Le Monastère/Chapitre XXI

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 261-271).
CHAPITRE XXI.


le duel.


Indiffèrent ; seulement indiffèrent !… Bon ! il n’agit pas comme quelqu’un qui est l’arbitre de sa force ; cependant j’ai vu un paysan assener un sanglant horion sur la tête d’un homme qui passait pour ferrailleur.
Ancienne comédie.


À l’aube du jour, Halbert Glendinning se leva et se hâta de s’habiller, ceignit son épée et prit son arc, comme s’il partait réellement pour la chasse. Il descendit à tâtons l’escalier tournant, et ouvrit, avec le moins de bruit qu’il put, la porte de l’intérieur et ensuite la grille extérieure. Enfin se trouvant libre dans la cour, il regarda la tour et vit que d’une croisée on lui faisait un signal avec un mouchoir. Ne doutant pas que ce ne fût son adversaire, il s’arrêta pour l’attendre. Mais c’était Marie Avenel, qui, comme un esprit, sortit de dessous le portail rustique.

Halbert fut très-étonné, et éprouva, sans deviner pourquoi, les sentiments d’homme surpris à faire une mauvaise action. Jusqu’alors la présence de Marie Avenel ne lui avait jamais causé un sentiment pénible. Elle lui demanda d’un ton où se confondaient la tristesse et la sévérité : « Ce qu’il allait faire ? »

Il montra son arc, et était prêt à alléguer le prétexte qu’il avait imaginé, quand Marie l’interrompit.

« Non, Halbert, non ; ce mensonge n’est pas digne d’un homme qui jusqu’ici n’a dit que la vérité. Vous ne pensez pas à aller tuer le daim : votre main et votre cœur visent à une autre chasse ; vous voulez vous battre avec cet étranger.

— Et quel sujet de querelle aurais-je avec notre hôte ? répondit Halbert en rougissant.

« Vous avez, certes, beaucoup de raison pour n’en point avoir, reprit la jeune fille, et pas une pour en chercher. Cependant vous courez dans ce moment après une querelle.

— Qui peut vous faire penser ainsi, Marie ? » dit Halbert en s’efforçant de dissimuler ; « c’est l’hôte de ma mère, il est protégé par nos maîtres, les moines de Sainte-Marie ; il est aussi de haute naissance ; c’est pourquoi vous devez penser que je ne puis ni ne dois oser me fâcher pour une parole trop vive qu’il m’a adressée plutôt, peut-être, pour faire briller son esprit que pour m’offenser.

— Hélas ! repartit la jeune fille, ce que vous venez de me dire ne me permet plus d’avoir de doute au sujet de votre résolution. Dès votre enfance vous avez toujours été audacieux, toujours vous avez cherché le danger plutôt que de l’éviter. Vous vous êtes plu dans tout ce qui était aventureux, et ce n’est pas la crainte qui vous fera abandonner votre projet. Oh ! que ce soit donc la pitié, la pitié, Halbert, pour notre mère, à qui votre mort ou votre victoire ôtera le bonheur et l’appui de sa vieillesse.

— Elle a mon frère Édouard, » dit Halbert en se détournant. « Sans doute, dit Marie Avenel, elle a le calme, le sage, le noble Édouard, qui a ton courage, Halbert, sans avoir ton impérueuse témérité, et ton esprit généreux, avec plus de raison pour le diriger, il ne pourrait, sans se laisser toucher, entendre sa mère et sa sœur adoptive le conjurer de ne point aller chercher sa ruine, et de ne leur point enlever leur futur espoir de protection et de bonheur.

Le cœur d’Halbert s’irrita à ce reproche, et il répondit : « Hé bien ! que demandez-vous ? Il vous reste celui qui est meilleur que moi, plus sage, plus discret, plus brave que tout ce qui existe ; vous possédez un protecteur et n’avez plus besoin de moi. »

Il se détourna une seconde fois pour la quitter ; mais Marie Avenel posa une main sur son bras par un geste si affectueux, qu’à peine l’eut-elle touché qu’il lui fut impossible de continuer. Il s’arrêta un pied avancé pour sortir de la cour, mais si peu résolu à partir qu’il avait l’air d’un voyageur que retiennent les charmes d’un magicien, et qui ne peut quitter l’attitude que lui donnait sa marche, ni poursuivre sa route.

Marie Avenel mit à profit son état d’indécision et dit : « Écoutez-moi, Halbert, écoutez-moi ; je suis orpheline, et le ciel même écoute les orphelins : dès votre enfance j’ai été votre compagne, et si pendant un instant vous refusiez de m’entendre, à qui Marie Avenel pourrait-elle demander une faveur ?

— Je vous écoute, dit Halbert Glendinning, mais parlez en peu de mots ; ma chère Marie, vous vous trompez sur la nature de l’objet qui m’appelle : c’est seulement une partie de chasse que nous nous proposons de faire ce matin.

— Ne dites pas cela ! » s’écria la jeune fille en l’interrompant, « ne me dites pas cela ! vos discours peuvent en tromper d’autres, mais moi, jamais. Dès mes plus jeunes années, j’ai eu un certain sens que l’imposture ne peut tromper. Pourquoi le sort m’a-t-il douée d’un tel pouvoir, je ne le sais ; mais, élevée dans cette vallée solitaire et vouée à l’ignorance, mes yeux cependant peuvent voir trop souvent ce que les hommes voudraient cacher. Je puis découvrir le dessein le plus funeste lors même qu’un sourire vient lui servir de voile, et un regard m’en apprend plus que les protestations et les serments n’en disent aux autres.

— Eh bien donc, dit Halbert, si tu peux lire dans le cœur humain, dis-moi, chère Marie, ce que tu aperçois dans le mien. Dis-moi ce que tu vois, ce que tu lis dans mon cœur, ne t’offense-t-il pas ? Dis seulement cela, et tu guideras ma conduite ; et maintenant et toujours tu seras le seul arbitre de mon honneur ou de ma honte ? »

Tandis que Halbert Glendinning parlait, le visage de Marie Avenel se couvrit d’une vive rougeur, à laquelle succéda bientôt une pâleur mortelle ; mais lorsqu’en achevant brusquement sa phrase, il lui prit la main, elle la retira doucement, et répondit : « Je ne puis lire dans le cœur, Halbert, et je ne voudrais rien connaître du vôtre, excepté ce qui est convenable pour tous deux. Je puis seulement juger par les signes, par les mots et par les actions qui semblent les moins importants, avec plus de justesse que ceux qui sont autour de moi ; comme vous le savez, mes yeux ont vu des objets que les autres ne pouvaient apercevoir.

— Qu’ils regardent donc celui qu’ils ne reverront jamais ! » s’écria le jeune homme, et il se précipita hors de la cour sans regarder en arrière.

Marie Avenel jeta un faible cri, et couvrit de ses mains son front et ses yeux ; elle était depuis une minute dans cette attitude, lorsqu’une voix se fit entendre derrière elle : « Vous êtes généreuse, ma très-clémente Discrétion, de cacher l’éclat de vos yeux devant ces rayons inférieurs qui commencent à dorer l’horizon vers l’orient. Certes, il se pourrait qu’à une telle rencontre Phébus, surpassé en splendeur, fît rétrograder son char, et dans sa honte oubliât d’éclairer l’univers. Croyez m’en, séduisante Discrétion… »

Mais comme sir Piercy Shafton (car le lecteur a pu le reconnaître à ces fleurs de rhétorique) essayait de prendre la main de Marie Avenel, pour donner sans doute plus de mouvement à sa harangue, elle la retira avec vivacité, et, le regardant d’un œil plein de terreur et d’anxiété, elle se précipita dans la tour.

Le chevalier s’arrêta, la suivit des yeux, et, d’un air où se peignait le mépris joint à une grande mortification : « Par ma chevalerie, s’écria-t-il, j’ai prodigué à cette rustique Phidelé un discours que les plus orgueilleuses beautés de la cour de Félicia (qu’il me soit permis d’appeler ainsi l’élysée d’où je suis banni !), auraient surnommé les matines de Cupidon. Cruel et inexorable destin que celui qui t’envoie ici, Piercy Shafton, pour dépenser ta courtoisie auprès des filles de campagne, et ta valeur en face d’un rustre de paysan ! Mais cette insulte ! cet affront ! Si le plus vil des plébéiens me l’avait fait, il devrait mourir de ma main. À cause de l’énormité de l’offense, l’inégalité de celui qui l’a faite devrait être oubliée. Je crois d’ailleurs que je trouverai ce rustre aussi disposé à distribuer des coups que des insolences. »

Sir Piercy Shafton, tout en conversant avec lui-même, hâtait ses pas vers le petit bosquet de bouleaux, désigné pour le lieu du rendez-vous. Il salua son adversaire d’une manière polie, et ajouta ce commentaire à son salut : « Je vous prie de remarquer que je vous ôte mon chapeau, quoique vous soyez d’un rang inférieur ; je le fais cependant sans déroger, parce que, vous ayant fait l’honneur de recevoir votre défi, au jugement des meilleurs disciples de Mars, je vous élève pour le moment à ma hauteur ; honneur que vous ne pourrez payer trop cher, même par la perte de votre vie, si telle était l’issue de ce duel.

— Pour cette condescendance, dit Halbert, je dois remercier l’aiguille que je vous ai présentée. »

Le chevalier changea de couleur, grinça les dents, et, plein de rage, s’écria : « Tirez votre épée.

— Non pas dans cet endroit, répondit le jeune homme ; onpourrait nous troubler, suivez-moi, et je vous mènerai dans un lieu où nous n’aurons pas à craindre les importuns. »

Il continua de suivre la vallée, ayant résolu que le lieu du combat serait l’entrée de Corrie-nan-Shian, parce que cet endroit hanté, disait-on, par les esprits, était peu fréquenté pour cette raison. Halbert croyait aussi que ce lieu devait influer sur sa destinée, et c’était pour cela principalement qu’il l’avait choisi pour le théâtre de sa victoire ou de sa mort.

Pendant quelque temps, ils marchèrent sans proférer une parole ; tels que de superbes ennemis qui ne veulent point combattre avec de vains discours, et qui n’ont rien d’amical à échanger. Cependant, le silence était pour sir Piercy Shafton ce qu’il y avait de plus insupportable, et d’ailleurs sa colère, quoique vive, était de courte durée. C’est pourquoi il lui vint à l’esprit qu’en tout amour et honneur pour son adversaire il ne voyait rien qui l’obligeât à garder pour long-temps une si pénible contrainte. Il se mit donc à louer Halbert de la promptitude avec laquelle il surmontait les obstacles et les embarras du chemin.

« Croyez-moi, digne vassal, dit-il, nous n’avons pas le pied, plus ferme et plus léger dans nos fêtes de cour, et si vous portiez, un haut de chausses de soie, et étiez formé au noble exercice de la danse, votre jambe ne ferait pas un petit effet dans un pavin ou une gaillarde. Je ne doute pas, ajouta-t-il, que vous n’ayez mis à profit quelque occasion de vous instruire dans l’art de l’escrime, qui, plus que la danse, convient à notre projet actuel.

— Je ne connais rien à l’escrime, dit Halbert, si ce n’est ce que m’en a appris le vieux berger Martin, et de temps à autre une leçon que m’a donnée Christie de Clint-Hill. Pour le reste, je me fie à ma bonne épée, à la force de mon bras et à mon courage.

— Parbleu ! j’en suis charmé, jeune Audace (je vous appellerai mon Audace, et vous me nommerez votre Condescendance, tant que nous en serons à ces termes d’une surprenante égalité) ; du fond du cœur, je suis charmé de votre ignorance ; car, nous autres disciples de Mars, nous proportionnons la punition de nos adversaires à la force et au danger qu’ils nous opposent ; et je ne vois pas pourquoi, n’étant qu’un novice, vous ne seriez pas suffisamment puni de votre outrecuidance et de votre orgueilleuse présomption, par la perte d’une oreille, d’un œil, ou même d’un doigt, accompagnée d’une blessure faite dans les chairs, proportionnée à votre erreur. Au lieu que si vous eussiez été capable de vous tenir avec plus de certitude sur la défensive, je ne vois rien que votre vie qui eût pu suffire à ma vengeance.

— De par Dieu et Notre-Dame ! » dit Halbert hors d’état de retenir plus long-temps sa colère, » tu es toi-même plus que présomptueux, toi qui parles avec une telle assurance de l’issue d’un combat qui n’est pas encore commencé. Es-tu un dieu pour disposer de mes membres et de ma vie ? ou es-tu un juge sur son siège, ordonnant à son aise et sans courir de risque ce qu’on doit faire de la tête et du tronc d’un coupable condamné à mort ?

— Non, non, ô toi, à qui j’ai permis de m’appeler ta Condescendance, et que je nomme moi-même mon Audace ! je ne suis ni un dieu pour prévoir l’issue d’un combat, ni un juge pour disposer selon mon caprice, et à l’abri de toute vengeance, du tronc et de la tête d’un criminel. Mais je sais assez bien manier l’épée, étant le premier disciple du premier maître de la première école d’escrime de notre royale Angleterre ; ledit maître n’étant rien moins que le très-noble et très-savant Vincentio Saviola, qui m’a appris la fermeté du pied, la vivacité de l’œil et la légèreté de la main ; qualités, ô ma très-rustique Audace, dont tu recueilleras le fruit aussitôt que nous aurons atteint le lieu destiné à notre combat. »

Ils étaient, en cet instant, parvenus dans la gorge du ravin où Halbert avait d’abord pensé s’arrêter ; mais lorsqu’il eut observé combien le terrain nivelé était étroit, il se dit qu’une extrême agilité pourrait seule remplacer son ignorance en escrime. Il ne trouva aucun lieu assez spacieux pour cela, jusqu’à ce qu’il eût atteint la fameuse fontaine. Sur ses bords et en face du grand rocher d’où elle jaillissait, était un amphithéâtre uni et couvert de gazon, qui paraissait étroit au milieu de l’immense hauteur des rocs escarpés qui l’entouraient de toutes parts, excepte du côté où coulait le ruisseau, mais assez large cependant pour le combat.

Lorsqu’ils furent parvenus dans cet endroit propice par sa position triste et solitaire à un combat à outrance, ils furent tous deux fort surpris de voir qu’au pied du roc était creusée une fosse d’une régularité singulière ; le gazon était placé sur l’un des côtés, et la terre jetée de l’autre en un tas. Une pioche et une bêche étaient déposées sur le bord de la fosse.

Sir Piercy Shafton lança sur Halbert Glendinning un regard où se peignait un sérieux qui ne lui était point habituel, et lui dit avec sévérité : » Est-ce une trahison ? jeune homme ; et aviez-vous dessein de m’attirer ici dans une emboscata, ou dans un guet-apens ?

— Non, de par le ciel ! répondit Halbert ; je n’ai parlé de notre projet à personne, et ne voudrais pas pour le trône d’Écosse avoir le moindre avantage contre un homme seul.

— Je te crois, mon Audace, » dit le chevalier, reprenant le ton affecté qui était chez lui une seconde nature ; « néanmoins cette fosse est taillée d’une manière curieuse, et c’est peut-être le chef-d’œuvre du faiseur du dernier lit de l’homme, ce qui veut dire le fossoyeur. C’est pourquoi remercions le hasard ou l’ami inconnu qui a ainsi pourvu l’un de nous des honneurs de la sépulture ; al " Ions, décidons vite qui sera assez heureux pour jouir dans cet endroit d’un sommeil paisible. »

Il dit et se dépouilla de son manteau et de son justaucorps, qu’il plia avec grand soin, et déposa sur une large pierre, tandis qu’Halbert Glendinning, non sans une certaine émotion, suivait son exemple. Le voisinage du séjour favori de la Dame Blanche lui inspira des soupçons concernant l’incident de la fosse. « C’est sans doute son ouvrage ! » se dit-il en lui-même : « l’esprit a prévu le fatal résultat du combat et a pourvu à ses suites. Je dois sortir de ce lieu homicide ou y demeurer à jamais ! »

Le pont était coupé derrière lui, et la chance de se tirer d’affaire honorablement sans être tué et sans tuer son adversaire, espoir qui soutient le cœur défaillant de beaucoup de duellistes, lui était désormais enlevée. Cependant, après avoir un peu réfléchi, l’horreur de sa situation lui rendit la fermeté et le courage en lui présentant la seule alternative de vaincre ou de mourir.

« Comme nous nous trouvons ici, dit sir Piercy Shafton, sans patrons ou témoins, vous ferez bien de passer vos mains sur ma poitrine et mes flancs ; j’en agirai de même à votre égard ; non pas que je suppose que vous vous serviez d’aucune armure cachée, mais pour suivre l’ancien et louable usage pratiqué en semblable occasion. »

Tandis que, pour satisfaire au caprice de son adversaire, Halbert Glendinning se conformait à cette cérémonie, sir Piercy Shafton ne manqua pas d’attirer son attention sur la qualité et la finesse de sa chemise qui était très-bien brodée. « Cette chemise, ô mon Audace ! dit-il, cette même chemise que je porte maintenant que je vais me battre avec un rustique Écossais tel que toi, je la portais quand mon sort envié me fit le chef du côté victorieux à cette merveilleuse partie de balle qui eut lieu entre Astrophel (notre incomparable Sidney) et le très-honorable et noble lord d’Oxford. Toutes les beautés de Félicia (c’est par ce nom que je distingue la cour bien-aimée d’Angleterre) étaient dans la galerie, agitant leurs mouchoirs à chaque tour de jeu, et encourageant les vainqueurs par leurs applaudissements. Après ce noble amusement, on nous donna un somptueux banquet, auquel il plut à la noble Uranie (l’incomparable comtesse de Pembroke) de me favoriser de son propre éventail pour rafraîchir mon visage animé de vives couleurs. Afin de reconnaître cette courtoisie, je m’écriai en imprimant à mes traits un sourire mélancolique : Ô très-divine Uranie ! reprenez ce trop fatal présent, qui n’est pas tel que le zéphir rafraîchissant, mais tel que le souffle embrasé du brûlant sirocco[1] qui donne une nouvelle ardeur à ce qui est déjà brûlant. À ces mots elle me regarda d’un air tant soit peu dédaigneux, dans lequel toutefois un courtisan plein d’expérience pouvait apercevoir une tendre approbation qui… »

Ici le chevalier fut interrompu par Halbert qui, après avoir écouté avec patience pendant quelques instants, s’aperçut que, loin de terminer ses discours, sir Piercy paraissait devenir de plus en plus prolixe dans ses réminiscences.

« Sir chevalier, dit le jeune homme, ceci n’a pas beaucoup de rapport avec notre affaire, et si vous n’avez rien à objecter, nous nous occuperons de ce qui nous amène ici. Vous auriez pu demeurer en Angleterre si vous vouliez perdre le temps en vaines paroles, car ici nous devons le passer à nous battre.

— Je vous demande pardon, très-rustique Audace, répondit sir Piercy ; vraiment, tout fuit de ma mémoire lorsque mon esprit se rappelle la divine cour de Félicia. Je suis de même qu’un saint ébloui lorsqu’il pense à une béatifique vision. Ah ! bienheureuse Féliciana ! délicate nourrice de la beauté ! demeure choisie par le sage, berceau de la noblesse, temple de la courtoisie, temple de la joyeuse chevalerie, ah ! cour céleste, ou plutôt céleste cour ! animée par les danses, bercée par l’harmonie, éveillée par les gais plaisirs et les bruyants tournois où s’étalent la soie et les riches tissus, et où les diamants et les pierreries étincellent sur le velours, sur le satin et sur le taffetas !

— L’aiguille, sir chevalier, l’aiguille, » s’écria Halbert Glendinning, qui, impatienté de l’interminable discours de sir Piercy, lui rappela le sujet de leur querelle, comme le meilleur moyen qui pût le forcer à se ressouvenir de ce qui les attirait dans ce lieu.

Et il pensa très-juste ; car sir Piercy Shafton ne l’entendit pas plus tôt prononcer ce mot, qu’il s’écria : « L’heure de ton trépas est sonnée ; prends ton épée ; via ![2] »

Les deux épées furent bientôt nues, et les adversaires commencèrent le combat. Halbert sentit à l’instant, comme il s’en était douté, que son savoir n’était pas comparable à celui de son adversaire. Sir Piercy Shafton, en se vantant d’être habile dans l’art de l’escrime, n’avait fait que prendre la part de mérite qui lui appartenait, et Glendinning vit bien que ce serait avec beaucoup de difficulté que sa vie et son honneur échapperaient à l’épée d’un homme qui savait ainsi la manier. Le chevalier anglais était passé maître dans tous les mystères du stoccafa, de l’imhrocata, du punto reverso, de l’incartata[3], et de tout ce que les maîtres d’armes italiens avaient introduit depuis peu dans leurs leçons. Mais Glendinning connaissait les principes de son art d’après l’usage des anciens Écossais, et il possédait les qualités essentielles, un caractère ferme et du sang-froid. D’abord voulant connaître la manière d’attaquer de son antagoniste, il se mit en défense, tenant le pied, l’œil et le corps dans un parfait accord, son épée courte et la pointe dirigée vers le visage de son adversaire, tellement que sir Piercy, ayant le dessein de commencer l’attaque, fut forcé de faire différentes passes et ne put mettre à profit son savoir à faire des feintes ; tandis qu’Halbert parait avec promptitude ces attaques soit en rompant, soit avec son épée. Les résultats furent qu’après deux ou trois essais vigoureux de la part de sir Piercy, qui furent parés et repoussés par l’adresse de son adversaire, il s’établit à son tour sur la défensive, craignant de donner trop d’avantage en répétant ses agressions. Mais Halbert Glendinning était trop prudent pour presser un adversaire dont la dextérité l’avait déjà plus d’une fois mis à deux doigts de sa perte, ce qu’il n’avait évité que par son coup-d’œil prompt et l’agilité de ses mouvements.

Lorsqu’ils eurent fait une feinte ou deux, ils suspendirent le combat, comme si la pointe de leurs épées l’eût ainsi voulu, et se regardèrent un moment l’un l’autre sans proférer une parole. Enfin Halbert Glendinning, qui ressentait peut-être en ce moment plus de crainte pour le sort de sa famille qu’avant d’avoir prouvé son courage et essayé la force de son adversaire, ne put s’empêcher de dire : « La cause de notre querelle, sir chevalier, est-elle assez grave pour qu’un de nos corps doive remplir cette fosse ? ou pouvons-nous sans déshonneur, nous étant mesurés, rengainer nos épées et nous quitter amis ?

— Vaillant et très-rustique Audace, dit le chevalier, vous ne pouviez interroger aucun homme qui fût plus capable que moi de répondre à votre question sur le code de l’honneur. Arrêtons-nous l’espace d’une venue, pour que je puisse vous donner mon avis là-dessus ; car il est certain que des hommes braves ne doivent pas courir à la mort comme des brutes ou de sauvages bêtes féroces, mais doivent se tuer l’un l’autre avec décence, fermeté et sang-froid. C’est pourquoi, si nous regardons tranquillement l’état où nous sommes, nous pourrons juger mieux si les trois Sœurs ont condamné l’un de nous à devenir aujourd’hui leur victime. Me comprends-tu ?

— J’ai entendu dire au père Eustache, » dit Halbert après s’être recueilli un moment, « qu’il y avait trois furies avec leur filet leurs ciseaux…

— Assez, assez ! » interrompit sir Piercy Shafton, qu’un nouvel accès de colère rendit écarlate ; « la trame de tes jours est filée ! »

À ces mots, il attaqua avec la plus grande animosité le jeune Écossais, qui n’eut que le temps de reprendre son attitude défensive. Mais l’horrible fureur de l’assaillant trompa son attente, comme il arrive souvent ; il poussa une botte désespérée que Halbert Glendinning évita, et avant que le chevalier fût redevenu maître de son épée, il riposta par une ferme stoccata, qui lui perça le corps d’outre en outre. Sir Piercy Shafton tomba baigné dans son sang.



  1. Vent d’Afrique. a. m.
  2. Mot italien, en avant. a. m.
  3. Expressions italiennes : stoccata veut dire estocade ; imbrocata, coup d’épée du haut en bas ; punto reverso, pointe en bas ; incartata, l’action de se fendre ou de s’effacer. a. m.