Le Monde marche, Lettres à Lamartine/VI

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VI

La puissance créatrice immanente dans notre univers a successivement entraîné l’être de l’inertie à la végétation, de la végétation au mouvement, du mouvement à la sensation, de la sensation à l’instinct, ce dernier échelon de l’échelle purement animale. Va-t-elle maintenant rompre tout à coup avec la planète, arrêter sa marche, abdiquer son œuvre, mentir à son début, disparaître de sa création et tomber dans le néant, elle qui a tiré toute chose du repos ?

Loin de là, elle passe dans l’homme, et, réfugiée tout entière dans l’homme désormais, elle l’emporte à sa suite, de toute la vitesse de vie accumulée en elle, dans une nouvelle carrière de progrès. Seulement, comme l’homme est un être à la fois sentant et pensant, elle continue l’évolution dans l’ordre de cette double nature, c’est-à-dire du sentiment et de la pensée.

Jusqu’alors elle avait créé matériellement et marché à grands pas d’une espèce à l’autre, parce que l’animal est tellement égalitaire, tellement semblable à son voisin, que le genre seul constitue, à proprement parler, l’individu. Une abeille, c’est toute la ruche, rien de plus, rien de moins et aussi longtemps que la terre tournera dans l’espace.

Mais une fois incarnée, infuse dans l’humanité, l’âme motrice de la planète, laisse derrière elle toutes les races antérieures, comme des créations épuisées, définitives, enfermées dans des cadres inflexibles, et elle reprend, à partir de l’homme et sans sortir de l’homme ; la série de ses progrès, en créant, cette fois-ci, non plus des corps, mais des idées ; non plus des races, mais des civilisations.

Une même loi de progrès, diverse dans ses résultats, mais une dans son principe, embrasse ainsi la terre et l’humanité à la fois. Natura sibi consona, a dit Newton. La Providence est toujours conséquente avec elle-même. Dans la chaîne d’or de ses créations elle a voulu rattacher par une série infrangible d’anneaux l’histoire naturelle à l’histoire.

Et dans l’histoire naturelle comme dans l’autre histoire, elle révèle son évolution au même caractère, l’accroissement de vie ; chez l’animal, être purement physiologique, sensible ou instinctif, l’accroissement de vie par plus d’organes de sensations ou d’instincts ; chez l’homme, être sensible aussi, mais encore moral, mais encore intelligent, l’accroissement de vie par plus de forces, par plus de sympathies, par plus de connaissances.

L’accroissement de vie, ainsi défini, voilà, j’ose le dire, la formule du progrès. Je crois l’avoir suffisamment justifiée ailleurs. Si votre obscur disciple, ô maître, avait jamais eu le droit de compter pour un grain de sable dans l’attention de la foule, la chance de cette vérité serait peut-être sa petite part en ce monde, son humble fleur au soleil sur la pente de son jardin. Je vous demande grâce pour elle, en toute humilité. Respectez le bien du pauvre, vous tous qui passez, et qui comptez autour de vous les fleurs par milliers pour encenser le matin votre réveil.

Enfin, ce qui est dit est dit. Le progrès est l’accroissement de vie. Je respire, donc je vis plus que toi qui végètes ; je marche, donc je vis plus que toi qui rampes ; je pense, donc je vis plus que toi qui engouffres coup sur coup la sensation au fond de ton cerveau, sans jamais pouvoir la résoudre en idée.

Si la formule est vraie, et, à moins de nier l’évidence, on ne saurait en nier une syllabe, l’histoire naturelle donne pleinement raison à la théorie du progrès.

Passons à la contre-partie, comme nous en avons pris l’engagement, et voyons si, réellement et en fait, l’humanité confirme la parole de la nature.

La seconde création est achevée, la terre est remise du travail de l’enfantement, émergée de l’eau, enveloppée de la mer, arrosée en ordre, parée de verdure et approvisionnée de son immense mobilier, inanimé ou animé, depuis le marbre jusqu’au minerai, depuis l’insecte jusqu’au taureau.

Le vent souffle, le fleuve coule, la plante fleurit, et l’animal, type unique en réalité, mais rayonnant, mais progressant à l’infini vers un idéal suprême encore absent, glisse, nage, court, bondit, vole, sur l’herbe, sous l’eau, dans la plaine, dans la forêt, dans le nuage.

Et tout à coup voici qu’au milieu de cette ménagerie, errante de l’arbre à l’arbre et de la fleur à la fleur, un dernier acteur entré en scène, venu on ne sait d’où ni comment, mais marqué d’un signe à part, mais jeté là probablement à l’essai, et, à en juger par le premier aspect, en état de disgrâce.

Jusqu’alors la nature avait tout fait par elle-même, tout préparé pour l’animal. Elle pensait pour lui, prévoyait pour lui, et lui ménageait, dès le premier jour et à jamais, l’armure offensive et défensive nécessaire à son existence ; telle latitude, telle fourrure ; telle nourriture, telle organisation.

Est-il lion ? un bond, et il étend sur le sable son festin.

Est-il faucon ? un coup d’aile, et il foudroie sa proie dans l’espace.

Est-il cheval ? il broute l’herbe en paix, et l’herbe pousse partout.

L’animal vit au complet et définitivement et perpétuellement et irrévocablement de la même façon, d’une génération à l’autre, dans un équilibre parfait de moyen et de destinée.

Mais en introduisant l’homme sur la terre, au dernier quart d’heure, pour fermer la longue série des êtres de la création, la nature semble l’avoir traité avec une sorte de préférence à la fois et de sévérité. Elle lui a redressé le corps sans doute, et lui a permis ainsi de porter la tête haute et de dominer le monde du regard. C’est bien. Mais la gloire de son attitude n’est en définitive qu’une prise de plus qu’il donne contre lui à la loi de gravitation et qu’une occasion de tomber avec plus de lourdeur.

La majesté de sa taille le met continuellement en vue de l’ennemi, et que peut-il faire pour échapper, je ne dis pas au tigre ou à la panthère, mais simplement au loup ou à l’hyène ?

Lutter, mais il n’a ni croc ni griffe pour soutenir le combat, et, d’ailleurs, il présente toujours la partie la plus vulnérable du corps, le flanc ou la gorge, au choc de l’agresseur. Chaque coup contre lui porte la mort avec la blessure.

Fuir ? Mais sa destinée lui a refusé la force du faible, c’est-à-dire la vitesse, et par l’élévation de sa jambe et par sa difficulté d’équilibre, il ne peut courir librement que sur un terrain uni, sur un chemin. Autrement, pierre, buisson, fourré, fondrière, tout devient pour lui achoppement, obstacle, rempart ou abîme. Par lui-même il ne peut atteindre aucun animal à la course, il ne peut en éviter aucun.

Et comme si ce n’était pas encore assez d’infirmités accumulées sur une seule tête, la nature, si prodigue d’étoffe pour tous les premiers-nés de sa pensée, a oublié de donner un manteau à l’homme le jour de sa naissance. Elle a pour lui moins d’amour que pour le tigre, moins d’orgueil que pour l’alcyon. Elle le lance nu sur une terre âpre, à la pluie, au vent, à la neige, au soleil, — et le vent et la pluie et la neige et la canicule lui fouettent, lui glacent, lui hâlent et lui brûlent à vif l’épiderme. La souffrance, à chaque variation de température, l’enveloppe dans toute sa circonférence comme d’une seconde atmosphère.

Voilà l’homme au jour de l’Eden. Debout, immobile, poteau vivant dressé sur la création, désarmé, dépouillé, le dernier en force, le dernier par la marche, faible entre tous ses précurseurs de vie, et sans doute effrayé de sa faiblesse, étonné de son étrangeté, attristé de sa solitude, il dut sans doute, au premier moment, jeter autour de lui un regard d’angoisse et d’humiliation. Que pouvait être en effet pour lui-même, à son propre témoignage, cet être incomplet, insuffisant, inexplicable, grotesque, du moins par comparaison, avec son torse perpendiculaire, son double balancier flottant de chaque côté du corps, et terminé par une palme à chaque extrémité ?

Pourquoi ce bras ? pourquoi cette main ? à quel usage cela peut-il servira ? À marcher ? non à ouvrir la veine de la victime ? encore moins. Partout ailleurs, chaque membre a sa fonction. Ici, au contraire, membre inutile, fonction inconnue. En vérité, la nature a joué au parodoxe en créant l’homme. Peut-il vivre ? va-t-il disparaître ? À ne voir que le corps, la question n’est pas douteuse. C’est un être manqué. Il doit mourir.

Attendez, cependant. Il a porté le doigt à son front, et d’un geste il a révélé sa destinée. Il réfléchit, et tout est dit, et le mystère est expliqué, et l’homme est sacré roi de la création. La Providence avait pensé extérieurement à l’animal pour l’animal, et sa pensée était restée sur lui à l’état de lettre morte dans son organisme.

Maintenant elle va penser intérieurement à l’homme, et lui apporter jour par jour le nouvel organe nécessaire au renouvellement incessant de sa destinée. Elle lui repasse en quelque sorte le don de la création, et lui remet son œuvre à continuer, ou plutôt elle crée de compte à demi avec lui un autre monde à la fois divin et humain, le monde de la civilisation.

Et pour cette magnifique collaboration, elle lui a donné deux choses : l’intelligence, sa propre intelligence en partage, et ensuite la main, organe réservé, organe intellectuel, prémédité, combiné, avec une délicatesse infinie et une merveilleuse souplesse de tact et de mouvement, pour un service à part, le service du travail.

Or, qu’est-ce que le travail ? c’est le mouvement dirigé par la pensée et supérieur au mouvement de toute la part de la pensée. L’animal va et passe, voilà tout, et le vent efface sa trace sur la poussière. Il ne peut arracher à son instinct un seul mouvement de plus, ni le fixer sur la terre pour l’amélioration de son espèce.

L’homme va aussi, il passe aussi ; mais il ne passe pas tout entier comme l’animal. Il laisse après lui une somme de mouvement incorporée dans son œuvre et survivant dans son œuvre après sa disparition. Il a puissance de travail pour le compte de sa postérité.

Quelqu’un a nommé le travail un châtiment ! Mais le travail est mouvement et pensée. Où donc serait la punition ?

Dans le mouvement ? Quoi ! parce que le serpent rampe et que le faucon vole, le faucon subirait une décadence de plus que le serpent !

Dans la pensée ? Ah ! bénissons alors l’instrument de notre supplice ; car notre punition constitue précisément notre grandeur, — que dis-je ? notre part de divinité. — Le mot est lâché, je ne le retire pas.

L’homme pense ; donc il règne sur la terre au même titre que Dieu dans l’immensité.

Vienne maintenant la tempête que le vent souffle, que la pluie fouette, que la neige tourbillonne, que la mer gronde, que la terre hérisse son sein de ronces et d’épines, que le lion rugisse et fasse sa ronde dans le désert, l’homme a réponse à toutes les insultes et à toutes les injures de tous les éléments et de tous les animaux ameutés et aboyants autour de sa puissance.

Il secoue à l’air sa tête olympienne il fronce le sourcil, un éclair jaillit de son regard ; il a pensé, et le geste a suivi la pensée, et la tempête a reconnu son maître, et le vent a fui, et la vague a baissé la tête, et la ronce a cédé la place à la moisson, et le lion, détrôné de l’empire de la force, a pris le chemin de l’exil.

Laissez couler les temps ; des siècles et des siècles encore, et je le vois d’ici, par l’œil de la prophétie, roi de la création, dressé sur le prodigieux amoncellement de toutes ses œuvres, comme sur un trône plus haut que les plus hautes pyramides, porter le globe en main et dominer l’immensité.

Ce qu’il doit faire, il l’a fait déjà, puisqu’il le fera sûrement, nécessairement ; et de même que le prince à peine né porte sur lui le signe de roi dès sa naissance, à plus forte raison je proclame l’homme roi de la terre dès l’origine, et je salue en lui le stigmate sacré de la royauté.