Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au quatrième livre/Chapitre XL

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Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 271-272).


CHAPITRE XL
AVANT-PROPOS


Les compléments à ce quatrième livre devraient être très considérables ; mais sur deux questions importantes qui ont surtout besoin d’éclaircissements, celles de la liberté de la volonté et du fondement de la morale, les sujets de concours proposés par deux académies scandinaves m’ont déjà fourni l’occasion de m’expliquer dans deux monographies détaillées, publiées en 1841 sous ce titre : les Deux Problèmes fondamentaux de l’éthique. Je suppose par suite chez mes lecteurs la connaissance dudit ouvrage aussi expressément que dans les compléments au second livre j’ai supposé celle de l’écrit : Sur la volonté dans la nature. D’une façon générale, qui veut se familiariser avec ma philosophie doit lire jusqu’à la moindre ligne de moi. J’ai cette prétention. Car je ne suis pas un écrivailleur, un fabricant de manuels, un griffonneur à gages ; je ne suis pas un homme qui, par ses écrits, recherche l’approbation d’un ministre, un homme enfin dont la plume obéisse à des visées personnelles, je ne fais effort que vers la vérité, et j’écris, comme écrivaient les anciens, dans l’unique intention de transmettre mes pensées à la postérité, pour le profit futur de ceux qui sauront les méditer et les apprécier. De là le petit nombre de mes ouvrages, mais aussi la réflexion que j’y ai apportée, et les longs intervalles de temps qui les séparent ; de là encore le soin que j’ai mis à réduire au plus petit nombre possible les répétitions inévitables parfois, dans les écrits philosophiques, pour marquer l’enchaînement des idées, et auxquelles n’échappe vraiment aucun philosophe. Aussi la majeure partie de mes opinions ne se trouvent-elles exprimées qu’en un seul endroit de mes œuvres ; et pour me comprendre, pour apprendre quelque chose de moi, on ne peut rien négliger de ce que j’ai écrit. Quant à me juger et à me critiquer sans se soumettre à cette condition, rien de plus facile, l’expérience l’a prouvé ; et à qui sera tenté de le faire, je souhaite désormais encore bien du plaisir.

Cependant l’élimination ci-dessus annoncée de deux sujets importants nous laisse un certain espace dans ce quatrième livre de compléments. Nous n’en serons pas fâchés. Dans mon dernier livre, en effet, se pressent aussi les solutions de ces problèmes qui nous tiennent au cœur avant tout, ces résultats suprêmes qui, dans chaque système, forment comme la cime de la pyramide : aussi ne refusera-t-on pas une plus large place à toute étude destinée à les établir plus solidement ou à les développer avec plus d’exactitude. De plus, on a cru pouvoir ici soulever encore et rattacher à la doctrine de « l’affirmation de la volonté de vivre » une question laissée intacte par nous, dans le corps même de notre quatrième livre, à l’exemple de tous les philosophes, nos prédécesseurs : c’est la question du sens intime et de la nature propre de cet amour sexuel, qui s’exalte parfois jusqu’à la passion la plus violente. Il peut sembler paradoxal de faire rentrer une telle question dans la partie de la philosophie qui traite de la morale : il ne le semblerait pas si on avait reconnu la véritable importance du sujet.