de notre église était tombée. Une vie aussi précieuse ne sera plus exposée aux dangers de ce pays frontière ; il ne faut pas qu’un homme chéri du ciel, et qui a été miraculeusement sauvé de la mort, occupe dans l’Église une place aussi inférieure que celle de sous-prieur. Je veux dépêcher au primat un exprès, porteur d’une demande d’avancement pour vous.

— Mais veuillez donc me faire comprendre : ce soldat a-t-il dit qu’il m’avait tué ?

— Il a dit qu’il vous avait transpercé de sa lance, en courant sur vous à bride abattue ; mais il paraît qu’il avait mal dirigé son coup. À peine étiez-vous tombé à terre mortellement blessé, à ce qu’il croyait, que notre bienheureuse patronne lui est apparue, dit-il…

— Je n’ai point dit cela, interrompit le prisonnier : j’ai dit qu’une femme habillée de blanc était venue m’empêcher de fouiller dans les poches du moine (car les poches d’un sous-prieur sont ordinairement bien garnies) ; elle avait à la main un jonc dont elle n’a fait que me toucher, pour me renverser de mon cheval aussi facilement que j’aurais pu terrasser un enfant de quatre ans avec une massue de fer ; puis, comme une diablesse qu’elle ôtait, elle m’a chanté à l’oreille :

Je vois une branche de houx
À ton casque : rends-lui bien grâce :
Sans elle, en mon juste courroux,
Je l’étranglerais sur la place.

« Je me suis relevé avec peine et, tout saisi de frayeur, je suis remonté à cheval, et en vrai fou je suis venu ici pour me faire pendre.

— Vous voyez, mon très-honoré frère, dit l’abbé au sous-prieur, combien vous êtes favorisé par notre bienheureuse patrone, qui s’est déclarée aujourd’hui votre protectrice immédiate. Jamais, depuis le temps de notre saint fondateur, elle n’a honoré personne d’une intervention si éclatante. Nous étions indignes d’avoir sur vous une supériorité quelconque, et je vous engage à vous préparer pour le voyage d’Aberbrothwieck.

— Hélas ? mon seigneur et père, dit le sous-prieur, vos paroles me percent l’âme. Sous le sceau de la confession, je vous dirai tout à l’heure pourquoi je me regarde comme le jouet d’un esprit d’une nature différente, plutôt que comme le favori des puissances célestes. Mais auparavant permettez-moi de faire une ou deux questions à ce malheureux.

— Agissez comme vous voudrez, répliqua l’abbé ; mais vous ne me persuaderez pas qu’il soit convenable que vous occupiez ce grade inférieur dans le couvent de Sainte-Marie.

— Je voudrais, dit le père Eustache, demander à ce pauvre homme pourquoi il avait eu la pensée de donner la mort à un vieillard qui ne lui avait jamais fait de mal ?

— Vous aviez menacé de m’en faire, dit le brigand, et il n’y a qu’un sot qui se laisse menacer deux fois. Ne vous souvenez-vous pas de ce que vous dites au sujet du primat du lord James et de l’étang de Jedwood ? Je n’étais pas assez fou pour attendre tranquillement de vous le sac ou la potence ? C’eût été aussi déraisonnable que de venir ici m’accuser de mes propres méfaits. Je crois que j’étais possédé du diable lorsque je suis venu. J’aurais dû me rappeler le proverbe : « Jamais moine n’oublia une injure[2].

— Et c’était pour cela… pour une parole qui m’était échappée dans un moment d’impatience, et que j’avais oubliée avant de l’avoir prononcée, » dit le père Eustache.

« Oui, pour cela, et… pour votre crucifix d’or, répondit Christie de Clint-Hill.

— Juste ciel ! s’écria le père Eustache, se peut-il que ce métal jaune, un morceau de terre qui brille, vous ait fait oublier ce que cette image représente ? Père abbé, je vous demande, comme une grâce qui me sera bien chère, d’abandonner ce coupable à ma merci.

— À votre justice, si vous le voulez, mon frère, interrompit le sacristain, non à votre merci. Considérez que nous ne sommes pas tous également favorisés par notre bienheureuse patrone, et qu’il est peu probable que les frocs de ce couvent puissent servir constamment de cottes de mailles.

— C’est pour cette raison, dit le sous-prieur, que je ne voudrais pas qu’à mon occasion la communauté vînt à avoir des démêlés avec le maître de cet homme, Julien Avenel.

— Que Notre-Dame nous en préserve ! dit le sacristain ; c’est un second Julien l’Apostat.

— Ainsi donc, avec la permission de notre révérend père abbé, dit Eustache, je désire que cet homme soit délivré de ses chaînes et qu’on le laisse partir sans lui faire de mal. Tiens, mon ami, ajouta-t-il en lui donnant le crucifix d’or, voici l’objet pour lequel tu as voulu te souiller d’un meurtre. Considère cette image, et puisse-t-elle t’inspirer dorénavant de meilleures pensées ! puisses-tu y voir autre chose qu’un morceau d’or ! Tu peux t’en défaire néanmoins, si tes besoins l’exigent, et alors tâche de te procurer un autre crucifix d’une matière tellement grossière que Mammon ne soit pour rien dans les réflexions qu’il fera naître. C’était le don d’un ami précieux à mon cœur ; mais le service le plus précieux que j’en puisse espérer, c’est de gagner une âme à Dieu. »

Le maraudeur, libre alors de ses chaînes, jetait des regards de surprise tantôt sur le sous-prieur, tantôt sur le crucifix d’or. « Par saint Gilles ! dit-il, je ne vous comprends point. Si vous me donnez de l’or pour avoir baissé la lance contre vous, que me donneriez-vous si je la dirigeais contre un hérétique ?

— L’Église, reprit le sous-prieur, essaiera l’effet des censures spirituelles pour ramener au bercail ses brebis égarées, avant d’employer le tranchant de l’épée de saint Pierre.

— Oui ; mais on dit que le primat désire qu’un peu de potence et de bûcher vienne à l’appui de la censure et de l’épée. Mais, adieu ; je vous suis redevable de la vie, et peut-être n’oublierai-je pas la dette que j’ai contractée. »

En ce moment le bailli entra bruyamment, ajusté dans un habit bleu et des bandoulières, et accompagné de plusieurs hommes armés de hallebardes. « J’ai un peu tardé à me rendre auprès de Votre vénérable Seigneurie, dit-il à l’abbé. J’ai pris un peu d’embonpoint depuis la bataille de Pinckie, et mon justeaucorps de buffle ne s’endosse pas aussi promptement qu’autrefois ; mais le cachot est prêt, et, comme je le disais, quoique j’arrive un peu tard… »

Ici, le prisonnier que le bailli se proposait d’emmener s’avança gravement jusque sous le nez de l’officier, au grand étonnement de celui-ci.

« Vous arrivez effectivement un peu tard, bailli, lui dit-il, et j’ai de grandes obligations à votre justeaucorps de buffle et au temps qu’il vous a fallu pour le revêtir. Si le bras séculier était arrivé un quart d’heure plus tôt, j’aurais été hors de la portée de la merci spirituelle ; mais, les choses étant comme elles sont, je vous souhaite le bonsoir, et je désire que vous vous débarrassiez sans trop de difficulté de votre vêtement étroit, dans lequel vous ne ressemblez pas mal à un pourceau complètement armé. »

Le bailli, courroucé de la comparaison, s’écria :

« Si ce n’était la présence du vénérable seigneur abbé, coquin…

— Ah ! si tu as envie de savoir ce qui en résulterait, dit Christie de Clint-Hill, je viendrai te trouver demain, à la pointe du jour, près du puits de Sainte-Marie.

— Cœur endurci ! dit le père Eustache, tu viens à l’instant même d’échapper à la mort, et tu reprends aussitôt des pensées de meurtre et de carnage !

— Je te retrouverai avant long-temps, brigand que tu es, et je t’enseignerai à dire tes Oremus.

— Je ferai une visite à ton bétail, au clair de la lune, dit Christie de Clint-Hill.

— Je te serrerai le cou l’une de ces matinées brumeuses, voleur achevé, » répondit le bras séculier de l’Église.

« Jamais voleur plus achevé que toi n’est monté à cheval, rétorqua Christie, et si les vers pouvaient une fois venir se régaler de ta grasse carcasse, je pourrais espérer d’obtenir la survivance de ton métier par la faveur de ces révérends pères.

— Un plat de leur métier et un du mien, répondit le bailli, un confesseur et une corde, voilà tout ce que tu obtiendras de nous. »

Le sous-prieur s’apercevant que ses frères prenaient à cette contestation, entre la justice et l’iniquité, un intérêt plus grand que le strict décorum ne le permettait, les pria de se retirer l’un et l’autre. « Bailli dit-il, emmenez vos hallebardiers, et n’inquiétez plus cet homme que nous avons absous. Et toi, Christie, ou, quel que soit ton nom, pars, et souviens toi que tu dois la vie à la clémence du seigneur abbé.

— Ah ! pour cela, répondit Christie, je pense que c’est à vous que je la dois ; mais dites comme vous l’entendez, il est certain que je dois une vie à ce couvent ; et c’est une affaire finie. » Et il sortit en sifflant, de l’air d’un homme qui regarde la vie qu’on a bien voulu lui laisser comme ne méritant pas de plus grands remercîments.

— Endurci jusqu’à la brutalité ! dit le père Eustache ; et cependant qui sait s’il n’y a pas quelque métal précieux caché sous cette grossière enveloppe ?

— Sauvez un voleur de la potence, dit le sacristain… vous connaissez le reste du proverbe ; mais, en supposant, ce que le ciel veuille bien nous accorder, que ce féroce brigand ne cherche ni à nous ôter la vie, ni même à nous blesser, qui nous garantira son respect pour notre froment, notre orge, et nos troupeaux de toute espèce ?

— Ce sera moi, mes frères, dit un vieux moine. Ah ! mes frères, vous ne connaissez pas le parti que l’on peut tirer d’un voleur repentant. Du temps de l’abbé Ingilram… oui, je m’en souviens comme si c’était d’hier, les maraudeurs qui venaient à Sainte-Marie y étaient toujours reçus avec plaisir. Oui, ils payaient la dîme de tous les troupeaux qu’ils amenaient du Sud ; et, parce qu’ils se les étaient procurés par des moyens qui n’étaient pas toujours très légitimes, je les ai vus porter ce dixième au septième quand le confesseur entendait son affaire. Ah ! lorsque nous voyions, du haut de la tour, une vingtaine de bœufs bien gras, ou un troupeau de moutons descendant la vallée sous la conduite de deux ou trois braves hommes d’armes, avec leurs casques brillants, leurs cuirasses et leurs longues lances, le révérend abbé Ingilram avait coutume de dire… c’était un homme fort gai. « Voilà la dîme des dépouilles des Égyptiens qui nous arrive. » Oui, j’ai vu le fameux Jean Armstrang[3], bel homme et de bonne mine… C’est grande pitié que le chanvre ait jamais été serancé pour lui… Je l’ai vu venir à l’église de l’abbaye, ayant neuf glands d’or à son bonnet, et chaque gland était composé de neuf nobles anglais ; il allait de chapelle en chapelle, de saint en saint, d’autel en autel, marchant sur ses genoux, et laissant ici un gland, là un noble, jusqu’à ce qu’il ne restât pas plus d’or à son bonnet qu’il n’y en a à mon capuchon. Ah ! on ne voit plus de pareils maraudeurs à présent.

— Non, vraiment, frère Nicolas, répondit l’abbé ; ils sont plus disposés à enlever le peu d’or qui reste à l’Église qu’à lui en apporter ; et quant aux troupeaux, je suis bien sûr qu’ils s’embarrassent fort peu si ceux qu’ils enlèvent ont été nourris dans les pâturages de l’abbaye de Lannerscot ou de Sainte-Marie.

— Il n’y a plus rien de bon en eux, dit le père Nicolas ; ils sont absolument mauvais. Ah ! les voleurs que j’ai vus ! des hommes de si bonne mine ! et aussi bons qu’ils étaient bien faits, et aussi pieux qu’ils étaient bons !

— Il est inutile d’en parler davantage, frère Nicolas, dit l’abbé ; et maintenant, mes frères, vous pouvez vous retirer : l’assemblée que nous avons eue pour aller au secours de notre révérend sous-prieur tiendra lieu de notre présence à l’office de laudes ce soir. Cependant, que l’on sonne les cloches pour l’édification des laïques, et aussi pour que les novices ne perdent pas le respect pour les usages établis. Recevez ma bénédiction, mes frères. Passez à l’office ; le cellerier donnera à chacun de vous un verre de vin, et un morceau à manger, car vous avez été inquiets et agités, et en pareil cas il est dangereux de s’endormir l’estomac vide.

Gratias agimus quam maximas, domine reverendissime[4] ! » dirent les frères en se retirant dans le plus grand ordre.

Mais le sous-prieur resta dans l’appartement, et tombant aux genoux de l’abbé au moment où celui-ci se disposait à sortir, le supplia d’entendre, sous le sceau de la confession, le récit des événements de la journée. Le révérend abbé se mit à bâiller, et aurait volontiers allégué la fatigue qu’il éprouvait ; mais le père Eustache était de tous les hommes le seul auquel il aurait eu honte de montrer de l’indifférence pour ses devoirs religieux. Il écouta donc cette confession, dans laquelle le père Eustache lui détailla toutes les circonstances extraordinaires de son voyage. Lorsqu’il eut fini, l’abbé lui demanda s’il ne se sentait pas coupable de quelque péché secret qui aurait pu le soumettre, pour un temps, à l’effet des déceptions du malin esprit ; le sous-prieur avoua humblement qu’il croyait avoir mérité un pareil châtiment, en jugeant avec une rigueur peu fraternelle le récit du père sacristain.

« Le ciel, dit le pénitent, a sans doute voulu me convaincre qu’il peut, non seulement ouvrir à son gré une communication entre nous et des êtres d’une classe différente, que nous appelons surnaturels, mais encore nous punir de l’orgueil de nous croire supérieurs en sagesse, en courage et en science. »

On a raison de dire que la vertu trouve en elle-même sa récompense, et je doute qu’un devoir rempli de bon cœur ait été plus complètement récompensé que ne le fut pour l’abbé cette audience accordée d’abord avec tant de répugnance. Entendre celui qui était l’objet de sa crainte ou de sa jalousie, ou peut-être encore de l’une et de l’autre, s’accuser de cette même faute qu’il lui reprochait tacitement, c’était tout à la fois une corroboration du jugement de l’abbé, une satisfaction pour son orgueil, et une diminution de ses craintes. L’idée du triomphe qu’il obtenait eut plutôt pour résultat d’augmenter que d’altérer sa bonne humeur naturelle ; et l’abbé Boniface fut bien loin de vouloir tyranniser le sous-prieur, par suite de cette découverte : car, dans l’exhortation qu’il lui adressa, il tint un milieu assez comique entre l’expression naturelle de sa vanité satisfaite et une sorte de délicatesse qu’il mettait à ne pas trop blesser la sensibilité du père Eustache.

« Mon frère, dit-il ex cathedra, vous êtes trop judicieux pour ne pas avoir observé que nous avons souvent renoncé à nos propres idées pour adopter votre opinion, même dans les affaires qui intéressaient la communauté d’une manière toute particulière. Nous verrions néanmoins avec peine que vous crussiez que nous avons agi ainsi parce que nous pensions que notre opinion était moins fondée, ou notre jugement moins profond que celui de nos autres frères. Nous avions uniquement pour but de donner à nos jeunes religieux, tels que vous, mon très-cher et très-estimable frère, ce courage qui est nécessaire pour énoncer librement son avis ; déposant notre dignité afin d’enhardir et d’encourager nos inférieurs, et particulièrement notre cher frère le sous-prieur, à proposer leurs opinions sans la moindre crainte. Cette déférence et cette humilité de notre part peuvent, en quelque sorte, avoir fait naître dans votre esprit, mon très-révérend frère, une trop grande confiance dans vos talents et vos connaissances, ce qui vous a malheureusement conduit à devenir, comme il n’est que trop évident, l’objet des insultes et des moqueries du malin esprit. Il est certain que le ciel nous estime d’autant moins que nous avons plus d’amour-propre. D’un autre côté, il est très-possible que nous ayons à nous reprocher d’avoir dérogé à la dignité à laquelle nous sommes élevé dans cette abbaye, en nous laissant trop souvent diriger, et même, pour ainsi dire, censurer par notre inférieur. C’est pourquoi, continua le seigneur abbé, il faut que nous nous corrigions l’un et l’autre de pareilles fautes : vous, en vous glorifiant moins à l’avenir de votre science et de votre sagesse temporelles ; et moi, en prenant garde de ne pas abandonner trop facilement mon opinion pour celle d’un frère qui est mon inférieur et en dignité et en fonctions. Et cependant nous ne voudrions pas ainsi perdre les grands avantages que nous avons retirés, et que nous pouvons retirer encore des sages avis que vous nous avez donnés, et qui nous ont été si souvent recommandés par notre révérendissime primat. Ainsi donc, lorsqu’il sera question d’affaires d’une haute importance, nous vous appellerons en notre présence, et, dans une conférence particulière, nous écouterons votre opinion, et si elle s’accorde avec la nôtre, nous la ferons connaître au chapitre, comme émanant directement de nous-même. Ainsi vous serez sauvé du danger d’une victoire apparente, si propre à inspirer l’orgueil spirituel ; et de notre côté, nous serons en garde contre un excès de modestie qui affaiblit l’importance de notre place et de notre personne, si cette dernière mérite quelque considération aux yeux de la communauté que nous présidons. »

Malgré le saint respect que le père Eustache attachait au sacrement de pénitence, comme rigide catholique, il était à craindre qu’il ne trouvât risible l’adroite simplicité avec laquelle son supérieur arrangeait son petit plan pour profiter de la sagesse et de l’expérience du sous-prieur en s’en réservant tout l’honneur : mais bientôt sa conscience lui dit que l’abbé avait raison.

« J’aurais dû, pensa-t-il, songer davantage au rang spirituel et moins à l’individu. J’aurais dû jeter mon manteau sur les faiblesses de mon père en Dieu et chercher à soutenir le caractère dont il est revêtu, de manière à accroître l’utilité de ses services parmi les frères, aussi bien que parmi le reste des fidèles. L’abbé ne saurait être humilié sans que la communauté partage son humiliation. La gloire de cette communauté, c’est de répandre sur tous ses enfants, et particulièrement sur ceux qui doivent remplir de hautes fonctions, les talents et les connaissances qui sont nécessaires à leur illustration. »

Animé de ces sentiments, le père Eustache reconnut franchement la justesse de l’admonition que son supérieur, dans ce moment d’autorité, lui avait plutôt doucement insinuée que sévèrement adressée ; il témoigna humblement qu’il adopterait tel mode de communication de ses conseils qui paraîtrait le plus convenable au seigneur abbé, et qui pourrait écarter de son âme toute tentation de se glorifier de sa propre sagesse. Ensuite, il pria le révérend père de lui imposer une pénitence, et lui donna en même temps à entendre qu’il avait déjà jeuné toute la journée.

« Et voilà justement de quoi je me plains, » répondit l’abbé, au lieu de lui faire un mérite de son abstinence ; « ce sont précisément ces pénitences, ces jeûnes, ces vigiles que nous blâmons, comme n’ayant d’autre effet que de produire des vapeurs et des fumées de vanité, qui, remontant de l’estomac à la tête, ne font que nous enfler de vaine gloire et d’amour-propre. Il est bon, il est convenable que les novices soient soumis à l’observance des vigiles et des jeûnes ; car dans toute communauté, il y a toujours une partie des frères qui doit jeûner, et les jeunes estomacs sont plus capables de résister. D’ailleurs, il faut cela pour chasser loin d’eux les mauvaises pensées et le désir des plaisirs mondains. Mais, mon révérend frère, quand, comme nous on est mort aux passions et au monde, jeûner est une œuvre de surérogation, et qui ne peut qu’engendrer de l’orgueil. C’est pourquoi je vous enjoins, mon révérend frère, d’aller à l’office et de boire deux coupes au moins de bon vin, en mangeant ce que vous croirez le mieux convenir à votre goût et à votre appétit. Et attendu que l’opinion que vous aviez conçue de votre propre sagesse vous a porté quelquefois à être moins patient et moins complaisant envers ceux de nos frères qui n’étaient pas aussi instruits que vous, je vous recommande de faire le repas dont il s’agit en compagnie de notre révérend frère Nicolas, et d’écouter pendant une heure au moins, sans l’interrompre et sans témoigner d’impatience, le récit des anecdotes du temps de notre vénérable prédécesseur, l’abbé Ingilram, de l’âme de qui le ciel veuille avoir pitié ! Quant aux exercices pieux, qui peuvent tourner au profit de votre âme, et par lesquels vous devez expier les fautes dont vous vous êtes confessé avec tant de contrition et d’humilité, nous réfléchir ons sur cet objet, et demain matin nous vous ferons connaître notre volonté. »

Il est à remarquer que, depuis cette mémorable soirée, le digne abbé regarda son conseiller avec des dispositions plus affectueuses et plus amicales que lorsqu’il considérait le sous-prieur comme un homme impeccable et infaillible. Mais ce surcroit de bienveillance fut accompagné de certaines circonstances qui, pour un homme d’esprit et de caractère, comme le sous-prieur, étaient plus pénibles à supporter que l’ennui d’entendre les légendes du verbeux père Nicolas.

Par exemple, l’abbé en parlait rarement aux autres moines, sans dire : Notre bien-aimé frère Eustache, le pauvre homme ! Et il avait pris l’habitude d’avertir les jeunes frères de temps à autre de se garder des idées de vaine gloire et d’orgueil spirituel, comme d’autant de pièges que Satan tendait aux hommes de la plus rigide vertu. Il accompagnait ses discours de regards et d’expressions qui, sans désignation directe, faisaient voir que le sous-prieur était une de ces victimes des illusions de l’amour-propre. Dans ces occasions, il fallait toute la rigidité du vœu d’obéissance monastique, toute la discipline philosophique des écoles et toute la patience d’un chrétien, pour donner au père Eustache le courage d’endurer la pompeuse protection de son supérieur, bon homme, il est vrai, mais d’un esprit fort étroit. Le sous-prieur commença dès-lors à désirer de quitter le monastère, ou du moins, il refusa d’intervenir dans les affaires du couvent avec l’autorité qu’il avait auparavant.


  1. Mot qui veut dire cœur sage. a. m.
  2. Never friar forgot feud, proverbe qui existe dans beaucoup de langues. a. m.
  3. Armstrung pour Armonstrong, chef de maraudeurs. Il fut pendu par l’ordre de Jacques V d’Écosse. a. m.
  4. Nous vous rendons mille graces, très-révérend seigneur. a. m.