Le Monde marche, Lettres à Lamartine/VIII

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VIII

La nature, avons-nous dit, prend l’existence de l’animal à forfait, elle lui donne dès le premier jour le vivre, dès le premier jour le couvert ; elle veut pour lui, elle agit pour lui, elle l’escorte pas à pas, elle l’enveloppe à chaque instant de sa prévoyance et de son assistance, si bien que toujours tenu à la main, toujours conduit à la lisière, toujours enfoncé dans l’indifférence de l’instinct, il vit comme la nature lui commande de vivre, va comme la nature lui ordonne d’aller. La sensation presse le ressort, la détente part, et l’action suit l’impulsion.

Mais après avoir établi l’homme chef suprême de la création, elle abdique son droit de tutelle en faveur de ce dernier-né de la planète, elle l’abandonne à lui-même, elle le confie à sa liberté, elle le charge de pourvoir à sa propre destinée, de conquérir par le travail la table et le vêtement, et, de proche en proche, le bien-être et le loisir. Seulement elle a mis à côté de lui le mal, sphinx mystérieux, pour lui dire : Devine l’énigme, et je te promets l’empire ; et en même temps, et par une admirable symétrie, elle a déposé l’intelligence en lui pour deviner le sphinx et pour le tuer.

Le premier mal de l’homme, le mal instant, le mal constant, c’est le besoin de manger, c’est la faim, surtout à l’origine, dans la faiblesse native de son organisation. Il passe alors sa vie à poursuivre sa proie du premier au dernier jour de l’année. La difficulté de l’atteindre à travers le fourré perpétuel du premier âge le ramène à la réflexion. Il met la tête dans sa main, il unit une idée à une autre, une corde à une branche courbée, il tend l’arc et il emprunte la rapidité de la flèche pour tuer à distance. Il vit de la vie chasseresse, première époque de la civilisation. Il couche sur l’herbe et il dort à la belle étoile.

Dans cette civilisation en plein vent, aucun lien de l’homme avec l’homme, ni de l’homme avec la terre. On dirait l’anathème porté contre Caïn appliqué dans toute sa rigueur : Vagus et profugus eirs super terram. Chacun chasse pour son compte, et tout au plus fait bande un instant pour battre la forêt et traquer le gibier. L’association tombe d’elle-méme avec la cause qui l’a produite et disparaît après la curée. Nulle trace de la famille à proprement parler. L’amour est une rencontre. Ensuite l’homme va de son côté reprendre la piste de la bête, et la femme déposer où elle pourra son fardeau.

Nemrod le chasseur, le carquois et la peau de lion sur l’épaule, vit donc uniquement de la faune éparse, errante dans la bruyère, errant comme elle, isolé comme elle, contraint de dévorer sa proie sur le moment, crue et saignante, sans pouvoir en réserver la moindre parcelle à titre de provision pour le jour où sa flèche fouillera en vain l’espace. Aujourd’hui l’abondance, demain la disette. Il jeûne souvent. Le cri de la faim le ramène à la réflexion, la réflexion lui montre sur son trajet certaines races sociales, — voyez l’analogie, — lentes, indolentes et faciles par conséquent à réduire à l’état de domesticité.

À partir de ce moment, Nemrod prend le sceptre, c’est-à-dire le bâton, et promène de prairie en prairie, à portée du regard, le troupeau de brebis, proie en réserve et en coupe réglée pour l’heure et dans la proportion du besoin. Il entre alors dans la période pastorale, seconde étape de la civilisation.

Le pasteur a commencé par retenir la brebis sous la garde de son bâton ; la brebis, à son tour, retient l’homme dans son voisinage. Le pasteur campe où la brebis paît et bivouaque où elle parque, au coucher du soleil. Il a dès lors un centre de réunion, centre mobile sans doute, centre nomade ; n’importe, c’est toujours un point de ralliement. La société naît autour de ce point, et en même temps que la société, sa raison déterminante, la propriété. L’homme garde sa femme et la femme son enfant. La famille reste groupée autour du premier père en date, du patriarche ; à la longue elle multiplie, et en multipliant, elle constitue la tribu.

La tribu garde en commun le troupeau, et par ce motif le possède en commun. Or, comme la chair sur la braise est, au temps d’Homère, le fait courant de la nourriture, la table commune est de rigueur ; car on ne mange pas un mouton, et à plus forte raison un bœuf, tête à tête, en petit comité, du jour au lendemain. La tribu seule, convoquée à une même table, peut le consommer tout entier, en temps voulu, sans perte ni déchet. De là l’institution du repas public dans l’antiquité, et partout, dans l’antiquité, de l’andrie à Sparte, du convivium à Rome, de la phytidie en Crète et de la pâque à Jérusalem. L’institution a survécu sans doute à la tribu, mais elle n’en a pas moins pour cause première la nécessité de dévorer en un tour de main un repas qui tomberait autrement en dissolution au premier coup de soleil.

La vie commune trouve à cette époque de pauvreté d’autant plus de facilité d’application, que le pâtre fait partout la monnaie du pâtre, et que l’histoire constate de l’un à l’autre une seule différence : l’inégalité de force physique. Or, cette inégalité est peu de chose, à tout considérer ; ce qui différencie l’homme, ce n’est pas le plus ou moins de vigueur, c’est l’intelligence. Mais l’intelligence n’existe véritablement qu’en pleine civilisation. Le pasteur est donc aussi semblable au pasteur dans la tribu que le mouton l’est au mouton dans le troupeau. Celui-ci vaut celui-là, à la pesanteur près du coup de poing ou à l’agilité près du jarret. Ce que l’un pense, l’autre le pense également ; ce que l’un veut, l’autre le veut ; ce qu’il fait, l’autre le fait ce qu’il sent, l’autre le ressent à l’unisson ; même travail, même caractère, uniformité de nature, partant uniformité d’existence, partant communauté ; car la communauté est l’association de quantités égales juxtaposées comme les molécules dans le rocher. Aussi le communisme tient exactement la même place dans l’histoire de l’homme que le minéral dans l’histoire du monde. Il figure au degré inférieur de l’échelle, c’est-à-dire au point de départ.

Cependant le troupeau, malgré sa supériorité sur la chasse comme mode d’approvisionnement, tient encore l’homme au régime forcé de la ration. La production de la chair demande du temps, et, par cette raison, la consommation marche plus vite que la reproduction. L’homme jeûne encore souvent. Mais comme le besoin est par ordre l’agent provocateur du progrès, l’homme rentre en lui-même sous le coup de la souffrance, et la méditation lui montre dans la plaine une plante sociale, — remarquez encore l’analogie — dont l’épi, incorruptible à l’air sec et reproductible à l’infini, peut le nourrir toute l’année en échange d’une saison de travail.

Esaü vend son droit d’aînesse. Le patriarche passe de la vie pastorale à la vie agricole et pénètre dans la quatrième époque de civilisation. L’homme défriche, laboure, sème et conclut enfin avec la terre un pacte d’alliance à perpétuité. Jusque-là il avait flotté dans l’espace à l’état de vagabondage, mais, du moment où il trace le premier sillon, il épouse une contrée, il choisit une résidence. Il bâtit sa demeure à la lisière du champ, et la fixité du champ le fixe dans le cercle du même horizon. Transportée d’un genre de vie dans un autre, la tribu y transporte à son tour son système d’organisation. Elle possède le sol par indivis et le cultive en commun.

Mais la moisson ondoyante au soleil tentait le regard de la tribu réfractaire au progrès qui aimait mieux vivre de maraude que de travail. Un jour, une bande du voisinage emporta la récolte de Job à main armée. Le malheur ouvre l’esprit. Job, en définitive, faisait moins profession de fatalisme que la Bible l’affirme par inadvertance. Il comprit que le ravage de son champ lui posait un problème à résoudre. Il alla méditer à l’écart sur la montagne dans le souffle du Dieu vivant, et il rédigea de mémoire, article par article, un traité d’assurance mutuelle du travail contre le pillage.

À la suite de ce traité, l’homme de labour met la main dans la main de son compagnon d’existence, pour le soutenir et en être soutenu au besoin contre toute tentative d’invasion. La maison surgit partout à côté de la maison, sur le promontoire de la colline pour plus de sûreté, et pour plus de sûreté encore avec un mur d’enceinte. Cybèle leva pour la première fois à l’air libre son front couronné de créneaux. La cité naquit ainsi et porta en grec le nom de Polis, autrement de colline. L’homme vécut porte à porte, et put échanger facilement sans frais de transport son produit contre le produit du voisin. Par conséquent, chacun fit le métier qu’il savait le mieux faire, et l’industrie jaillit comme par un coup de baguette de la division du travail. L’humanité passa ainsi par besoin de sécurité de la vie agricole proprement dite à la vie civile, et franchit le seuil de la cinquième civilisation.

La cité cependant cultivait, encore le sol en commun, et le cultivait avec mollesse, car l’homme aime naturellement à rejeter sur autrui sa part de fatigue. La famine visitait souvent la population derrière sa muraille. Pour l’empêcher de mourir de faim, la religion dut faire du jeûne une institution. Mais peu à peu un sage plus habitué à réfléchir que la multitude, ici Moïse, ailleurs Lycurgue, comprenant que l’homme travaille d’autant mieux qu’il a un intérêt plus direct à travailler, répartit le sol par égale portion, et mit une borne à la limite du champ partagé. Il substitua ainsi le régime agraire au régime communiste, et, en reconnaissant le tien et le mien, il reconnut du même coup le toi et le moi dans la société. Chacun pouvait prendre désormais conseil de lui-même et donner libre carrière à son intelligence. Née de la propriété, la pensée individuelle créa à son tour la propriété en inventant sans cesse un nouvel instrument de travail. Et, plus la pensée allait développant la propriété, plus la propriété, par le contrecoup allait développant la pensée, et plus aussi la fonction variait dans la société, et l’individu différait de l’individu en science et en puissance.

La guerre à la moisson avait forcé la tribu agricole à remonter de la plaine sur la hauteur, et à élever une forteresse. La même nécessité obligea la cité naissante à entrer en association avec la cité voisine pour repousser un ennemi de plus en plus nombreux, attiré au pied du rempart de la ville par une plus grosse éventualité de butin. Car le mal, il faut bien le dire et le redire à satiété, car le besoin, ce mal aussi, tant qu’il n’est pas satisfait, est ce glaive de feu de la légende qui chasse l’homme du stérile farniente de l’Éden, et le précipite au travail. Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. C’est la loi de l’humanité. Action de la souffrance sur l’homme, réaction de l’homme sur la souffrance. La philosophie de l’histoire tient tout entière dans le va et vient perpétuel de ce dualisme. Le mal provoque l’homme au progrès, et le progrès à son tour dévore le mal.

Or de même que la tribu associée à la tribu avait fondé la cité, la cité unie à la cité fonda la nation. L’homme eut dès lors une patrie, c’est-à-dire tout un ordre de nouveaux rapports et de sentiments nouveaux. En agrandissant l’horizon de son existence au delà du mur de sa bourgade, il agrandit dans la même mesure l’horizon de sa pensée. La patrie aujourd’hui est le dernier relai de la civilisation, et le progrès continue encore. Déjà le siècle commence à mettre l’idée d’humanité au-dessus de l’idée de patrie. Vous marchez en tête du siècle sous ce rapport, car lorsque le parti du passé croit vous faire injure, il vous appelle poëte humanitaire. Poète humanitaire ! ôtons notre chapeau, c’est votre premier titre d’honneur.

Ainsi, pour nous résumer, l’humanité évolue sans cesse d’une forme à une autre forme, de la chasse au troupeau, du troupeau à l’agriculture, et de l’agriculture à l’industrie, mais dans cette perpétuelle migration d’un état à un autre, elle ne sacrifie jamais le passé au présent, et ne laisse jamais tomber aucun progrès derrière elle sur la poussière du chemin.

Elle peut passer de la vie chasseresse à la vie pastorale, mais loin de briser son arc au moment du passage, elle cumule au contraire le troupeau et le gibier.

Elle peut passer de la vie pastorale à la vie agricole, mais elle ne licencie pas pour cela le troupeau, elle le parque au contraire à côté du sillon.

Elle peut passer de la vie agricole à la vie civile, mais en montant la rampe de la cité, elle ne dit pas adieu à la moisson, elle cumule au contraire l’agriculture avec l’industrie.

Elle procède en un mot, comme sa vie elle-même, par adjonction, par agrégation, par complexité, par harmonie. Elle emporte à sa suite, dans sa marche éternelle, toutes ses richesses acquises pour vivre en elles et par elles d’une vie plus multiple et plus intense à la fois.

Je vous raconte ici l’histoire de la formation de l’humanité, depuis le point de départ de la sauvagerie jusqu’à l’étape actuelle de la civilisation.

Est-ce une histoire de complaisance inventée après coup pour le besoin de la thèse de la perfectibilité ? Mais vous avez autour de vous le commentaire encore vivant de chaque métamorphose antérieure de l’humanité. Nous pouvons voir encore en fonction dans l’espace tous les états que l’homme a successivement traversés dans le temps, avant d’arriver au dernier mot actuel du progrès :

L’état chasseur ?

Voyez le sauvage errant sur la limite du Canada.

L’état pastoral ?

Voyez le Cosaque, condamné par la nature du steppe à vivre uniquement du produit du troupeau.

L’état agricole combiné avec l’état pastoral ?

Voyez le Bédouin campé sur le revers de l’Atlas.

L’état civil enfin émergeant de l’état agricole ?

Voyez le Kabyio réfugié sur la hauteur.

Et qui donc a entraîné l’homme d’une vie inférieure à une vie toujours supérieure ? sinon le progrès. Et qui donc a donné à l’homme le moyen d’opérer chaque révolution ? sinon la faculté progressive de son esprit. Telle découverte, je le sais, la plus grande peut-être, a perdu, par la vulgarité de l’usage une partie de sa gloire et de son droit à la reconnaissance. Ainsi nous rompons chaque jour le pain dans l’indifférence, sans songer un instant qu’une seule miette tombée de notre table est tout un monde nouveau.

Mais reportons-nous pieusement par la pensée à la première apparition de la charrue. Quel jour de Dieu que le jour où l’homme fendit la glèbe pour la première fois, et confia au sein fumant de la terre la graine de l’épi ! Quel coup de main sublime pour sa destinée, à en tomber à genoux rien que de souvenir ! Ah je comprends maintenant que l’antiquité ait divinisé le premier inventeur du sillon, qu’elle ait fait du pain quelque chose de sacré, et qu’après avoir porté sur l’autel la chair de l’agneau elle y ait servi depuis la pâque sans levain, car le pain a racheté l’homme de la faim, et en le rachetant de la faim, l’a émancipé de la barbarie.

La Grèce disait, dans son poétique bon sens, que Cérès avait inventé la loi ; elle aurait pu ajouter encore la civilisation ; car, pour comprendre la sublimité de l’invention, prenons l’idée à revers. Supprimons la moisson, et l’humanité croule aussitôt.

Ô qui que tu sois, enfant qui passe, ô mon fils, mon lien avec l’avenir, comme je suis ton anneau avec le passé, quand par hasard tu verras marcher devant toi sur le sentier baigné d’ombre, par une belle soirée d’août, la jeune moissonneuse rapportant la gerbe dans son tablier, et sur son front bruni le baiser d’adieu du soleil, tu vois en ce moment une prêtresse, la première prêtresse de la religion du travail, incline-toi et adore en esprit, car c’est par elle que ton père était tout ce qu’il a été, et que tu auras été un jour tout ce que tu seras.