Le Monde marche, Lettres à Lamartine/XII

La bibliothèque libre.

XII

Où sont vos preuves ? dites-vous, et précipitant question sur question avec une fougue de main qui chez tout autre semblerait vouloir gagner l’objection de vitesse et échapper à la réponse, vous nous demandez éperdument où, quand, sous quelle forme, à quelle occasion nous avons surpris l’histoire en flagrant délit de progrès ? Est-ce dans les livres ? est-ce dans les idées ? est-ce dans les arts ? est-ce dans les passions ? est-ce dans les institutions ? est-ce dans la félicité publique ? est-ce dans le bonheur individuel ? et vous fermez sur ce dernier chapitre l’interrogatoire du passé comme si vous aviez épuisé en réalité toutes les hypothèses du progrès.

Vous parlez d’abondance et vous en avez le droit plus que personne, de la poésie, de l’éloquence, de l’architecture, de la sculpture, de la bibliothèque de Persépolis, de Job, de Salomon, de Cicéron, d’Aristote, de Napoléon. Mais de la religion pas un mot, mais de la science rien, mais de la législation moins que rien, mais du sort de la femme même silence. Comment avez-vous pu oublier en route ces données premières, ces données foncières du problème ? Vous avez trop de loyauté à coup sûr pour chercher à prendre avantage sur vos adversaires par réticence, ou, comme on dit en langage d’école, par omission.

Serait-ce donc que Dieu compte moins dans l’humanité qu’une statue, la femme qu’une colonne corinthienne, le code qu’un vase étrusque, l’astronomie qu’une pagode indoue, la médecine qu’une période de Cicéron, et la chimie qu’un gémissement de Job sur son fumier ? Celui-là vous connaîtrait bien mal, vous calomnierait bien gratuitement, qui de près ou de loin pourrait vous supposer une pareille pensée.

Par quel caprice donc, et par quel lapsus de plume, toute une part de l’humanité, la plus grande précisément, fait-elle défaut dans ce rapide dénombrement des conditions du progrès ? C’est que, par une pression secrète de votre thèse sur votre esprit, vous avez senti ou plutôt votre erreur a senti en vous à votre insu que si vous prononciez un seul de ces mots de science ou de religion, l’argument allait aussitôt rebondir contre vous, et vous alliez vous blesser avec votre propre flèche comme Philoctète.

N’importe, mutilé ou non, j’accepte le débat comme vous l’avez posé. Vous choisissez le terrain, vous mesurez au progrès sa part de champ et de soleil, qu’à cela ne tienne, la vérité peut sans danger vous faire cette concession, elle n’est la vérité qu’à la condition d’être vraie partout, dans l’ensemble comme dans le détail. Je reprends donc vos objections une à une, dans les termes mêmes où vous les avez formulées. Vous nous sommez de dire sur quel chemin de l’histoire nous pourrions vous montrer la trace de la marche de l’humanité.

« Est-ce dans les livres, demandez-vous, ces monuments écrits de la pensée des peuples ? Si nous en jugeons par les sublimes fragments que la Chine, l’Inde primitive, la Grèce, Rome, nous permettent de déchiffrer, nous ne voyons rien d’inférieur dans ces monuments écrits aux pages de notre moyen âge obscurci de ténèbres et de nos deux ou trois siècles de crépuscule d’une renaissance de la pensée. La cendre de la bibliothèque de Persépolis ne nous a laissé que quelques étincelles, mais ces étincelles attestent un foyer aussi lumineux que le foyer de notre jeune Europe. »

Où est le progrès dans les livres, dites-vous ? Mais d’abord dans les livres eux-mêmes. Les livres marquent probablement un progrès sur les récits ambulants des rapsodes. La logique mystérieuse des choses a tellement fondu la langue à son timbre, que vous ne sauriez toucher à un mot, le premier venu, au hasard, sans que ce mot ne rende aussitôt sous votre doigt le son du progrès.

Nous pouvons sans doute dans une heure de fatigue donner congé au progrès, et tirer le rideau sur sa lumière pour prendre un instant de repos ; le progrès n’en est pas moins toujours là, qui nous veille, qui nous entoure, qui nous tient, nous étreint, nous pénètre de toutes parts et par tous les pores à la fois. À l’heure même où, assis à notre table, nous essayons de nier, la plume à la main, son existence, le progrès, assis à notre côté, nous regarde et sourit de notre illusion ; car cette table, cette plume, cette encre, cette chambre, cette fenêtre, cette gravure, cette glace, tout ce que nous voyons, tout ce que nous touchons, nous renvoie le progrès et nous prêche le progrès ; quelque chose que nous fassions, quelque chose que nous disions, nous faisons acte de progrès ou nous nommons une conquête du progrès. Nous attaquons le progrès, mais c’est avec la presse, une arme du progrès. Nous renonçons au progrès, mais le mot même dont nous nous servons pour ce renoncement tourne dans notre bouche et dit progrès.

Si le livre est un perfectionnement sur le rapsode, la multiplication du livre est aussi une conquête de plus de la civilisation, puisqu’elle augmente le nombre des convives des fêtes de l’intelligence. Ainsi l’imprimerie, en vomissant par minions, par milliards à coups de balancier, de ses cratères béants, la parole écrite sur le monde entier, a mis aujourd’hui ou tend à mettre partout l’homme de niveau avec la plus haute conception possible de l’humanité.

Car qu’est-ce que l’homme au sortir du berceau ? un être à moitié formé qui a besoin pour son achèvement d’un dernier tour de main appelé instruction. Par l’instruction seulement il tient à distance respectueuse le sauvage, son voisin de figure. Par l’instruction seulement il ramène le passé à sa portée. Par l’instruction seulement il multiplie son âme autant de fois qu’il acquiert une idée ; et grâce à cette acquisition, il revêt en quelque sorte la nature universelle de l’humanité, dernière et suprême expression du progrès. Rome avait raison de donner le nom d’humanité à l’étude. L’étude est l’élargissement de l’individu à la mesure de l’espèce.

Si l’imprimerie a fait preuve de progrès en multipliant le pain de l’âme, elle en a encore fait preuve en arrachant le livre par sa multiplicité même à toute chance de destruction.

Pourquoi la bibliothèque de Persépolis ou la bibliothèque d’Alexandrie a-t-elle en croulant enseveli à jamais une partie quelconque du génie humain ? parce que la lenteur, parce que la difficulté de la copie à la main condamnaient la pensée du poëte ou du savant à circuler dans le monde à un petit nombre d’exemplaires, quelquefois même à un seul exemplaire. Mais quelle torche maintenant ou quel tremblement de terre pourrait anéantir l’œuvre écrite, l’œuvre imprimée répandue à profusion sur toute la surface de la planète ?

Ainsi, diffusion de l’œuvre écrite par la presse et indestructibilité de cette œuvre par la diffusion, voilà le progrès en double partie que nous avons accompli sur l’antiquité. Est-ce à dire pour cela que l’antiquité ait péri dans son génie, à Persépolis ou à Alexandrie, et que de ce foyer lumineux, comme vous dites, le temps n’ait sauvé çà et là qu’une étincelle ? C’est l’étincelle au contraire que l’humanité a perdue et le foyer qu’elle a sauvé. Car, l’antiquité à coup sûr n’a pas connu, et le vent n’a pas balayé à l’oubli avec la cendre du Serapeum, de plus grands poëtes qu’Homère ou Virgile, de plus grands dramaturges qu’Eschyle ou Sophocle, de plus grands philosophes que Platon ou Aristote, de plus grands orateurs que Démosthène ou Cicéron, de plus grands médecins qu’Hippocrate ou Galien, de plus grands savants que Pline ou Euclide, de plus grands historiens que Thucydide ou Tacite. Or nous possédons à l’heure qu’il est les œuvres de tous ces pères de la civilisation, complètes ou incomplètes, peu importe, toujours assez complètes pour juger leur génie en connaissance de cause, et du même coup le génie du passé. Quelle que soit la perte de la littérature de second ordre dérobée à notre curiosité par un accident ou par un autre, ce n’en est pas moins une perte pour la pédagogie, et l’imprimerie a bien mérité de la civilisation, en mettant désormais la pensée humaine hors d’atteinte de la sape ou de l’incendie.

Mais ici, par ce mot de livre, mot vague, mot arbitraire, à double sens et à double entente, vous n’entendez pas seulement, je me hâte de le reconnaître, le livre matériel, le procédé matériel, plus ou moins ingénieux, plus ou moins rapide d’incorporer la parole sous un volume donné, et de répandre dans la foule cette monnaie de l’esprit. Vous entendez surtout et avant tout l’idée contenue dans le livre, vulgarisée par le livre, car c’est l’idée seule qui constitue la valeur du livre, et contester le progrès en fait de livre, c’est le contester en réalité en fait d’idées. C’est donc sur ce dernier terrain que nous avons à porter le débat et à justifier le dogme de la perfectibilité.

« Est-ce dans les idées que vous voyez ce dogme en action ? nous demandez-vous. Nous ne pensons pas plus creux que Job ; nous ne rêvons pas plus grand que Platon, nous ne chantons pas plus divinement qu’Homère, nous ne parlons pas plus éloquemment que Cicéron, nous ne moralisons pas plus raisonnablement que Confucius, nous ne résumons pas notre sagesse en proverbes plus substantiels que Salomon. »

Savez-vous bien, mon illustre maître, que par votre manière de poser les questions, vous jetez à chaque instant la réplique dans de cruelles perplexités. Tout à l’heure vous confondiez le livre et l’idée, maintenant vous confondez l’idée et la poésie. L’idée a cependant un sens déterminé dans la langue de la philosophie ; en tant qu’idée proprement dite, elle signifie notion, et uniquement notion. Chercher le progrès dans l’ordre de l’idée, c’est le chercher dans l’ordre de la connaissance ; pas plus la poésie que l’éloquence et l’éloquence que la poésie n’ont à faire ici dans le débat ; j’écarte donc respectueusement Homère et Job pour cause d’incompétence.

Mais après avoir déblayé ce premier obstacle, je heurte un nouvel empêchement. Je pourrai peut-être encore à la rigueur répliquer à des arguments, parce que dans l’ordre de la logique je plaide devant la raison, et que la raison n’accepte à son tribunal que des raisons. Mais à des noms propres, que dis-je à des noms ? à des statues, à des idoles, dressées là devant moi, de la hauteur de tous les siècles, enfumées de l’encens de tous les peuples, couvertes et ruisselantes de toutes les guirlandes et de toutes les huiles de senteur des pédagogues et des grammairiens, consacrées et sanctifiées depuis les bancs du collége, par toutes les adorations et les génuflexions de dix, de vingt, de trente générations, qu’ai-je à dire en conscience, qu’ai-je à répondre, sinon à tomber à genoux et à humilier mon front sur le pavé ?

— Vois-tu cela, disait un jour en pleine synagogue un rabbin à Spinosa, et il lui montrait du haut de l’estrade un instrument mystérieux et terrible que nul jusqu’alors n’avait osé nommer, n’avait osé regarder, car c’était par cet instrument comme par la trompette du jugement dernier, que Dieu en personne soufflait sa colère et lançait l’anathème ? — Je le vois, répondit froidement Spinosa ; c’est un cornet à bouquin. Le philosophe avait dit ce jour-là le mot du mystère, et l’anathème avait perdu son prestige.

Mais qui pourrait aujourd’hui revendiquer contre le fétichisme de l’antiquité l’indépendance d’esprit de Spinosa, sans faire frémir la synagogue d’horreur et faire crier la pierre elle-même au sacrilège ? Je ne puis cependant m’empêcher de remarquer, à mes risques et périls, que pour juger sainement des génies du passé, nous devons les uns et les autres précautionner notre imagination contre les effets du lointain. Major è loginquo reverentia. L’esprit a aussi son illusion d’optique. La gloire monte à l’ancienneté ; à son mérite intrinsèque, le temps ajoute un reflet de supplément. Le temps même suffit pour faire gloire à défaut de tout mérite.

Certes la Minerve de Phidias pouvait passer sans effort, du premier jour, pour la personnification la plus heureuse de la sagesse armée. Mais la foule l’avait vue sortir du limon sous l’ébauchoir de l’artiste, mais la foule l’avait vue monter à dos de mulet de l’atelier à l’Acropole, et de préférence à cette divinité d’hier, née à vue d’œil en quelque sorte, il allait adorer dans un coin du temple je ne sais plus quelle Pallas douairière sculptée au bon vieux temps de l’Hellade, dans un tronc de poirier sauvage et barbouillée de vermillon. C’était toujours là et uniquement là pour le peuple la véritable déesse.

Qu’est-ce qu’un fétiche ? un morceau de bois suffisamment vieilli. Qu’est-ce qu’un noble ? un lambeau suffisamment fripé de parchemin. Le temps et le temps seul constitue toute leur valeur. Avez-vous jamais remarqué au Musée du Louvre un grain de blé soigneusement gardé dans un tabernacle de cristal ? Qu’a donc fait ce grain de blé de plus que tout autre pour figurer ainsi à l’état de monument sacré au fond d’un reliquaire ? Il a reposé trois mille ans sous le pli d’une bandelette dans une nécropole d’Égypte ; il a trois mille ans de date, et par sa date il tient de Pharaon.

Nous n’irons donc pas opposer un génie de la veille à un génie de l’antiquité pour démontrer le progrès des idées, parce que dans le parallèle nous aurions le temps contre nous, c’est-à-dire le préjugé des préjugés. Nous ne chercherons pas si un philosophe ou un moraliste de notre âge a pensé plus creux que Job, comme vous dites, ou rêvé plus grand que Platon. Nous pourrions longtemps entrechoquer des noms propres les uns contre les autres sans jamais faire jaillir du choc une clarté sur la discussion.

Posons autrement la question si nous voulons la résoudre. Demandons-nous simplement si les hommes aujourd’hui ont plus d’idées, plus d’idées justes, bien entendu, et non pas creuses, que les hommes d’autrefois, et si les idées rayonnent de notre temps sur plus d’intelligences que du temps du paganisme. Accroissement des connaissances et diffusion des connaissances accrues, voilà les deux conditions du progrès des idées. L’Europe les a-t-elle réalisées l’une et l’autre depuis la renaissance ? Faisons le bilan de la vérité.

Mais je vois déjà au reflet de la lampe allumée en ce moment sur ma table sortir de l’ombre le triste et austère spectre de Pascal qui réclame la priorité. Pauvre génie troublé, jeté brusquement à l’entrée de l’avenir, il en éprouva comme un sentiment de terreur. Il garda toute sa vie la majestueuse mélancolie de l’aurore de Michel-Ange. La nature l’avait fait prophète ; il plongea le premier son long regard dans le monde du progrès. Mais après avoir entrevu la lumière, il rentra dans la nuit du moyen âge avec un cri de désespoir. N’importe, il n’en a pas moins déchiré le premier le voile du sanctuaire. Je lui passe donc la parole. La vérité dans sa bouche aura plus d’autorité.

« Non-seulement chacun des hommes, dit-il, s’avance de jour en jour dans les sciences, mais tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à mesure que l’univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différents d’un particulier. De sorte que toute la suite des hommes pendant le cours de tant de siècles doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. D’où l’on voit avec combien d’injustice nous respectons l’antiquité dans les philosophes : car comme la vieillesse est l’âge le plus distant de l’enfance, qui ne voit que la vieillesse de cet homme universel ne doit pas être cherchée dans les temps proches de sa naissance, mais dans ceux qui en sont le plus éloignés ? »

Vous êtes par le génie de la famille de Pascal. Reconnaissez-vous la voix du sang à ce langage ? Reprenons maintenant la démonstration, et au raisonnement du sublime géomètre ajoutons deux siècles de plus d’arguments.