Le Monde marche, Lettres à Lamartine/V

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V

Le progrès, avez-vous dit en toutes lettres, est un rêve démenti par la nature et par l’histoire.

Interrogeons d’abord la nature, nous passerons ensuite au second démenti ; et pour procéder par ordre, prenons la planète au début, ab jove, comme disait l’antiquité.

L’origine du monde, Dieu merci, n’est plus aujourd’hui pour l’homme la fiction plus ou moins poétique de telle ou telle théogonie. La science de notre temps a retrouvé le procès-verbal authentique de la première Genèse, enfoui à nos pieds sous les diverses couches de terrain. Nous pouvons lire désormais, page à page, dans cette bible souterraine, et suivre des yeux de nos sens toutes les ébauches et toutes les ratures successives de la création.

La terre a commencé par être une boule de feu ou de granit fondu, à la température de la lave de volcan. La chaleur de cette fournaise, errante sur son ellipse, était alors tellement intense qu’elle tenait en suspension à l’état gazeux toute la masse d’eau qui forme aujourd’hui l’Océan, et de calcaire qui constitue l’écorce de la planète.

Mais à mesure que la terre rayonnait sa chaleur dans l’espace, le granit, jusqu’alors en fusion, refroidissait, durcissait, faisait voûte et isolait de l’atmosphère le feu intérieur de la planète. Alors le calcaire et l’Océan, auparavant volatilisés et confondus avec l’atmosphère, ont passé, au refroidissement de la coque du globe, de l’état de gaz à l’état de vapeur, et un jour l’immense nuage, sollicité par la pesanteur, a croulé d’un coup et comblé l’abîme.

Quand l’eau et la masse calcaire eurent pris chacune son assiette, l’une par voie d’écoulement, l’autre par voie de dépôt, l’humus, ce premier levain de vie, a fermenté, la vie a jailli à la lumière, et la plante a germé du limon.

Mais la flore de cette époque était l’enfance de la végétation. Des mousses, des algues, des prêles, des fougères, c’est-à-dire les tentatives végétales les plus simples, les plus pauvres, les plus uniformes, les plus élémentaires, voilà les seuls ou à peu près les seuls échantillons de botanique inscrits dans les herbiers fossiles de cette période. Nulle richesse d’organisation ; pas une fleur dans tout cela. Si, par hasard, une plante semble fleurir une fois, comme l’aloès, elle meurt de cet effort de poésie.

Seulement comme les volcans suintaient de toutes parts à travers les fentes de granit, et versaient dans l’air des nuages d’acide carbonique, les plantes, gorgées de carbone et surexcitées d’ailleurs à la végétation par la chaleur d’une vase encore échauffée, montaient rapidement à une prodigieuse hauteur. Les fougères, retenues aujourd’hui à fleur de terre, dépassaient, dans leur débauche de croissance, les cimes les plus élevées de nos futaies. Mais ces forêts primitives n’étaient au fond que les gigantesques inexpériences d’un monde encore novice à multiplier et à varier les décorations de ses paysages.

Après la plante, l’animal ; c’est l’ordre. Mais quels sont sur ces eaux troubles, sur ces boues chaudes, à travers ces herbes emportées par une séve en délire au delà de toute exagération, dans ces jours opaques ou plutôt dans ces crépuscules noyés de vapeurs, les premiers témoins vivants, les premiers commensaux de la planète ? Des mollusques, germes grossiers de la matière animée, des poissons, des amphibies, des sauriens, des tortues écrasées sous leurs immenses boucliers, des crocodiles au cou démesuré, des plésiosaures, des mégalosaures, espèces de reptiles titans, condamnés à ramper, à pétrir le cloaque, à tirer de leurs courtes pattes leurs lourdes charpentes, et à creuser dans la fange sur leur passage de longues ornières.

Plus tard, la planète évaporée à l’air forme un sol et porte le pied. À dater de ce moment, le Créateur, toujours penché sur son œuvre, détache de la terre et rehausse le corps de l’animal. Il lui permet de marcher. C’est l’heure du quadrupède, mais du quadrupède monstrueux, difforme, bloc vivant à peine dégrossi à l’ébauchoire : l’heure du mastodonte, de l’hippopotame, de l’éléphant, du buffle, du rhinocéros, du dromadaire.

L’homme reste encore derrière la coulisse. Mais l’oiseau a déjà fait son apparition, si on peut appeler oiseau l’épiornis, façon d’autruche, grosse comme une girafe. On dirait partout les rêves pénibles et les spectres fantasques d’une nature encore plongée dans la nuit d’un premier sommeil. Mais, en rêvant, elle a trouvé le secret ; et de ce monde fœtus, en quelque sorte, elle tire le monde aujourd’hui en exercice.

Elle passe ensuite l’éponge sur sa première donnée comme sur une étude préparatoire, et, forte désormais de l’expérience acquise, elle procède magistralement à la mise en scène d’une création perfectionnée. Elle bouche le soupirail de la plupart des volcans, et refoule dans leur gorge le poison de leur haleine. Elle dépose deux gradins d’alluvion sur la première écorce pour isoler encore d’avantage l’atmosphère de la forge toujours flamboyante de Pluton. Dans ce profond soubassement du globe, elle emmagasine de nombreuses richesses minéralogiques, de nouvelles roches formées, celles-ci par agrégation, celles-là par réaction du granit sur le calcaire ; d’autres fondues mystérieusement au creuset de la grande, alchimie ; d’autres enfin obtenues par la simple pression du terrain : les marbres, les métaux, les pierres précieuses, les houilles enfin ; provisions prophétiques appelées un jour à remonter à la surface du globe pour l’usage de la civilisation.

Après avoir refait le soubassement de la vie terrestre sur un nouveau plan, la nature naturante, comme disait autrefois la philosophie, reprend en sous-œuvre la végétation, et cette fois-ci répand abondamment dans l’espace des milliers et des milliers de plantes, isolées, sociales, diverses de formes, variées d’attitudes, plus riches les unes que les autres d’organes et de fonctions. Elles fleurissent, elles fructifient, c’est-à-dire que, lorsqu’elles renouvellent leur pacte avec la durée, par la régénération, elles revêtent des robes de fête et répandent des parfums comme pour célébrer dignement cette minute solennelle de leur existence. Elles trahissent parfois même un instinct secret et simulent la sensibilité. Telle au moment de la fécondation vient du fond de l’eau chercher à la surface le rayon de soleil ; telle autre, le figuier religieux, par exemple, sorte de polype végétal et d’arbre voyageur, essaye de branche en branche replantée par l’extrémité, et d’arche en arche, comme une prise de possession de l’espace.

L’animal vient relayer le végétal à cette frontière. C’est d’abord le polype, bâtard des deux règnes en quelque sorte, puis le poisson, puis le reptile, puis le mammifère, puis l’innombrable faune de toute taille, de toute robe, nomade, sédentaire, disséminée dans l’espace ou réunie en troupeau. Dans cette immense promotion de l’être vivant à un type de plus en plus parfait, que voyons-nous en réalité ? L’animal toujours monter en grade d’une espèce à l’autre, en puissance, en fonction, en faculté, en longévité, en instinct, en mémoire, jusqu’à ce qu’enfin, de proche en proche et de cercle en cercle, il atteigne la famille du singe, précurseur grotesque destiné à faire la grimace du type suprême de là genèse sous la feuille de la forêt. Alors le cercle est fermé. L’homme paraît, et le premier, et seul entre tous, il introduit la raison sur la planète.

Ainsi la force plastique, création, nature, providence, n’importe le nom, commise à l’aménagement de la terre, a toujours marché d’être en être, et de cadre en cadre, du moins au plus, du simple au multiple. Elle a débuté par le monde antédiluvien d’une excessive pauvreté d’invention. Si c’est là le paradis de la légende, nous n’avons plus à regretter le péché origine], car sans lui nous vivrions sans doute en tête à tête de l’iguanodon et du mastodonte.

Mais la loi de progrès, plus intelligente que toute espèce de fable, a rendu justice à cette première création. Elle a enseveli l’œuvre incorrecte sous un cataclysme, et emporté seulement sur son nouveau théâtre de vie quelques exemplaires du règne végétal et du règne animal antérieurs, comme pour rattacher un monde à l’autre et montrer son religieux respect pour la règle de transition.

Le globe actuel, comparé au globe ancien, trahit donc un immense progrès dans l’ordonnance et la sculpture de la vie, à en juger par la collection complète de monstres qui avant le déluge faisaient l’intérim de l’homme sur la planète. Les os de l’ossuaire primitif ont tressailli dans la poussière ; et réunis et entrelacés comme au jour de leur existence, ils ont parlé et proclamé leur infériorité sur les races aujourd’hui errantes au soleil. Mais quand nous opposons leur déposition, comme une preuve de fait, une preuve sans réplique à toutes les fables de la mythologie qui versent sur la terre, du premier coup, pour son début, toutes les grâces et toutes les harmonies de l’âge d’or ou de l’Eden, vous répondez simplement : Fait douteux, et vous passez.

La science serait-elle aussi une chimère comme la théorie du progrès ? Cuvier serait-il un visionnaire, et les êtres éteints, ressuscités au souffle de son génie, des spectres de son imagination ? Eh quoi ! lorsque la terre revomit d’elle-même les squelettes de ces premiers monstres, de ces aînés de la création, vous marchez sur tous ces débris, vous les faites rentrer d’autorité dans l’abîme et vous les faites taire comme de faux témoins.

Eh bien ! soit, j’abandonne l’argument tiré du monde antédiluvien, je n’en ai pas besoin à la rigueur. Je prends la terre telle qu’elle est à ce moment, et là encore je vois dans l’ordre de la création la loi de progrès resplendir dans toute sa somptuosité. Voyez plutôt. La terre a dévoré son premier enfant. L’aube d’un autre enfantement rayonne à l’horizon.

Cette seconde genèse, la genèse actuelle commence son travail par le règne minéral, simple point de départ, simple stratum de l’être, diffus, confus, impersonnel, destitué de fonction, soumis seulement à l’action chimique, destitué de toute forme déterminée ou emprisonné, dans la forme géométrique de la cristallisation.

Du règne minéral, la genèse passe au règne végétal ; car le sol a précédé la plante, en vertu de l’axiome qui met la cause avant l’effet ; à ce moment, l’être fait son entrée sur le monde, je m’entends, l’être individuel, l’être circonscrit, configuré, organisé, complexe, fonctionnaire, sur place, à la vérité ; mais, si restreinte que soit encore la fonction, si uniforme d’un individu à l’autre, il porte déjà en lui silencieusement son quant à soi, son mode particulier, c’est-à-dire le premier signe de l’existence.

Du règne végétal le Créateur passe au règne animal ; car la plante a précédé le quadrupède, par la même raison que la table précède le convive. Ici, la vie organisée éclate dans une magnifique ampleur. Personnalité, forme diversifiée, fonction multipliée à l’infini, chaleur, électricité, mouvement, regard, audition, voix, couleur, pensée même, ombre de pensée, attention, éducabilité, l’animal, pris à l’étape suprême de son développement, possède tout cela, montre tout cela, comme un prédécesseur en quelque sorte d’une chose qui n’est pas encore venue, mais qui va bientôt venir. Cette chose, c’est l’humanité.

Donc, pour nous résumer : Progrès du végétal sur le minéral, de l’animal sur le végétal, et de l’homme sur l’animal. C’est là et uniquement là, pour l’œil comme pour l’esprit, la réponse de la nature, écrite en traits vivants à la surface de la planète. La science a enregistré cette réponse et décalqué sur elle sa classification. Buffon avait soupçonné le premier ce dogme d’histoire naturelle. Geoffroy-Saint-Hilaire l’a démontré jusqu’à la dernière évidence. Humboldt accepte la théorie de Geoffroy-Saint-Hilaire comme une vérité acquise la physiologie, et, à l’appui de cette théorie, il cite cette parole d’un homme à la fois grand poëte et grand naturaliste : La nature, dit Goëthe, dans le développement organiques des êtres, marche sans repos ni arrêt, et elle attache sa malédiction à tout ce qui retarde ou suspend son mouvement.

Le poète a bien dit cette fois, la nature marche, et comme le semeur elle sème la vie en marchant.

Un premier pas, et voici le sol sans autre activité intérieure qu’une sourde chimie.

Un second pas, et voici la plante, et la sève coule et porte de la fibre à la fibre la forme et la couleur.

Un pas encore, et voici l’animal, et la sève prend feu au contact de l’oxigène, et bat le rhythme de la vie dans l’artère.

Un pas enfin, et voici l’homme, et l’intelligence paraît sur la terre pour continuer le progrès sous forme de civilisation.

Et en présence de cette admirable procession, de cette admirable hiérarchie de l’être à la recherche d’un type de plus en plus parfait, vous croyez pouvoir affirmer que la nature, du haut de sa majestueuse sincérité, inflige un démenti à nos théories. La nature aurait-elle donc deux paroles comme Janus avait deux visages, que partisans ou adversaires de la perfectibilité jurent à la fois par son évangile et comptent au même titre sur son approbation ?

Cependant, de deux choses l’une, ou bien tous les êtres de la planète sont égaux entre eux, également doués ; ou bien ils sont inégaux, inégalement approvisionnés de moyen d’existence.

Si les êtres sont égaux, fermons le débat. Évidemment point de progrès. J’ai tort, je le reconnais, j’emporte ma courte honte et je garde le silence. Mais personne, que je sache, n’a encore poussé l’intrépidité du paradoxe jusqu’à prétendre que végéter et vivre c’est tout un à l’échelle de l’être, et que le chardon sur sa motte de terre déploie autant de puissance de vie que l’aigle à travers l’espace.

Si les êtres, au contraire, sont inégaux, et c’est là le fait hors de page par excès d’évidence, la nature, en les créant, a dû, de toute nécessité, procéder au hasard, ou par coup de tête ; mais entre nous, hasard et coup de tête ne sauraient faire le texte d’un débat en matière de création ; ou bien suivre une méthode, une série, et dans cette méthode, cette série observer l’ordre du temps, ou, si vous aimez mieux, l’ordre de succession.

A-t-elle suivi cet ordre ? Oui, puisque le raisonnement de la logique, ce contemporain de toute époque, ce témoin oculaire de toute chose, me montre aussi clairement que si j’avais assisté au drame de la Genèse, que la nature a fait le sol avant de faire l’herbe, l’herbe avant de faire l’animal herbivore, et l’animal herbivore avant de faire l’animal carnivore, l’homme, par exemple, en l’envisageant pour une minute au simple point de vue de l’animalité.

Soit, direz-vous peut-être. La nature a fait acte de progrès tant qu’elle a créé, mais l’œuvre terminée, elle a mis le signet au livre de vie, et fixé invariablement chaque être à sa place. Est-ce que par hasard le mouton ou l’âne, depuis leur premier aïeul, ont jamais accompli aucune évolution, ou passé par aucune métamorphose ?

Non, sans doute, pourrais-je vous répondre, parce que le mouton, aussi bien que l’âne, est un effet de la loi de progrès, et simplement un effet. Or, un effet une fois produit ne retient pas la cause qui l’a produit, et ne reproduit pas à son tour un nouvel effet. Autrement, l’effet égalerait la cause, l’acte la faculté, le fait particulier la loi générale, ce qui, en bonne dialectique, implique contradiction, et par conséquent impossibilité.

Or, quelle est la cause productive, la force motrice du progrès ? Ce n’est pas telle ou telle quantité de matière, plus ou moins richement organisée, sous tel ou tel nom de quadrupède ? c’est uniquement l’intelligence, car l’intelligence a seule puissance d’activité, et l’activité a seule puissance de progrès. Quand donc nous disons que la nature progresse, nous entendons par nature l’intelligence active préposée à l’œuvre de la création.

Le jour où nous trouverons cette intelligence constituée sur la terre à l’état d’être vivant, alors, et seulement alors nous retrouverons le progrès ; nous allons la rencontrer tout à l’heure. Mais auparavant, laissez-moi ici vous exprimer en toute sincérité le regret d’un homme qui vous admire, et qui voudrait réunir en vous tous les rayons de la vérité.

J’aurais cru, je l’avoue humblement, que cette magnifique évolution de vie sur la terre devait tenter votre intelligence, que vous, grand artiste, vous deviez par ce don de seconde vue, appelé le génie, saisir le premier ou tout au moins acclamer le grand art de la création, qui va sans cesse variant son œuvre, qui va sans cesse tournant la page, qui va sans cesse jetant sur le premier épisode de vie, un épisode encore plus dramatique, et va sans cesse augmentant l’intérêt à mesure que la scène marche au dénoûment. Cette idée semblait faite pour vous ; elle était à votre taille. Lorsqu’elle est venue frapper à votre porte ; pourquoi l’avez-vous écartée de la main comme une importunité ?

Vous deviez laisser la négation du progrès dans la nature à cette petite école éclectique, de seconde main, qui siège aujourd’hui à l’Académie et prêche du haut de son fauteuil le pour et le contre, le système de Cuvier et le système de Geoffroy Saint-Hilaire. Cette école là consentirait, à la rigueur, à reconnaître une loi de série dans la nature, mais non d’unité dans la série. Or que serait, je vous prie, une série sans unité, pour relier un terme à l’autre et tous les termes à l’ensemble ?