Le Monde marche, Lettres à Lamartine/XIII

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XIII

Et d’abord constatons en fait que si les anciens ont eu des idées, nous les avons comme eux, puisqu’ils nous les ont léguées. Ce qu’ils ont su, nous le savons ; ce qu’ils ont dit, nous pouvons le redire. Nous possédons la même richesse qu’eux sous le rapport de la science, sans nous donner d’autre peine que de naître après eux et de recueillir leur héritage. Il y a là, au premier coup d’œil, supériorité du présent sur le passé et présomption de progrès ; car du moment que nous, les derniers venus, nous n’avons plus à faire ce que nos aînés ont fait, à découvrir ce qu’ils ont découvert, nous avons pleine facilité, à moins de perdre notre titre d’hommes et de cesser de penser par nous-mêmes, pour procéder à de nouvelles découvertes et à de nouvelles connaissances. Cherchons donc si nous avons ajoute au patrimoine de nos pères ou si nous vivons simplement sur leur capital. Confrontons de bonne foi les notions que nos aïeux nous ont transmises avec les doctrines que nous professons aujourd’hui sur Dieu, le monde, l’homme, la société.

Quelle idée les anciens avaient-ils de la Divinité ? l’idée que leur inspirait le spectacle même de leur destinée. L’homme voit Dieu à travers sa souffrance ou sa rédemption. En pourrait-il être autrement ? Puisqu’il voit en soi l’effet et en Dieu la cause, il doit nécessairement, sous peine de violer la loi d’identité, caractériser la cause au caractère de l’effet. Lors donc que la somme du mal l’emporte sur la somme du bien, comme à l’origine de la société où l’homme lutte à force inégale contre la nature, la religion asseoit d’abord sur le trône du monde un Dieu terrible, un roi de l’épouvantement. Mais à côté du mal, l’homme rencontre cependant encore çà et là le bien sur son passage, et la vie a encore pour lui à l’occasion un sourire. Alors au Dieu terrible il adjoint, ou plutôt il oppose un Dieu bienfaisant. Mais, impuissant à concilier ces deux maîtres contradictoires, il délègue à chacun dans le ciel un canton différent d’action. L’un détruit, l’autre conserve ; l’un tue, l’autre crée ; l’un demande pour culte du sang sur l’autel, l’autre la fleur de la gerbe.

Au point de départ, dans le fort de la lutte, le Dieu mauvais a la haute main sur son concurrent et exerce pleinement la suprématie. Mais, à mesure que l’humanité marche et renverse à chaque pas la proportion du bien au mal, le Dieu bon reprend successivement l’avantage, et finit même par éconduire du ciel le dieu malfaisant. Ainsi, dans la civilisation sanskrite la plus reculée, Siva, ou le dieu mauvais, accapare, en quelque sorte, pour son compte personnel, l’adoration de la multitude. Brahma attend son jour en silence. En Perse, seconde civilisation en date, Arihman, dieu subalterne, a déjà perdu sa copropriété de l’éternité. Un jour doit venir où Ormutz, le dieu bon, doit le précipiter dans l’abîme. En Égypte, troisième étape de la civilisation, Osiris a gagné la victoire dès ce monde-ci et relègue Typhon dans le désert. En Grèce, qu’est-ce que Saturne ? un dieu enseveli dans la légende. Jupiter règne seul au premier rang sur l’immensité de l’Empyrée. En Judée, Moloch est à peine un souvenir ; Jéhovah l’a consumé, en passant, de la foudre de son regard. Plus tard, enfin, après Jéhovah, le principe mauvais descend de l’état de dieu à l’état d’ange déchu, et prend dans la nouvelle théogonie la figure grotesque de Satan. Pendant toute cette recrudescence de souffrance matérielle, appelée l’époque du moyen âge, Satan joue dans l’humanité le rôle de personnage important. Il remplit le monde du bruit de son nom, et il le couve, en quelque sorte, sous son aile de chauve-souris. Mais aujourd’hui où est Satan ? qui l’a vu ? qui le voit ? qui lui fait une part dans son âme ou dans sa terreur ? peut-être un paysan Bas-breton, là-bas, lorsque le soir, enveloppé de sa peau de chèvre, il regarde sous un vent sinistre d’automne un nuage courir sur la bruyère.

Ainsi à mesure qu’en marchant l’humanité refoule le mal derrière elle, elle prend meilleure opinion de la Divinité. Au commencement et pendant longtemps l’action de Dieu sur la terre avait un seul nom : fatalité ! fatalité ! vous entendez ; c’est-à-dire un Dieu implacable, un Dieu insensible, un Dieu indifférent, jouant avec l’homme comme le vent avec la paille du chemin. Mais voici qu’un souffle de grâce passe sur la terre, la terre sent tressaillir un nouveau-né dans son sein, la rose de Samarie fleurit, la vigne d’Engaddi mûrit, et un Dieu bon, un Dieu tendre, un Dieu aimant, un Dieu tout à tous, vient parmi nous, dans nos rues, dans nos champs, dans nos fêtes, au bord de nos étangs consoler l’affligé, guérir le blessé, relever la femme, multiplier le pain, changer l’eau en vin, racheter l’esclave. Son père, toujours la colère sur la lèvre, toujours le tonnerre à la main, menaçait, maudissait, châtiait ou tuait ; lui au contraire, l’œil doux et le front illuminé d’une paix céleste, il aime et il bénit intarissablement, et au lieu de prendre à chaque instant la vie de l’homme en expiation de sa vengeance, il lui donne sa propre vie en sacrifice, et à partir de ce moment, l’action de Dieu dans l’univers, appelée jusqu’alors fatalité, change de nom et prend le titre de Providence. Le monde actuel a donc sur le monde ancien, en fait de conception de Dieu, toute la supériorité de l’idée de Providence sur l’idée de fatalité.

Maintenant quelle idée le monde ancien avait-il du cosmos infini, au sein duquel nous flottons, passagers d’un jour, sur un grain de poussière ? une idée trop modeste en vérité ; nos pères croyaient que le ciel était une coupole de lapis, semée par raison d’ornement d’une multitude innombrable d’étoiles. Dans ce système la terre, surface plane fermée par l’abîme dans toute sa circonférence, posait sur pivot au centre de la coupole. Le soleil, vagabond du ciel, figurait quelque chose comme un char de feu qu’un dieu en sous-ordre menait chaque jour, à grande guide, d’Orient en Occident. Une fois en frais d’imagination, l’antiquité mit couramment un dieu de faction partout où elle voyait à l’œuvre une force de la nature ; entendait-elle le nuage tonner, un dieu roulait la foudre ; le flot mugir, un dieu secouait son trident ; le volcan frémir, un dieu battait l’enclume ; un fleuve murmurer, un dieu versait son urne du haut de la montagne. L’explication était poétique assurément et commode, pour commenter le drame du monde sans autre peine que de chercher à chaque épisode de vie un nouveau nom d’acteur ; mais était-elle suffisante pour rendre raison à l’esprit de la majesté de l’univers ?

Quoi ! un homme hier — car qu’est-ce qu’un siècle à l’horloge de l’éternité ? à peine un tour d’aiguille ; un homme, dis-je, a envoyé du fond de l’abîme, à travers l’immensité, sa pensée peser le monde et surprendre à Dieu les lois de la gravitation. Quoi ! cet autre a restitué à la planète sa place dans l’univers, et tracé du bout du doigt dans l’espace la forme de son ellipse ; quoi ! cet autre a exhumé du sol le registre de la première genèse, cet autre a découvert le calcul infinitésimal, cet autre l’algèbre, cet autre la dynamique, cet autre la botanique, cet autre la chimie, cet autre la statique, cet autre la météorologie, cet autre la physiologie, cet autre la physique, cet autre la minéralogie, cet autre l’anatomie, cet autre la biologie, cet autre l’économie, toutes sciences nouvelles, toutes sciences modernes, inconnues ou à peu près inconnues aux anciens, toutes appelées, à leur insu, à donner à l’homme une notion plus exacte du mystère divin et un sens plus religieux de l’infini, et vous demandez quelle idée nous avons de plus que l’antiquité ! mais cette idée-là précisément que vous, notre poëte bien-aimé, vous semez à chaque instant sur vos pas lorsque vous montez sur la colline, pour entonner à haute voix le chant de gloire des inépuisables et des incommensurables magnificences de la création.

Soit, direz-vous peut-être, l’âge moderne a reculé plus loin dans l’espace la limite du mystère, sauf à retrouver la muraille bien près encore, mais sur l’homme lui-même, le chapitre à coup sûr le plus intéressant de la connaissance, avons-nous acquis véritablement une seule vérité ? Le connais-toi toi-même de Socrate n’est-il pas encore le mot à l’ordre du jour de toute philosophie ? Malgré l’ambition de tant de systèmes pour pénétrer l’énigme humaine, le doute n’est-il pas en dernière analyse le lit de repos de la sagesse ?

Non, répondrai-je hardiment quant à l’homme physique, nous avons assurément des notions que l’antiquité a ignorées ou tout au plus effleurées. Les savants de nos jours ont démonté le mécanisme du corps pièce à pièce, nous en avons touché les poids, compté les rouages ; nous savons aujourd’hui à travers quelles incubations silencieuses le fœtus arrive successivement, comme par une sorte de répétition occulte du drame entier de la genèse, du dernier degré de l’échelle à l’état de chef-d’œuvre vivant de cet univers. Nous pouvons dire par quelles écluses le sang précipité dans l’organisme, et enflammé au contact de l’oxygène, circule indéfiniment, pour entretenir partout, réparer partout et partout réchauffer la vie sur son passage. Nous avons appris de la physiologie par quels innombrables méandres le fluide nerveux porte l’injonction du mouvement, du cerveau à chaque membre, et la sensation, de chaque membre au cerveau. La science de l’homme a deux pôles, le corps et l’esprit ; en connaissant mieux un des deux termes du problème : le corps, nous avons pu définir avec plus d’exactitude l’autre terme : l’intelligence, et placer la borne entre ces deux mondes avec plus d’équité.

Quant à l’homme moral, Dieu me préserve de dire que l’antiquité ait méconnu le signe sacré qui fait de lui le reflet vivant de Dieu sur la terre. Certes Platon a mis le premier l’âme assez en évidence, pour qu’aucune objection désormais ne puisse l’atteindre en elle-même dans son essence ; mais ébloui de ce premier éclair de vérité, il a supprimé le monde en quelque sorte, mis parfont l’idée à la place de la réalité, et fait de l’infini un vide immense peuplé seulement d’abstractions. L’école péripatéticienne sans doute a corrigé l’erreur, et a réintégré dans l’âme humaine, sous le nom de catégories, des idées retirées de l’âme humaine par Platon, et imprudemment essaimées à travers l’espace.

Est-ce à dire pour cela que les deux grands métaphysiciens de la Grèce ont fermé sur eux en partant les portes de la philosophie ? et qu’après eux l’esprit humain épuisé n’a plus qu’à balbutier éternellement leur parole, sans pouvoir découvrir par lui-même aucune nouvelle notion ? mais à ce compte, loin de dresser dans le Panthéon de l’humanité des statues à Bacon ou à Descartes, nous devrions au contraire condamner leur mémoire à l’oubli, car au lieu d’être des penseurs novateurs, originaux, ils ne seraient réellement que les doublures, que les ombres de l’antiquité.

Et remarquez que nous n’avons pas à rechercher ici, dans cette thèse du progrès, si Platon, si Aristote, ont eu l’un ou l’autre intrinsèquement, plus ou moins de génie que Descartes ou que Leibnitz ; discussion impossible et ensuite oiseuse ; mais bien, mais seulement si la philosophie moderne en possession de toutes les vérités de la philosophie ancienne, et par conséquent de tous les éléments des vérités nouvelles, a par des investigations plus nombreuses, plus suivies, mieux classé les facultés de l’âme, mieux approfondi les problèmes intimes de l’esprit humain, et les autres problèmes en dérivant par voie de conséquence. Poser la question c’est la résoudre car de toutes les tentatives impossibles, la plus impossible assurément serait aujourd’hui de vouloir traiter de la philosophie, et de prendre rang dans la science en faisant abstraction de tout le mouvement d’idées élaborées, et de toute la masse de preuves acquises depuis trois cents ans en Europe.

Maintenant, quelle idée l’antiquité avait-elle de l’homme en société ? Elle faisait de l’humanité deux parts, deux races distinctes marquées l’une et l’autre dans leur chair et dans leur constitution, nées et instituées de toute éternité, l’une pour commander, l’autre pour obéir, l’une pour porter le fouet, l’autre le collier, et non-seulement en fait, non-seulement à l’application, mais encore scientifiquement, en théorie. Lisez plutôt Platon et Aristote au titre de l’esclavage. Et dans la race libre, autre inégalité entre l’homme et la femme. La femme destituée de son âme est à proprement parler une forme de la propriété. Soumise à la polygamie, ou à la répudiation, sorte de polygamie successive, elle appartient tout entière au mari, sans avoir le droit d’aspirer à la réciprocité et sans prétendre, en échange de son affection confisquée bon gré mal gré, à autre chose qu’un tour d’ordre ou un tour de faveur. Murée dans l’enceinte du gynécée, elle vit dans une solitude plus cruelle que sa cellule, dans la solitude de l’esprit. À Rome seulement, c’est-à-dire à la fin de la civilisation antique, elle a l’autorisation d’apprendre à lire et de compter par la pensée.

Voilà comment, dominée par le fait existant, la science politique comprenait de l’autre côté du christianisme le rapport de l’homme avec l’homme dans la cité, et de l’homme avec la femme dans la maison. Comprenait-elle avec plus d’équité le rapport extérieur de race à race, et de société à société ?

L’histoire répond à la question par un long cri de pillage et de carnage. Un peuple croyait d’autant plus gagner en richesse qu’il ravageait plus à fond le territoire étranger. Aristote classait le pillage parmi les modes légitimes d’acquisition et les moyens de richesse, sans soupçonner un instant que la dévastation du vaincu appauvrit en réalité le vainqueur, et que la stérilité d’un territoire réagit sur l’autre par une conséquence forcée, et qu’en coupant ici la production à la racine la guerre supprime une occasion d’échange.

Et maintenant voyez si nous avons une doctrine plus savante, plus rationnelle que cette théorie de force et de hasard sur le rapport de l’homme avec l’homme devant la cité, de la femme avec l’homme au foyer, et du peuple avec le peuple dans l’humanité. Il suffit pour cela de comparer notre code à n’importe quel autre code antérieur, fût-ce le Deutéronome, et notre droit international actuel avec l’implacable vœ victis de Brennus, droit courant de l’antiquité. Le siècle sans doute a encore beaucoup à gagner, beaucoup à conquérir encore sur les préjugés du passé, égarés et attardés dans notre civilisation. Mais nous pouvons prendre patience aujourd’hui et crier confiance, car la raison humaine toujours inspirée, toujours active, et aujourd’hui armée de la presse, de la vapeur, du chemin de fer, du télégraphe électrique, achève ou continue de faire de plus en plus de la famille une âme à deux, de la nation une famille à plusieurs, de l’univers un atelier commun et un marché d’échange. Et puisque j’ai prononcé ce mot de raison, permettez-moi d’évoquer ici un souvenir, non pour la puérile satisfaction de mettre un contradicteur en opposition avec lui-même, mais simplement pour prendre occasion de rentrer avec lui en sympathie d’idée.

C’était à la veille d’une grande date de l’Europe sur le sol généreux où la vigne, plante nationale par excellence, semble verser avec la goutte de vin le patriotisme au cœur de la population. La foule avait pris place autour d’une table comme à la Cène civique de la liberté, pour communier solennellement en corps au nom et en commémoration de la première révolution. Le hasard) ce profond dramaturge souvent, et ce profond metteur en scène, avait voulu que précisément ce jour-là une tempête éclatât dans l’atmosphère. Le vent soufflait avec violence, et avait déchiré la tente du banquet comme il déchira autrefois le voile du sanctuaire. Or, pendant qu’à travers les brèches de la toile en lambeaux, le ciel remué dans toutes ses profondeurs semblait descendre en langues de feu sur la tête des convives, un homme debout, tranquille, illuminé d’éclairs et soulevé en quelque sorte au-dessus de lui-même par la commotion d’en haut, rendait ainsi témoignage, la main levée, du dieu Progrès et adressait cette invocation magnifique au triomphe progressif et continu de la raison.

« Au triomphe régulier, progressif et continu de la raison humaine. Au triomphe de la raison humaine dans les idées, dans les institutions, dans les lois, dans les droits de tous, dans l’indépendance des cultes, dans l’enseignement, dans les lettres, dans le fond et la forme des gouvernements. La raison humaine, quoi qu’en disent les amateurs de ténèbres, est la confidente divine de la Providence sur la terre. Elle est la révélation continue des vérités dont la clarté s’accroît sans cesse sur l’horizon des peuples. La raison humaine est la foi intellectuelle de la France. La grandeur de la France est pour ainsi dire liée à la grandeur de l’esprit humain. »

Jamais coupe levée n’a porté au ciel de plus sainte parole. Or, cette coupe c’était vous qui la teniez. Nous vous la rapportons aujourd’hui. Buvez donc, ô notre maître, car ceci est le sang d’une nouvelle Pâque et l’eucharistie d’une nouvelle croyance.