Le Monde marche, Lettres à Lamartine/XVI

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XVI

Certes, j’ai assez vécu dans l’air de la fournaise et au bruit de l’enclume où chaque opinion vient frapper à tour de rôle son coup de marteau, pour connaître à peu près le pour et le contre de chaque doctrine. Je sais que sur le chapitre de l’art, par exemple, l’archéologie, cette science à reculons, peut encore trouver un simulacre de vérité à combattre le progrès avec tel ou tel autre débris de marbre arraché du Parthénon. Sur la question du beau, on discute toujours plus ou moins dans le domaine de l’abstraction ; or, dans ce domaine-là, une dialectique habile fera toujours illusion à l’intelligence.

Mais sur le problème de l’organisation de la société du rapport de l’homme avec l’homme, j’ai peine à concevoir, je l’avoue, une négation systématique de la perfectibilité. Car la preuve de cette perfectibilité est visible, sensible, tracée en lettres majuscules dans tous les faits et tous les paragraphes de l’histoire. Vous repoussez cette preuve, cependant ; vous jetez un regard sur la constitution sociale de l’Europe, et vous posant de nouveau la question du progrès, vous vous répondez à vous-même :

« Est-ce en félicité publique, dites-vous, que nous voyons ce progrès ? Demandez à cet éternel gémissement qui sort du sein des masses. La même mesure de souffrance et de bien-être paraît être le partage des peuples ; seulement, cette somme de bonheur est plus équitablement répartie depuis l’abolition de l’esclavage et de la féodalité. Mais où l’esclavage est-il aboli ? Sur une étroite partie de l’Europe où le prolétariat le remplace. La barbarie, le despotisme et la servitude occupent encore l’immense majorité des zones géographiques du globe. »

Prenez garde, car en faisant cette concession que la somme de bien-être est plus équitablement répartie depuis l’abolition de l’esclavage, vous avouez, à votre insu, le progrès : un peu plus d’équité, c’est déjà quelque chose ; c’est un acheminement à la rédemption de la masse souffrante de l’humanité.

Mais est-il vrai, comme vous l’affirmez, que l’esclavage a disparu seulement d’une étroite partie de l’Europe ? n’est-ce pas plutôt de l’Europe entière que vous auriez dû écrire, par respect pour la réalité ? J’ai beau promener mon regard de l’Océan à la Vistule, je ne vois nulle part de race enchaînée au pied porter la tête rase de l’esclave. Mais peu importe une erreur de détail, prenons de plus haut la question.

Pour vous comme pour moi, bien certainement, la félicité publique consiste, au point de vue du progrès, dans une production sans cesse croissante de richesse et une meilleure répartition de la richesse produite. Y a-t-il aujourd’hui croissance de richesse ? Y a-t-il meilleure répartition ? Vous contestez le premier point, vous accordez le second ; la même somme de bien-être, dites-vous, est le partage de chaque société. Si j’avais eu à faire un choix entre l’une ou l’autre hypothèse, je l’aurais plutôt fait à l’inverse, car l’histoire constate peut-être d’une façon plus irrécusable la crue incessante du bien-être dans la société, que la justice distributive de la répartition.

Vous accorderez, je pense, que l’homme en entrant pour la première fois dans la vie en commun, sous un toit, derrière un mur de cité, ne trouva pas pour cela du premier coup une terre partout aménagée d’avance autour de lui, comme par un farfadet invisible, pour la commodité de sa civilisation. Pas un champ défrichée ni une branche d’arbre coupée, ni un morceau de fer forgé, ni une route tracée, ni un pont bâti, ni une vigne plantée, ni une toile tissée, ni une amphore moulée, ni une citerne creusée, ni un cheval dompté, ni un bœuf lié à la charrue. Il avait donc à entreprendre, dès le premier jour, pour mettre la nature en harmonie avec sa destinée, l’incommensurable série de travaux que les générations reprennent sans cesse et déposent sans cesse sur le même point du sol sans pouvoir jamais arriver à mettre l’inscription de l’artiste sur son œuvre : j’ai fini, perfeci monumentum.

Or, comme à cette époque d’installation sur un sol brut, l’homme ne possédait encore, cela va sans dire, l’assistance d’aucun travail antérieur de défrichement ou de construction, ni la collaboration d’aucune force supplémentaire, animale ou mécanique, disciplinée à son commandement, ou sortie, comme Minerve, de son cerveau, il devait évidemment, de toute nécessité, exécuter plus d’œuvres à la fois avec moins de forces à son service, et, rien que pour vivre strictement au minimum de vie, rester courbé sur la terre du lever au coucher du soleil. Point de loisir alors dans la société, pas plus pour toi que pour moi ; car, pas plus l’un que l’autre, nous n’avons trop de la journée, noyée tout entière dans notre sueur, pour apaiser le cri implacable du besoin.

Si cette nécessité de labeur à outrance pour le pionnier de la civilisation avait toujours duré, l’humanité n’aurait jamais eu de loisir, par conséquent, de temps à consacrer à la pensée. Mais, heureusement pour la civilisation, parmi les travaux accomplis à la surface du sol par les premiers colons, il y avait des travaux à demeure, une fois pour toutes, qui retombaient à l’état d’héritage dans la génération suivante, et apportaient, conséquemment, à cette génération une somme de loisir proportionnelle à la somme de temps qu’ils avaient coûté à l’origine. La société eut un moment de répit pour penser.

Comment utiliser cette économie de temps au profit de la pensée ? Fallait-il la reporter indistinctement sur la tête de chacun ? Mais cette répartition en quantité infinitésimale n’aurait rapporté à chacun qu’une minute tout au plus par jour pour la culture de l’intelligence. La Providence cachée de l’histoire résolut autrement le problème ; elle accumula tout le bénéfice du travail accompli sur la tête d’une portion seulement de la société. Elle frappa d’un signe le front de tout homme naissant ; elle dit au premier : laboure ; au second, fabrique ; au troisième, porte l’épée ; au quatrième enfin, nourri, servi et défendu par les trois autres, pense, médite, lève le voile de la nature et invente l’industrie. La caste apparaît donc à l’aube de la civilisation comme la forme obligatoire de toute société naissante, sur le Gange aussi bien que sur le Nil, en Grèce aussi bien qu’en Égypte.

Si le régime de la caste avait duré à perpétuité, une élite seulement de la société aurait vécu de l’intelligence, et le progrès aurait marché d’un pas boiteux ; mais le temps coulait toujours, donnant toujours un coup de pioche ou un coup de truelle de plus au fondement et à l’édifice de la civilisation. La caste pensante, en possession de tout le loisir, pensait toujours et créait toujours en pensant, une science et une industrie. Or, par le simple fait du cumul forcé de travail, de génération en génération, et de la conversion incessante de la pensée humaine en instrument de travail, car toute industrie nouvelle a commencé par être une idée, l’homme voyait croître sans cesse la portion de temps disponible à reporter de l’occupation du corps à l’occupation de la pensée.

Alors l’histoire brisa le cadre étroit de la caste pour appeler une classe plus nombreuse à la communion de l’intelligence. L’esclavage remplaça la caste, et ce fut un progrès. Car la servitude n’est autre chose que le privilège de la caste réduit de moitié.

Il y aurait sans doute une iniquité révoltante, et il faudrait mettre un drapeau noir sur le temple de la civilisation, si l’homme allait indéfiniment trouver l’homme la lance à la main, sur la lisière d’une frontière, et lui dire, du droit du lion en tournée : Es-tu aussi fort, défends-toi ; es-tu plus faible, résigne-toi ; et lui mettait ensuite la chaîne au cou pour l’emmener à l’atelier.

Mais, d’abord, l’homme à l’état de nature, à la pluie, à la neige, à l’aventure, sans pain, sans abri, sans assistance dans sa maladie, est plus esclave en définitive que l’esclave par droit de conquête abrité, du moins, vêtu, nourri, couché sur la paille de l’ergastule. Et, ensuite, le progrès corrigeait, jour par jour, l’injustice de la servitude, à l’aide même de l’utilité sociale, créée par la servitude. Car, pendant qu’une classe purement mécanique tournait la meule du moulin pour moudre la nourriture d’un autre homme plongé dans l’oisiveté de la pensée, cet autre homme méditait et tirait de sa méditation le mécanisme du moulin. Et le vent ou le courant prenait, comme moteur, la place de l’esclave. Ainsi le penseur, racheté du travail manuel par l’esclavage, rachetait à son tour l’esclave par la pensée.

À ce moment-là toutefois, la somme de travail capitalisée sur le sol et la somme de force mécanique empruntée à la nature étaient encore l’une et l’autre trop restreintes pour décharger complétement la classe manœuvre de la nécessité du travail forcé. Le servage releva l’esclavage de faction. Nouveau progrès. Car le serf, un pied dans la servitude, un pied dans la liberté, possède une partie de son œuvre et une partie de sa personne. Il a droit à la propriété moyennant redevance. Cette propriété conditionnelle suffit à son émancipation. Il peut acquérir la richesse pour son propre compte et, avec la richesse, payer sa rançon.

L’heure de la bourgeoisie sonne à ce moment, le servage disparaît. Mais, comme la quantité de richesse produite et de force mécanique appelée au secours de l’humanité ne sauraient encore représenter en masse une quantité de loisir assez grande pour assurer à chacun le développement de l’intelligence, le prolétariat a relayé le servage sur la route de la civilisation. Ce fut un mieux, vous le reconnaissez, nous aurions mauvaise grâce à insister. Le mieux continuera, vous verrez. J’en prends à témoin le grand cri jeté par le dix-neuvième siècle.

Ainsi, progrès de la caste sur la promiscuité dans l’ignorance ; progrès de l’esclavage sur la caste, du servage sur l’esclavage, et du prolétariat sur le servage, voilà le mot écrit derrière nous sur toutes les bornes de l’histoire. Mais à quelle condition l’humanité a-t-elle pu réaliser ces progrès ? À la double condition de trouver sans cesse la somme du travail à faire, réduite par la somme du travail déjà fait dans le passé, et de substituer de plus en plus la machine au bras de l’homme dans la lutte de l’industrie avec la matière.

Or, travail accumulé, instrument de travail, tout cela porte un seul nom, le nom de capital, dans la langue de l’économie. Le capital va donc toujours croissant de minute en minute. Vous ne sauriez contester l’accroissement quant à l’instrument de travail. Car de tous les points de l’horizon la vapeur vous répondrait par l’immense tonnerre de son immense mugissement. Pourquoi le niez-vous quant au travail accumulé ? Niez donc auparavant le nombre de jours écoulés au sablier du Temps depuis l’heure lointaine où Velléda allait cueillir aux flambeaux le gui sacré dans les forêts druidiques de la Bretagne ! car chaque jour, à coup sûr, à dater de cette nuit lointaine engloutie dans le silence, de l’histoire, a déposé sa goutte de sueur humaine sur le territoire, et cette goutte revit dans l’œuvre ou dans le signe de l’œuvre.

Mais que fait au peuple en définitive l’augmentation de l’instrument de travail ou du travail accumulé ? nous a-t-on souvent répondu. Il ne tire de la machine que l’obligation de lutter avec elle chair contre fer, jusqu’à épuisement de fatigue, et il ne participe au capital que pour une part de salaire souvent insuffisante à son existence et à l’existence de sa famille.

L’école de la perfectibilité courberait la tête devant l’objection et fermerait le livre de l’avenir si le prolétariat pouvait, devait être le dernier terme du progrès. Mais, grâce à Dieu, le progrès, après avoir émancipé l’esclave, après avoir émancipé le serf, travaille encore éperdûment à émanciper le prolétaire. Chaque jour il l’amène, chaque jour il l’introduit sourdement, silencieusement homme par homme, comme nous l’avons déjà prouvé, au rendez-vous commun de la bourgeoisie, placé à l’embranchement du capital et du salaire, pour constituer l’égalité dans l’aisance et dans le travail.

Mais pendant cette longue opération de rachat du travailleur par l’épargne, l’esprit vivant du siècle laisse-t-il accomplir la loi de l’histoire dans une froide indifférence ? Il concourt au contraire à cette œuvre de rédemption avec une pieuse tendresse. Le prolétariat est son problème acharné. Il le tourne et le retourne sans cesse dans sa pensée ; et pour contribuer à le résoudre et pour hâter le pas de l’heure, et pour réduire du moins le fardeau du pauvre et en prendre une partie à sa charge, il fonde, il multiplie, coup sur coup, l’école, la crèche, la salle d’asile, la caisse d’épargne, la société de tempérance, l’assurance sur la vie, la cité ouvrière, la colonie agricole, la réserve de secours mutuel, le travail par association, l’assistance à domicile, la table commune, la nourriture à bon marché, etc., etc. Il faudrait bien en conscience avoir abaissé sur son regard le bandeau du scepticisme pour refuser de reconnaître une nouvelle effusion de l’esprit de progrès et une nouvelle promesse de progrès, dans cette tempête de sympathie, qui souffle en ce moment de l’âme humaine sur la société, et qui emporte, tout cœur chaud dans un immense tourbillon de dévouement à la cause du prolétaire, ce frère de seconde venue, encore attardé dans la misère et dans l’ignorance.

Mais, à supposer même que la forme sociale ait progressé, allez-vous répondre, quel argument pouvons-nous tirer de ce progrès, quand nous voyons la forme politique lui donner perpétuellement un démenti ?

« Nous flottons encore, dites-vous, comme l’antiquité, entre cinq ou six formes politiques de gouvernement, qui se combattent et se succèdent avec une égale impuissance de durée et de stabilité. L’acharnement même des peuples européens à chercher des formes meilleures de gouvernement ou de société atteste le travail et l’inquiétude d’esprit qui s’agite dans un perpétuel effort. »

Depuis quand donc le travail et l’inquiétude d’esprit seraient-ils des symptômes d’impuissance ou d’immobilité ? Aimeriez-vous mieux, par hasard, en Europe, le sinistre repos du cimetière ? Hier encore ; les peuples dormaient d’un sommeil de plomb, dans cette mort de l’âme appelée servitude. Est-ce qu’ils méritaient mieux à ce moment-là d’eux-mêmes ou de leurs voisins, sinon de frontières, du moins de principes ? Et ne voyez-vous pas que les agitations, ô agitateur sublime vous-même à un jour donné, sont les preuves du progrès des peuples, puisque ces peuples frémissent à d’autres aspirations. Que sont en effet les révolutions, les tentatives de révolutions, sinon de nouvelles couches d’idées qui font irruption des profondeurs du sol, et viennent chercher leur place au soleil ?

Ce n’est pas la mort qui remue, c’est la vie ; et, au nom de la vie, rendons grâce au mouvement, au lieu d’en faire un argument de décadence. Quand le sol tremble au loin, soyons sûrs que Dieu vient de mettre le pied sur la terre dans l’électricité contagieuse d’une vérité. Vous ne tromperez pas, n’est-ce pas, ô Dieu du progrès, tant d’efforts de tant de héros du cœur ou de la pensée ? Si là-bas, dans le défilé d’une apparence de retraite, Roland sonne du cor à rompre les veines de sa poitrine pour appeler le temps à son secours, vous ne fermerez pas le siècle sans envoyer la civilisation, votre armée invisible, à la délivrance du combattant de l’avenir, tombé un instant dans le piège du passé.

Écoutez plutôt la leçon de la nature. La nature, après tout, est le miroir de l’histoire.

Lorsque après l’époque de la vendange et l’effervescence de la cuve, l’automne vient à pas muets, comme une ronde de nuit, balayer la vie devant elle, et rendre la terre au repos, toute joie du regard semble à jamais disparaître. La brume envahit l’atmosphère, éteint partout la forme et donne à toute chose l’apparence d’un fantôme. Le soleil, destitué d’une partie de ses heures, fait encore çà et là, entre deux nuages, une courte apparition. Son rayon défaillant sur la cime flétrie de la forêt a toute la mélancolie d’un adieu. La nature prend le deuil, la fleur meurt sur sa tige, la feuille tombe et roule sous le pied du passant. Le corbeau vole en bande au-dessus de la colline, au moment du crépuscule, et jette son cri sinistre comme un défi à toute tentative de résurrection. Et le ciel, le soir, au lieu d’allumer l’étoile, cette prophétie d’en haut sur notre tête, fond en brouillard à travers les spectres des arbres, et pleure goutte à goutte, de rameau en rameau, sur la feuille morte à terre, qui rend à chaque larme tombée sur elle une note sourde de tombeau d’une indicible tristesse.

Bientôt l’hiver vient ; la neige tombe et étouffe jusqu’au bruit des pas de l’homme. L’homme passe silencieux, comme une ombre, sur la terre silencieuse ; et tout est dit, et tout semble fini. La rose ne refleurira plus, et la grappe ne prendra plus un reflet de pourpre au soleil. Attendez, cependant. Au milieu de ce mutisme et de cet évanouissement de la nature, la vie couve et fermente encore au creuset de la mystérieuse alchimie. Elle répare ses forces et les prépare en paix pour de nouvelles œuvres et de nouvelles moissons. Puis, au premier rayon de soleil qui glisse sur elle du manteau du printemps, elle fait explosion de toutes parts avec une inépuisable munificence. Les sources rompent leurs digues ; les coups de tonnerre bienfaisants balayent l’atmosphère. Les fleurs ressuscitent, les couleurs jaillissent du sol comme des pierreries retenues dans leur écrin, et l’homme retrouve en un jour toutes les poésies et toutes les voluptés de la création.