Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre III/§ 50

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Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 436).
§ 50. — De l’allégorie : déplacée en peinture, où elle nous fait redescendre de l’intuition au concept, elle est excellente en poésie, où elle ajoute au concept une image intuitive. 
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§ 50.


Le but de l’art est donc de communiquer l’Idée, une fois conçue ; après être ainsi passée par l’esprit de l’artiste, où elle apparaît purifiée et isolée de tout élément étranger, elle est intelligible, même à une intelligence d’une faible réceptivité et d’une stérilité complète ; nous savons d’ailleurs qu’il n’est point permis à l’artiste de puiser ses inspirations dans des concepts. D’après ces principes, nous ne pouvons goûter une œuvre que son auteur destine formellement à l’expression d’un concept : c’est le cas de l’allégorie. Une allégorie est une œuvre d’art qui signifie quelque chose d’autre que ce qu’elle représente. Or l’Idée, comme tout ce qui est intuitif, s’exprime par soi-même d’une manière tout à fait directe et parfaite ; elle n’a point besoin d’un intermédiaire étranger pour se manifester. Ainsi ce que l’on exprime et représente de cette façon, au moyen de signes étrangers, n’est point directement accessible à l’intuition, par conséquent n’est jamais qu’un concept. L’allégorie a donc toujours pour mission de figurer un concept ; elle se propose de détourner l’esprit du spectateur de l’image visible et intuitive pour l’amener à une conception d’un tout autre ordre, abstraite, non intuitive, complètement étrangère à l’œuvre d’art : dans ce cas le tableau et la statue se proposent le même but que l’écriture, avec cette différence que l’écriture est beaucoup plus apte à l’atteindre. Le but n’est plus ici celui de l’art tel que nous l’avons défini, savoir la représentation d’une Idée qui doit être intuitivement conçue.

Pour obtenir ce que l’on se propose dans l’allégorie, la perfection artistique n’est plus de rigueur, il suffit simplement que l’on puisse reconnaître l’objet ; cela fait, le but est atteint, puisqu’il s’agissait simplement de suggérer à l’esprit une conception tout étrangère à l’art, un concept abstrait. Les allégories, dans l’art plastique, ne sont par suite que des hiéroglyphes ; la valeur artistique qu’elles peuvent avoir d’ailleurs comme représentations intuitives, ne leur appartient pas à titre d’allégories, mais à des titres tout différents. La Nuit du Corrège, le Génie de la gloire d’Annibal Carrache, les Heures du Poussin, voilà sans doute de très belles toiles ; ce sont en outre des allégories ; mais il n’y a aucun rapport entre ces deux faits. Comme allégories, elles ne valent pas une inscription. Ceci nous ramène à la distinction déjà faite entre la signification réelle et la signification nominale d’un tableau. La signification nominale est ici l’allégorie considérée comme telle, par exemple, le génie de la gloire ; la signification réelle, c’est ce qui est effectivement représenté : dans notre tableau, c’est un beau jeune homme ailé, autour duquel vole un essaim de beaux éphèbes : ceci exprime une Idée. Mais cette signification réelle ne produit de l’effet que si nous faisons abstraction de la signification nominale et allégorique : si l’on songe à cette dernière, l’on abandonne la contemplation ; ce n’est plus qu’un concept abstrait qui occupe l’esprit : or tout passage de l’Idée au simple concept ne peut être qu’une chute. Souvent même cette signification nominale, cette intention allégorique fait du tort à la signification réelle, à la vérité concrète : par exemple, dans la Nuit du Corrège, l’éclairage surnaturel, malgré la beauté de l’exécution, n’en demeure pas moins une pure exigence du sens allégorique, une absurdité au point de vue physique. Si donc un tableau allégorique se trouve avoir par surcroît une valeur artistique, cette valeur n’est en aucune façon solidaire ni dépendante de son intention allégorique ; une pareille œuvre sert, en même temps, à deux fins, l’expression d’un concept et celle d’une Idée ; seule, l’expression d’une Idée peut être le but de l’art ; l’expression d’un concept est une fin d’un tout autre ordre ; c’est un amusement agréable, c’est une image destinée à remplir, comme font les hiéroglyphes, l’office d’une inscription ; c’est en résumé une invention faite à plaisir pour ceux auxquels la nature véritable de l’art ne se révélera jamais. Il en est de cela comme d’un objet d’art qui est en même temps un objet utile et qui, par là même, sert à deux fins, par exemple une statue qui est en même temps un candélabre ou une cariatide, un bas-relief qui sert en même temps à Achille de bouclier. Les vrais amis de l’art n’estimeront ni l’un ni l’autre genre. Sans doute un tableau allégorique peut, par sa propre signification allégorique, produire une vive impression sur l’âme ; mais une simple inscription, dans des circonstances analogues, produirait le même effet. Supposons par exemple un homme possédé d’un solide et persistant désir d’arriver à la renommée ; il regarde la gloire comme son bien légitime, convaincu d’ailleurs qu’il n’en pourra jouir tant qu’il n’aura point produit ses titres de propriété : le voilà qui passe devant le tableau de Carrache, il voit le génie de la gloire couronné de laurier ; cette vue réveille toute son âme, sollicite toute sa puissance d’activité : mais la même chose se serait produite si tout à coup il avait lu distinctement le mot « gloire » écrit en grosses lettres sur le mur. Supposons encore un homme qui aurait découvert une vérité importante au point de vue pratique ou scientifique et qui ne pourrait trouver créance ; mettons-le en présence d’un tableau allégorique représentant le Temps qui lève un voile et fait voir la Vérité toute nue : cette vue produira sur lui une violente impression ; mais la devise : « Le temps découvre la vérité », ne l’aurait pas moins ému. En effet, ce qui agit ici à proprement parler, ce n’est que la pensée abstraite, ce n’est point la représentation concrète.

L’allégorie, dans l’art plastique, est donc, comme nous l’avons dit, une tendance vicieuse, dirigée vers un but complètement étranger à l’art ; par suite, elle devient tout à fait insupportable, si on va la chercher trop loin ; car, dès qu’elle ne représente plus que des interprétations forcées et bizarres, elle tombe dans l’absurde ; en voici des exemples : la tortue représente, paraît-il, la pudeur féminine ; Némésis contemple son sein par l’ouverture de sa tunique, pour témoigner qu’elle connaît tout ce qui est mystérieux ; enfin Bellori prétend qu’Annibal Carrache habille la volupté d’une robe jaune, pour montrer que les joies qu’elle procure se flétrissent bien vite et deviennent jaunes comme la paille. — Mais quelquefois on en vient à un tel point d’exagération qu’entre l’image représentée et le concept indiqué, il ne subsiste plus aucune relation fondée sur une association d’idées ou bien sur une notion intermédiaire qui se puisse subsumer sous le concept ; le signe et la signification deviennent entièrement conventionnels ; ils se rattachent l’un à l’autre par une règle arbitraire, choisie au hasard ; dans ce cas je donne à ce genre d’allégorie le nom d’allégorie symbolique. C’est ainsi que la rose est le symbole de la discrétion ; le laurier, celui de la gloire ; la palme, celui de la victoire ; une coquille, celui du pèlerinage ; la croix, celui de la religion chrétienne ; à cette même catégorie se rattachent toutes les significations propres que l’on attribue directement aux couleurs : le jaune représente la fausseté, le bleu la fidélité, etc. De pareils symboles peuvent être d’un usage fréquent dans la vie : ils ne signifient rien au point de vue de l’art : il ne faut y voir que des hiéroglyphes ou une sorte d’écriture chinoise ; nous devons les assimiler aux armoiries, aux fagots d’épines qui servent d’enseignes aux auberges, à la clé qui distingue le chambellan, au tablier de cuir qui fait reconnaître l’ouvrier mineur. — On pourrait enfin donner le nom d’emblèmes à certains symboles, admis une fois pour toutes comme attributs d’un personnage historique ou mythique, comme caractère d’une notion personnifiée ; tels sont les animaux des Évangélistes, le hibou de Minerve, la pomme de Pâris, l’ancre de l’Espérance, etc. Pourtant le nom d’emblème se donne d’ordinaire à des dessins allégoriques simples, accompagnés d’une inscription explicative, faits pour enseigner par les yeux quelque vérité morale : on en trouve des collections nombreuses dans J. Camerarius, dans Alciatus et ailleurs ; c’est une transition vers l’allégorie poétique dont nous allons parler plus bas. — La sculpture grecque correspond à l’intuition : aussi est-elle esthétique ; la sculpture hindoue correspond au concept : aussi est-elle simplement symbolique.

Cette appréciation de l’allégorie s’appuie sur tout ce que j’ai dit de l’essence de l’art ; elle en découle rigoureusement ; mais elle est directement opposée au jugement de Winckelmann : celui-ci est loin de considérer l’allégorie comme étrangère et souvent nuisible à l’art ; il ne cesse de la prôner, et même (voy. Œuvres, éd. all., vol. I, p. 55 et suiv.) il assigne comme but suprême à l’art « la représentation de concepts généraux et de choses non accessibles aux sens ». Le lecteur pourra choisir l’une ou l’autre opinion : malgré tout, je dois avouer qu’en lisant dans Winckelmann ces aperçus sur la métaphysique du beau proprement dite, j’ai constaté qu’on pouvait avoir le goût le plus exquis, le jugement le plus sûr pour sentir et apprécier la beauté, et n’en être pas moins incapable de scruter et d’expliquer la nature du beau et de l’art, à un point de vue abstrait et vraiment philosophique, de même que l’on peut être très bon et très vertueux, posséder une conscience très délicate qui résout les cas particuliers avec la rigueur d’une balance de précision, sans être pour cela capable d’asseoir sur des bases philosophiques et d’exposer in abstracto la valeur morale des actions.

Tout autre est le rapport de l’allégorie avec la poésie : si, dans l’art plastique, l’allégorie est inadmissible, elle est en poésie très admissible et très utile. Dans l’art plastique, en effet, elle conduit de la donnée intuitive, de l’objet propre de tout art, à la pensée abstraite ; dans la poésie au contraire, le rapport est inverse : ici ce qui nous est directement offert par le moyen des mots, c’est le concept ; or l’artiste a toujours pour but de nous conduire du concept à l’intuition, intuition que l’imagination de l’auditeur doit se charger de représenter. Si, dans l’art plastique, la donnée directe nous conduit à une perception autre qu’elle-même, ce ne peut être qu’à une abstraction, car il n’y a que l’abstrait qui ne puisse pas y être représenté immédiatement ; mais un concept ne doit jamais être le point de départ, ni sa communication le but d’une œuvre d’art. Au contraire, en poésie, c’est le concept qui constitue la matière, la donnée immédiate, et l’on peut parfaitement s’élever au-dessus de lui pour évoquer une représentation intuitive tout à fait différente dans laquelle le but de la poésie se trouve atteint. Dans la trame d’un poème, il est indispensable de recourir à beaucoup de concepts ou de pensées abstraites, qui par elles-mêmes et directement ne sont susceptibles d’aucune représentation intuitive ; alors on les présente souvent à l’intuition par l’intermédiaire d’un exemple qu’il est possible de subsumer sous la pensée abstraite. Ce phénomène se produit dans toutes les expressions figurées, métaphores, comparaisons, paraboles et allégories ; aussi bien, tous ces tropes ne se distinguent entre eux que parce qu’ils sont présentés d’une manière plus ou moins longue, plus ou moins explicite. Dans l’éloquence les comparaisons et allégories de cette sorte sont du plus excellent effet. Comme Cervantes parle bien du sommeil, lorsque, pour exprimer le soulagement qu’il apporte aux douleurs morales et corporelles, il dit : « C’est un manteau qui recouvre l’homme tout entier » ! Quelle belle allégorie que ce vers de Kleist pour exprimer cette pensée : les philosophes et les penseurs éclairent le genre humain :

Ceux dont la lampe nocturne éclaire le monde !

Quelle force et quelle intensité de vision dans ce tableau homérique d’Atê, la déesse malfaisante : « ses pieds sont délicats ; car elle ne foule jamais le sol, mais elle ne marche que sur la tête des humains » ! (Il., XIX, 91.) Quel puissant effet a produit Menenius Agrippa, avec sa fable les Membres et l’Estomac, sur le peuple retiré au mont Sacré ! Au commencement du septième livre de la République, dans l’allégorie déjà citée de la caverne, quelle magnifique expression Platon donne à un dogme philosophique d’une haute abstraction ! Une autre allégorie d’un sens philosophique très profond, c’est celle de Perséphone qui, pour avoir goûté une grenade aux enfers, se trouve condamnée à y rester : ce mythe est singulièrement éclairci et illustré par la consécration inestimable que Gœthe lui a donnée en le traitant à titre d’épisode dans son Triomphe de la sensibilité. Je connais trois ouvrages allégoriques de longue haleine ; le premier avoue et étale ses intentions : c’est l’incomparable Criticon de Balthasar Gratian ; il se composé d’un ample et riche tissu d’allégories reliées entre elles ; elles sont pleines de sens ; c’est comme un vêtement transparent qui recouvre des vérités morales et qui leur communique l’évidence intuitive la plus frappante, tandis que l’auteur nous étonne par sa fécondité d’invention. Les deux autres ouvrages sont plus enveloppés : c’est le Don Quichotte et le Gulliver à Lilliput. Le premier nous présente sous forme allégorique la vie de l’homme qui, contrairement aux autres, renonce à ne poursuivre que son propre bonheur ; il tend vers une fin objective et idéale qui domine sa pensée, son vouloir ; avec tout cela, il joue dans le monde un fort étrange personnage. Chez Gulliver il suffit d’appliquer au moral tout ce qu’il dit du physique, pour comprendre ce qu’il y a sous la fiction du satirical rogue (du fripon de satirique), comme Hamlet l’eût appelé. — Ainsi, dans l’allégorie poétique, c’est toujours le concept qui est donné, c’est le concept qu’on cherche à rendre visible au moyen d’une image ; par suite, on peut toujours admettre que cette allégorie soit exprimée, ou seulement confirmée par une image peinte : toutefois cette image sera considérée non comme une œuvre d’art plastique, mais comme, un signe et comme un hiéroglyphe ; elle ne prouvera en rien la valeur de son auteur comme peintre, mais seulement comme poète. Telle est cette belle vignette allégorique de Lavater, qui doit faire une si réconfortante impression sur tout noble champion de la vérité : c’est une main qui est piquée par une guêpe ; elle tient une lumière, à la flamme de laquelle se brûlent des moucherons ; au dessous on lit la devise suivante :

Quoiqu’elle consume les ailes des moucherons,
Quoiqu’elle fasse éclater leurs crânes et leurs petites cervelles,
La lumière n’en est pas moins lumière ;
Quoique piqué par la guêpe furieuse,
Je tiens quand même le flambeau.

À ce genre appartient également cette pierre tumulaire qui représente une lumière qu’on vient de souffler et qui fume encore, avec l’inscription :

C’est quand elle s’éteint qu’on peut voir
Si c’était du suif ou de la cire.

Tel est enfin ce vieil arbre généalogique allemand ; il s’agit de montrer que le dernier rejeton d’une très ancienne famille a pris la résolution de passer sa vie dans la continence et dans la chasteté parfaites et de laisser ainsi s’éteindre sa race ; on le représente prêt à couper avec des ciseaux les racines de l’arbre aux mille branches qui va l’écraser sous sa chute. À cette catégorie se rattachent en général les images allégoriques dont nous venons de parler, appelées ordinairement emblèmes ; on pourrait les définir de courtes fables peintes dont la morale est exprimée en paroles. — Il faut faire rentrer toutes les allégories de cette nature dans le poème, non dans la peinture, et c’est ce qui les justifie ; l’exécution plastique reste toujours ici au second rang, et l’on demande simplement au dessin de représenter les objets d’une manière reconnaissable. Mais, dans la poésie, comme dans l’art plastique, l’allégorie devient symbole, dès qu’entre l’objet représenté intuitivement et l’idée abstraite qu’il exprime, il n’y a d’autre relation qu’une relation arbitraire. Comme toute représentation symbolique repose en somme sur une convention, le symbole offre, entre autres inconvénients, celui de laisser sa signification en proie à l’oubli et aux injures du temps. Qui devinerait, s’il ne le savait par avance, pourquoi le poisson est le symbole du christianisme[1] ? Champollion seul à coup sûr : car il n’y a là qu’un hiéroglyphe phonétique. C’est pourquoi aujourd’hui l’Apocalypse de saint Jean se trouve comme allégorie poétique à peu près sur le même pied que les bas-reliefs portant l’inscription « Magnus Deus sol Mithra », sur lesquels on ne cesse point de discuter encore aujourd’hui[2].

  1. Schopenhauer fait ici allusion à un acrostiche bien connu : ’Іησους Χριστος Θεου Υιος Σωτηρ, mots qui signifient : « Jésus-Christ, fils de Dieu, Sauveur, » et dont les initiales composent le mot grec : ’Ιχθυς, poisson.
  2. À ce paragraphe se rapporte le chapitre XXXVI des Suppléments.