Le Monde des écoles dans la Gaule romaine

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Le Monde des écoles dans la Gaule romaine
Revue des Deux Mondes5e période, tome 36 (p. 153-190).
LE MONDE DES ÉCOLES
DANS
LA GAULE ROMAINE

Un jour que Cicéron voulait consoler son frère Quintus, qui gémissait de rester si longtemps maintenu dans son gouvernement d’Asie, il le félicitait du moins de n’avoir pas été envoyé chez des peuples « barbares et sauvages » comme les Espagnols, les Africains ou les Gaulois. Il ne se doutait guère, en écrivant ces mots, que c’était dans cette Gaule inculte, dans les montagnes de Bibracte ou sur les bords du fleuve Océan, qu’il trouverait quatre siècles plus tard ses plus fidèles imitateurs. C’est pourtant ce qui est arrivé. Nulle part l’éloquence cicéronienne ne semble avoir été étudiée avec plus de piété que dans les écoles d’Autun, de Trêves et de Bordeaux ; nulle part elle n’est reproduite avec une docilité plus pieuse que dans les discours adressés aux empereurs. du IVe siècle, et qui, avec l’éloge de Trajan par Pline, ont formé le recueil des Douze Panégyriques. Ces harangues sont presque toutes, sinon toutes, d’origine gauloise. Deux ont été prononcées à Trêves, en l’honneur de Maximien Hercule, par un rhéteur probablement issu d’Autun. Une autre a été débitée à Autun même, lors de la restauration des écoles de cette ville, par leur directeur Eumène. Les cinq Panégyriques suivans ont été adressés à Constance Chlore ou à son fils Constantin, dans la résidence impériale de Trêves selon toute apparence. L’auteur du dernier discours, Drepanius Paca-tus, a célébré Théodose dans le Sénat de Rome ; mais il nous apprend lui-même qu’il était né au fond des Gaules, « près de l’endroit où les flots de l’Océan reçoivent le soleil. » Seuls, le Panégyrique de Constantin par Nazarius et celui de Julien (par Claudius Mamertinus laissent prise au doute : cependant, si l’on raisonne par analogie, il est probable qu’eux aussi, comme les harangues voisines, proviennent d’une école gauloise, et probable également que c’est un rhéteur gaulois qui a eu l’idée de former toute la collection, voulant éterniser par là le souvenir des gloires oratoires de sa patrie[1]. L’éloquence gallo-romaine revit donc bien dans ces discours, et c’est à ce titre surtout qu’ils méritent de retenir notre attention.

Car d’y chercher l’expression de talens ou de caractères individuels, l’entreprise serait vaine. Il n’y en a qu’un très petit nombre dont nous connaissions les auteurs, soit par les indications des manuscrits, soit par le témoignage du texte même : nous savons que le quatrième dans l’ordre chronologique, sur les écoles d’Autun, est l’œuvre d’Eumène, et que les trois derniers ont été respectivement composés par Nazarius, Claudius Mamertinus et Drepanius Pacatus. Tous les autres sont anonymes, et, au gré de leur fantaisie, les critiques ont imaginé les hypothèses les plus opposées. Tandis que certains regardent toutes ces harangues comme isolées, écrites par des auteurs différens, impossibles à identifier, d’autres, qui ne peuvent se résigner à ignorer, veulent qu’Eumène soit l’auteur de tous les Panégyriques adressés à Constance et à Constantin entre 297 et 311 ; il y en a même qui mettent à l’actif d’Eumène la totalité des discours, à l’exception bien entendu des trois derniers. Cette diversité d’opinions, à elle seule, est significative : elle montre qu’il est impossible de discerner dans chacune de ces harangues quelque chose de personnel. Les auteurs n’ont pas su, — ou pas voulu peut-être, — s’y mettre eux-mêmes ; c’est peine perdue que de les y chercher. S’il est permis d’emprunter le langage de l’industrie moderne, on peut dire qu’aucun Panégyrique ne porte une marque de fabrique spéciale, mais qu’à eux tous ils constituent une exposition collective des produits de la rhétorique gauloise.


I

Cette rhétorique n’a pas une très bonne renommée. On a maintes fois reproché aux Panégyristes de manquer de sincérité aussi bien dans le fond que dans la forme : le fond de leurs ouvrages, a-t-on dit, c’est l’adulation, et la forme, c’est la déclamation. Ils ont reçu pour mission de louer le prince, et ils le louent coûte que coûte, quelles que puissent être ses faiblesses, ses vices, ses crimes même. Et comme, en même temps que courtisans, ils sont rhéteurs de profession, ils déversent dans leurs écrits tous les petits artifices, tous les procédés mesquins de leur métier. Il ne faut donc leur demander ni franchise ni simplicité. Aussi des moralistes intransigeans prétendent-ils, comme J.-J. Ampère, que ces malheureux orateurs « sont arrivés au dernier degré de la dégradation morale. » Avec moins d’éloquente indignation et plus de spirituelle ironie, Mommsen veut bien reconnaître que ce sont des modèles, mais il ajoute : « des modèles dans l’art de dire peu de chose en beaucoup de mots, et de protester d’une loyauté absolue avec un manque aussi absolu de jugement et de réflexion. »

Cette sévérité est en partie justifiée, et, par exemple, en ce qui concerne l’art et le style, on ne peut nier qu’il y ait chez les Panégyristes beaucoup de recherche, d’affectation et de mauvais goût. Ils déclament souvent, et comment ne déclameraient-ils pas ? Tout se réunit pour les y pousser, l’éducation qu’ils ont reçue, le genre dans lequel ils s’exercent, les circonstances où ils se trouvent placés. L’éducation d’alors, c’est, avec des défauts encore grossis, celle qui a commencé à fleurir, — ou à sévir, — au Ier siècle de notre ère, celle dont les souvenirs de Sénèque le Père nous ont conservé le fidèle et vivant tableau[2]. Ce qui caractérise tout d’abord cette éducation, c’est qu’elle est exclusivement oratoire. La tentative de Cicéron pour étayer l’éloquence sur une base large et solide de connaissances précises, de droit, d’histoire, de philosophie, a malheureusement échoué : de plus en plus l’éloquence se taille une part léonine dans l’instruction des jeunes gens. Des deux maîtres qui les forment successivement, le grammairien et le rhéteur, le premier est toujours subordonné et sacrifié à son brillant confrère : ce qu’il enseigne n’est accepté que comme notions préalables ou sciences auxiliaires, utiles en vue de la rhétorique, mais sans valeur propre. Or ce qu’il enseigne, c’est tout ce qui est réel et sérieux, c’est tout, à l’exception de la rhétorique elle-même. Voilà ce qu’on regarde comme secondaire, ce qu’on traverse à la hâte pour courir chez le rhéteur, ce qu’on méprise au fond, ce qu’on s’empresse d’oublier pour se consacrer tout entier, et pendant des années, à l’apprentissage de l’éloquence, mais d’une éloquence vide et creuse, délestée de faits et d’idées. Non seulement le but de l’éducation est ainsi limité de la façon la plus étroite, mais pour atteindre ce but, on emploie le moyen le plus artificiel, le discours fictif sur un sujet imaginaire, compliqué et baroque, sans nul rapport avec l’histoire, ni avec le droit, ni avec aucune réalité d’aucune sorte. Déclamer ainsi, c’est, comme le disait un rhéteur un peu plus sensé que les autres, « travailler dans un rêve ; » et soumettre les enfans à un pareil régime, c’est, suivant le mot de Pétrone, les condamner à s’abêtir, parce qu’ils ne voient et n’entendent rien à l’école de ce qui a lieu dans la vie. Et enfin, comme si ce n’était pas assez de les transporter dans ce monde hors nature, on fausse encore cet exercice déjà si factice en ne s’attachant qu’aux choses les plus extérieures et les plus superficielles. On est peu exigeant pour le fond des idées : des descriptions épisodiques, des lieux communs, de ces amplifications « qui ne tiennent pas au sujet et peuvent se transporter n’importe où, » voilà qui suffit. En revanche, comme il faut bien que le désir de se singulariser se retrouve quelque part, on raffine à perte de vue sur l’expression : on veut qu’elle soit épurée avec un soin jaloux, sans rien admettre de trivial, fleurie de métaphores, chargée d’hyperboles, arrangée en ingénieuses antithèses ou aiguisée en « sentences » piquantes ; on veut faire un sort à chaque phrase, à chaque mot. Indifférence à la valeur réelle et pratique des idées exprimées, banalité de la pensée, préciosité de la forme, voilà les vices que développe forcément une éducation ainsi comprise. Or, c’est celle qu’ont subie les Panégyristes. Ne soyons donc pas surpris de rencontrer chez eux les défauts professionnels de ces écoles dans lesquelles et pour lesquelles ils ont vécu : l’étonnant serait qu’ils en fussent exempts.

Ce serait d’autant plus étonnant que les habitudes de pensée et de style engendrées par leur système d’éducation sont, en quelque sorte, impérieusement exigées par le genre dans lequel ils se sont exercés. Ce genre a une histoire, dont on ne saurait faire abstraction pour comprendre leurs ouvrages. Le discours dont ils se sont le plus directement inspirés, celui que le compilateur a mis en tête de la collection comme pour la placer sous son patronage, c’est le Panégyrique de Trajan par Pline le Jeune. Le modèle, il faut l’avouer, n’est pas excellent : Pline est un penseur peu profond, peu perspicace, qui accouple à des observations judicieuses bien des niaiseries, qui loue pêle-mêle l’Empereur de ses victoires et de sa haute prestance, de ses réformes politiques et de ses beaux cheveux blancs. C’est un bavard, qui professe ces inquiétantes maximes que la brièveté n’est pas un mérite, que « tout bon livre est d’autant meilleur qu’il est plus long. » Enfin, c’est un phraseur, un styliste, un maniériste : cet homme qui enjolive et farde les moindres billets intimes, qui est le premier, selon toute apparence, à débiter ses plaidoyers dans les lectures publiques, donne encore plus libre cours à sa coquetterie en composant son discours officiel ; il multiplie les exclamations, les comparaisons, les antithèses, et, surtout à la fin des développemens, ces jeux de termes qui reviennent et s’opposent en un cliquetis sonore et subtil. Certes je ne nie pas les mérites que peut présenter cette harangue, ni l’utilité des renseignemens historiques qu’elle contient, ni le bonheur de certaines expressions, ni surtout la sincérité qui l’anime : je dis seulement qu’elle renferme le germe, et plus que le germe peut-être, de ces vices qui s’épanouiront plus tard, de la puérilité, du délayage et de l’affectation qu’on reproche aux Panégyriques gallo-romains. On peut aller plus loin encore. De Pline, il n’est pas malaisé de remonter jusqu’à Cicéron. Aucun discours de Cicéron ne porte le nom de panégyrique en fait, n’en sont-ce pas de véritables que les discours sur la loi Manilia, sur les provinces consulaires ou pour Marcellus ? l’auteur n’y épanche-t-il pas des flots de louanges somptueuses et retentissantes en l’honneur de Pompée ou de César ? La première de ces harangues, notamment, est très frappante à ce point de vue. Cicéron s’est chargé de justifier les pouvoirs exceptionnels qu’on veut donner à Pompée : en réalité il ne les justifie pas ; il ne démontre ni ne discute ; il ne voit pas les objections qu’on peut élever contre cette mesure dictatoriale ; il s’imagine naïvement qu’il n’y a qu’à « parler des rares vertus de Pompée, » et il en parle en quatre points : science militaire, courage, prestige, chance. C’est le même procédé, ce sont presque les mêmes thèmes qu’on retrouvera dans les Panégyriques du IVe siècle[3].

Remontons plus haut encore. Ce nom même de « Panégyrique » nous rappelle les origines grecques du genre : il doit son appellation au discours composé par Isocrate en vue d’une « panégyrie, » c’est-à-dire d’une réunion solennelle et pompeuse, et consacré à un éloge enthousiaste, mais assez banal, des services rendus par Athènes. Ce discours, par les circonstances mêmes en vue desquelles il est écrit, est forcément plus décoratif que solide. Et Isocrate, de son côté, n’est ni un homme d’Etat ni un avocat, mais simplement un rhéteur de profession, honnête homme sans expérience, sans grand sens du possible et du réel, dupe des apparences, des phrases et des souvenirs, trop absorbé d’ailleurs dans son application minutieuse aux petites finesses de son art. De par son premier inventeur, donc, comme de par sa première destination, ce genre des Panégyriques semble voué à être un genre officiel et solennel, séparé de l’action, de la réalité pratique, un genre factice où les mots usurpent souvent la place des idées, où la convention masque ta sincérité, où l’éclat est clinquant et la majesté guindée, un genre faux, somme toute, et un genre vide.

S’il est déjà tel au temps d’Isocrate, à plus forte raison le devient-il bien davantage au siècle de Constantin et de Théodose. Pour apprécier justement ce qu’ont fait les rhéteurs du IVe siècle, n’oublions pas ce qu’ils ont voulu faire, et ce qu’on leur demandait de faire ; ne les confondons pas surtout avec leurs prédécesseurs dont nous les rapprochions tout à l’heure : la situation n’est plus la même. Isocrate, en exaltant la gloire passée d’Athènes, travaillait, ou croyait travailler, au l’établissement de son hégémonie pour l’avenir ; il s’imaginait, dans sa candeur d’artiste, que tous les peuples grecs, ravis de la beauté de sa patrie, s’empresseraient de la prendre pour guide : de ce côté au moins, son œuvre recouvrait une certaine utilité. Cicéron avait un intérêt de parti à faire valoir les mérites de Pompée ou de César. Pline, en saluant avec tant d’enthousiasme le gouvernement de Trajan, lui apportait l’adhésion de la classe sénatoriale, encore toute tremblante des persécutions souffertes sous Domitien, enchantée de voir luire l’aurore d’un empire libéral. Chez tous ces écrivains, le Panégyrique répondait à une intention déterminée ; quoique, par sa forme, il appartînt à l’éloquence d’apparat, il touchait au fond à quelque chose de plus sérieux, aux grands intérêts du pays ou d’une faction politique. Représentons-nous au contraire quand et comment ont été prononcés les Panégyriques gallo-romains. C’est un jour de fête officielle : l’empereur célèbre l’anniversaire de sa naissance, ou de son avènement, ou de la fondation de Rome ; ou bien il se marie ; ou bien il passe dans une ville ; ou bien il préside, représenté par un de ses fonctionnaires, à l’ouverture d’une école. Il s’agit de le complimenter, et rien que de le complimenter. Le discours du rhéteur est une pièce nécessaire de la cérémonie, au même titre que le déploiement des soldats de la garde impériale, la décoration du palais ou les jeux offerts au peuple. Ce qu’on réclame de lui, ce ne sont pas des idées sérieuses sur des sujets pratiques : le jour ne s’y prête pas, et l’empereur, au surplus, croit n’avoir pas besoin qu’on lui en suggère ; on attend seulement que l’éclat de sa parole donne à la solennité un nouvel embellissement, une nouvelle parure. Ainsi replacée dans son milieu, la phraséologie pompeuse des Panégyristes nous paraît, je crois, moins surprenante. Même chez nous, ce n’est pas dans les réceptions protocolaires, ni dans les inaugurations de monumens publics, qu’on aurait l’idée de chercher l’éloquence la plus profonde, la plus ardente et la plus sobre : comment les rhéteurs du IVe siècle, placés dans des conditions sensiblement analogues, auraient-ils mieux réussi à éviter la banalité et l’emphase ?

Bien des causes, on le voit, se réunissent pour expliquer l’excès d’affectation qu’on reproche souvent à ces orateurs : leur éducation, les traditions de ce genre du Panégyrique, l’attente même de leurs auditeurs, tout les poussait vers la rhétorique. Mais qu’est-ce au juste que cette rhétorique ? quels défauts implique-t-elle précisément ? et n’a-t-elle pas quelques qualités qui la relèvent ? Si l’on se rappelle la place qu’elle a tenue dans la vie intellectuelle de cette époque et le prestige qu’elle a exercé ; si l’on songe qu’elle a été le privilège dont les Romains se vantaient avec le plus de fierté, et que les Barbares admiraient avec le plus de convoitise, qu’elle a constitué pour ainsi dire le critérium suprême de la civilisation, on conviendra qu’il n’est peut-être pas inutile de la définir d’une façon plus exacte.

Le premier trait qui la distingue, c’est cette sorte de pédantisme ou de manie professionnelle qui porte les rhéteurs à estimer à un prix infini les beautés de leur art. Avec quelle naïve joie, par exemple, Eumène félicite le gouverneur de la Lyonnaise d’être un orateur habile ! C’est le premier mot qu’il lui adresse, et l’on sent bien qu’à ses yeux, il n’est pas de louange plus haute. Par suite de cette vanité, la plupart de ces écrivains mettent une application complaisante à faire les honneurs de leurs discours. Leurs exordes, très longs et très cérémonieux, sont remplis de considérations qui sont tirées, non de leur sujet, mais de leur personne même, et qui nous laissent deviner quelle grosse affaire c’est pour eux de prononcer ces harangues. L’un se réjouit de pouvoir utiliser pour le dixième anniversaire de l’avènement des empereurs la pièce d’éloquence qu’il avait préparée pour le cinquième. Un autre, obligé de haranguer le prince après avoir depuis longtemps abandonné la carrière oratoire, reste « hésitant et stupide, » et ne se rassure que par cette pensée qu’on parle toujours bien quand on a un César pour auditeur. Le même soin de se faire valoir les accompagne d’un bout à l’autre du discours : comme s’ils craignaient de n’être pas assez compris ou assez admirés, ils n’oublient jamais de signaler ce qu’ils vont faire ; ils avertissent toutes les fois qu’ils passent à un autre développement, ou qu’ils s’écartent de leur sujet, ou que, s’en étant écartés, ils y reviennent, démontant ainsi complaisamment la structure de leur œuvre.

De cette structure, quels sont les matériaux habituels ? Les plus fréquemment employés sont les lieux communs de toute espèce, que l’enseignement des écoles a collectionnés et catalogués. Lieux communs de l’histoire romaine : l’entrée de Constantin à Rome après la défaite de Maxence rappelle le retour dans la ville de Cicéron, de Marius, de Cinna, de Sylla ; Théodose est comparé à Scipion Emilien et à Hannibal pour la manière dont il a été élevé, à Curius, à Fabricius, à Coruncanius pour sa sobriété, à Hortensius, à Lucullus, à César pour la sûreté de sa mémoire, et ainsi de suite ; ailleurs les noms de Brutus et de Valerius Publicola, des Scipions et des Gracques, de Caton et de Paul-Emile, de Crassus et de Pompée, tous les grands noms de la république romaine sont tour à tour utilisés, j’allais dire exploités, pour orner les phrases et nourrir les développemens. Avec l’histoire, la morale, une morale banale et prudhommesque, est aussi d’un grand secours, et nous voyons, gravement énoncées, des pensées neuves comme celles-ci : que la bonne conscience triomphe toujours tôt ou tard ; que les honnêtes gens ont un ascendant irrésistible sur les méchans ; que le vrai courage change de nature suivant les périls auxquels il est exposé. Les philosophes ayant jadis distingué quatre vertus cardinales : la justice, la prudence, le courage et la tempérance, les rhéteurs s’accrochent à cette classification pour énumérer les qualités de ceux qu’ils célèbrent. Quelquefois le lieu commun revêt la forme de la comparaison : parallèle entre la descente d’Annibal en Italie et l’arrivée de Dioclétien et de son collègue, parallèles entre Constantin et Maxence, entre Constantin et Alexandre, entre Constantin et César : tous ces rhéteurs semblent vraiment ne pouvoir penser que sous forme symétrique. Comme on peut s’y attendre, toutes ces idées, et bien d’autres, sont ressassées à perpétuité. L’orateur est trop content d’en avoir trouvé une pour la lâcher sans lui avoir fait rendre tout ce qu’elle peut donner. Naturellement, à se diluer ainsi, la pensée s’affadit encore davantage. L’amplification prolixe fait paraître le lieu commun, s’il est possible, plus terne et plus vide qu’il n’est en lui-même.

Plus l’idée est banale, plus les rhéteurs cherchent à la relever par une forme imprévue et saisissante. Ils s’y prennent de deux manières : ils visent tantôt à imposer par la majesté, tantôt à amuser par l’esprit. Le malheur est qu’il n’y a rien de vraiment majestueux ni de vraiment spirituel dans le fond de leur pensée. Et dès lors ils prennent l’emphase pour la grandeur et la subtilité pour la finesse.

L’emphase apparaît dans des hyperboles grotesques à force d’être outrées. Qu’on lise, dans le IIIe Panégyrique, le récit du voyage de Dioclétien et de Maximien en Italie : on y verra que leur course a été si rapide qu’on a cru que le Soleil et la Lune leur avaient prêté leurs chars ; que le peuple de Milan était si empressé à les voir que les maisons mêmes se sont presque déplacées pour aller à leur rencontre ; que Rome s’est dressée sur la pointe de ses collines pour les apercevoir de loin, et autres inventions qui semblent plutôt des parodies que des renforcemens de l’idée. Ailleurs, la grandiloquence se traduit par une imitation factice des mouvemens pathétiques : l’orateur apostrophe ses adversaires en de véhémentes objurgations, ou bien il fait parler en un langage dramatique les êtres vivans ou abstraits dont il a besoin : tel panégyrique ne compte pas moins de trois prosopopées à lui tout seul.

Les rhéteurs gallo-romains ne se croient pas toujours obligés d’enfler autant la voix. Mais alors ils raffinent d’une autre manière : ils cherchent à piquer la curiosité par l’expression ingénieuse de comparaisons ou d’oppositions inattendues. Ainsi, en exaltant la modestie de Julien, qui s’appliquait, quand il n’était encore que César, à dissimuler ses mérites, Claudius Mamertinus évoque le souvenir d’un jeune homme d’Etrurie, qui, selon la légende, aurait défiguré à plaisir son beau visage pour ne pas exciter de passions coupables. Le rapprochement est déjà passablement alambiqué par lui-même : mais le panégyriste ne s’en contente pas. Il analyse, il décompose cette notion de « beauté, » et se demande gravement si Julien aurait bien pu « ternir la blancheur de son équité, effacer la rougeur sacrée de sa pudeur, meurtrir d’indignes blessures le cou de sa vaillance, et crever les yeux de sa prudence. »

Plus souvent encore que la métaphore détaillée, l’antithèse savamment balancée sert aux Panégyristes pour faire admirer le subtil arrangement de leurs phrases. Le modèle de ces développemens par opposition symétrique se trouve, je crois, dans ce passage du IIe Panégyrique où l’on nous montre Maximien obligé de combattre les Barbares le jour même où il prend les auspices consulaires : « Le soleil, en sa course rapide, t’a vu commencer ton rôle de consul et remplir ton métier de général. Nous t’avons vu, en une même journée, faire des vœux pour le salut de l’Etat et en réaliser l’accomplissement. Ce que tu avais souhaité pour l’avenir, tu en as fait aussitôt une chose achevée : on eût dit que tu prévenais le secours divin que tu avais imploré, et que tu avais fait d’avance tout ce que les dieux t’avaient promis. Oui, nous t’avons vu le même jour dans l’appareil le plus brillant de la paix et dans le costume le plus beau du courage… » Je m’arrête, mais le panégyriste continue… C’est surtout à la fin des développemens que les rhéteurs aiment à, placer une antithèse compliquée, pour les résumer d’une manière frappante et pour retenir plus victorieusement l’attention. On glanerait aisément, un peu partout, de ces formules finales concises et aiguisées comme des épigrammes. « Nous jouissons encore de ta présence et nous réclamons déjà ton retour. » « La tranquillité des Muses est assurée par la protection d’Hercule, la gloire d’Hercule par les chants des Muses. » « Tu faisais tout pour mériter l’Empire, et rien pour l’obtenir. » « Tu n’as pas plus le droit de refuser maintenant le pouvoir que tu ne l’avais jusqu’ici de le désirer. » Souvent, dans ce moule antithétique, les rhéteurs versent des observations de psychologie générale, de morale courante, d’expérience politique. Ils obtiennent ainsi des « sentences » ou des « maximes, » comme il y en aura tant chez nos moralistes mondains, des définitions de mots, des aphorismes qui veulent être à la fois graves et spirituels : « Vouloir la guerre sans prendre les armes, ce n’est plus de la concorde, c’est une hostilité qui n’ose s’avouer. » « Rien ne brise l’amitié comme un service refusé : l’un croit qu’on ne l’aime plus parce qu’il n’a pas donné, l’autre se juge haï parce qu’il n’a pas reçu. » « L’exemple est la façon la plus aimable de commander. » « On doit regarder comme étant à soi bien moins ce qu’on a ravi que ce qu’on a donné. » Ces réflexions sont en elles-mêmes assez médiocres, non pas fausses certes, trop vraies au contraire ! et le ton dogmatique et le tour concis en dissimulent mal la banale insignifiance : mais elles sont bien dans la tradition de la rhétorique ancienne, où, selon le mot joliment ironique de Quintilien, l’essentiel n’est pas d’exprimer des pensées, mais des choses qui aient l’air d’être des pensées.

Je crois n’avoir dissimulé aucun des défauts littéraires qu’on peut reprocher aux Panégyristes : et pourtant, j’estime que ces défauts ne doivent pas nous rendre trop sévères. Outre qu’ils sont communs à presque tous les écrivains de la décadence latine, il ne faut pas qu’ils masquent à nos yeux les qualités très réelles qui s’y trouvent associées.

Parmi ces qualités, l’une des moins contestables est la correction grammaticale. Assurément, à l’époque de César ou d’Auguste, ce serait pour des écrivains de profession une gloire bien médiocre que de savoir parler latin : mais au IVe siècle, en pleine anarchie et décomposition de la langue, ce mérite devient plus précieux, étant plus rare. Or il existe à un très haut degré dans les Panégyriques, et l’on comprend la joie, le rafraîchissement, si je puis dire, que de fins humanistes éprouvent, lorsque, après avoir lu bien des textes d’une latinité trouble et hybride, ils retrouvent chez Eumène et ses confrères la bonne et saine langue à laquelle ils sont accoutumés. « Le latin des professeurs d’Autun est excellent, dit M. Boissier, et c’est une merveille de voir qu’au IVe siècle, on savait, encore quelque part si fidèlement reproduire les expressions et les tours de Cicéron. » Il est sûr en effet que la façon de parler des rhéteurs gallo-romains est tout à fait classique. À part quelques termes spéciaux consacrés dans la phraséologie officielle[4], à part aussi quelques néologismes visibles dans le discours de Drepanius Pacatus, qui est le moins sûr de tous ces écrivains comme il en est le dernier en date[5], dans l’ensemble, leur vocabulaire ne contient presque aucun mot qui n’appartienne à la latinité cicéronienne[6].

Et non seulement les mots sont conformes à l’usage de la bonne époque, mais aussi la façon de s’en servir. On rencontre à peine deux ou trois de ces expressions transposées du langage de la poésie dans celui de la prose, comme « le sanctuaire des Muses » ou « l’Océan confident du Soleil couchant : » et pourtant ces manières de dire s’imposaient déjà du temps de Tacite à tous les prosateurs. Une autre mode, également chère à la décadence romaine, a peut-être atteint plus profondément les Panégyristes : c’est l’emploi des périphrases abstraites au lieu des termes concrets : « Ta majesté a indiqué ce jour à ma médiocrité. » « Cette ville jouit de la perpétuité de ta présence. » « Rome apportait à la demande de la pitié la gloire de son ancienne grandeur. » « Les Barbares étaient enflammés par l’accord d’une coalition alliée. » « Tu gagnes un redoublement de gloire par la multiplication de la terreur. » Évidemment de pareilles tournures ne sont pas sans être un peu recherchées : mais elles ne sont pas inconnues même de l’époque classique ; en tout cas, elles sont moins nombreuses, moins amphigouriques surtout, dans les Panégyriques que dans les œuvres d’Apulée, de Tertullien et d’Arnobe.

La syntaxe, dans ces harangues, n’est pas moins conservatrice que le vocabulaire. La seule irrégularité véritable qu’on y puisse signaler est l’emploi des propositions conjonctives au lieu de l’infinitif : encore cette construction n’était-elle pas ignorée absolument au siècle d’Auguste. Je n’insisterais pas sur cette fidélité aux règles grammaticales si elle ne mettait une différence sensible entre les orateurs gaulois et les écrivains d’Espagne ou d’Afrique : ceux-ci, plus hardis ou plus fantaisistes, repétrissent la langue à leur gré ; les autres l’acceptent et la conservent, sans effort, telle qu’elle a été fixée par les bons modèles. À ce titre, ils annoncent bien notre propre littérature, qui sera toujours très conservatrice en fait de vocabulaire et de syntaxe. Chez nous, en effet, à toutes les époques ou peu s’en faut, la correction du langage s’imposera même aux génies les plus originaux comme une loi indiscutable ; les faiseurs de poétiques édicteront que


Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin
Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.


Et même les révolutionnaires en poésie, d’accord pour une fois avec leurs adversaires, s’écrieront eux aussi :


Guerre à la rhétorique, et paix à la syntaxe !


Notre pays, qu’il ait parlé latin ou français, a toujours été un pays de purisme grammatical.

Il a toujours été également un pays épris de clarté : sur ce point encore, les rhéteurs de la Gaule apparaissent comme nos lointains précurseurs. Ce qu’ils disent peut être parfois médiocrement pénétrant ou insuffisamment original : du moins, ce n’est jamais obscur. Leurs phrases, quoique longues, ne sont jamais assez traînantes pour que le lecteur perde le fil de leur pensée au cours du chemin accompli ; elles ne sont pas non plus contournées au point que la suite logique des idées soit masquée à nos yeux par des transpositions arbitraires ; enfin elles sont peu chargées d’images, et les conceptions de l’esprit y sont traduites franchement, directement, sans déguisement ou sans voile. Tout cela concourt à produire une impression habituelle de limpidité lumineuse. Je veux bien que l’on ne doive pas prôner trop haut ce mérite après tout secondaire. Une œuvre n’est pas condamnée par le seul fait qu’on la trouve obscure : il y en a de fort belles qui imposent au lecteur une certaine fatigue, un certain effort, mais qui lui réservent en retour une nourriture savoureuse et forte. Il en est d’autres au contraire qu’on pénètre aisément parce qu’il n’y a pas grand’chose dedans : je crains que celles des Panégyristes ne soient du nombre. Ces rhéteurs pourraient dire d’eux-mêmes comme Voltaire, et plus justement que lui : « Nous sommes comme les petits ruisseaux ; nous sommes clairs parce que nous sommes peu profonds. » Mais tout de même il ne faut pas trop dédaigner la clarté. Outre qu’elle est bien agréable à rencontrer, et bien reposante, sommes-nous tout à fait sûrs que notre snobisme n’est pas dupe quand nous prêtons gratuitement une grande vigueur ou une grande originalité aux écrivains que nous avons peine à comprendre ? Il y a une obscurité qui est inhérente à la difficulté des sujets et à la profondeur des idées : il y en a une autre qui vient simplement d’un défaut de méthode, d’une gaucherie de l’esprit. Un puissant penseur a le droit d’être difficile à lire, mais tous les écrivains difficiles ne sont pas sacrés par cela même puissans penseurs. Pour nous en tenir à la décadence latine, n’est-on pas irrité lorsque, après s’être donné bien du mal pour déchiffrer une formule énigmatique de Fronton ou même de Tertullien, pour débrouiller l’enchevêtrement compliqué d’une phrase d’Arnobe, on s’aperçoit à la fin que tout ce tarabiscotage recouvre une idée parfois très ordinaire ? Voilà une déception que ne nous réservent point les rhéteurs gaulois. Ils ont plus de probité, si j’ose dire ; avec eux, on sait au moins à quoi s’en tenir, et leurs pensées ne nous coûtent pas plus de peine qu’elles ne valent.

Ce qui distingue encore les Panégyristes des rhéteurs des autres pays, et ce qui en même temps les rapproche des écrivains français, c’est le goût, relativement sobre et sûr, qui les préserve de tous les excès. Nous avons relevé chez eux quelques traces d’emphase et de subtilité, mais combien leur emphase est plus simple que celle des Espagnols, et leur subtilité plus naturelle que celle des Africains ! On ne trouve dans leurs discours ni le luxe de métaphores surabondantes dont est chargé le style de Sénèque, ni les vains entre-choquemens de mots chers à Tertullien, ni les interminables enfilades d’antithèses rimées où se complaisent Apulée et saint Cyprien, ni les trivialités énergiques et les sarcasmes bouffons d’Arnobe. Tous ces procédés de style, — sauf le dernier, — leur sont connus, et de tous ils usent à l’occasion, mais d’une manière assez discrète. Ils n’ont rien d’excessif ni d’exclusif. Presque toutes les tendances qu’on observe chez les autres écrivains se retrouvent chez eux, mais à l’état naissant, en quelque sorte : aucune ne s’hypertrophie assez pour dégénérer en manie tyrannique et encombrante. Leur style est par cela même assez difficile à définir, puisqu’il n’a aucun caractère bien saillant ; ou plutôt, ce qui le caractérise, c’est justement cet éloignement de tous les extrêmes, ce que les Latins appellent mediocritas, le souci constant de se tenir à mi-côte.

Correction, clarté, modération, ce ne sont encore là que des qualités négatives, non méprisables certes, précieuses même par comparaison avec tant d’autres écrivains de la décadence, mais pourtant un peu effacées. Les Panégyristes, à mon avis, en possèdent d’autres plus frappantes. D’abord, parmi ces formules antithétiques qu’ils affectionnent, s’il y en a beaucoup qui ne sont que des ornemens de style et presque des jeux de mots, il en est d’autres où l’opposition des larmes naît de l’opposition des idées : celles-ci, par leur netteté, leur vigueur et leur plénitude, sont vraiment dignes de condenser et de concentrer toute la substance d’un développement. Voici, par exemple, une phrase où est très heureusement exprimé le rapport entre la métropole romaine, toujours revêtue de son prestige séculaire, et une province comme la Pannonie, qui fournit à l’Empire ses plus vaillans défenseurs : « Qui doute que l’Italie ne soit la reine des nations par sa glorieuse antiquité, et la Pannonie par sa bravoure ? » Un trait comme celui-là résume avec force un des faits capitaux de l’histoire romaine aux IIIe et IVe siècles. En termes aussi succincts et aussi précis, Eumène marque le lieu qui unit la renaissance politique et la renaissance littéraire du temps de Dioclétien, lorsqu’il dit que « ce n’est pas seulement la puissance romaine, mais l’éloquence romaine aussi qui ressuscite. » Le même Eumène indique encore d’une manière très nette les deux motifs qui sollicitent la bienveillance des empereurs en faveur des Eduens : « l’admiration pour leurs services et la pitié pour leurs malheurs. » La formule est si juste et si pleine de choses qu’il a suffi à un Panégyriste postérieur d’en analyser le contenu pour en tirer tout son discours. Ailleurs, c’est une définition aussi vraie que rapide de la double tâche à laquelle s’est voué Julien : « Vaincre les Barbares et rendre aux citoyens leurs droits, lutter sans cesse ou contre les ennemis ou contre les vices ; » la figure de l’empereur soldat, et philosophe, adversaire des Alamans et réformateur des mœurs administratives, y est tracée en deux mots, et y revit bien réelle. Quelquefois c’est plus que de la netteté ou de la précision qui apparaît, c’est une véritable finesse psychologique. On pourrait relever chez les rhéteurs gaulois des réflexions de moralistes ou de satiriques. L’un d’eux, à propos de l’empereur Maximien Hercule et de ses ambitions confuses et brouillonnes, esquisse un joli portrait de ces gens agités et chimériques, « qui ne sont jamais rassasiés des faveurs du sort, qui laissent passer sans en profiter les plus heureuses chances, qui, toujours pleins d’espoirs et vides de biens réels, ne jouissent pas du présent à force de regarder l’avenir. » Un autre raille assez malicieusement les orgueilleux qui « veulent faire croire qu’ils n’ont pas voulu ce qu’ils n’ont pu atteindre ; » c’est déjà le renard de La Fontaine avec son « Ils sont trop verts… » La recherche du trait n’a donc pas toujours égaré les Panégyristes : si elle les a souvent conduits à la subtilité, elle leur a fait trouver aussi des pensées justes, fortes ou fines.

On en peut dire autant de leur aspiration vers la grandeur : elle est fréquemment responsable de leur emphase, mais ils lui doivent aussi des passages d’une réelle éloquence, vaste sans être diffuse, majestueuse sans être forcée. Ils excellent à mettre les idées en pleine lumière, à donner à chacune l’ampleur qui lui convient, à passer de l’une à l’autre par un mouvement large et ininterrompu. Qu’on lise cette page où sont énumérés les devoirs de la puissance souveraine : « Les robes triomphales, les faisceaux consulaires, les chaises curules, l’empressement des hommages, cet éclat, cette lumière qui ceint vos têtes sacrées d’un cercle éblouissant, tout cela, c’est la splendide et auguste récompense de vos services ; mais voici quelque chose de plus grand : c’est de faire place en votre âme au soin de cet immense Etat, de vous charger du destin de l’univers entier, et, vous oubliant en quelque sorte vous-mêmes, de ne vivre que pour vos peuples : de vous tenir sur un sommet inaccessible d’où vous voyez à vos pieds et la terre et la mer, d’où vous parcourez tant des yeux que de l’âme toutes choses tour à tour, vous demandant où il y a certitude de calme ou crainte de tempête, quels magistrats rivalisent de justice avec vous, quels généraux maintiennent la gloire de votre valeur, de recevoir de toutes parts des milliers de messages et de renvoyer autant d’ordres, de songer à tant de villes, de nations, de provinces ; de passer jours et nuits dans un perpétuel souci pour le salut de tous. » Une période comme celle-là, — et il y en a beaucoup de pareilles, — n’est pas indigne de figurer entre celles de Cicéron et celles de Bossuet. Assurément on peut aimer mieux quelque chose de plus vif et de plus brusque ; on peut préférer la manière de Tertullien ou de saint Augustin, où des éclairs subits déchirent de leur lueur rapide des nuées obscures, illuminent tout en un instant et pour un instant. Mais il n’en faut pas moins rendre justice à ces développemens réguliers, solides, bien équilibrés, où rien ne manque ni ne cloche, et qui, révélant un talent maître et sûr de lui, laissent également dans l’esprit du lecteur une impression de sécurité et de pleine satisfaction.


II

On voit donc que les Panégyristes, à les prendre d’un point de vue exclusivement littéraire comme nous l’avons fait jusqu’ici, sont loin d’être méprisables. A coup sûr ce ne sont pas des hommes de génie : ils ont les petitesses, les mesquineries affectées qui sont inhérentes à ce genre et au système d’éducation par la rhétorique ; mais ils ne présentent pas les défauts choquans qu’on trouve souvent chez les auteurs espagnols ou africains, et ils possèdent certaines qualités, correction dans la langue, clarté dans le style, mesure dans le goût, précision dans les détails et régularité dans l’ensemble, qualités très classiques et en même temps très françaises. Mais, de ces qualités, quel usage ont-ils fait ?

Il est certain que les flatteries abondent dans leurs discours, et qu’elles y sont bien ennuyeuses et bien déplaisantes, d’autant plus qu’elles sont fort monotones. Il y a en effet quatre ou cinq procédés, consacrés et, si j’ose dire, catalogués, auxquels on en revient toujours pour louer les empereurs. Le premier consiste, tout naturellement, à exalter leurs mérites outre mesure, tous leurs mérites, même les plus insignifians, même les plus contestables. On célèbre par exemple la rapidité des voyages de Dioclétien et de Maximien Hercule, la pureté de mœurs de Constantin, l’affabilité de Théodose, comme si c’étaient des qualités essentielles chez des empereurs. Il ne suffit pas que Constantin soit un chef d’armée ardent et intrépide : on tient à chanter sur tous les tons sa douceur, sa clémence, quitte à les voir démenties par tant de mesures rigoureuses prises sous son règne. Il ne suffit pas non plus que Julien soit un réformateur énergique et ferme : on veut à tout prix vanter sa tendre et respectueuse sympathie pour son cousin Constance, qu’il ne pouvait pas souffrir. On ne voit pas qu’en adoucissant ainsi, contre toute vérité, le caractère de ces souverains, on les rend bien moins intéressans et qu’on les défigure par cette niaise fadeur.

Lorsqu’il s’agit de choses plus importantes et en particulier de victoires ou de conquêtes, on a bien soin d’en attribuer toute la gloire à l’Empereur, et à lui seul. Il n’en était pas ainsi jadis : lorsqu’un consul montait au Capitole, c’étaient toutes ses légions qui étaient saluées en sa personne, et Tite-Live dit très justement que le triomphe appartient moins au général qui l’obtient qu’à tous ses soldats. Les Panégyristes sont bien loin de cette conception si équitable et si vraie : ils professent expressément la théorie opposée, et l’un d’eux déclare sans ambages que tout ce que les subalternes accomplissent a son point de départ dans les empereurs. C’est une fiction légale établie depuis Auguste, mais les Panégyristes se plaisent à la prendre au pied de la lettre et à en tirer des conséquences infinies. Si le prince est entouré de mauvais soldats, peu importe : sa présence, son exemple, suffisent pour les rendre bons. S’il n’a que quelques troupes, peu importe encore : il est là, on sera victorieux. S’il est au milieu d’une nombreuse armée, tant mieux, mais au fond, c’est toujours lui seul que redoutent les Barbares. Lui seul vaut mieux que toutes les garnisons pour défendre la frontière, mieux que la frontière pour protéger l’empire romain. On dirait, à lire ces discours, que le souverain n’a ni soldats ni officiers, ni ministres, que sa personnalité absorbe la vie totale de la société, qu’il peut tout, qu’il fait tout, qu’il est tout.

Non seulement il se dresse ainsi, isolé, dans le monde actuel, mais tout le passé est également humilié devant lui. Les souvenirs de l’antiquité romaine, si fréquens, comme on l’a vu, chez les Panégyristes, n’y sont guère rappelés que pour être dépréciés systématique mont et pour rehausser par contraste la gloire du monarque célébré. « Il est inutile, dit l’un de ces orateurs, de citer encore l’exemple des Camille, des Fabius, des Curius et des Caton : Dioclétien et Maximien sont de meilleurs modèles. » Ils ont rétabli la puissance romaine : ils en égalent donc les premiers fondateurs, ou plutôt ils les dépassent par leur union fraternelle qui contraste avec l’hostilité de Romulus et de Rémus. Constantin, lui aussi, est mis au-dessus de César, de tous les héros anciens, et, ce qui dit tout, de son propre père. Julien est plus aimé qu’aucun empereur ne l’a jamais été. Et quant à Théodose, il gouverne si sagement que Brutus, le libérateur de Rome et l’ennemi de la monarchie, Brutus lui-même, s’il pouvait ressusciter, se rallierait au pouvoir absolu. Cette dernière imagination, assez ridicule, montre jusqu’où va ce parti pris de faire de l’histoire romaine un marchepied à la personnalité impériale.

Ce n’est pas encore assez : l’Empereur est au-dessus des vivans, au-dessus des morts, il faut qu’il soit au-dessus des choses elles-mêmes. Saint-Simon reproche à Louis XIV son « plaisir superbe de forcer la nature : » les empereurs, à en croire les Panégyristes, n’ont pas besoin de la forcer ; elle va au-devant de leurs désirs, elle est trop heureuse de travailler pour eux. Maximien a-t-il besoin de beau temps pour achever ses constructions de navires ? le climat de la Gaule prend une sécheresse et une chaleur toutes méridionales ; au contraire, les bateaux une fois construits, pour en favoriser le lancement, la pluie se met à tomber et les fleuves à grossir. Le jour de l’anniversaire des souverains, le soleil brille plus éclatant que ne le comporte la date de l’année, « pour ne pas rester au-dessous de la majesté impériale. » Lorsque Constance bâtit une digue dans le port de Boulogne, la mer se garde bien de la détruire tant qu’elle est nécessaire, mais s’empresse de la démolir aussitôt que l’Empereur n’en a plus besoin, comme pour montrer sa fidèle obéissance. Le même César faisant une expédition contre l’île de Wight, les brouillards se hâtent de le favoriser. Dans la lutte entre Constantin et Maxence, le Tibre se fait l’allié du premier : il engloutit le corps de son rival, mais ne l’entraîne pas loin des murs de Rome, afin que la population soit témoin de cette mort. Il est impossible, comme on le voit, d’être plus prévenant, et l’un des Panégyristes a bien raison de dire à Constantin que « toute la nature est l’esclave de sa divinité. »

« De sa divinité : » le mot est essentiel, et l’apothéose couronne dignement tout cet édifice de flatteries. Ici encore, ce qui était un usage consacré, une institution officielle, devient un thème de rhétorique courtisanesque. En soi-même, le culte impérial avait une signification politique ; il n’était que l’expression, sous forme religieuse, de la fidélité des peuples soumis, de leur attachement au gouvernement central, de leur reconnaissance pour les bienfaits dont les faisait jouir la paix romaine. Mais pour les Panégyristes, il devient trop souvent une source d’inventions adulatrices. Tantôt le souverain est spécialement comparé à tel dieu particulier dont il porte le nom, à son « patron, » si j’ose parler ainsi. Ailleurs il ne s’agit que d’une assimilation vague. Les princes sont « associés à la divinité, » ils sont « nés des dieux, » ils ont eux-mêmes une âme divine, « non point humble et périssable comme celle des autres hommes, mais céleste et éternelle ; » ils sont appelés à une existence infinie ; et c’est de leur essence divine que provient leur infatigable activité. Encore est-ce presque leur faire injure que de les mettre seulement au rang des dieux : leur divinité est plus certaine que celle de Jupiter ou d’Hercule, car elle n’est pas uniquement attestée par la tradition, elle est réelle, actuelle et tangible.

Quelquefois, pourtant, les Panégyristes paraissent sentir eux-mêmes combien ces louanges à jet continu sont cruellement monotones, et, pour en varier au moins l’expression, ils imaginent de les déguiser sous la forme du blâme. Ils reprochent à Constantin, par exemple, tantôt d’avoir voulu se dérober au fardeau du pouvoir, tantôt d’être trop modeste et de ne pas faire valoir assez ses bienfaits, tantôt d’être trop imprudent, trop ardent au combat, de payer, de sa personne outre mesure, et de sacrifier pour ses sujets une vie cependant si précieuse, tantôt d’être trop bon pour ses ennemis. Puis bien vite, comme s’ils avaient réellement risqué de froisser l’Empereur, ils se hâtent de demander pardon de la liberté grande. Ces feintes protestations suivies de feintes excuses, ces détours compliqués qui aboutissent toujours à la flatterie, ont quelque chose d’agaçant dans leur fausse ingéniosité : l’éloge direct est encore moins désagréable, étant plus franc et plus simple.

Quelquefois aussi le parti pris d’adulation perpétuelle des rhéteurs est mis à une rude épreuve. La conduite des empereurs présente maints reviremens déconcertans ; ils changent de tactique, ou d’opinion, ou de caractère. Les Panégyristes ne s’embarrassent pas pour si peu : quand un prince se met à faire le contraire de ce qu’il a fait, eux aussi, bravement, disent le contraire de ce qu’ils ont dit. Leurs contradictions, non seulement d’un discours à l’autre, mais à quelques pages, à quelques lignes parfois de distance, sont amusantes à relever. Ainsi, parmi les peuplades barbares de Germanie, Maximien en a laissé quelques-unes tranquilles pour s’attaquer à d’autres : on louera sa sagesse dans le premier cas et sa bravoure dans le second. Constantin a voulu, du moins selon la version officielle, refuser tout d’abord l’Empire que lui offraient ses soldats, puis s’est décidé à l’accepter : son refus montre sa modestie, et son acceptation prouve que cette modestie même a cédé à l’intérêt de Rome. Plus tard, le même Constantin fait la guerre aux Barbares, et tandis que son père épargnait les vaincus, lui les fait mettre à mort : on admirera l’un pour sa miséricorde, l’autre pour sa légitime sévérité. Il supporte longtemps les vices et les crimes de Maxence : c’est qu’il est tolérant, épris avant tout de concorde et de paix ;… mais voici qu’il lui déclare la guerre : c’est que la révolte de la vertu indignée a été plus forte que la patience.

Cependant il ne serait pas difficile de faire voir qu’il y a dans tous ces éloges plus de sincérité, et même plus de vérité objective qu’on ne se l’imagine communément. Après tout, le IVe siècle a été pour l’empire romain une période relativement heureuse et glorieuse, qui devait surtout paraître telle au sortir de l’épouvantable anarchie où le monde civilisé avait failli sombrer. De tous les souverains auxquels sont adressés les Panégyriques, si aucun ne mérite peut-être les flatteries sans réserve qui lui sont prodiguées, aucun non plus n’est véritablement médiocre. Dioclétien était un homme d’Etat ferme et avisé, qui sut rajeunir la vieille machine gouvernementale par d’adroites réparations, au point de la faire marcher encore pendant cent vingt années. Maximien Hercule était au moins un général brave et actif. Constance, par son zèle et son dévouement, s’était conquis de véritables sympathies dans tout l’Occident. Constantin avait des qualités brillantes, qu’on a parfois soupçonnées d’être plus brillantes que solides, et pourtant ce ne sont pas des œuvres négligeables que sa réforme administrative et son établissement de la tolérance religieuse. Julien, si l’on met à part ce qu’il y a de chimérique dans son essai de restauration néo-païenne, reste un des princes les plus énergiques, les plus sincères, les plus convaincus que l’Empire ait possédés. Théodose enfin a arrêté longtemps, non sans éclat, le choc des invasions. Et si l’on considère, non plus leurs mérites individuels, mais leur œuvre collective, comment nier la supériorité de leur époque sur l’âge antérieur ? Les compétitions à main armée, endémiques au IIIe siècle, sont devenues rares et courtes ; le brigandage est réprimé, les villes repeuplées, les édifices reconstruits, l’administration réformée, les troupes et les places fortes réorganisées ; les attaques des Barbares et les révoltes des provinces sont vite réduites à l’impuissance. Les historiens actuels signalent tous, à juste titre, le progrès accompli : les contemporains devaient en être bien plus frappés encore, bien plus enthousiastes et plus reconnaissans. A côté des flatteries conventionnelles dont nous parlions tout à l’heure, il y a dans les Panégyriques beaucoup d’autres formules, et non des moins élogieuses, qui ne sont qu’une équitable constatation des services rendus par les souverains. Eumène dit ce qu’il pense, — et il pense juste, — lorsque, après avoir rappelé tout ce qu’ont fait les quatre empereurs, après avoir montré Dioclétien ramenant le calme en Égypte, Maximien foudroyant les bandes de Maures rebelles, Constance poursuivant les Bretons et les Bataves dans leurs marécages, Galère foulant aux pieds les arcs des Perses, il conclut triomphalement : « Maintenant enfin, il est doux de regarder la carte de l’univers, puisque nous n’y voyons rien qui ne soit à nous. » Un autre orateur, avec non moins de fierté, décrit ainsi l’étendue de l’Empire : « Rome tient, dans un seul et pacifique embrassement, tout ce qu’elle a jamais possédé à diverses époques… Tous les pays, tous les climats sont à nous, pacifiés par la crainte, domptés par les armes ou liés par le respect. »

De pareilles formules révèlent bien le patriotisme des Panégyristes : il en est d’autres qui font honneur aussi à leur sens politique, à leur intelligence des réalités contemporaines. Ceux d’entre eux qui font l’éloge de Dioclétien et de Maximien montrent clairement qu’ils se rendent un compte exact du caractère que revêt la monarchie nouvelle et des conditions qui lui imposent ce caractère. Ils mettent en lumière l’énergie âpre et rude de ces provinces de Pannonie qui ont fourni à l’Empire ses maîtres actuels, provinces « où les soldats sont toujours en armes, où la vie entière est un long combat, où les femmes sont plus courageuses que les hommes des autres pays. » C’est là que les souverains ont appris la bravoure et l’endurance, et cela est fort heureux, ajoutent les Panégyristes, car il leur faut agir sans cesse, courir perpétuellement d’une région à l’autre : « l’un était en Syrie, le voici en Pannonie ; l’autre vient de parcourir les villes de la Gaule, le voici au-delà de la citadelle d’Hercule Monœcus ; on les croit occupés aux frontières, et ils apparaissent tout d’un coup au sein de l’Italie. » Leur situation n’est plus la même que celle des princes d’autrefois, qui, sans se donner de peine, attendaient à Rome tranquillement le triomphe et le titre de vainqueur ; les rhéteurs gaulois soulignent ce contraste. Ils insistent aussi sur la tactique nouvelle adoptée contre les Barbares, sur cette offensive hardie qui va les chercher jusque chez eux pour mieux ruiner leurs forces, sur l’institution de la tétrarchie qui permet de mieux assurer la défense de l’Empire en divisant et répartissant les forces impériales, sur la tentative faite pour assimiler les Germains vaincus en les transplantant en deçà des frontières, en leur donnant à défricher des territoires incultes de la Gaule et en les enrôlant au besoin dans les troupes romaines. Cette dernière innovation surtout réjouit les Panégyristes : « C’est pour moi, dit l’un d’eux, que labourent les Erisons et les Chamaves… Convoqués pour la levée des soldats, ils accourent aussitôt… Les pays abandonnés des Ambiens, des Bellovaques, des Tricassins, des Lingons, renaissent entre les mains de laboureurs barbares. » « Constance, dit un autre, a établi les Francs au milieu des Romains, les forçant à quitter, non seulement leurs armes, mais leur sauvagerie… Etablis dans les régions désertes de la Gaule, ils sont pour Rome une aide pacifique par l’agriculture, une aide militaire par les enrôlemens. » Je ne sais si les historiens modernes approuveraient aussi éloquemment cette mesure : c’est une de celles qui ont été le plus souvent critiquées. Mais il était naturel que les contemporains de Dioclétien en fussent séduits comme d’une revanche sur les Germains et d’une conquête précieuse pour l’Empire. En tout cas, les Panégyristes ont au moins le mérite d’avoir bien vu la nouveauté et l’importance de cette façon d’agir. Leur clairvoyance aperçoit aussi, entre les empereurs qu’ils louent, clos différences personnelles qu’ils indiquent discrètement. Dioclétien et Maximien conservent chez eux leur physionomie distincte : N soit qu’ils fassent un parallèle entre leurs dieux, protecteurs, Jupiter et Hercule, soit qu’ils comparent leurs conquêtes, soit qu’ils les représentent conversant ensemble et se modelant l’un sur l’autre, ils suggèrent toujours cette idée que l’un représente la pensée politique, l’autre l’activité matérielle et militaire ; à Dioclétien la conception, à Maximien l’exécution. Et cela est fort vrai.

Un autre point de l’histoire du IVe siècle est très bien mis au jour dans les Panégyriques, c’est la réforme opérée par Julien dans les mœurs politiques et administratives. Le XIe Panégyrique, consacré à ce prince par Claudius Mamertinus, est un des plus curieux. Il est d’une très grande liberté de langage à l’égard des souverains antérieurs ; l’orateur était probablement encouragé par Julien lui-même, et, de fait, il trace à la fois la satire des empereurs précédens et le programme du gouvernement actuel. Avant Julien, la corruption règne du haut en bas. Les gouverneurs des provinces volent si bien qu’ils épuisent autant le pays par leurs rapines que les ennemis par leurs incursions, et ils sont si violens, si brutaux, que leurs administrés souhaitent l’arrivée des Barbares. Les empereurs n’accordent leurs faveurs qu’à des intrigans ; on n’arrive qu’en flattant leurs courtisans les plus méprisables, en flagornant jusqu’aux femmes et aux eunuques. Aussi méprise-t-on toutes les occupations sérieuses : on ne veut plus servir à l’année, c’est bon pour des gens de peu, ni étudier le droit, c’est un métier d’affranchis, ni apprendre l’éloquence, c’est trop fatigant et trop peu utile. On ne songe qu’à s’enrichir et à flatter. D’illustres patriciens viennent, sous la pluie ou la neige, assiéger le seuil des favoris et se jeter à leurs genoux. Quant à l’Empereur, son grand plaisir et sa grande gloire, c’est de dépenser beaucoup, — sa cour coûte plus cher que ses légions, — c’est de manger beaucoup, de se faire servir des mets rares et compliqués. — En regard de cette décadence, l’orateur dépeint la réaction à laquelle Julien s’est voué avec tant d’ardeur. Il le montre simple et sobre, dédaigneux des raffînemens, ascétique au point de se refuser même le nécessaire, vivant avec des amis simples et rudes comme lui. Dès lors, tout change avec la personne de l’Empereur. Il trouve dans son économie des ressources pour subvenir aux besoins des provinces. Inaccessible à l’adulation et à l’intrigue, il ne donne les honneurs qu’aux plus dignes. Surtout il suscite une renaissance intellectuelle : il ranime la littérature éteinte ; il met sur le trône, revêtue de pourpre, d’or et de pierreries, la philosophie, naguère suspecte et traitée en coupable. — Évidemment il y a bien de la partialité et dans cette satire des prédécesseurs de Julien et dans cet éloge de Julien lui-même. Mais du moins, l’orateur a compris les intentions de son protecteur impérial, sa résolution de rompre radicalement avec les traditions antérieures, et l’originalité de ses conceptions morales et politiques.

Il y a donc dans les Panégyriques, — mêlées à bien des louanges banales, cela va sans dire, — des observations précises et même assez perspicaces. Par là ils rendent quelque service, à l’histoire. Assurément on ne peut accepter leur témoignage sans réserve, et, pour le dire en passant, il est fâcheux que le début du IVe siècle ne nous soit guère connu que par deux sources également suspectes, quoique pour des raisons contraires : les Panégyriques et le pamphlet de Lactance Sur les morts des persécuteurs. Un recueil de discours officiels et un libelle d’opposition, c’est vraiment peu pour connaître la vérité ! Il y aurait bien de la naïveté à se fier aveuglément à l’un ou à l’autre de ces documens. Mais je crois qu’il n’y aurait pas moins d’injustice à les repousser tous deux de parti pris. Le témoignage des Panégyriques notamment conserve de la valeur pour peu que l’on sache l’interpréter, le compléter, le corriger au besoin en lui faisant subir la réduction de ce que les astronomes appellent « l’équation personnelle, » le débarrasser de ce qu’il offre de visiblement erroné ou exagéré.


III

Ces discours peuvent encore intéresser les historiens à un autre titre ; et, par exemple, puisque tous les Panégyristes sont des rhéteurs de profession, on peut essayer de déterminer d’après leurs discours l’idée qu’ils se font de leur métier, et de ses rapports avec la société contemporaine. Comme on peut s’y attendre, ils ont de l’enseignement auquel ils se sont consacrés l’opinion la plus enthousiaste, et s’applaudissent joyeusement de voir les gouvernans lui rendre la justice qui lui est due. « Qui, parmi les anciens souverains, a pris autant de soin de faire fleurir la science et l’éloquence que les maîtres actuels du genre humain, si bons et si généreux ?… Bien qu’ils fussent occupés par les soins bien plus importans que réclame la conduite de l’Etat, ils n’ont pas négligé les lettres. Jamais personne, avant eux, n’avait favorisé d’une égale sollicitude les travaux de la guerre et les arts de la paix… Ils croient ne pouvoir faire revivre le beau temps de la grandeur romaine qu’en ressuscitant l’éloquence latine aussi bien que la puissance de Rome. » Ces paroles d’Eumène sont significatives, non seulement parce qu’elles expriment un sentiment sincère de gratitude, mais parce qu’elles impliquent une comparaison de Dioclétien et de ses collègues avec leurs prédécesseurs ; elles supposent qu’au milieu de l’anarchie sanglante du IIIe siècle l’Etat s’est complètement désintéressé du développement intellectuel et littéraire, et que les empereurs du commencement du IVe siècle ont réagi contre cette blâmable indifférence. Plus tard, d’autres écrivains, Eutrope, Aurélius Victor, l’auteur de l’Epitome, jugeront insuffisant au contraire le goût de ces mêmes souverains pour les choses de l’esprit ; ils regretteront que certains d’entre eux tout au moins, Maximien Hercule et Galère, n’aient pas été plus instruits ou plus civilisés, et c’est à Constantin seul qu’ils attribueront la gloire d’avoir été un prince cultivé et d’avoir fait refleurir les belles-lettres. Mais peu importent ces divergences dans les appréciations individuelles : tous ces rhéteurs, au fond, sont d’accord sur le principe, à savoir que « l’instruction et la distinction de l’esprit sont nécessaires aux princes, » et que c’est un devoir pour eux de favoriser les lettres et les littérateurs. C’est même un des rares points sur lesquels les écrivains chrétiens s’entendent avec les païens. Lactance, dans ses invectives contre Galère, est poussé presque autant par ses rancunes professionnelles de rhéteur que par sa haine religieuse : il l’accuse d’avoir persécuté les orateurs et les jurisconsultes comme des ennemis publics et d’avoir employé des juges militaires sans esprit et sans culture ; bref, il en parle absolument comme Claudius Mamertinus parlera des empereurs catholiques prédécesseurs de Julien, tellement l’amour de l’éloquence et de la littérature est à cette époque puissant dans le monde des écoles. Il y a ce qu’on pourrait appeler un « esprit universitaire, » commun à tous les rhéteurs et supérieur à tous les désaccords politiques ou religieux.

Cet état d’âme professionnel n’a rien, au fond, qui doive nous étonner, mais ce qu’on peut remarquer, c’est le point de vue auquel se placent les Panégyristes pour célébrer les études auxquelles ils ont voué leur vie. Ils ne font guère valoir les services qu’elles rendent à la formation de l’intelligence proprement dite, à l’acquisition des connaissances ou à raffinement du goût ; ils insistent davantage sur leurs heureux effets pour l’amélioration du caractère. « Les lettres, dit Eumène, sont la base de toutes les vertus ; elles enseignent la tempérance, la vigilance, la patience. Quand l’esprit, dès l’âge le plus tendre, s’y est habitué, il est prêt pour toutes les obligations de la vie, même pour celles des camps, qui y semblent le plus opposées. » C’est également le motif qu’invoque Constance pour justifier sa sollicitude envers l’école d’Autun ; quand il en confie la direction à Eumène, il dit qu’il le charge « de préparer les âmes des jeunes gens à aimer un genre de vie meilleur. » Rhéteurs comme empereurs paraissent donc plus sensibles, pour me servir des termes modernes, à l’éducation qu’à l’instruction, et l’on peut dire qu’à leurs yeux l’enseignement est avant tout une école de morale.

C’est aussi une école de patriotisme. Les élèves doivent apprendre, à l’imitation de leurs maîtres, à célébrer la gloire des empereurs ; ils doivent contempler, sous les portiques des édifices scolaires, les cartes où sont tracés les contours de ces pays que les chefs de l’Etat protègent ou conquièrent. C’est pour cela, ajoute Eumène, que l’enseignement doit se donner dans un monument public et non dans des maisons privées. Autrement dit, l’enseignement doit être national parce qu’il présente une utilité nationale : c’est un des liens les plus solides qui rattachent les sujets aux princes, ou, ce qui revient alors au même, les citoyens à l’Etat. Il offre même au gouvernement des avantages encore plus pratiques, en assurant le recrutement des fonctionnaires. Nous avons vu tout à l’heure Eumène prétendre que l’instruction donnée dans les écoles prépare à tout, même au métier militaire, ce qui est sans doute quelque peu exagéré. Mais ce qui est certain, c’est que d’avoir fait de bonnes études est alors le meilleur titre pour bien réussir dans l’administration civile. Les rhéteurs arrivent aux plus hauts emplois : sans parler d’Ausone, qui fut préfet du prétoire et consul, de Nepotianus et d’Exuperius qui furent gouverneurs de provinces, plusieurs des Panégyristes nous disent qu’ils ont été investis de la confiance des princes ; Eumène a été magister memoriæ ou secrétaire de la chancellerie de Constance Chlore ; l’auteur du VIIe Panégyrique a exercé une charge au palais ; Claudius Mamertinus a rempli des fonctions élevées dans les finances, et a été nommé ensuite préfet du prétoire et consul. Et ce ne sont pas là des cas isolés. Eumène, en remerciant les empereurs de leur sollicitude pour les écoles, dit qu’elle est bien légitime, car « il s’agit de ne pas laisser sans direction les jeunes gens qui étudient pour parler dans les tribunaux, pour être les agens de la justice impériale ou pour exercer peut-être même les grandes charges du palais. » L’auteur du VIIe Panégyrique déclare qu’il compte parmi ses enfans tous les élèves dont il a fait des avocats, ou des fonctionnaires du palais impérial, ou des gouverneurs de provinces. Il y a donc là une règle habituelle. La carrière normale d’un jeune homme bien doué est de suivre avec docilité les leçons des rhéteurs, et d’entrer lui-même ensuite, soit dans le professorat, soit dans l’administration, à moins qu’il ne passe de l’un à l’autre. Par là comme par beaucoup d’autres traits, l’Empire du IVe siècle ressemble à la Chine : les emplois y sont confiés à une aristocratie de « lettrés » ou de « mandarins. » Cette comparaison, d’ailleurs, indique à elle seule le vice de cette conception. Là où la littérature a pour mission essentielle de préparer au fonctionnarisme, ni l’un ni l’autre n’y gagnent beaucoup : l’enseignement littéraire, dominé par des préoccupations bureaucratiques, ne peut être bien souple ni bien vivant ; et d’autre part, les fonctionnaires, à qui l’on ne demande que d’être de bons lettrés, d’habiles rhéteurs, ne sauraient avoir beaucoup d’expérience pratique ni d’activité.

De même qu’ils nous font connaître les rapports de l’enseignement avec l’Etat, les Panégyristes nous apprennent aussi quelles sont les relations de la Gaule avec le reste de l’Empire. La plupart d’entre eux, sinon tous, sont originaires de ce pays, et y sont visiblement très attachés. Il est donc naturel que nous trouvions dans leurs discours l’écho des sentimens de leurs compatriotes, de leurs plaintes, de leurs désirs, de leurs espérances, de leurs joies. Ainsi ils parlent souvent des épreuves que leur province a eu à traverser. Eumène a conservé le souvenir des violences commises par les révoltés à la fin du IIIe siècle, et du terrible siège soutenu par sa chère ville d’Autun. Claudius Mamertinus décrit ainsi la triste situation de la Gaule avant l’avènement de Julien : « Les villes jadis les plus florissantes possédées par les Barbares ; celles que la distance met à l’abri de leurs coups gouvernées par les plus affreux brigands sous le nom de magistrats ; la noblesse mise à mort ou réduite en un cruel esclavage ;… bref une telle misère qu’on enviait la bonne fortune des prisonniers des Barbares. » A côté de ces méfaits des hommes, voici ceux de la nature, éloquemment décrits dans ce passage du VIIIe Panégyrique, où l’auteur se plaint de la crise agricole qui désole le territoire des Eduens : « On est bien forcé d’abandonner des champs qui ne vous paient pas des dépenses faites. D’ailleurs, les paysans, écrasés sous leurs dettes, ne peuvent assécher le sol ni défricher les forêts. Tout ce qu’il y avait de bonnes terres est perdu par les marécages ou les broussailles… La vallée de la Saône a été riante jadis, quand il y avait un système régulier de drainage ; maintenant que l’écoulement des eaux est interrompu, toutes les parties basses et fertiles sont transformées en marais. Les vignes elles-mêmes, si admirées des ignorans, sont vieillies et ne sont plus cultivables… Tout le pays est désert, inculte, négligé, muet et sombre ; les routes mêmes sont si escarpées et raboteuses qu’à peine sont-elles praticables pour des voitures à moitié pleines. » Nous sommes loin ici des banalités et des déclamations : on sent une tristesse sincère, inspirée par le spectacle de faits trop réels. — Si les rhéteurs gaulois se lamentent ainsi sur les malheurs de leur pays, ils saluent avec une enthousiaste reconnaissance les efforts des empereurs pour y porter remède. Eumène les remercie de dépenser largement pour relever non seulement les temples et les édifices publics d’Autun, mais jusqu’aux maisons particulières, d’envoyer des ouvriers étrangers et des soldats pour accomplir de grands travaux de canalisation. Un autre orateur, à propos des colons barbares établis en territoire romain, se réjouit du profit que son pays va en retirer, et, comme il le dit, « triomphe au nom de toute la Gaule. » Un autre célèbre les monumens bâtis par Constantin dans une de ses capitales, à Trêves probablement : le grand cirque rival de celui de Rome, les basiliques, le forum. Et, aussitôt après les plaintes que nous venons de lire sur la désolation de la campagne d’Autun, vient une longue action de grâces au sujet de la bienveillance que Constantin a montrée aux malheureux Eduens, et de la remise d’impôts pur laquelle il a essayé de soulager leur misère. Cependant, ces bienfaits matériels ne suffisent pas aux Gaulois ; ils sont plus sensibles encore peut-être aux marques de sympathie et d’estime que leur donne le souverain. Ils demandent qu’entre eux et lui, il y ait un lien étroit et en quelque sorte personnel ; il faut qu’il soit à eux, moyennant quoi, ils seront à lui. C’est ainsi que l’auteur du Ve Panégyrique, parmi toutes les victoires des armées impériales, s’attache de préférence à celles dont les Gaulois ont pu jouir et qui leur appartiennent pour ainsi dire en propre ; le même orateur dit à Constance qu’il a conquis la Gaule en y venant. Cette présence du prince est sans cesse réclamée par les orateurs provinciaux, non seulement parce qu’elle est avantageuse, mais parce qu’elle est flatteuse pour l’amour-propre des pays visités : tantôt les habitans d’Autun invitent Constantin à s’arrêter chez eux ; tantôt ils s’applaudissent de l’avoir possédé, et font dater de là le commencement de leur relèvement ; Nazarius souhaite avec ardeur le retour en Gaule de Crispus, l’héritier de l’Empire ; Claudius Mamertinus retrace avec complaisance le séjour que Julien a fait dans cette province ; Lacatus en veut presque aux campagnes et aux conquêtes de Théodose en Orient, parce qu’elles lui font délaisser la Gaule. On sent qu’en voyant l’Empereur au milieu d’eux les Gaulois sont plus fiers et plus satisfaits ; le gouvernement auquel ils sont soumis ne leur fait pas dès lors l’effet de quelque chose de lointain et d’étranger, et c’est à quoi tient essentiellement leur patriotisme provincial.

Mais ce patriotisme n’en exclut pas un autre, plus large, celui qu’on peut appeler national ou « impérial, » et qui s’étend à toute la communauté latine. Les orateurs gallo-romains sont aussi romains que gaulois, et n’éprouvent aucune difficulté à être l’un et l’autre en même temps. Tout au contraire, ils rappellent avec complaisance les liens qui unissent à Rome les cités gauloises, et spécialement celle des Eduens : le nom de « frères du peuple romain » que le Sénat a accordé à leurs ancêtres leur paraît le titre le plus glorieux ; et ils sont heureux de montrer que ce titre est bien justifié, que les Eduens ont été les alliés de Rome les plus fidèles et les plus désintéressés, que jadis, au temps de César, ils ont facilité la conquête des Gaules, et que plus récemment, à l’époque de la grande anarchie militaire, ils ont travaillé plus puissamment que tout autre peuple à maintenir la domination romaine chez les Gaulois. Inversement, ils ne parlent qu’avec horreur des momens où cette domination a été ébranlée et où l’Empire a failli se démembrer ; ils exaltent la mémoire des princes qui, comme Claude le Gothique, ont conjuré ce danger et rétabli la ferme discipline du monde romain. Leur « loyalisme » est donc irréprochable. Je me sers à dessein de ce terme, parce qu’il n’implique aucune idée de basse sujétion. La soumission des Gaulois à l’Empire n’est pas plus de la servilité que leur attachement à la province natale n’est du séparatisme. La conciliation de ces deux sentimens nous est attestée par des mots comme celui-ci, à propos de l’œuvre de Maximien Hercule en Gaule : « La Gaule avait été exaspérée par les outrages qu’elle avait reçus : il a su la rendre à l’Empire pour assurer son obéissance et à elle-même pour assurer son salut. » Ainsi donc, aux yeux des Panégyristes, les habitans des provinces ne sont pas des vaincus qui doivent se plier à la force, mais des associés qui auraient tort de rompre un contrat où ils trouvent le bonheur et la sécurité. On pourrait même ajouter, quoique cela semble paradoxal, qu’ils y trouvent l’indépendance : un de nos rhéteurs ne dit-il pas, en parlant des Bretons soumis par Constance, « qu’ils sont enfin redevenus libres et enfin redevenus romains. » La liberté, alors, ne consiste pas dans l’autonomie, mais au contraire dans l’union avec l’autorité romaine ; et en effet, à le bien prendre, cette autorité régulière et pacifique était moins tyrannique que celle de rois barbares, de chefs de révoltés ou de généraux séditieux, c’est-à-dire des maîtres que pouvait espérer une province séparée de l’Empire.

Tels sont les sentimens des orateurs gaulois envers la communauté latine. Quant à la capitale de cette communauté, à Rome elle-même, elle bénéficie, aux yeux de leur patriotisme, de sa situation de métropole, et, aux yeux de leur érudition, de tous les prestigieux souvenirs dont son nom est auréolé dans l’histoire. C’est toujours pour eux la ville maîtresse de l’univers, la ville sainte, objet d’un culte religieux. Au fond, elle est bien déchue de son ancienne dignité ; la puissance réelle, la vie, se sont retirées d’elle au profit d’autres capitales, de Milan, de Trêves, de Nicomédie, de Constantinople : ils feignent de ne pas s’en apercevoir ; intérieurement ils en souffrent, parfois même ils osent regretter que les empereurs la négligent, et réclamer pour elle l’honneur de leur présence ; quand le souverain est parmi eux, ils la supplient de ne pas être jalouse de cette faveur. Leur pieux respect détruit toute idée de rivalité. Il apparaît surtout, d’une manière fort curieuse, dans le récit qu’ils tracent de la guerre entre Constantin et Maxence. La vérité des faits est la suivante : Constantin, empereur élu par une armée de province, gauloise en majorité, marche avec cette armée contre le prince qui règne à Rome, le bat, entre dans la ville et y fait reconnaître son autorité. En somme, si l’on veut, c’est une nouvelle prise de Rome par les Gaulois, et, s’ils avaient eu, comme on l’a quelquefois supposé bien à tort, des sentimens hostiles à l’égard de la capitale de l’Empire, c’était une belle occasion de triompher insolemment à ses dépens. Or il n’en est rien. Tout au contraire, les Panégyristes ont bien soin de faire remarquer que Constantin n’attaquait pas le peuple romain, mais seulement son tyran, Maxence. Que dis-je ? il attaquait si peu Rome qu’il la défendait bien plutôt ; c’est pour elle, et non contre elle, qu’il luttait, pour l’arracher à un despotisme féroce et honteux. Rome le savait bien, d’ailleurs, et tous ses vœux étaient pour qu’il eût le dessus : il l’a donc véritablement, non pas conquise, mais sauvée et délivrée. Cette façon de présenter les choses, qui se retrouve chez Lactance, et qui du reste n’est pas tout à fait dénuée de fondement, fait voir ce que Rome est alors pour les provinciaux, surtout pour les provinciaux intelligens et instruits : à défaut d’importance réelle, elle a gardé pour eux toute son autorité morale ; ils incarnent en elle, comme en un symbole, cette unité impériale à laquelle ils sont liés par un dévouement aussi profond, aussi fort, que leur amour pour leur pays d’origine.

Cette admiration respectueuse pour Rome est d’ailleurs commune à toutes les régions civilisées : le Grec Claudien, l’Espagnol Prudence, ne l’exprimeront pas avec moins d’ardeur que les Panégyristes gaulois. Ce qui est peut-être plus propre à ceux-ci, c’est le zèle avec lequel ils soutiennent la cause de la monarchie héréditaire et élaborent à ce sujet, comme nous dirions, une théorie légitimiste. Jamais cette doctrine, je crois, n’avait été formulée dans le monde romain. En établissant le gouvernement impérial, Auguste avait pris à tâche de le masquer sous des apparences qui le faisaient ressembler autant que possible au régime républicain ; il ne pouvait donc songer à le rendre héréditaire. Après lui, partout où nous rencontrons un langage franchement impérialiste, dans le De clementia de Sénèque, dans le discours que Tacite prête à Galba lors de l’adoption de Pison, nous trouvons bien un éloge de l’autorité monarchique, seule capable de faire régner l’ordre et la paix intérieure ; mais nulle part il n’est insinué que cette autorité doive se transmettre de père en fils, comme un bien de famille. Il est vrai que l’histoire des trois premiers siècles nous montre de véritables dynasties. C’est bien comme fils de leurs prédécesseurs, — fils réels ou adoptifs, peu importe, les deux titres se confondant pour les anciens, — que bon nombre d’empereurs sont montés sur le trône : Tibère et Néron, Titus et Domitien, les Antonins depuis Trajan jusqu’à Commode, Caracalla, Gordien le jeune, etc. Cependant on ne saurait voir là une succession régulière comme celle des monarchies modernes : le souverain ne peut laisser son pouvoir à son fils qu’en le désignant d’avance au choix de ses sujets, plus souvent de ses soldats ; il n’est pas rare que, pour faciliter la transmission du titre impérial, il associe de son vivant le futur César à l’exercice de son autorité. En tout cas, lors même que l’hérédité existe en fait, elle n’est pas reconnue en droit, et, dans la constitution imaginée par Dioclétien, elle n’a aucune place : c’est par l’adoption, par une sorte de cooptation, que doit se renouveler la tétrarchie, au fur et à mesure des abdications successives, et en tenant compte des besoins de l’Etat et non des liens de famille.

Or, précisément à cette date, nous voyons poindre chez les Panégyristes l’idée de la perpétuité du gouvernement dans la même maison. Déjà, dans le IIe Panégyrique, on parle du fils de Maximien comme d’un véritable dauphin : on se préoccupe de son éducation, non pas seulement comme homme, mais comme futur empereur. Le Ve contient également quelques souhaits pour les enfans qu’ont ou qu’auront les souverains. Le VIe, à propos du mariage de Constantin avec la fille de Maximien, présente des déclarations encore plus expresses : on se plaint que l’Etat ait été longtemps ballotté entre tant de princes divers de caractère comme de destinée, et l’on désire qu’une dynastie nouvelle s’enracine pour toujours dans l’Empire afin de lui donner plus de force. Cette dynastie, on la place sous le patronage de son premier fondateur, Constance, que l’on représente du haut du ciel veillant sur sa postérité. Ainsi posée, l’idée des avantages qu’offre la transmission du pouvoir en ligne directe se développe dans le VIIe Panégyrique, s’épanouit en théorie systématique. D’abord, on ne se contente plus de remonter à Constance, qui est un ancêtre trop récent : on le rattache lui-même, par une généalogie peu certaine et à coup sûr ignorée de la plupart des gens (le rhéteur l’avoue lui-même), à Claude le Gothique, le restaurateur de l’unité romaine. C’est cette descendance, affirme-t-on hardiment, qui a valu à Constance de monter sur le trône. Constantin est le troisième souverain de la même race ; cela le distingue profondément de tous ses collègues : il est « né empereur, » il a « mérité l’Empire par le seul fait de naître, » « le foyer paternel l’a vu successeur légitime de Constance. » L’idée se répand, et s’affermit, qu’un bon empereur doit être de race impériale.

Elle se retrouve en effet chez d’autres écrivains du IVe siècle. Elle existe dans la compilation de l’Histoire Auguste, où le nom de Claude est toujours mentionné avec ferveur, et où l’on rappelle la glorieuse destinée réservée à sa postérité. Elle existe aussi chez Lactance, qui n’aime pas voir arriver au trône des « inconnus » comme il les appelle dédaigneusement, et qui en revanche trouve naturel que Constance remette son autorité entre les mains de son fils, que les soldats le préfèrent à d’obscurs aventuriers. Lactance va même jusqu’à admettre que Maxence a des droits à l’Empire simplement parce qu’il est fils d’un des Augustes. Évidemment ni Lactance ni les Panégyristes n’ont inventé une pareille doctrine : c’est celle de Constantin lui-même, dont elle favorise les prétentions. Lactance, dont on connaît les relations personnelles avec lui, s’inspire de sa théorie, et les Panégyristes travaillent à la divulguer, à tel point qu’on pourrait presque regarder certains de leurs discours comme des manifestes politiques destinés à exposer les titres du fils de Constance, du descendant de Claude. Il est naturel d’ailleurs que les rhéteurs gaulois aient embrassé cette opinion avec zèle : la nouvelle dynastie, illyrienne d’origine, était devenue gauloise par le long séjour de Constance, puis de Constantin, dans notre pays. Quoi qu’il en soit, cette thèse était destinée à survivre au prince qui l’inspirait et aux orateurs qui l’énonçaient. La loi de l’hérédité est devenue la règle admise, sinon toujours suivie, d’une part dans l’Empire byzantin, de l’autre dans les royautés semi-barbares de l’Occident germano-latin, et, par cet intermédiaire, dans les royautés modernes. Quand on songe à la fortune qu’a eue cette doctrine, il n’est pas sans intérêt de se rappeler les obscurs rhéteurs qui l’ont les premiers formulée.

Le témoignage des Panégyriques est également intéressant à recueillir en ce qui concerne cette autre transformation, bien plus importante, qui s’opère à cette époque dans l’état religieux du monde romain. Le seul fait que, parmi ces discours, les uns sont prononcés en l’honneur de Maximien ou de Julien, princes franchement hostiles au christianisme, d’autres en l’honneur de Constance, qui semble avoir été plus tolérant, d’autres enfin en l’honneur de princes chrétiens comme Constantin et Théodose ; ce seul fait, dis-je, invite à rechercher quelle est, en matière théologique, l’attitude de leurs auteurs. A priori, étant donnée la souplesse avec laquelle ces rhéteurs se plient d’habitude à toutes les volontés des souverains qu’ils célèbrent, on s’attendrait à ce qu’ils changeassent d’avis sur les questions religieuses comme sur tant d’autres, et à ce que, païens en s’adressant à Maximien et à Julien, ils fussent chrétiens en parlant à Constantin et à Théodose. Or, sur ce point, on n’aperçoit aucune contradiction entre leurs divers discours : ils sont tous païens, et en toutes circonstances. Cette fois, la fidélité aux traditions classiques a été plus forte que le désir de plaire. L’école, comme on sait, a été le dernier refuge, la citadelle suprême du paganisme dans les hautes classes de la société, — comme la campagne parmi les gens du peuple, quoique pour d’autres raisons. La vie de l’école se concentre essentiellement autour des poèmes d’Homère et de Virgile ; or ces poèmes sont intimement pénétrés de mythologie, et par là, les croyances païennes deviennent J’âme même de l’enseignement. Renoncer à invoquer les dieux de l’Iliade et de l’Enéide, ce serait abdiquer toute prétention à la culture libérale, ce serait se ranger soi-même au nombre des illettrés, presque des Barbares : un tel sacrifice est au-dessus des forces des Panégyristes. Le rhéteur, en eux, est plus puissant encore que le courtisan. De là leur manière d’agir envers Constantin. Ils savent que l’Empereur s’est détaché de l’ancienne religion et favorise la secte « galiléenne, » si méprisable à leurs yeux : ils en souffrent ; ils sont trop timides pour oser lui reprocher un pareil changement, mais trop païens d’esprit et de souvenirs pour y adhérer : ils se tirent d’affaire en l’ignorant. Comme, officiellement, le prince est toujours le chef de la religion traditionnelle, qu’il reste grand pontife même après sa conversion, il leur est loisible de supposer que rien n’est modifié, et ils usent volontiers de ce biais commode. C’est ainsi que l’auteur du VIIe Panégyrique nous montre Constance appelé en Bretagne par les dieux : « Au moment d’aller les trouver, il est parti pour voir l’Océan, père des dieux… Maintenant, le ciel s’est ouvert pour lui et il a été reçu dans l’assemblée des dieux, Jupiter lui-même lui tendant la main. » Un peu plus loin on trouve la mention de la Victoire et d’Apollon, protecteur spécial de l’Empereur, et, dans le VIIIe Panégyrique, celle de « la Terre mère des moissons » et de « Jupiter roi des airs. » Il est vrai qu’au moment où ces harangues sont prononcées, Constantin n’a pas encore embrassé le christianisme, mais il lui est déjà favorable. D’ailleurs, même après sa conversion, on continue à lui tenir un langage païen : en racontant sa victoire sur Maxence, on n’oublie pas de rappeler l’aide qu’il a reçue soit du dieu du Tibre, soit de légions divines apparues dans le ciel, gigantesques et étincelantes, qui passaient, conduites par Constance, en s’écriant : « Nous allons au secours de Constantin. » Ce dernier détail est fort curieux : il représente la forme païenne de ce que les écrivains chrétiens racontent comme étant le miracle du Labarum. De même, dans le Panégyrique de Théodose, nous rencontrons encore les souvenirs classiques et mythologiques de Jupiter, d’Apollon et d’Hercule, des Destins, des Dioscures, pour ne citer que ceux-là, souvenirs un peu surprenans quand on songe que l’empereur devant qui ils sont évoqués est le fervent défenseur de l’orthodoxie et l’ami de saint Ambroise !

Les Panégyristes sont donc restés jusqu’au bout fidèles au paganisme. On peut cependant remarquer qu’ils n’ont pas tous la même façon d’être païens. A défaut d’oppositions tranchées, on relève entre eux quelques nuances. Les premiers discours du recueil sont animés d’une véritable dévotion à l’égard des dieux consacrés de la mythologie : on félicite les empereurs de multiplier les autels, les statues, les temples et les ex-voto ; on se complaît à rappeler les détails du culte d’Hercule, l’Ara Maxima, les sacrifices héréditaires de la gens Pinaria, ou à parler des temples d’Apollon, des Muses, de Minerve. Dans les éloges de Constantin et de Théodose, ces allusions aux rites anciens et aux légendes traditionnelles deviennent plus rares, et sont remplacées par des formules assez vagues : « préceptes divins, » « impulsion divine, » « secours d’une puissance bienveillante, » « force de la divinité, » « protection d’un dieu immortel, » telles sont les expressions, un peu indécises, qu’on emploie le plus souvent. Certaines phrases semblent presque traduire une croyance à un dieu unique : « cette âme divine qui gouverne le monde entier, » « le dieu créateur et maître du monde, » « l’auteur suprême de toutes choses. » Et que dire enfin de ces deux éloquentes définitions de la Providence souveraine ? « Créateur suprême de la nature, qui as autant de noms que tu as voulu qu’il y eût de langages (car nous ignorons comment tu demandes qu’on t’appelle), soit que tu sois une force, une âme divine, répandue dans le monde, mêlée à tous les élémens et capable, sans aucune impulsion étrangère, de te mouvoir par toi-même, — ou une puissance régnant dans le ciel et contemplant ton œuvre du haut de cette sublime citadelle, — nous te prions et te supplions de nous conserver notre empereur. » Et, dans le discours de Nazarius : « Un dieu, juge de toutes choses, nous voit d’en haut, et, si profonds que soient les replis de l’âme humaine, la divinité pénètre partout et examine tout ; il est impossible, puisqu’elle nous donne l’air que nous respirons et les alimens qui nous entretiennent, qu’elle ait renoncé au gouvernement de la terre, et ne juge pas entre les existences de ceux dont elle assure la sécurité. C’est cette force, cette puissance arbitre du bien et du mal qui a protégé ta piété. » Voilà sans doute des professions de foi qui sont fort éloignées de ce qu’on entend habituellement par « paganisme. » Faut-il donc croire que les auteurs qui les ont écrites avaient rompu avec la religion traditionnelle ? Nullement, car c’est dans les mêmes discours que se trouvent les expressions très nettement païennes que nous signalions tout à l’heure, et d’ailleurs l’un d’eux témoigne bien que ce monothéisme élevé se concilie au fond avec le polythéisme consacré : « Tu as sans doute, y dit-on à Constantin, des rapports intimes avec cette divinité qui, nous confiant aux soins des dieux inférieurs, ne daigne se montrer qu’à toi seul. » L’être divin auquel s’adressent les hommages des Panégyristes, n’est donc pas, à proprement parler, un dieu unique, mais seulement un dieu suprême. Il domine les dieux de la fable, il ne les exclut pas, et c’est ce qui explique que les mêmes orateurs puissent parler tantôt comme de dévots païens, tantôt comme des philosophes et presque comme des chrétiens.

Mais, pourrait-on dire, sont-ils sincères quand ils emploient ces façons de s’exprimer à demi monothéistes ? ne sont-ce pas autant de complaisances pour l’empereur converti au christianisme ? et n’usent-ils pas de ces périphrases élastiques pour ménager sa croyance sans désavouer la leur ? Je ne le crois pas. Si ces formules un peu ambiguës ne se rencontraient que dans les Panégyriques de Constantin, une telle hypothèse serait plausible. Mais on les retrouve dans l’éloge de Julien par Claudius Mamertinus, où il est question, devant le restaurateur du paganisme, « du dieu immortel, » de la « divinité qui lui inspire tous ses desseins. » En dehors même des Panégyriques, et pour ne rien dire non plus de Julien lui-même, dont la doctrine est plus obscure et plus métaphysique, on remarque des opinions analogues chez les correspondans païens de saint Augustin, Maxime de Madaura, Nectarius, Longinianus. Eux aussi croient à la fois à « un dieu unique et suprême, créateur de l’univers, incréé lui-même » que les hommes implorent sous divers noms, et à des dieux subalternes et intermédiaires. Soucieux d’accommoder les croyances populaires avec les spéculations des philosophes, désireux peut-être aussi de ne pas mériter les sarcasmes des chrétiens, bon nombre de païens intelligens arrivent ainsi à un monothéisme vague, qui laisse subsister la superstition mythologique, mais en s’élevant bien au-dessus d’elle. Et, d’autre part, certains chrétiens lettrés insistent plus sur la croyance à un Dieu unique que sur les rites et les dogmes particuliers de leur religion : Lactance est peut-être le plus parfait représentant de cette tendance. Enfin, le gouvernement impérial adopte volontiers cette conception large, qui lui permet de n’écarter personne par un dogmatisme trop tranché : ainsi la prière composée par Licinius pour ses troupes à la suite d’une vision ne contient rien en réalité qui dépasse le simple monothéisme, rien qui ne puisse être avoué par Nazarius, Claudius Mamertinus ou Maxime de Madaura. Les païens philosophes, les chrétiens instruits, les hommes de gouvernement, tous les élémens supérieurs de la société romaine, peuvent donc, sinon s’unir, au moins se rapprocher sur le terrain du monothéisme spiritualiste, et les Panégyriques en fournissent une preuve parmi beaucoup d’autres.


RENÉ PICHON.

  1. Il serait possible que l’auteur du Panégyrique de Théodose (le dernier en date), Drepanius Pacatus, fût le compilateur du recueil. Il connaissait bien les harangues antérieures à la sienne et les a très fréquemment imitées : on s’expliquerait qu’il eût voulu les réunir en un seul corps et y joindre la sienne, à peu près comme Méléagre l’a fait pour l’Anthologie grecque.
  2. On peut consulter à ce sujet l’ouvrage de M. Bornecque, les Déclamations et les déclamateurs d’après Sénèque le Père, Lille, 1902, et le chapitre de M. G. Boissier Sur les Écoles de déclamation à Rome, dans son Tacite, Paris, 1903.
  3. Par exemple l’éloge de la felicitas de Dioclétien et de Maximien, dans le IIIe Panégyrique.
  4. Par exemple le mot salarium et le mot adorare employés par Eumène (IV, 11) pour désigner l’un son traitement, l’autre le respect dû aux empereurs.
  5. Par exemple les néologismes amplificatrix (XII, 8) et ostentatrix (XII, 17), — dont le second, il est vrai, est déjà dans Apulée, — l’archaïsme osor (XII, 20), — retro employé dans le sens de olim (XII, 13, 14, 22, 31) et postremo dans le sens de demum (XII, 43).
  6. On peut citer seulement les néologismes incitatrix (X, 34), inflammatrix (XI. 3), collaliuus (X, 18), l’archaïsme perpes (II, 3 et III, 3), et la forme rare sperum (VII, 15).