Le Monument de Molière

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Académie française. Concours de poésie de 1843 : Le Monument de Molière
Imprimerie Lange Lévy et Compe (p. 1-7).

ACADÉMIE FRANÇAISE. — CONCOURS DE POÉSIE DE 1843.




LE


MONUMENT DE MOLIÈRE


PAR


ALFRED DES ESSARTS.



Ce poème a obtenu le premier accessis et une médaille d’or, comme distinction particulière.

Monumentum ære perennius.
(Horace.)






Louis régnait : l’Europe admirait son génie.
L’antique royauté, tout à coup rajeunie,
Gravait sur son blason le disque du soleil
Avec cette devise : « À nul autre pareil ! »
Comme autant de rayons, elle appelait les gloires
Qui charmaient ses loisirs ou gagnaient ses victoires,
Et par la voix des arts et celle des canons
Ce siècle aux temps futurs a transmis ses beaux noms.

Un homme vint alors dont l’humble destinée
Dans un obscur métier paraissait confinée :
Mais il avait reçu l’étincelle de feu
Qu’au front de ses élus pose le doigt de Dieu ;
Mais il devait briser l’enveloppe première ;
De l’acteur Poquelin allait sortir Molière,
Molière que l’amour du peuple a couronné
Et qu’après deux cents ans l’on n’a point détrôné.

L’univers est le champ de sa profonde étude :
Par de légers dessins aux tableaux il prélude ;
Il s’adresse à la foule, il en est écouté.
La sottise rencontre un censeur redouté.
Se groupant tour à tour sous les pinceaux du maître,
Toutes les passions peuvent se reconnaître.
Le vice démasqué contre lui s’arme en vain :
Un regard de son roi rassure l’écrivain.
Plus d’obstacle pour lui !… Bientôt la Comédie
Devient un tribunal d’où sa verve hardie
Ne cesse de répandre, en traits vifs ou touchans,
Le rire sur les fous, l’horreur sur les méchans ;
Et de l’humanité juge exact, équitable,
Il sait en imitant rester inimitable !…

Vous avez exaucé le vœu de tous les cœurs,
Vous, de notre Molière ardens admirateurs.
Vous qui, reproduisant son image fidèle,
L’offrez à l’avenir comme un vivant modèle ;
Oui, vous avez voulu que l’art éloquemment
La fit briller aux yeux de la foule empressée,
Car vous avez compris qu’aujourd’hui la pensée
Doit, ainsi que la guerre, avoir son monument.

Si l’étranger, montrant cet Arc où nos annales
Déroulent fièrement leurs pages triomphales,
Disait : « Qu’est devenu ce temps terrible et beau,
« Où le glaive tiré n’avait plus de fourreau ?
« France, qu’est devenu l’éclat de tes conquêtes ? »
Tous nous répondrions, en relevant nos têtes :
« Dans l’ombre du tombeau laissez dormir nos morts ;
« Leurs fils, s’il le fallait, ne seraient pas moins forts.
« À d’autres conquérans le monde rend les armes,
« Leur douce autorité ne coûta point de larmes ;
« Partout on les vénère, on les cite, partout
« Leurs écrits ont porté les oracles du goût ;
« Pléiade du savoir et de l’intelligence,
« Ils brilleront toujours dans le ciel de la France !
« L’un d’eux de ses travaux reçoit le digne prix…
« Vous qui les respectez, car ils vous ont appris
« Qu’à l’essor du génie il n’est point de barrière,
« Peuples, inclinez-vous en contemplant Molière ! »

À nos regards il s’est dressé,
Tout rayonnant de poésie ;
Qu’autour de lui sans jalousie
Le présent s’unisse au passé.
Ce lieu fut témoin d’un mystère,
D’un drame que l’ombre entoura,
Quand l’acteur un soir expira
Près de deux anges de la terre.
Ici la sainte Charité,
Avec un tendre accent de femme,
Promit à son œuvre, à son âme
Une double immortalité.
Écoutez !… aux champs du silence
Se raniment ceux qu’il aimait ;
Oui, le grand siècle qui dormait
Pour le voir de la nuit s’élance…
Écoutez !… n’entendez-vous pas
Des murmures d’étrange sorte ?
Est-ce le vent qui nous apporte
Tous ces bruits de voix et de pas ?
Humbles spectateurs que nous sommes,
Voilà nos maîtres !… À genoux !
Laissons défiler devant nous
Tout un cortége de grands hommes.
Place à Racine, à Despréaux,
Aux deux Corneille, à La Fontaine,
À Condé, Villars et Turenne ;
Place aux poètes, aux héros !
Remarquez ces joyeux visages :
Soubrettes aux minois coquets,
Marquis, Amoureuses, Valets ;
Et ces burlesques personnages,
Orgon, Anselme, Trufaldin,
Mascarille près de Pandolphe,
Covielle se moquant d’Arnolphe,
Et Sganarelle de Dandin.
Puis Valère, Éraste et Clitandre
Conduisant Agnès, Léonor,
Elmire et vingt belles encor
Qu’ils entretiennent d’un air tendre.
Philinte d’un ton indulgent
Vante le monument, qu’Alceste
Blâme fort ; Harpagon, du reste,
Dit qu’il a coûté trop d’argent.

Mais des sons inconnus ont frappé mon oreille…
Est-ce une illusion !…, Molière se réveil !  !
Lui qui fit autrefois parler le Commandeur
Du haut d’un piédestal, par la même merveille,
Il s’agite, respire et, l’œil rempli d’ardeur,
Il nous tient ce discours légèrement frondeur :

« Salut à vous, enfants, poètes d’un autre âge,
À vous qui me rendez un éclatant hommage ;
Il m’est doux d’accepter ce tribut solennel,
Et je vais le payer d’un conseil paternel.
À me glorifier quand chacun s’étudie,
J’ai droit de demander si pour la Comédie
Vous avez conservé de l’encens, des autels.
Suffit-il que je sois au rang des immortels,
Si cette déité dont le souffle m’inspire
Sur de froids spectateurs a perdu son empire,
Et disparaît, semblable aux langages déchus
Qui gardent leur renom, mais qu’on ne parle plus ?
Faites de vos écrits le faisceau de ma gloire,
En marchant sur mes pas honorez ma mémoire.
Le ridicule abonde, ainsi qu’aux anciens jours ;
Le masque peut changer, l’homme reste toujours ;
On peut marquer encor, bien que le siècle en dise,
Le fer de l’ironie au front de la sottise.
De quelle gravité vous me semblez atteints !
Seriez-vous devenus de blêmes Puritains ?
Quoi ! devant les niais la Muse se retire,
Et le vice impuni ne craint plus la satire !
Bon Dieu ! de votre scène aurait-on rejeté
La piquante malice et la franche gaité ?
Ou bien manquerait-on de modèles à peindre ?
J’entends de leurs sujets tous les auteurs se plaindre.
N’est-il plus de traits neufs au fond du cœur humain ?
Mais ouvrez donc les yeux, mais étendez la main !
Je le redis encor, le ridicule abonde :
Cet éternel Protée est vieux comme le monde.
L’homme vous appartient : désarmé dès qu’il rit,
Il pardonne beaucoup en faveur de l’esprit.
Vous ne referez pas un autre Misanthrope,
C’est vrai ; mais vous avez tel et tel Philanthrope,
Moraliste au cœur sec, aux yeux mouillés de pleur,
Qui pour paraître utile invente des douleurs ;
Combine de grands mots afin qu’on les retienne,
Et met en prospectus la charité chrétienne.
Montrez ce redresseur de tous les torts d’autrui,
Libéral au dehors et despote chez lui :
Il ne compâtit point aux honnêtes misères.
Son zèle ne s’émeut qu’à l’aspect des galères.
Protecteur des bandits qui forcent vos maisons,
Il ferait en palais convertir leurs prisons.
Du reste, sa vertu veut surtout qu’on l’impunie
Et n’a jamais commis un bienfait anonyme.
Que de gens affamés de cet encens banal
Qu’on débite en détail dans un coin du journal ?
L’Annonce avec fracas les place au rang suprême…
Et plus d’un, m’a-t-on dit, la compose lui-même…
Comme l’on est absous quand on a réussi,

Sans choisir les moyens, on court au but ; aussi
La foule des grimauds se pousse et s’évertue
Pour grandir aux dépens d’une gloire abattue ;
Ces nombreux Mirmidons, serrés étroitement,
S’efforcent d’ébranler tout noble monument :
La gloire des aïeux leur donne l’insomnie,
Et ces messieurs voudraient abolir le génie !
Voilà quelques portraits… mais ce n’est rien encore
Les mœurs de votre temps sont un riche trésor.
De mes petits Marquis l’espèce est-elle éteinte ?
Quoiqu’ils aient de mon fouet reçu plus d’une atteinte,
Ils voltigent encor de salons en salons
Sans plumes au chapeau, dentelles ni galons ;
Ils ont perdu la grâce et le nom de Dorante
Pour s’affubler d’un frac et jouer sur la rente ;
Ou, prenant des leçons chez un peuple rival,
Etablir parmi vous le culte du cheval.
J’ai fait aux Médecins une assez rude guerre ;
Daquin détestait, Guénaut ne m’aimait guère ;
Car j’avais expliqué leur jargon imposteur,
Et même déchiré leur robe de docteur ;
Mais de ces charlatans la famille féconde
Tout en changeant d’habit n’a pas quitté le monde,
Et, comme au temps passé, des docteurs obligeans,
Chacun par un système, assassinent les gens.
Honneur au dévouement ! justice à la science !
Bénissez leurs bienfaits ; mais honte à l’ignorance
Qui, du fil de vos jours à son gré se servant,
Ne l’alonge jamais et le brise souvent.
Avec le Parlement la critique est possible :
S’il est irresponsable, il n’est point infaillible.
Auprès de vos Solons placez ces Électeurs
Hier sollicités, demain solliciteurs ;
Ces Jourdains décorés, péroreurs emphatiques
Qui régentent l’état du fond de leurs boutiques ;
Puis ces Industriels aux doigts si déliés
Et dont les tours subtils sont trop vite oubliés :
Ces Traitants qu’à son gré la Fortune secoue
Et place sur son char ou jette sous sa roue ;
Montrez cette caverne où tant de gens, hélas !
Spéculent hardiment sur l’argent qu’ils n’ont pas.
Si j’ai peint ce Fâcheux dont l’étrange démence
En ports de mer voulait mettre toute la France,
N’est-il pas aujourd’hui d’autres fous qui sans peur
Livrent leur avenir aux bras de la vapeur ?
Que de rêveurs, armés de projets éphémères,
Prennent incessamment brevet pour des chimères !
Ennemi des travers que l’esprit féminin
Déployait, pour l’amour du grec et du latin,
Dans la docte assemblée où trônait Philaminte,
Aux pédans en jupons je m’attaquai sans crainte ;

Leur sexe maintenant connaît mieux le devoir,
Et c’est de la vertu qu’il attend son pouvoir.
Il en est cependant qu’un triste orgueil enflamme :
Elles ont proclamé le règne de la femme,
Oubliant que Dieu fit, dans ses desseins secrets,
L’homme pour le combat, la femme pour la paix.
Fustigez sans pitié ces nouveaux ridicules
Qu’ont trop encouragés vos timides scrupules ;
Pour corriger l’époque en frondant ses travers
Il faut rendre à la Muse et la lyre et le vers.
Et bannir cette prose et ces images viles
Dont le roman s’inspire aux carrefours des villes.
Repoussez des tableaux remplis d’impureté,
Qui prouvent la licence et non la liberté ;
Puis, gardez-vous du Drame, écueil aussi funeste,
Que je hais pour ma part à l’égal de la peste.
Car depuis trop long-temps je vois avec douleur
Mille auteurs fanfarons de drames sans couleur
Ramasser, chaque jour, dans la fange des crimes
L’antithèse sans fin des traîtres, des victimes ;
Ou, fiers de ramener les siècles sur leurs pas,
Etaler un passé qu’ils ne comprennent pas ;
De poison et de sang les mains toutes souillées,
Remuer les débris des armures rouillées ;
Dans l’arsenal poudreux où les preux sont couchés
Chercher avec orgueil des poignards ébréchés ;
Et, comme des enfans, jouer à la bataille
Sous cet accoutrement qui sied mal à leur taille !
Fuyez le mauvais goût, les sauvages clameurs,
Et trempez votre plume à la source des mœurs.
Si l’Art ne trouvait plus d’éloquens interprètes,
S’il venait à mourir dans le cœur des poètes,
Je rougirais pour vous, en songeant au passé,
Sur le haut piédestal où vous m’avez placé !
Puissé-je tressaillir aux bravos qu’on vous donne
Et de mes vieux lauriers tresser votre couronne !
Prouvez qu’en votre temps l’austère Vérité
N’a pas laissé ternir son miroir redouté ;
Que des sots, des méchants, cette éternelle race,
Vous ne craindrez jamais l’insolente menace.
Dussiez vous succomber à moitié du chemin.
Victimes, comme moi, d’un effort surhumain,
Marchez à l’ennemi, combattez sans relâche,
Au succès seulement mesurez votre tâche…
Ainsi que des héros, grandissez en luttant ;
Votre cœur saura bien si le mien est content.
À ces conditions j’accepte vos hommages.
Mais j’en ai dit assez… Comme les longs ouvrages,
Les longs discours font peur, je me tais donc, adieu ! »

Tels furent les conseils que mon esprit en feu

Crut entendre tomber de ta bouche, ô Molière,
Quand la foule entourait le monument de pierre.
L’avenir t’apprendra s’ils ont été compris.
Du talent, tous tes yeux, se disputant le prix,
Jaloux de t’imiter, les poètes sans doute.
Pour atteindre ton but voudront suivre ta route…
Mais si la Vérité, qui te charma toujours,
Voyait de nos mépris recommencer le cours,
Cette fille des Cieux, gémissante, abattue.
Trouverait un asile aux pieds de ta statue !


FIN