Le Monde comme volonté et comme représentation/Appendice/Page67

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Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 324).
Comment Kant a faussement déduit de la catégorie de la subsistance et de l’inhérence le principe de la permanence de la substance. — Retour sur ses erreurs relatives à la distinction entre la connaissance intuitive et l’abstraite. 
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Le principe de permanence de la substance est déduit de la catégorie de la subsistance et de l’inhérence. Or nous ne connaissons cette catégorie que par la forme des jugements catégoriques, c’est-à-dire par la liaison de deux concepts à titre de sujet et d’attribut. L’on voit par suite combien il était arbitraire de mettre un aussi grand principe métaphysique sous la dépendance de cette simple forme purement logique. Mais là aussi c’est le formalisme et la symétrie qui sont causes de tout. La démonstration, qui est donnée ici au sujet de ce principe, laisse complètement de côté la prétendue genèse qui le fait dériver de l’entendement et des catégories ; elle est tirée de l’intuition pure du temps. Malheureusement cette démonstration, elle aussi, est tout à fait inexacte. Il n’est pas vrai que, dans le temps, considéré exclusivement comme tel, il y ait une simultanéité et une durée : ces représentations ne prennent naissance du reste que par l’union de l’espace et du temps ; je l’ai déjà montré dans mon traité sur le Principe de raison (§ 18), et je l’ai expliqué plus amplement encore dans le premier livre du présent ouvrage (§ 4) ; je suppose connus ces deux éclaircissements, nécessaires à l’intelligence de ce qui suit. Il n’est pas vrai que, dans tout changement, le temps demeure : au contraire le temps est précisément ce qui passe ; un temps qui demeure est une contradiction. La démonstration de Kant ne se tient pas debout, à force d’avoir été appuyée sur des sophismes : il va jusqu’à tomber dans la contradiction la plus manifeste. En effet il commence par déclarer, à tort, que la simultanéité (Zugleichseyn) est un mode du temps[1] ; puis il dit, fort justement : « La simultanéité n’est pas un mode du temps, puisque dans celui-ci aucune partie n’existe en même temps qu’une autre ; toutes au contraire sont successives »[2]. — En réalité, l’idée de simultanéité implique celle d’espace tout autant que celle de temps. En effet, si deux choses existent en même temps et cependant ne sont pas identiques, c’est qu’elles sont différentes grâce à l’espace : si deux états d’une même chose existent en même temps — par exemple l’état lumineux et la température élevée du fer — c’est qu’il y a là deux états simultanés d’une même chose, ce qui suppose la matière, laquelle à son tour suppose l’espace. Rigoureusement parlant, la simultanéité est une détermination négative, indiquant simplement que deux choses ou deux états ne sont point différents par le temps et qu’il faut chercher ailleurs la raison de leur différence. — Toutefois il est incontestable que, chez nous, l’idée de permanence de la substance, c’est-à-dire de matière, repose sur une donnée a priori ; car aucun doute ne peut l’atteindre, autrement dit elle n’émane pas de l’expérience. Voici comment j’explique cette idée : le principe de tout devenir et de toute disparition, la loi de causalité, connu par nous a priori s’applique uniquement, en vertu de son essence même, aux seuls changements, c’est-à-dire aux états successifs de la matière ; autrement dit la loi de causalité n’affecte que la forme, elle laisse intacte la matière ; par suite la matière existe en notre conscience à titre de fondement universel des choses, affranchi de tout devenir et de toute mort, par suite éternellement vivant et permanent. Si l’on veut, à propos de la permanence de la substance, une démonstration plus approfondie, appuyée sur l’analyse de la représentation intuitive que nous avons du monde empirique, on la trouvera dans mon premier livre (§ 4) ; j’ai montré là que l’être de la matière consiste dans l’union complète de l’espace et du temps, union qui n’est possible que par la représentation de la causalité, c’est-à-dire par l’entendement, qui n’est pas autre chose que le corrélatif subjectif de la causalité ; par suite la matière n’est connue que comme agissante, autrement dit, elle n’est connue qu’à titre de causalité ; chez elle, être et agir, c’est tout un, comme d’ailleurs l’indique déjà en allemand le mot Wirklichkeit, signifiant à la fois réalité et activité. Union intime de l’espace et du temps — ou bien causalité, matière, Wirklichkeit (réalité et activité) — cela est tout un ; et le corrélatif subjectif de ces termes identiques, c’est l’entendement. La matière doit porter en elle les propriétés opposées des deux facteurs dont elle émane, et c’est à la représentation de la causalité qu’il incombe de supprimer l’antipathie des deux facteurs, de rendre en un mot leur coexistence intelligible pour l’entendement ; la matière existe par l’entendement et pour lui seul ; tout le pouvoir de l’entendement consiste dans la connaissance de la cause et de l’effet ; c’est pour l’entendement que se concilient ensemble dans la matière deux termes des plus différents, je veux dire, d’une part, la fuite sans repos du temps, d’autre part, l’immobilité rigoureuse de l’espace ; le premier de ces termes est représenté dans l’entendement par le changement des accidents, le second par la permanence de la substance. Si en effet la substance passait comme les accidents, le phénomène serait complètement séparé de l’espace et n’appartiendrait plus qu’au temps : le monde de l’expérience se trouverait supprimé par anéantissement de la matière, par annihilation. — Pour déduire et pour expliquer le principe de permanence de la substance, connu a priori par chacun de nous de la manière la plus certaine, il ne fallait point recourir au temps ; surtout il ne fallait point, comme l’a fait Kant, attribuer au temps la permanence, ce qui est un pur contre-sens admis là pour les besoins de la cause ; il suffisait pour déduire et pour expliquer le principe en question d’invoquer le rôle que joue l’espace dans la matière, c’est-à-dire dans tous les phénomènes de la réalité ; en effet, l’espace est l’opposé, il est en quelque sorte la contre-partie du temps et il n’admet en soi, abstraction faite de son union avec le temps, aucun changement.

Suit maintenant, dans l’ouvrage de Kant, un passage tendant à démontrer que la loi de causalité est nécessaire et a priori ; cette démonstration, empruntée à la simple succession des événements — dans le temps, est tout à fait inexacte : c’est ce que j’ai prouvé en détail dans ma dissertation sur le Principe de {{lié|Raison[3] ; aussi, je me contente d’y renvoyer le lecteur[4]. Même observation au sujet de la démonstration de la loi d’action réciproque ; d’ailleurs j’ai été précédemment amené à démontrer que le concept même d’action réciproque ne peut être pensé. Sur la modalité, dont je vais tout à l’heure étudier les principes, j’ai déjà dit ce qui était nécessaire.

J’aurais encore à m’inscrire contre mainte singularité que j’ai remarquée dans la suite de l’analytique transcendentale, si je ne craignais de fatiguer la patience du lecteur, et j’ai confiance dans ses réflexions personnelles pour faire les critiques nécessaires. Mais toujours nous retrouvons dans la Critique de la Raison pure, le défaut capital et fondamental de Kant, défaut que j’ai déjà critiqué en détail : Kant ne distingue point la connaissance abstraite et discursive de la connaissance intuitive. Telle est l’erreur qui répand une obscurité continuelle sur toute la théorie de la faculté cognitive chez Kant : il en résulte que le lecteur ne peut jamais savoir de quoi il est question exactement ; au lieu de comprendre il se perd sans cesse en conjectures, il cherche à appliquer les paroles de l’auteur tantôt à la pensée, tantôt à l’intuition, et toujours il reste dans le vague.

Ce défaut incroyable de réflexion aveugle Kant sur la nature de la connaissance intuitive et de la connaissance abstraite : dans le chapitre « sur la distinction de tous les objets en phénomènes et noumènes » ; il en arrive, ainsi que je vais le montrer, à l’affirmation monstrueuse suivante : sans la pensée, c’est-à-dire sans concepts abstraits, aucun objet ne peut être connu ; l’intuition, n’étant point pensée, n’est point non plus connaissance ; elle n’est en somme que simple affection de la sensibilité, simple sensation ! Chose encore plus bizarre, il prétend que l’intuition sans concept est tout à fait vide ; mais que le concept sans intuition a cependant encore une valeur propre[5]. C’est là justement le contraire de la vérité : les concepts en effet tiennent toute leur signification, tout leur contenu du rapport qu’ils ont avec la connaissance intuitive ; ils sont tirés, extraits de la connaissance intuitive, autrement dit, ils sont formés par élimination de tout ce qui n’est pas essentiel : voilà pourquoi, dès qu’on leur ôte l’intuition sur laquelle ils s’appuyent, ils deviennent vides et nuls. Les intuitions au contraire ont par elles-mêmes une signification directe et fort importante (c’est même en elle que s’objective la chose en soi) : elles se représentent elles-mêmes, elles s’expriment elles-mêmes, elles n’ont point un contenu d’emprunt comme les concepts. En effet, le principe de raison ne règne sur elles que comme la loi de causalité, et en cette qualité, il se borne à déterminer leur place dans l’espace et dans le temps ; mais il ne conditionne ni leur contenu ni leur signification, tandis qu’il le fait pour les concepts, car dans ce dernier cas il agit à titre de raison de la connaissance. Pourtant, à cet endroit, l’on pourrait croire que Kant a l’intention d’aborder enfin la distinction entre la représentation intuitive et la représentation abstraite : il reproche à Leibniz et à Locke d’avoir abusé, l’un des représentations abstraites, l’autre des représentations intuitives. Quant à lui, il ne fait pour son compte aucune distinction. Leibniz et Locke avaient effectivement commis la faute qu’il leur reproche ; mais Kant tombe à son tour dans un défaut qui résume les deux autres : chez lui en effet l’intuitif et l’abstrait sont confondus à tel point qu’il en résulte un monstre hybride, un non-sens, dont il est impossible de se faire aucune représentation, capable tout au plus de troubler ses élèves, de les ahurir et de les faire entrer en lutte les uns avec les autres. Dans le chapitre déjà cité « sur la distinction de tous les objets en phénomènes et noumènes », Kant distingue plus encore que partout ailleurs la pensée et l’intuition ; mais, chez lui, le principe de cette distinction est radicalement faux. Voici un passage caractéristique[6] : « Étant donnée une connaissance empirique, si je fais abstraction de la pensée — de la pensée qui s’exerce par le moyen des catégories —, la connaissance de l’objet n’existe plus : car par la simple intuition l’on ne pense rien : si une affection de la sensibilité se produit en moi, il ne s’en suit point pour cela que les représentations intuitives ainsi provoquées soient en rapport avec aucun objet ». Cette phrase contient pour ainsi dire toutes les erreurs de Kant en raccourci ; nous y voyons que Kant a mal conçu le rapport entre la sensation, l’intuition, d’une part, et d’autre part, la pensée ; par suite l’intuition, dont la forme doit être l’espace, l’espace avec ses trois dimensions, se trouve identifiée avec la simple impression subjective, produite dans les organes sensoriels : et enfin la connaissance de l’objet n’est réalisée que par la pensée différente de l’intuition. Moi, je dis au contraire : les objets sont, avant tout, objet de l’intuition, non de la pensée ; toute connaissance des objets est, originairement et en soi, intuition ; mais l’intuition n’est nullement une simple sensation ; au contraire c’est déjà dans l’intuition que se montre l’activité de l’entendement. La pensée, privilège exclusif de l’homme, la pensée, refusée aux animaux, n’est que simple abstraction, abstraction tirée de l’intuition, elle ne donne aucune connaissance radicalement neuve, elle n’introduit point devant nous des objets qui auparavant n’y étaient point ; elle se borne à changer la forme de la connaissance, de la connaissance qui était déjà commencée grâce à l’intuition ; elle transforme cette connaissance en une connaissance de concepts, en une connaissance abstraite ; par suite la connaissance perd sa qualité intuitive, mais il devient possible de la soumettre à des combinaisons et d’étendre ainsi indéfiniment la sphère de ses applications possibles. Au contraire la matière de notre pensée n’est pas autre chose que nos intuitions elles-mêmes ; elle n’est point étrangère à l’intuition ; ce n’est point la pensée qui l’introduit pour la première fois devant nous : Voilà pourquoi la matière de tout ce qu’élabore notre pensée, doit être vérifiée dans l’intuition ; autrement notre pensée serait une pensée vide. Bien que cette matière soit élaborée, métamorphosée de mille manières par la pensée, l’on doit néanmoins pouvoir la dégager et aussi isoler la pensée qui la revêt. C’est comme un lingot d’or que l’on aurait dissous, oxydé, sublimé, amalgamé : finalement on ne manque jamais de le réduire et on vous le remontre à la fin de l’expérience, identique et intact. Il n’en pourrait être ainsi, si la pensée ajoutait quelque chose à l’objet, si surtout elle lui donnait sa qualité constitutive essentielle.

Le chapitre suivant, sur l’Amphibolie, est simplement une critique de la philosophie leibnizienne, et, à ce titre, il est en général exact ; toutefois, dans l’ensemble du plan, Kant n’a qu’un souci : se conformer à la symétrie architectonique qui, ici encore, lui sert de fil directeur. Par analogie avec l’Organon d’Aristote, il fait une « topique transcendantale » : cette topique consiste en ceci : l’on doit examiner chaque concept d’après quatre points de vue différents, afin de pouvoir décider à quelle faculté cognitive il ressortit. Ces quatre points de vue sont choisis d’une manière tout à fait arbitraire, et l’on pourrait sans aucun inconvénient en ajouter encore dix autres : mais le nombre quatre a l’avantage de correspondre aux rubriques des catégories, et par suite, les théories principales de Leibniz se trouvent bon gré mal gré réparties sous quatre rubriques différentes. Par cette critique Kant catalogue, pour ainsi dire, sous l’étiquette « erreurs naturelles de la raison » les fausses abstractions, introduites par Leibniz ; (celui-ci en effet, au lieu d’étudier à l’école des grands philosophes de son temps, Spinoza et Locke, préféra nous servir les inventions bizarres dont il était l’auteur). Dans le chapitre de l’Amphibolie de la réflexion, Kant dit enfin que si par hasard il existait une sorte d’intuition différente de la nôtre, néanmoins nos catégories seraient encore applicables à cette intuition : les objets de cette intuition supposée, ajoute-t-il, pourraient être les noumènes, mais les noumènes sont des choses que nous devons nous borner à penser ; or puisque l’intuition, seule capable de donner un sens à une telle pensée, n’est point à notre portée, puisque même elle est tout à fait problématique, l’objet de cette pensée n’est lui-même qu’une possibilité complètement indéterminée. Plus haut j’ai montré, en citant des textes, que Kant, au prix d’une grave contradiction, représente les catégories tantôt comme une condition de la représentation intuitive, tantôt comme une fonction de la pensée purement abstraite. À l’endroit qui nous occupe, les catégories nous sont résolument présentées sous ce dernier aspect, et l’on se trouve fort tenté de croire que Kant veut seulement leur attribuer une pensée discursive. Mais si telle est réellement son opinion, il aurait fallu de toute nécessité que dès le début de la Logique transcendantale, avant de spécifier si minutieusement les différentes fonctions de la pensée, il caractérisât la pensée d’une manière générale ; il aurait fallu, par suite, qu’il la distinguât de l’intuition, qu’il montrât quelle connaissance procure l’intuition et enfin quelle connaissance nouvelle vient s’ajouter à la première par le fait de la pensée. Alors on aurait su de quoi il parle ; disons mieux il aurait parlé d’une manière toute autre, traitant en premier lieu de l’intuition, puis ensuite de la pensée ; il n’aurait pas spéculé sans cesse, comme il le fait, sur un intermédiaire entre l’intuition et la pensée, intermédiaire qui est un non-sens. Alors non plus, il n’y aurait pas eu cette grande lacune entre l’Esthétique transcendantale et la Logique transcendantale : Kant, en effet, aussitôt après l’exposition de la simple forme de l’intuition, néglige le contenu de l’intuition, c’est-à-dire la totalité de la perception empirique ; il s’en débarrasse au moyen de la formule suivante : « La partie empirique de l’intuition est donnée » ; il ne se demande point comment la perception a lieu, si c’est avec ou sans l’entendement ; il ne fait qu’un saut jusqu’à la pensée abstraite, et encore ne dit-il pas un mot de la pensée en général, il se borne à parler de certaines formes de pensées ; il ne s’inquiète pas non plus de ce que sont la pensée, le concept, le rapport de l’abstrait et du discursif au concret et à l’intuitif ; il néglige de rechercher quelle est la différence entre la connaissance de l’homme et celle de l’animal, quelle est l’essence de la raison.

Cette distinction entre la connaissance abstraite et la connaissance intuitive, que Kant a tout à fait négligée, est précisément celle que les anciens philosophes exprimaient par les mots de phénomènes (φαινόμενα) et de Noumènes (νοούμενα)[7] ; l’opposition et l’incommensurabilité de ces deux termes entre eux leur avait donné maint souci ; qu’on se rappelle les sophismes des Éléates, la théorie des Idées de Platon, la dialectique des Mégariens, et plus tard, du temps de la scolastique, la lutte entre le nominalisme et le réalisme ; — d’ailleurs cette lutte était déjà en germe dans les tendances opposées de l’esprit de Platon et de celui d’Aristote ; mais le germe n’en devait se développer que tardivement. — Kant, par une erreur impardonnable, négligea totalement la chose que les mots phénomène et noumène étaient chargés de désigner ; puis il s’empara de ces mots, comme on fait d’une propriété sans maître, et il s’en servit pour désigner ce qu’il appelle chose en soi et phénomène (Erscheinungen).

  1. P. 177,5e éd., P. 219.
  2. P. 183,5e éd., P. 226.
  3. § XXIII}}.
  4. Comparez avec ma critique de la preuve kantienne les critiques ultérieures de Feder et de A.-F. Schulze. Feder, Ueber Zeit, Raum und Causalität, § XXVIII ; G.-H. Schulze, Kritik der theoretischen Philosophie, pp. 422-442 du texte allemand.
  5. P. 253,5e éd., p. 309.
  6. Ibid.
  7. V. Sext. Empiricus. Hypotyposes pyrrhoniennes, lib. I, cap. 13. νοούμενα ραινομενοις άντετιθη Άναξάγορας (Anaxagore opposait les choses intelligibles aux apparences).