Le Monde marche, Lettres à Lamartine/XI

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XI

Nous allons lentement ; mais que voulez-vous ? l’affirmation a le vol léger, l’espace libre, tandis que la réfutation a le souffle court, et traîne à sa suite tout un bagage de faits et de raisonnements. N’importe ; continuons. Un instant de patience, nous arriverons peut-être au dénoûment.

Tout à l’heure vous avez interpellé le progrès pour le compte du corps humain, et vous l’avez sommé de vous dire quand et comment, sous quelle forme et à quelle fin il avait ajouté à ce bloc de cinq pieds et quelques pouces un ornement de plus, un organe de plus, un membre de plus, un atome enfin de plus de matière. Je crois avoir répondu à cette première objection qui avait son prix, à ce qui paraît, car elle a trouvé acquéreur dans l’école de l’éclectisme.

Vous passez ensuite de la matière à la société, et, là encore, vous nous mettez au défi de montrer, sur la poussière du temps, une seule trace de progrès. Et, marchant à grands pas dans l’histoire, vous nous jetez les siècles à la face avec d’admirables explosions d’éloquence. Car, pour le remarquer en passant, vous traitez la question uniquement par apostrophes, et, au magnifique tumulte de votre parole, je pourrai vous répondre, dès à présent : Notre cause est gagnée. Car, là où il suffit de raisonner, elle vous force continuellement à vous réfugier dans l’éloquence.

Vous nous ajournez à nos premiers cheveux blancs pour argumenter sensément sur les destinées de l’humanité. À ce compte nous remplissons les conditions requises. Reprenons les points en litige. Dans votre brusque sortie contre le progrès, vous faites exception, je le sais, pour l’industrie. Vous dites, en la nommant à peine, du bout de la lèvre, comme pour l’acquit de votre conscience :

« Excepté dans quelques industries purement mécaniques qui changent le mode d’une civilisation sans en changer le fond, où sont ces symptômes si frappants de la perfectibilité indéfinie de l’espèce humaine ? »

Industries purement mécaniques ? Dites plutôt sciences appliquées, car géométrie, algèbre, dynamique, physique, calcul intégral, calcul différentiel, il faut toutes ces connaissances, toutes ces filles austères du génie humain pour remuer la moindre bielle et soulever le moindre piston.

Est-il vrai ensuite que les industries, ces perpétuelles invocations de l’homme aux forces de la nature pour échapper aux rigueurs de nos misères, changent seulement le mode sans changer le fond de l’humanité ?

Est-ce que l’architecture, pour prendre la première industrie venue, en bâtissant la maison et en retirant l’humanité de l’état vague de la vie en plein champ pour l’amener à l’ordre régulier de la cité, aurait modifié seulement une forme insignifiante de la civilisation ? Mais relisez donc l’étymologie. Civilisation, cité, c’est tout un à l’origine. Or, si la civilisation a un avantage sur la barbarie, elle l’a probablement pour avoir changé le fond barbare de l’humanité.

Est-ce que le moulin, pour continuer la démonstration, en substituant à la force musculaire de l’esclave condamné à la meule la force mécanique de la roue manœuvrée par le courant, n’a pas autant et plus contribué à l’émancipation de l’esclavage que n’importe quelle homélie de Jérôme ou de Chrysostome. Prêchez la liberté, vous faites bien ; mais vous la prêcherez en vain si vous ne trouvez d’abord le moyen de relayer le travailleur par la machine, car la société a besoin pour vivre d’une quantité fatalement déterminée de travail.

Qu’importe, direz-vous peut-être, et si vous ne le dites pas, d’autres l’ont déjà dit pour vous, que l’industrie ait aidé à certain moment l’humanité à franchir le pas d’une civilisation, si, depuis lors et surtout à notre temps, elle a répandu dans la société l’esprit d’industrialisme, c’est-à-dire l’esprit de haine, à toute idée de générosité, de réforme, de liberté, de démocratie ?

Depuis le dernier coup de canon de l’empire, nous le confessons volontiers, ajoutent-ils, le monde fabrique plus de coton, distille plus d’alcool, raffine plus de sucre, met davantage la matière en œuvre, voyage plus rapidement, vit mieux, boit mieux, mange mieux, comprend mieux l’élégance, mieux le bonheur, si on peut appeler bonheur la chasse, le bal, l’opéra, le bain à l’étranger, le luxe sous toutes les formes, luxe de fleurs, luxe de fruits, luxe de vins, luxe de toilettes, luxe de villas, luxe de meubles, luxe de tableaux, luxe d’équipages, luxe de livrées, luxe d’armoiries.

Mais gardons-nous de conclure du progrès en industrie au progrès en politique, car, loin de venir en aide l’un à l’autre, ils ont au contraire entre eux une incompatibilité de nature ; l’un vit d’idées, l’autre vit de jouissances. Or, pour jouir convenablement, l’industrialisme conseille de mettre de côté toute préoccupation d’esprit. Laisser aller le monde comme il veut, selon la sagesse du moine, parler toujours avec respect du prieur régnant, dormir en paix sur l’oreiller de l’insouciance, et tirer à soi le plus possible la couverture, chacun pour soi, chacun chez soi, et après soi la fin du monde, voilà toute la morale d’une société livrée corps et âme au démon de l’industrie. Dans une pareille société, l’écu suffit et le gendarme pour garder l’écu, et, plus le gendarme interprète rigoureusement sa consigne, plus la chose publique touche à la perfection.

Que le progrès marche au pas de course en industrie, d’accord, répondrai-je à mon tour, l’œil ici tranche la question ; mais qu’il marche forcément en sens inverse de la liberté, nous le nions, autrement il faudrait maudire la naissance de Watt, briser la machine à vapeur et retourner à la litière et à la quenouille. Car, la dignité importe plus à l’homme, rentre plus dans la loi de sa destinée que la toile à bon marché ou la locomotive à grande vitesse. Or, pas de liberté, pas de dignité, pas même de moralité, vu que l’homme n’est un être moral que parce qu’il est un être libre, et que, le jour où il perd une part de liberté, il perd incontinent une part équivalente de vertu. Homère l’a dit le premier. Voyez plutôt l’esclave. Le vice a toujours prise sur l’âme passée, l’âme active a seule contre lui force de réaction.

Sans doute, au premier coup d’œil, l’industrie développe démesurément l’esprit d’égoïsme dans une certaine portion de la société. Jouer à la hausse, jouer à la baisse, traiter la vie comme une Californie de passage, ramasser à la hâte son lingot dans la boue, et partir et dévorer à l’écart son butin, sans compter un instant avec le cœur, avec l’idée, avec le droit, avec la justice, avec tout ce qui fait l’homme grand, avec tout ce qui le fait Dieu sur la terre ou fils de Dieu, si vous craignez la témérité de l’expression, tel est, en apparence, le fait courant de cette multitude innombrable, uniquement ingéniée à mettre un chiffre devant un autre chiffre, à vendre à prime un coupon d’action, ou à gagner et à toucher un dividende.

Mais si l’industrie mal entendue surexcite dans un coin de la société un besoin de bien-être à tout prix, de repos quand même, faussement appelé l’ordre, comme si l’ordre pouvait exister en dehors de la vie pour un être vivant, elle rachète amplement, il faut l’avouer, cet inconvénient, par un concours qu’à son insu, et par une sorte de loi de nature, elle apporte incessamment à l’esprit de liberté.

Qu’elle en ait ou non la conscience, qu’elle en ait ou non la volonté, en multipliant de plus en plus le travail et un travail de plus en plus savant, elle amène chaque jour sur la scène, du fond du peuple, une masse de plus en plus nombreuse de travailleurs instruits, vivant à la fois de salaire et d’intelligence : géomètres, ingénieurs, mécaniciens, dessinateurs, décorateurs, opticiens, typographes, artistes du ciseau, du compas, de la lime et de l’équerre, contre-maîtres de la civilisation, moralisés par le labeur, le premier moraliste du monde, cœurs chauds, esprits neufs, ouverts à toutes les idées, éblouis parfois au sortir de l’ombre par la lumière, mais sincères avec eux-mêmes, mais prêts à revenir sur leurs pas et à reprendre les traces de la vérité.

C’est là l’infatigable recrue de la démocratie, le sel de la terre, la seconde couche de la bourgeoisie, la bourgeoisie elle-même ramenée à sa véritable expression. Pas un coup de piston, pas un jet de fumée qui ne fasse sortir de l’obscurité du prolétariat un homme d’intelligence et par conséquent de liberté. Hier, ils étaient à peine cent mille, aujourd’hui ils sont un million, deux millions et le nombre va toujours croissant. Aussi, toutes les fois que nous entendons la machine à vapeur battre l’air de son rhythme éperdu dans son vol aussi rapide que le vol de l’hirondelle, nous la bénissons du fond du cœur, dans un religieux respect, car elle propage la cause de la liberté, la cause de la démocratie plus qu’aucune parole d’aucun homme vivant. Le chemin de fer est mieux qu’un moyen de transport ; il est un destin.

Jusqu’à ce moment de l’histoire, jusqu’au perfectionnement de la mécanique appliquée à l’industrie, le travail n’exigeait du travailleur qu’une dépense de force sans plus d’idée que le bœuf n’en apporte à la charrue. L’ouvrier était, à proprement parler, l’appendice de la machine. Mais, de notre temps, grâce au raffinement de la mécanique, le travail exige du travailleur une certaine action de son intelligence : l’étude de l’arithmétique, de la physique, de la chimie, du dessin.

Or, le soir, à la sortie de son atelier, l’ouvrier retrouve cette intelligence, déjà développée une première fois, curieuse et inquiète d’un nouveau développement. Il lit, il réfléchit, il écoute les voix du siècle, éparses dans le vent, il apprend à compter avec les idées ; et, sans vouloir flatter personne au détriment du voisin, il est tel philosophe en manche de chemise qui dépasse de toute la hauteur de la tête n’importe quel hobereau, maire de son village.

Par je ne sais quelle mystérieuse concordance de la civilisation, tout ordre nouveau de travail introduit une nouvelle classe dans la société, et cette nouvelle classe une nouvelle armée intellectuelle de la liberté.

Lorsqu’au milieu du moyen âge la multitude confuse et anonyme du servage passa de la glèbe à la petite industrie du métier à la main, du métier à domicile, la liberté poussa son premier cri en Europe et sonna son premier tocsin. Ce fut l’heure des corporations, l’heure des communes, l’heure des républiques de tisserands et de forgerons de Gand, de Liège, d’Amiens, de Florence. Le beffroi montait à côté du donjon. Le tiers état venait de naître. Il devait continuellement grandir jusqu’au jour où il pourra dire : La nation c’est moi, et agir en conséquence.

Lorsque la découverte du Nouveau-Monde eut révolutionné la vie matérielle de l’homme, provoqué un continuel va et vient d’une rive à l’autre de l’Atlantique, accumulé l’activité sociale au bord de la mer, et improvisé, à la lisière mobile de la vague, comme d’autres capitales destinées à faire face aux colonies naissantes, le nouvel ordre de travail suscita encore une nouvelle classe, la classe commerçante, et cette classe commerçante donna aussitôt le signal d’une nouvelle recrudescence de liberté, non pas de liberté étroite, de liberté purement communale réduite à l’ombre du clocher, mais de liberté politique, de liberté générale étendue comme la marche du navire à la circonférence de l’univers. Les nations maritimes ont donné les premières l’exemple de cette émancipation sur une grande échelle : d’abord la Hollande, ensuite l’Angleterre, puis l’Amérique du nord et enfin la France au jour glorieux de la Bastille, et à ce jour-là les villes qui ont le plus marqué par leur intrépide amour de la révolution étaient précisément les grandes métropoles du commerce. Le vent soufflait de la mer.

Aujourd’hui, le travail à la mécanique a répandu sur toute la surface du pays une activité mille fois plus considérable que tout le labeur réuni du passé, et improvisé une population jeune comme le siècle, progressive comme lui, née de la liberté et pour la liberté. Aussi, partout où vous voyez la machine déchaîner à l’infini à côté de la machine son ouragan de vapeur, là vous voyez aussi, à travers l’épaisse atmosphère de houille, briller le feu sacré de la démocratie. C’est à Londres, c’est à Birmingham, à Paris, à Lyon, que l’âme du progrès a passé. Cette âme a pu errer sans doute au début ; mais, soyez tranquilles, elle saura bien distinguer un jour la chimère de la réalité.

Eh bien ! quand tout ce qui travaille dans le monde, depuis l’origine du monde, travaille pour affranchir l’homme et déposer sur le sol une nouvelle couche de liberté, et quand aujourd’hui même la vapeur, l’électricité, cette création d’hier, mise en mouvement par le génie humain ; quand la terre, remuée de fond en comble, et ébranlée comme par la secousse d’une âme nouvelle ; quand tout cela conspire fatalement pour la liberté, apporte à la liberté une force à briser la planète, c’est ce moment-là, homme de peu de foi, que vous choisissez pour douter de l’avenir, pour ramener votre manteau sur la tête, et dire comme cet autre vaincu : Mourons.

Vous regardez l’heure de votre pendule, et qu’est-ce donc qu’une heure dans la vie d’une nation ? Quant à nous, nous sommes tellement certains de la victoire du droit par la seule force des choses, sans l’assistance d’aucune autre force, que nous remettons la cause de l’Europe à Dieu et que nous attendons en silence. Mais voyez donc le pas que l’Europe a fait dans une vie d’homme, par la seule puissance des principes latents, et nous appelons principes latents tous les progrès, tous les travaux de la société, les travaux de la main aussi bien que les travaux de la pensée.

Immédiatement après la funèbre réaction à main armée de la monarchie contre la révolution, l’Europe dort sous la main de fer de la sainte alliance. À peine la France, et la France c’est l’Europe en fait de liberté, compte-t-elle un petit groupe d’idéologues, derniers survivants de la révolution, fidèles quand même à son immortelle devise. Quinze ans après, le groupe est toute la bourgeoisie. La pâte a pris le levain. Quinze ans après la liberté est descendue dans le peuple, et le suffrage universel vient consacrer la victoire. La liberté a gagné des millions de voix, et vous gémissez sur quelques défections de quelques chétives minorités repenties, condamnées à pleurer sur leurs vieux principes comme sur des égarements de jeunesse, vous vous couvrez la tête de cendre, et vous allez criant à travers la place publique : Tout est perdu ! … Tout est sauvé, au contraire. Regardez plutôt l’Europe. Le despotisme y signe en ce moment son acte d’abdication.