Le Moulin du Frau/01

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Bibliothèque-Charpentier (p. 1-44).



I


C’était à Périgueux, le soir de la Saint-Mémoire de l’année 1844. Nous étions à souper dans notre petit logement de la rue Hiéras ; il y avait là mon oncle Sicaire, le meunier du Frau, et son vieux camarade et ami, M. Masfrangeas, chef de bureau à la Préfecture, puis moi troisième, jeune drole de seize ans. La quatrième place était celle de ma mère ; mais la pauvre femme ne s’asseyait que par moments, tant elle était occupée du service, comme c’est la coutume chez les petites gens, dans notre vieux Périgord. Parmi les amis de mon pauvre défunt père, ma mère était en grande réputation de bonne ménagère et de fine cuisinière, et ce soir-là elle ne la faisait pas mentir ; aussi lorsqu’après la soupe et le bouilli, elle apporta un gros barbeau en court-bouillon, M. Masfrangeas ouvrit les nasières et, en se penchant un peu, renifla doucement le fumet bon sentant qui montait du plat : Ha ! Ha !

— Tu vois Frangeas, dit mon oncle, que je suis de parole ; je t’avais promis de te faire manger un barbeau de quatre livres pour le moins, et le voilà.

— C’est vrai, et tu fais bonne mesure, car celui-là en pesait au moins cinq.

Là-dessus mon oncle servit à son ami, dont il écourtait le nom par coutume d’enfants, de même que l’autre l’appelait Rétou, un gros morceau de la bête, et la tête, à laquelle tenait un joli morceau du collet.

— Ho ! Ho ! faisait M. Masfrangeas, là ! là ! doucement ! Mais on voyait bien, quoiqu’il ne fût pas façonnier, que c’était un peu par honnêteté, et que cette part ne lui faisait pas peur, et la preuve, c’est qu’il y revint.

— Tiens, cherche là-dedans les instruments de la Passion, dit mon oncle, en lui donnant la tête, on dit qu’ils y sont tous ; pour moi, je ne les y ai jamais vus.

— C’est que vous êtes un païen, mon pauvre Sicaire, dit ma mère, qui fort en retard, mangeait seulement sa soupe.

— Le gueux ! reprit mon oncle en se riant, j’ai bien cru le manquer ; j’en ai eu tout mon faix de le tirer de son trou, sous le roc de Marty.

— Tu finiras par y rester quelque jour, dit M. Masfrangeas, sans autrement s’émouvoir ; mais il disait ça sans y croire, pour parler, et de vrai, il était bien attrapé à sa tête de barbeau.

— Bah ! fit mon oncle, nous autres meuniers, nous plongeons comme des loutres.

Après le barbeau, ma mère apporta un beau plat d’oronges cuites sur le gril avec de l’huile fine et un petit hachis dedans.

— Diantre ! madame Nogaret, vous nous traitez joliment bien, dit M. Masfrangeas.

— Je n’ai pas grande peine à ça, voyez-vous, monsieur Masfrangeas ; c’est Sicaire qui a porté les champignons, comme le barbeau, et aussi l’autre bête qui est à la broche.

— Oui, oui, mais il n’y a que vous pour arranger les affaires aussi bien. Vous serez toujours la plus fine cuisinière que je connaisse dans notre pays où elles ne sont pas rares pourtant. Le chef de la Préfecture n’est qu’un gargotier au prix de vous.

Et la pauvre bonne femme souriait, heureuse de voir son hôte content ; toutefois allant à la cuisine et songeant à son défunt mari, mon père, qui aimait à se réjouir à table avec ses amis, elle essuyait ses yeux mouillés.

Nous buvions de bon petit vin du Frau, et mon oncle ne le ménageait pas. Les gobelets d’une roquille étaient toujours pleins, et il conviait souvent M. Masfrangeas à vider le sien en trinquant. D’eau sur la table, il n’y en avait point, selon l’ancienne coutume du pays, et personne n’en demandait.

Après un petit moment, pendant lequel j’avais levé les assiettes, ma mère revint apportant un levraut piqué de lard sur le râble et les cuisses, et allongé dans son plat, comme une grenouille qui saute à l’eau.

— Que dis-tu de cette bête, Frangeas ?

— Je dis, mon vieux Rétou, que c’est un joli levraut d’avocat, et qu’il est rôti si à point qu’il y aura du plaisir à lui dire deux mots ; oui.

— Surtout, ajouta mon oncle, avec une aillade comme les sait faire ma belle-sœur, hein ?

— Seulement, reprit M. Masfrangeas, une chose me dérange ; tu n’étais pas, bien entendu, en règle avec la loi.

— Quelle loi ?

— Hé ! la nouvelle loi du trois de ce mois. Dorénavant on ne pourra plus chasser qu’à de certaines époques, et avec ça il faudra un permis qui coûtera vingt-cinq francs.

— Une propre loi ! s’écria mon oncle. Ah ça, ce vieux farceur de Philippe a donc encore besoin d’argent pour doter quelqu’un de ses enfants ? S’il n’y a que moi, pour lui foutre vingt-cinq francs, il attendra longtemps !

Ah ! il va bien, le fils d’Égalité ; le mois dernier, c’était la loi sur les patentes : voilà que nous ne pourrons plus faire moudre, travailler, sans le payer ; aujourd’hui, nous ne pourrons plus tuer un lièvre dans notre rétouble sans le payer encore !

— Allons ! allons ! faisait M. Masfrangeas en riant, pour le calmer ; mais mon oncle était parti.

— L’argent ! l’argent ! ils ne connaissent que ça, lui et toute sa clique ; il faut payer deux cents francs de taille pour être électeur ; ça fait que des vieilles bêtes, comme chez nous ce grand Champalimaou de Loubignat, nomment nos messieurs à cinq cents francs, et moi et tant d’autres, nous n’avons que le droit de payer ; de payer pour travailler, de payer pour respirer, de payer pour chasser !

Mais ça ne peut pas durer longtemps comme ça !

— Mon pauvre Rétou, dit M. Masfrangeas, ça durera plus que nous.

— Jamais de la vie ! s’écria mon oncle, dans quelques années tu verras ça. Vous autres, dans les bureaux, vous ne savez pas ce qui se passe. Les maires ne disent à la Préfecture que ce qui peut faire plaisir au gouvernement. Laisse faire un peu, les gens sont bien sots, mais ils commencent à s’embêter d’être écrasés sous la charge et rondinés comme des ânes qu’on mène au moulin.

— Tu as raison, mauvaise tête, mettons-le, dit M. Masfrangeas ; mais avec tout cela le levraut va se refroidir.

— C’est vrai ; tu vas voir.

— Hélie, mon fils, dit mon oncle en aiguisant son couteau avec le mien, c’est le moment de descendre à la cave. À droite, dans le coin, tu prendras dans la grande caisse où il y a de la paille, trois bouteilles de ce vin de Saint-Pantaly que l’ami Cluzel avait donné à ton pauvre père… et ne les secoue pas, tu entends.

— Trois bouteilles ! fit M. Masfrangeas, et qu’en veux-tu faire ?

— Pardieu, les boire, dit mon oncle en attrapant le levraut.

— C’est trop, nous en avons déjà bu quatre.

— Ah, bah ! quatre et trois font sept ; qu’est-ce que c’est que ça à nous trois, car je ne compte pas ma belle-sœur.

Quand je remontai, M. Masfrangeas était en train de dire ses deux mots au râble du levraut. Mon oncle déboucha doucement une des bouteilles et remplit les verres, puis, prenant le sien, il le leva : Nous allons commencer par boire à la santé de l’ami Masfrangeas ! Et les verres se choquèrent, et chacun vida le sien rubis sur l’ongle.

— Eh bien ! Comment le trouves-tu, Frangeas ?

— C’est un crâne vin, du bouquet, de la finesse, passablement de corps… Cela vaut mieux que tous les bordeaux du commerce.

— Qu’on fait avec du vin de Domme et de Bergerac, acheva mon oncle. Allons, mon vieux, un autre petit morceau de cette cuisse, tiens…

M. Masfrangeas fit bien : Oh ! oh ! mais ce n’était pas trop sérieux.

Une bonne salade de chicorée à l’huile de noix vierge, pressée au Frau, avec force chapons à l’ail, termina le repas.

Puis ma mère servit le dessert : de bons petits fromages de Cubjac, des noix, des pommes, puis une tourte aux confitures et un gâteau d’amandes. Ces pâtisseries campagnardes faites par elle étaient réussies à souhait, comme le remarqua M. Masfrangeas.

Cependant, mon oncle avait toujours de nouvelles santés à proposer. Après M. Masfrangeas, ce fut sa dame ; puis l’aînée des demoiselles Masfrangeas, puis la seconde, la troisième…

Mais leur père se récriait en riant :

— C’est assez, allons ! allons !

— Dans une famille il ne faut pas de préférence, disait mon oncle : la plus jeune n’est pas bâtarde, que diable !

Et M. Masfrangeas vidait son verre en déclarant qu’il ne boirait plus.

— Mange donc, lui dit mon oncle en lui donnant un morceau de la tourte bien coupé en coin.

Puis quand la tourte fut avalée :

— Si nous buvions à la santé de Gustou, qui a tué le levraut ? dit mon oncle.

— C’est assez bu, Rétou, dit M. Masfrangeas en posant la main sur son verre.

— Allons, eh bien ! à la santé de la petite Nancy, qui est allée, à demi-lieue, au Bois-du-Chat, pour ramasser les oronges ! Hein ?

— Ah ça ! est-ce que tu voudrais me faire griser ?

— Non pas, je te connais, mon vieux Frangeas, ce n’est pas trois ou quatre bouteilles qui te font peur.

— Autrefois, oui,

— Tiens, du gâteau d’amandes.

Au bout d’un moment : — L’ingratitude, dit mon oncle, est un grand défaut. Tu ne refuseras pas au moins, mon ami, de boire à la santé de ma belle-sœur, qui nous a fait si bien souper ?

— Ha ! pour ça non, et ce sera de bon cœur, dit M. Masfrangeas en tendant son gobelet.

Et nous trinquâmes tous à la santé de ma chère mère.

— Ah ! dit-elle, si mon pauvre Nogaret était là, comme il serait heureux !

— C’était un homme comme il n’y en a guère, dit M. Masfrangeas, d’une voix devenue profonde tout d’un coup : bon comme le bon pain, franc comme l’or, droit, courageux et honnête, et toujours prêt à se sacrifier pour les autres…

Et il continua ainsi un moment, faisant l’éloge de son défunt ami.

Pendant ce temps, mon oncle, les paupières abaissées, tapotait de petits coups sur la table avec son couteau, et ma mère et moi nous essuyions nos larmes qui coulaient doucement.

Il y eut un instant de silence après cette pieuse ressouvenance ; puis ma mère dit :

— Mes pauvres amis, je vais vous donner le café.

— Tiens, mon fils, me dit mon oncle en me donnant des sous, va chercher des cigares ; Frangeas en fumera bien un ou deux.

Le café était servi lorsque je revins. Je posai les cigares devant M. Masfrangeas qui en prit un. Cependant mon oncle avait tiré de sa poche sa pipe que je trouvais si jolie, et qui était tout simplement une pipe de terre avec une garniture de cuivre brillant, et un couvercle retenu par une petite chaîne ; et il la bourrait. J’apportai une braise pour allumer cigare et pipe, et puis chacun remua pour faire fondre le sucre. Après avoir vidé leur tasse à moitié, mon oncle et M. Masfrangeas firent un fort brûlot avec de bonne eau-de-vie d’Azerat. Ce faisant, ils se mirent à parler de Delcouderc qui allait passer aux assises dans quelques jours, et ils tombèrent d’accord qu’il serait condamné à mort. Pour les autres, ses complices, Marie Grolhier et Thibal, on ne savait trop.

— Ce sont tous de fameux coquins, dit M. Masfrangeas.

Là-dessus, mon oncle me dit en riant :

— Tu ne veux pas fumer un cigare, Hélie ?

— Sainte Vierge ! s’écria ma mère, y pensez-vous Sicaire ; un enfant de seize ans !

— À propos, dit MM. Masfrangeas, puisqu’il sera un homme bientôt, vous êtes-vous décidée ; que comptez-vous en faire, d’Hélie ?

— Ça dépendrait un peu de lui, dit ma mère, mais il n’a d’idée pour aucun état.

Et c’était bien la vérité.

— Vous savez ce que je vous ai dit ; s’il veut entrer à la Préfecture, dans les bureaux, je m’en charge. Qu’en dites-vous ?

— Je voudrais bien assez, dit ma mère.

— Et toi, Hélie ?

— Je veux bien, monsieur Masfrangeas, répondis-je, pour ne pas paraître ingrat devant tant d’intérêt. D’ailleurs, j’avais tant entendu vanter cette administration, que ça me flattait aussi.

— Il va aller quelques jours au Frau avec son oncle, reprit ma mère ; alors, au retour, vous pourriez le faire entrer.

— C’est cela ; je vais en parler à M. de Marcillac.

C’est ainsi que fut décidée mon entrée dans la carrière de bureaucrate. Si mon père eût vécu, qui était prote à l’imprimerie Lavertujon, il m’eût fait apprendre son métier ; mais ma mère se figurait, la pauvre femme, que les bureaux c’était plus relevé. Tout ce qu’elle avait ouï conter à M. Masfrangeas, de préfets, de députés, ne lui en avait pas donné une petite idée.

Mon oncle et M. Masfrangeas achevaient tranquillement leur gloria, et je les admirais naïvement pendant ce temps. M. Masfrangeas était le bon vrai portrait du Périgordin : tête grosse, encadrée d’un grand faux-col qui lui guillotinait les oreilles, cheveux châtains ébouriffés, yeux bruns, figure rouge. Il avait les traits un peu forts, mais toute sa figure pétillait d’esprit et respirait le bon sens pratique de notre race.

Mon oncle Sicaire ne ressemblait en rien à son ami : il avait les traits réguliers, le nez droit et les yeux gris-bleu. Tandis que M. Masfrangeas était entièrement rasé, manque deux petits favoris qui ne dépassaient pas les oreilles, lui avait rapporté des chasseurs d’Afrique une barbe noire et frisée qui allait bien à sa figure hâlée. Sur son front carré ses cheveux coupés ras faisaient des pointes régulières. Mes yeux allaient de l’un à l’autre ; il me tardait qu’ils eussent fini, pour aller voir les baraques de la foire.

Mais ma mère arriva avec une toupine de prunes :

— Ce sont des prunes du Frau, c’est moi qui les ai faites ; vous allez bien en tâter, monsieur Masfrangeas.

— Pour sûr, j’en goûterai avec plaisir pour cette double raison.

Et nous prîmes une prune.

Je pensais que c’était fini ; mais mon oncle allongeant le bras vers le cabinet me dit :

— Porte cette petite roquille, Hélie.

— Qu’est-ce que tu veux me faire boire encore ? dit M. Masfrangeas.

— Ça, dit mon oncle, en prenant la petite bouteille, c’est de l’eau-de-vie faite par mon grand-père, en l’an onze.

— Bigre ! fit M. Masfrangeas.

— Ça fait, reprit mon oncle, qu’elle a ses quarante et un ans. Après ça, si tu as peur qu’elle te fasse mal ? ajouta-t-il en goguenardant.

— Les bonnes choses ne font jamais mal, dit M. Masfrangeas en tendant sa tasse après l’avoir bien rincée.

Cette vénérable eau-de-vie fut bue avec recueillement, et M. Masfrangeas exprima ainsi sa façon de penser :

— On devrait se mettre à genoux pour boire cela !

— Malheureusement, il n’en reste plus que deux ou trois pintes, ce sera pour quand Hélie se mariera.

Je me mis à rire, et ma mère dit : — Alors elle a encore le temps de vieillir, ça ne sera pas demain.

— Non, reprit mon oncle, et en ce moment, il pense plutôt à aller voir les baraques ; nous allons y aller, tu vas voir, mon fils.

Nous nous levâmes. Après tous les remerciements et les compliments coutumiers, M. Masfrangeas embrassa ma mère :

— Eh bien, c’est entendu, n’est-ce pas, quand ce garçon reviendra du Frau, vous me l’enverrez : d’ici là, j’aurai arrangé tout cela.

En sortant, nous prîmes par la place de la mairie, parce que mon oncle voulait aller voir de sa jument, et au bout de la rue Saint-Silain, nous voilà descendant la rue Taillefer. Je les regardais aller devant tous deux. M. Masfrangeas avait une grande lévite bleu foncé, un pantalon gris et un chapeau de même couleur à longs poils. Avec ça une cravate haute, et un gilet à fleurs, sur lequel battaient les breloques de sa montre. Il représentait bien ainsi le petit bourgeois cossu de l’époque.

Mon oncle, lui, était habillé en meunier, de drap blanc en entier ; veste dite : sans-culotte, gilet boutonné carrément, avec deux rangées de boutons de cuivre poli, culotte à pont-levis ; tout cela était blanc, et le chapeau de feutre ras était blanc aussi. C’était un vrai chapeau périgordin, à larges bords, à calotte ronde, comme on n’en fait plus guère ; les meuniers d’à présent suivent la mode. La seule chose qui ne fut pas blanche dans l’habillement de mon oncle, c’était une cravate de soie noire, nouée tout bonnement, et sur laquelle se rabattait le bord-de-cou de sa chemise en bonne toile de ménage.

Ces deux bons amis avaient bu, à eux deux, six ou sept bouteilles, puis le café, des glorias, de l’eau-de-vie, et ils s’en allaient tranquilles, la tête froide et les jambes solides ; ils étaient contents, comme nous disons, et voilà tout.

Au fond de la rue Taillefer, l’hôtellerie du Chêne Vert flambait, et par toutes les fenêtres on voyait les servantes aller et venir en portant des piles d’assiettes.

— Romieu a fait bigrement des bons dîners là, avec M. Sauveroche et d’autres bons vivants, dit M. Masfrangeas. C’est une bien ancienne auberge, ajouta-t-il. Vergnaud, Ducos et d’autres députés de la Gironde y ont logé au commencement de la Révolution.

Tout en parlant, nous coulions par la rue de Condé, jusque derrière la tour Mataguerre et nous entrâmes dans l’écurie où était la jument. La Grise, nous entendant, tourna la tête et rossignola tout bellement en reconnaissant son maître.

— Tu vas voir, ma vieille… Et il alla la détacher et il la mena boire au bac dans la cour. Après il appela le garçon, se fit donner quatre litres de civade, les cribla bien, ôtant les petites pierres, et les donna à sa bête. Pendant ce temps, M. Masfrangeas s’était retiré dans un coin, et on entendait sur la litière comme un bruissement qui n’en finissait pas.

La botte donnée, la paillade faite, nous remontâmes vers le Triangle. La place était, en ce temps-là, élevée au-dessus du niveau des routes qui la bordent, et entourée de banquettes de pierre avec de beaux arbres ; on a rasé tout ça depuis et on a eu tort, selon moi.

Ce soir-là, on menait grand bruit sur la place. Les lampions fumaient avec une sale odeur de graillon, car on ne voyait pas alors des baraques éclairées au gaz, comme aujourd’hui.

M. Masfrangeas s’arrêta devant une baraque assez propre pour l’époque. Sur l’estrade, un grand hussard rouge avec des tresses blondes qui lui plaquaient sur les joues, soufflait à en crever dans un trombone à coulisse. À côté de lui, un pierrot tout enfariné s’essoufflait dans un cornet à piston. De l’autre côté de l’entrée, un gamin faisait des roulements superbes sur le tambour et un paillasse tapait à tour de bras sur sa grosse caisse, avec accompagnement de cymbales.

Au milieu de l’estrade, devant l’entrée, se promenait les bras nus, les épaules décolletées, une belle fille en maillot rose et en jupe de gaze très écourtée que chaque coup de reins, lorsqu’elle se retournait, raccourcissait encore. Je ne sais pas ce qui décida M. Masfrangeas, mais la musique finie, il dit : Entrons là, et nous entrâmes, aux premières places, qu’il paya en faisant changer cent sous.

Après avoir vu des tours de force, d’adresse, d’équilibre, des farces comiques, la jeune fille aux jupes courtes dansa sur la corde avec beaucoup de joliesse, ce qui intéressa grandement M. Masfrangeas et me fit plaisir aussi à moi, sans que je susse pourquoi d’ailleurs.

Après cette représentation, nous allâmes voir un éléphant savant qui faisait aussi des tours d’équilibre, et soupait ensuite en public, servi par un singe habillé comme un petit pastronnet.

Au sortir de là nous nous promenâmes un peu dans la place, et en passant nous vîmes une baraque où on montrait des oiseaux savants. Dans une autre, des ours se battaient avec des chiens. Tous les bouchers de la ville étaient là en amateurs, et avaient amené leurs dogues et leurs boule-dogues pour les éprouver et faire des paris. Les abois enragés des chiens et les grognements féroces des ours faisaient un train assourdissant ; aussi à peine entendait-on le bruit des chaînes de l’homme sauvage qui mangeait les poulets tout vivants, et dont la baraque était en face.

Tout en nous promenant, est-ce que nous n’allons pas voir sur la porte de l’hôtel Védrenne, le curé Pinot, de chez nous, qui fumait tranquillement sa pipe en prenant le frais. Comme ça m’étonnait, mon oncle et M. Masfrangeas se mirent à rire de ma bêtise.

— Il grille plus de tabac que moi, dit mon oncle, en bourrant sa pipe.

Après avoir passé devant le théâtre bien éclairé, où on jouait La Grâce de Dieu, M. Masfrangeas proposa de prendre un verre de punch, et nous entrâmes au café Rose Beauvais.

Fayolle l’improvisateur y était justement pour lors, et il chantait une de ses chansons patoises, qu’il coupait de brocards à l’adresse des assistants.

Lorsqu’il vit M. Masfrangeas, il le salua de trois couplets patois qui se peuvent tourner ainsi :

C’est monsieur Masfrangeas,
De la Préfecture,
Qui s’est certes fait friser
Chez Jean La Verdure !

Tout le monde s’esclaffa de rire, en voyant la tête broussailleuse de M. Masfrangeas, et en pensant à La Verdure, qui était un petit perruquier du côté du Pont-Vieux, qui ne savait point seulement ce que c’était qu’un fer à friser.

— Encore ! encore ! Fayolle ! cria-t-on.

Et Fayolle continua :

Il aime le bouteillon,
C’est un franc Périgord,
Lorsqu’il voit un cotillon,
Il y court tout d’abord !

Les battements de mains et les éclats de rire recommencèrent, et M. Masfrangeas riait plus fort que les autres. Le silence un peu fait, il cria :

— Va toujours, Fayolle !

Et mon Fayolle reprit :

Vif comme il n’y a personne,
Bon homme tout de même,
Pour arranger quelqu’un
Il ne tire pas en arrière !

C’était bien la vérité, aussi tout le monde applaudit longtemps et quelques-uns qui connaissaient M. Masfrangeas vinrent lui toucher de main ; et lui riait de bon cœur avec tout le monde. Aujourd’hui, ça ne se ferait plus, les messieurs de la Préfecture ne s’y prêteraient pas. Je ne veux pas dire pour ça qu’ils soient fiers, mais ce n’est plus le genre. En ce temps on était plus proche de la Révolution ; la bourgeoisie sortie du peuple tout fraîchement, ne s’était pas encore élevée au-dessus de lui, et M. Masfrangeas n’oubliait pas que son père était un simple ouvrier tanneur d’Excideuil.

Au sortir du café, nous montâmes jusqu’au Pouradier, histoire de prendre l’air. Il y avait foule sur les boulevards, et en redescendant, étant en face du palais de justice fini depuis cinq ou six ans, M. Masfrangeas proposa d’entrer sur le Bassin, où il y avait beaucoup de marchands et de baraques.

Mon oncle acheta trois ou quatre bagues de la Saint-Mémoire en perles de couleur variées, et puis nous voici allant, vaguant de çà de là dans la foule, comme des badauds, regardant les marchands et les baraques.

Tout d’un coup, M. Masfrangeas s’arrêta devant la loge d’une géante. Une géante de quinze ans, appelée Caroline, disait un grand tableau où était tiré son portrait en grande toilette de soirée, avec force chaînes, carcans et le reste.

— Il faut voir cela, dit mon futur chef.

Mon oncle lui envoya, en se penchant un peu, quelque brocard que je n’entendis pas : je n’ouïs que la réplique faite en patois :

— Avec ça que tu craches dessus !

J’étais si nice alors, que je ne pus m’expliquer sur quoi mon oncle ne crachait pas. Depuis, je l’ai compris et je puis bien dire que M. Masfrangeas se trompait grandement.

Jamais je n’ai connu d’homme plus honnête avec les femmes que mon oncle.

Mais M. Masfrangeas, à ce moment-là, voulait lui rendre la monnaie de sa pièce, en le badinant sur les bagues qu’il venait d’acheter, parce que c’est de coutume chez nous que ceux qui vont à la Saint-Mémoire apportent une bague pour leur bonne amie.

À propos de ce patois, il me faut dire que ce soir-là, comme toujours, les deux amis employaient souvent notre langage paysan. C’était une coutume générale alors, même dans la bonne bourgeoisie, de parler le patois, et d’en faire entrer des mots et même des phrases dans les parlements faits en français. De là, ces locutions patoises, ces tournures de phrases translatées de périgordin en français dont nous avons l’accoutumance. J’en devrais parler au passé, car, si autrefois, chacun tenait à gloire de parler familièrement notre vieux patois, combien de Périgordins l’ignorent aujourd’hui ! Cette coutume a disparu avec les bonnes coiffes à barbes, de nos grand’mères, avec nos vieilles mœurs simples et fortes, notre amour des coteaux pierreux, et ces habitudes de vie rustique, qui avaient fait cette race robuste et vaillante, dont Beaupuy, Daumesnil et Bugeaud sont des types remarquables. Aujourd’hui, on voit des Périgordins qui n’aiment pas l’ail, et ne savent pas le patois !

Mais il n’y a plus que quelques vieilles badernes comme moi qui regrettent ces choses.

Ce petit écart de mon récit, expliquera pourquoi j’emploie, en écrivant en français, des expressions qui ne sont pas françaises, et pourquoi je donne à des mots français leur signifiance patoise. Les anciens me comprendront tout de même, et ceux qui n’ont pas tout à fait oublié les coutumes du pays ; les autres, non, mais je n’y puis rien. C’est que je ne suis pas un savant, il s’en faut de plus de cent empans. Je ne suis pas allé au collège, à mon grand regret, car tout enfant, j’avais bonne envie d’apprendre, mais mes parents n’avaient pas le moyen. Lorsque je voyais passer, allant en promenade, les collégiens d’alors, avec leur habit bleu de roi à boutons dorés, et leur chapeau haut de forme, ce n’était pas cet habillement dans lequel j’aurais été mal à l’aise que j’enviais ; mais les facilités qu’ils avaient de s’instruire. Le latin surtout ; oh ! que j’aurais voulu l’apprendre. J’avais trouvé une vieille histoire romaine, et j’aurais aimé lire dans leur langue, les historiens de cette Rome antique que je trouvais si grande.

Depuis, j’ai attrapé quelques bribes de çà de là, mais rien qui vaille la peine d’en parler. Le fonds manque du tout ; aussi je conviens qu’il m’est impossible d’écrire autrement que j’ai parlé depuis quarante ans que je suis revenu au Frau. Que l’on m’excuse donc si je patoise en français, et si je francise en patois.

Tant que j’y suis, il faut que j’explique une autre affaire. Si on trouve quelquefois, par-ci, par-là, des F et des B, il ne faut pas s’en étonner. Nous autres paysans nous lâchons un : foutre, ou un : bougre, assez facilement, de manière que si on n’en avait pas rencontré on aurait trouvé ça bien étonnant de ma part. D’ailleurs, voyons, on entend de ces paroles tous les jours, sans s’en fâcher, et que ça entre dans l’entendement par les yeux ou par les oreilles, c’est kif-kif, comme disait mon oncle. Et puis enfin, c’est sans malice que nous nous servons de ces mots-là, mais tout bonnement pour orner un peu notre langage et lui donner du nerf.

Pour en revenir à la géante, à bien dire la vérité, elle n’avait pas tant de chaînes et de colliers et de dentelles que sur le tableau, mais, au demeurant, l’enseigne ne trompait point. Ce n’était pas une de ces grandes créatures, de ces colosses de femmes aux allures de grenadier, aux traits homasses, avec des moustaches. Non, c’était comme le disait le tableau une fille de quinze ans à peu près, de six pieds de haut, bien faite, avec une jolie figure fraîche et un sourire tout jeune, qui contrastait fort avec ses formes très accusées.

Je ressentis, à la vue de cette belle créature, je ne sais quel sentiment encore inconnu. Il me semblait que j’aurais eu du plaisir à me coucher à ses pieds, à la regarder toujours, à dormir près d’elle comme un enfant près de sa mère.

M. Masfrangeas, dans ce temps, faisait quelques questions au jeune phénomène, qui répondait très bien avec une voix douce qui augmentait le plaisir que j’avais de la voir. Elle montra de très près ses bras superbes et les fit tâter aux gens qui étaient là ; puis relevant honnêtement sa robe jusqu’au-dessous du genou, elle offrit un mollet magnifique à leur admiration : voyez, Messieurs, il n’y a rien de postiche, vous pouvez vous en assurer. M. Masfrangeas s’en assura assez longtemps, et quelques autres après lui ; mais lorsque poussé, je ne sais par quel sentiment, je voulus vérifier à mon tour, elle laissa retomber sa robe, et me dit en se riant : vous êtes trop jeune mon petit ami !

J’étais timide d’habitude, mais ce soir-là, j’avais bu un peu plus que de coutume, et je répartis :

— Trop jeune ! mais j’ai seize ans, un an de plus que vous !

Tout le monde se mit à rire, y compris la géante, et nous sortîmes là-dessus.

— Ce punch, dit M. Masfrangeas, ça altère ; si nous prenions un petit bol de vin à la française !

— Tout à l’heure, dit mon oncle. Et nous continuâmes à nous promener dans la foule.

Nous voilà arrêtés devant une baraque de lutteurs. Ah, il n’y avait pas de luxe dans cet établissement ; six ou huit grandes barres soutenaient une toile toute rapetassée. Sur le devant, des planches sur des barriques faisaient une estrade, où étaient rangés cinq lutteurs éclairés par des lampions de suif qui puaient fort. Ils étaient là, en maillot, les bras croisés pour mieux montrer leurs muscles, et, bien campées sur des cous énormes, leurs têtes au front bas, avaient une expression ennuyée et bestiale qui n’était pas bien plaisante à voir. Au-dessus de l’entrée une bande de calicot faisait savoir au public que l’arène était dirigée par le célèbre Jeanty, dit Le Rempart du Périgord.

— Tiens ! fit tout d’un coup mon oncle, le Canau !

En entendant ça, un des lutteurs se pencha vers la foule et dit :

— Qui parle du Canau ?

— Ici, répondit mon oncle en s’approchant.

L’hercule se pencha encore, cherchant son homme de ses gros yeux myopes qui lui sortaient de la tête. Sur son front ridé, ses cheveux roux se tortillaient en mèches courtes qui, avec sa grosse tête et ses yeux lui donnaient la ressemblance d’un bœuf, d’un bon gros animal pas méchant.

Il lui fallut mettre le nez sur mon oncle pour le reconnaître.

— Ah, c’est toi ! dit-il en lui serrant la main.

Puis après :

— C’est la dernière séance, il est dix heures et demie, entre avec ta société, et dans une demi-heure nous pourrons parler un peu.

Mon oncle se retourna, mais pour lors, je composais toute sa société, M. Masfrangeas avait disparu.

En regardant bien, nous le vîmes devant un musée de figures de cire, mais il n’était plus seul, Mme Masfrangeas et ses trois demoiselles le tenaient et n’avaient pas l’air de vouloir le lâcher.

Il vint nous dire qu’il se trouvait forcé de faire entrer toute sa famille au musée, ayant eu l’imprudence de le promettre, et il nous quitta en pestant, après nous avoir secoué la main.

Nous entrâmes dans la baraque des lutteurs, précédés du Canau. En passant devant le bureau représenté par une petite femme sèche qui n’avait pas l’air trop jovente, le bourgeois dit : Ce sont des amis, et après nous avoir installés, il alla à ses affaires.

Bientôt après entrèrent dans l’arène, entourée d’une corde tendue sur des piquets, deux des lutteurs de la troupe : ils se donnèrent la main et s’empoignèrent. La lutte dura quelques minutes, et l’un d’eux fut renversé tout bravement à terre, puis l’autre lui tendit la main pour se relever.

Un autre couple lui succéda, et ce fut toujours à peu près la même chose. Tout ça ne m’amusait guère, car il me semblait que ces gens-là n’y allaient pas bon jeu bon argent, et qu’ils paraissaient plus occupés de faire des effets de muscles, que de lutter pour la victoire qui paraissait arrangée d’avance.

Mais tout d’un coup, voici un meunier qui entre dans la baraque avec deux autres individus.

— Voilà Poncet, dit mon oncle, ça se passera mal.

C’est que la réputation de Poncet était grande. Ses tours de force étaient connus de tous. Il chargeait une barrique de vin sur une charrette, comme un autre un panier de vendange. On racontait aussi qu’un jour, luttant dans une baraque avec un ours, et se sentant un peu pressé, il avait cassé les reins à la bête en la serrant dans ses bras.

Mon oncle alla à lui, et l’emmena dans un coin de la baraque.

— C’est le Canau, tu sais bien, le Canau de Saint-Médard, qui est le patron ; ménage-le, ça lui ferait du tort.

Ha foutre ! c’est lui qui est le Rempart du Périgord, dit Poncet ; eh bien ! n’aie crainte, je ne lui veux pas de mal, le pauvre chien, je ne veux pas l’empêcher de gagner sa vie. Mais quant à ses hommes, je sais que dans leur auberge, ils se sont vantés de me tomber, et je les foutrai tous sur le cul !

Après cette déclaration énergique, Poncet se mit à regarder avec les autres.

En ce moment, le Rempart du Périgord était sur l’estrade, et invitait les amateurs qui pouvaient se trouver parmi le public à entrer, car il y avait déjà deux caleçons de demandés. Lorsqu’il revint, mon oncle lui dit deux mots à l’oreille pour le prévenir de ce qui allait se passer.

Le Canau revint aussitôt vers le public et dit : Messieurs, on m’apprend à l’instant que le fameux Poncet est dans mon établissement, et qu’il veut lutter avec tout le personnel de l’arène. Cet amateur distingué est trop connu à Périgueux, pour que je rappelle ses tours de force. C’est une vraie chance de tomber sur une séance comme celle-là. Entrez, Messieurs, entrez, nous allons commencer.

Cette annonce fit encore entrer une trentaine de personnes, curieuses de voir lutter Poncet.

Le premier amateur qui sortit du recoin où on se déshabillait derrière une toile, était un garçon boulanger, tout jeune, sans un poil de barbe, mais bien bâti : ses bras développés par la maie étaient énormes, mais ses jambes paraissaient un peu faibles en proportion.

Quoiqu’il n’entendit rien aux finesses de la lutte, il se défendit bien, donna du fil à retordre à son homme et se fit applaudir à plusieurs reprises. Il fut enfin couché sur le dos par un coup d’habileté plutôt que de force, comme on s’accorda à le dire.

Le deuxième amateur était loin d’avoir la force du premier ; aussi ne pesa-t-il guère aux mains de son partenaire, l’Invincible Auvergnat.

Pendant ce temps, Poncet se déshabillait. Lorsqu’il arriva, enfin, trapu, carré, poilu comme un loup, en balançant ses bras noueux et longs, ces bras terribles qui avaient broyé la charpente de l’ours, il y eut de grands claquements de mains.

— Hé bien, vous autres, dit-il en se campant dans l’arène, il paraît que vous voulez me tomber : Je vous attends, venez comme vous voudrez.

Les lutteurs s’étaient entendus, et l’un d’eux s’avança au milieu de l’arène. Celui-là avait nom : Le Fort de la Halle ; c’était un Parisien, ancien porteur à la Halle aux farines, bien fait, et connaissant toutes les ruses du métier.

Il donna en coyonnant la main à Poncet :

— Entre meunier et porteur de farine, on ne se fait pas de mal, n’est-ce pas ?

— Que non, dit Poncet.

Le plan des lutteurs, qui étaient revenus de leurs vantardises, était de commencer par fatiguer le meunier, en lui dépêchant d’abord les moins forts, et de réserver le plus dangereux, le Colosse du Nord, qui, venant le dernier, le tomberait bien sûr.

C’est pour cela que l’habile Parisien commençait, mais il n’eut guère le temps de montrer son escrime ; en moins de trois minutes, il était enlevé et posé à terre comme un enfant.

— Vous êtes mon maître, dit-il à Poncet en se relevant.

L’Invincible Auvergnat lui succéda, et ne pesa pas davantage dans les mains du meunier.

Celui qui vint après, avait nom : Le Tombeau-des-Forts, et sa personne était bien répondante à son nom. Il avait le regard en dessous et méchant, comme un taureau qui va donner un coup de corne, et de fait il passait pour traître.

Poncet vit d’abord qu’il avait affaire à une méchante bête, mais il ne s’en étonna pas.

Ce Tombeau-des-Forts avait, à ce qu’on disait, des moyens secrets et des coups de reins auxquels on ne pouvait résister. Cependant le meunier résista, et au bout de dix minutes il fut clair que le lutteur ne pensait plus qu’à se défendre. Toutes ses feintes, toutes ses habiletés ne servaient de rien, et le meunier restait là planté en terre comme un chêne, et ses bras serrant toujours davantage. Enragé, écumant, le Tombeau-des-Forts essaya de passer la jambe, ce qui fit crier tout le monde. Mais Poncet, furieux, ayant repris son aplomb, lui donna, de colère, une serrée terrible qui lui fit faire couic, et l’envoya à trois pas, les quatre fers en l’air, comme un chien dont on se débarrasse.

— Bravo ! bravo ! Et pendant deux minutes, les mains battirent ferme en l’honneur de Poncet.

Le Tombeau-des-Forts se retira en s’époussetant, l’oreille basse et le regard mauvais.

C’était au tour du Colosse du Nord, il s’avança pesamment au milieu de l’arène.

— Si vous êtes fatigué, dit-il à Poncet, nous pourrions remettre la partie à demain.

— Merci bien, mais je ne suis pas fatigué. Le temps de souffler un peu seulement.

Ce Colosse du Nord, n’avait pas volé son nom. C’était un homme de cinq pieds neuf pouces, avec des membres à proportion. Ses cuisses étaient grosses comme le corps, et ses bras gros comme les cuisses d’un homme ordinaire ; avec ça des épaules à porter un bœuf et des poings à l’assommer. Par exemple, il y avait de la graisse dans ce grand corps, et son ventre commençait à le gêner un peu. Jusque-là, il n’y avait pas eu de gageures, tout le monde était pour ainsi dire sûr de Poncet. Mais le Colosse du Nord, avec cette taille et ces membres de géant, imposa à quelques amateurs, qui parièrent pour lui. Voyant ça, mon oncle s’écria :

— Une pistole contre un écu pour Poncet !

— Tenu ! tenu ! firent plusieurs.

— Voyons, vous êtes, un, deux, trois, quatre, ça va.

Et les enjeux furent mis entre les mains d’un tiers.

Puis les deux hommes se crochèrent.

Ils commencèrent par se tâter l’un l’autre, chacun cherchant à deviner le côté faible de son adversaire. Puis ils s’engagèrent sérieusement, et sur leurs jarrets et leurs bras, les tendons se dessinaient en saillie. Le lutteur se méfiait des bras du meunier, et s’arc-boutait sur ses reins pour ne pas lui donner de prise ; mais cette position qui l’éloignait de son homme le gênait pour l’attaque. Il réussit pourtant à le faire branler un peu sur ses jambes, mais tous ses efforts commençaient à le faire souffler. Alors Poncet raidit ses bras, et l’attira un peu à lui. Se sentant serré de près, l’hercule voulut se servir de sa masse, pesa sur le meunier et le poussait, afin de saisir, dans un mouvement de recul, l’instant de l’enlever. Mais Poncet porta un jarret en arrière, et ne bougea plus. C’était beau à voir, ma foi, ces deux hommes qui luttaient, butés l’un contre l’autre comme deux taureaux entêtés. Leur front luisant sous la flamme rouge des lampions, leurs nasières ouvertes à y fourrer le pouce, leurs yeux brillants, leur bouche serrée, marquaient que cette fois c’était pour de bon. Tous leurs membres accusaient leurs efforts ; leurs tendons sortaient de la chair, comme des cordes, et les veines de leur cou se gonflaient comme prêtes à crever. Cependant Poncet sentant l’hercule souffler, serra peu à peu ses bras terribles, et finit par le tenir étroitement serré contre lui. L’autre, mâché par ces bras noueux durs comme des câbles, se laissa étreindre davantage, et tous ses efforts pour reprendre un peu de liberté furent inutiles.

Lorsque Poncet le tint bouclé, serré à en perdre haleine, il le porta à gauche, à droite comme un arbre que le vent va déraciner, augmentant à mesure ce balancement, et finalement par un effort vigoureux, l’enleva et le coucha à terre.

Si l’on claqua des mains, si on cria : Bravo ! vive Poncet ! point n’est besoin de le dire. Tous les gens qui étaient là, braillaient, grisés par la victoire du Périgordin. Lui, cependant, le maître de tous, s’essuyait le front avec son bras, et reprenait haleine. Mon oncle ayant empoché ses quatre écus, lui criait d’aller se vêtir.

Poncet leva la main et dit :

— Ce matin, j’avais fantaisie de lutter avec tous, mais à cette heure, je suis fatigué. D’ailleurs il ne reste plus que le patron, qui est mon ancien camarade Jeanty, et je vous dirai bonnement que quand nous étions encore des droles, et que nous luttions pour nous exercer sur la promenade où on fait des cordes, là-bas à Excideuil, il me couchait toujours. De longtemps donc il est mon maître, il n’est besoin de le montrer, je le reconnais.

Personne ne fut pris à cette défaite, on se mit à rire, et le Canau vint secouer la main de Poncet, pour lui marquer qu’il le comprenait bien, après quoi le meunier alla s’habiller derrière le rideau, dans le coin.

Cependant tout le monde s’écoulait, et en s’en allant, il y en avait qui disaient :

— C’est bien dommage que M. Savy ne se soit pas trouvé là.

Quand tout le monde fut sorti, Jeanty passa un paletot sur son maillot, et Poncet étant prêt, mon oncle dit : Il y a douze francs à manger, nous allons faire un vin chaud. Et nous voilà partis pour un petit café voisin. Sur la sortie de la baraque, la bourgeoise de Jeanty arrêta son homme :

— Ne bois pas trop, Jeanty, tu entends… Messieurs, ne le faites pas boire, il ne pourrait pas travailler demain.

— N’ayez crainte, lui dit Poncet ; un petit vin chaud avec des anciens camarades, ça ne peut pas lui faire de mal.

Ce petit vin chaud de trois pintes fut servi au bout d’un moment, dans une bassine à faire les confitures, faute d’un bol assez grand. Et la quantité ne faisait pas tort à la qualité, car mon oncle avait commandé tout ce qu’il y avait de meilleur en fait de vin vieux.

Tandis que nous buvions en trinquant à chaque verrée, j’appris plusieurs choses, entre autres que le Canau avait été ainsi baptisé, parce qu’un jour dans la classe, le régent lui ayant demandé comment on appelait un cours d’eau artificiel, il avait répondu : Un Canau ! ce qui avait fait esclaffer tous les autres, et lui avait valu une bonne gifle.

Puis il raconta sa vie, le pauvre Canau. À cause de ses mauvais yeux, il n’avait pu apprendre de métier. Faut y voir, pas vrai, pour taper sur une enclume, pour équarrir une pièce de bois, ou monter sur une tuilée, ou faire quoi que ce soit. Et alors ne pouvant, il s’en était allé à Bordeaux, travailler sur le port où il gagnait sa vie au jour la journée. Puis un soir à une foire de mars, il était entré sur les Quinconces dans une baraque de lutteurs et s’était essayé, et ma foi il s’était laissé embaucher.

Depuis ce temps, il courait les foires dans toute la France ou guère ne s’en fallait ; et un jour, la demoiselle d’un café où il allait, à Beaucaire, pendant les foires, s’était amourachée de lui et l’avait suivi. Comme c’était une fille de tête, elle avait vendu ses petits bijoux, et ils avaient acheté une voiture et monté une baraque. Ah, c’était une crâne femme, qui faisait marcher tout son monde d’hercules à la baguette ; et c’était elle qui tenait la bourse, et ils avaient cent pistoles de placées chez un notaire, dans son pays là-bas, et ils en auraient davantage, s’il n’avait pas fallu, il y a six mois, retirer cent écus pour acheter un autre cheval, le leur étant crevé à Orléans. Mais tout de même, cette vie ne lui allait pas trop, il aurait mieux aimé bûcher sur une enclume, ou quelque chose comme ça, à Excideuil, ou par là, tranquille avec sa femme…

— Alors, tu es marié ? dit Poncet.

— Derrière la mairie !…

Et ils se mirent à rire tous.

Derrière la mairie ? qu’était cela ? mais je commençais à dormir sur la table, et je n’en entendis pas plus long.

Lorsque mon oncle me réveilla, il y avait plantés devant nous, deux agents de la police de la ville qui disaient bien tranquillement : Allons, Messieurs, il est minuit passé, il faut s’en aller.

— Pas avant d’avoir trinqué ensemble.

— Ha ! té ! c’est vous Poncet.

— Hé oui ! mettez-vous là donc, que nous trinquions, un peu. Bourgeois, deux verres !

Ils n’avaient pas l’air méchant du tout, ces deux sergents de ville. Il y en avait un grand maigre, avec de fortes moustaches, qui poussait de grosses bouffées d’un gros cigare de contrebande, et s’appuyait sur sa canne sans rien dire. L’autre avait la sienne de canne pendue par un cordon à un bouton de sa capote, et il bourrait sa pipe ; c’était un bon gros vivant qui riait toujours. Ils étaient rouges tous les deux pour être entrés déjà dans beaucoup de cafés et d’auberges pour faire fermer. À l’offre de trinquer, le gros répondit :

— Sur le pouce alors, le commissaire ne badine pas aujourd’hui ; il est en permanence à son bureau, et il faut que nous allions au rapport après notre tournée.

— Bah ! dit Poncet, Claverie ne peut pas empêcher les gens de se rafraîchir, que diable !

Après avoir trinqué tous ensemble, il fallut repiquer d’un autre verre, et enfin nous sortîmes avec les agents.

Après que tout le monde se fut bien secoué la main, mon oncle me dit :

— Maintenant mon petit, nous allons aller nous coucher ; il est bien temps. Demain, en nous levant, nous irons voir si je peux m’arranger pour cette mule que j’ai vue aujourd’hui, ou pour une autre. Après ça, il me faut acheter une bastine, une bride et une casquette. Nous rentrerons déjeuner ensuite et vers les deux heures nous partirons pour chez nous.

Il mit le loquet dans la serrure, ouvrit doucement, et nous montâmes l’escalier sans bruit : Il faut prendre garde de réveiller ta mère.

Après nous être vitement déshabillés, nous nous couchâmes dans le même lit, car nous n’en avions que deux à la maison. Je songeai un peu à la jeune géante, et je m’endormis.

Le lendemain matin il fallut voir les écuries des marchands, et enfin, vers les dix heures, nous voici derrière la mule en question. Ce qu’il fallut de temps pour faire le marché, et de jurements, et de sacrements du maquignon, de coups dans les mains à tour de bras, histoire de se mettre en train, ce serait trop long à dire. Enfin, un accordeur vint là, qui fit couper la différence, mais ce ne fut pas sans peine, au moins on l’aurait dit. Cet homme prit une main de mon oncle et voulut prendre celle du maquignon pour les rejoindre, mais l’autre cachait la sienne sous sa blouse, derrière son dos. Oh ! il ne taperait pas à trente-cinq pistoles, jamais de la vie ! Est-ce qu’on voulait lui manger les foies ? La mule lui en coûtait trente-huit, à la dernière foire de Niort ! Une bête comme ça ! douce comme un agneau ! et il allongeait un petit coup de manche de fouet sur la croupe de la bête qui tressautait.

— Allons, disait l’accordeur, baillez-moi votre main !

— Non, ferai pas ! le diable m’écrase !

— Donnez-la ! je vous dis ! allons foutre !

— Non ! non ! Je ne peux pas, là !

Et il détournait la tête comme s’il se fût agi d’avaler une médecine.

Enfin l’accordeur lui attrapa la main, et la tira de force pour la mettre dans celle de mon oncle : maintenant il fallait le faire taper.

— Tapez là ! tapez là, je vous dis !

— Mais vous me saignez ! criait le maquignon.

Et il avait la voix piteuse et la figure malheureuse. On aurait juré à le voir qu’il était contraint et forcé.

Enfin, comme tous ceux qui étaient là autour, à voir faire le marché, lui criaient : Tapez ! tapez ! La Jeunesse ! Allons, tapez ! moitié de son gré, moitié par force à ce qu’on aurait dit, il tapa : tout doucement d’abord, suivant le mouvement que lui donnait l’accordeur, puis plus fort, et enfin, s’étant décidé, il conclut seul le marché par deux ou trois fortes tapes dans la main de mon oncle en disant :

— Si je fais beaucoup d’affaires comme ça, je ferai banqueroute, c’est sûr.

Après le marché, il fallut aller boire le vinage au Coq Hardi, avec l’accordeur. Tout en buvant, mon oncle aligna sur la table trente-cinq pistoles en écus de cent sous qu’il tira d’une ceinture en cuir. Alors le maquignon demanda encore quarante sous pour le licol : il avait vendu la bête, mais pas le licol ! Mais mon oncle se mit à rire, et se leva après avoir trinqué encore un coup.

La mule fut amenée à l’écurie auprès de la jument. Les deux bêtes furent bien soignées et après il fallut aller déjeuner.

En passant dans la rue Taillefer, mon oncle s’arrêta chez Coustou pour une casquette.

M. Coustou était un grand, gros, bel homme, qui était canonnier dans la garde nationale. Je ne sais pas si ça venait du canon, mais il était sourd comme un pot. Comme les gens sont sans pitié pour les infirmités des autres, on racontait qu’un jour de fête, étant près de la pièce et regardant d’un autre côté, il ne s’était pas aperçu que le coup était parti, et avait demandé au porte-lance :

— Ça a craqué, petit ?

Mon oncle lui cria :

— C’est pour une casquette !

— Ah, bien !

Et il alla chercher un chapeau à grands rebords.

— Non ! une casquette ! une casquette de meunier !

— Ah ! diantre !

Et M. Coustou ayant enfin entendu, ou plutôt guidé par le doigt de mon oncle, qui lui montrait les objets à travers les vitrines, mit sur le comptoir des casquettes en drap blanc. L’oncle en choisit une semblable de forme à celle de Louis XI, dans les petites histoires de France des écoles de ce temps-là.

— Ça va bien, dit-il, pour rabattre sur les oreilles, quand on va à l’affût des canards.

Après déjeuner, ma mère me remit mon petit paquet avec force recommandations. Puis l’ayant embrassée tous les deux, nous fûmes à l’écurie, où mon paquet fut attaché derrière la selle. Il fallut après mener la mule chez Lanusse pour la faire harnacher, et cela fait vitement, car les bastines ça va à toutes les bêtes, revenir prendre la jument. Enfin, la dépense d’écuriage étant payée, avec une bonne étrenne pour le garçon, me voilà grimpé sur la Grise. L’oncle me raccourcit les étriers, saute sur la mule, et nous voilà partis.

De crainte que tout ce tapage des baraques ne fît peur à la jeune mule, mon oncle aima mieux passer par le quartier bas de la ville. Devant la Préfecture, il dit : À cette heure, Masfrangeas doit être à son bureau. Ça l’a ennuyé de nous quitter comme ça sitôt, je l’ai bien connu. Il aurait mieux aimé être aux luttes de Poncet, que d’aller voir des assassins avec des figures de cire.

En suivant la rue du Gravier, une femme, avec un foulard jaune sur la tête, et des accroche-cœurs d’un noir luisant, nous cria de sa fenêtre comme une effrontée :

— Hé ! meunier, il y a de la mouture à prendre ici !

— Alors ça sera pour une autre fois, dit mon oncle sans se retourner.

— Est-ce que tu la connais, oncle ? dis-je dans mon innocence.

— Non, mon fils, c’est une folle qui crie comme ça à tous ceux qui passent.

Nous voici devant le vieux moulin de Saint-Front ; puis nous traversons la descente du Grelle qui va au Pont-Vieux ; nous attrapons la rue du Port-de-Graule, et nous voilà hors de la ville sous la terrasse de Tourny. Il reste à passer les tanneries de l’Arsault qui puent fort, et nous sommes en pleine campagne.

Les montures bien soignées, marchent d’un bon pas, et le chemin se fait. Voici Trélissac et la maison de M. Magne, bien petite et simple à côté du château d’aujourd’hui. Puis c’est le petit castel de Trigonant et Antonne, et au-delà de l’Isle, Escoire avec sa façade blanche et le pont nouvellement fini. C’est près de là, à la rencontre de l’Haut-Vézère et de l’Isle, qu’était la villa de Boulogne dont parlent nos anciens.

Quel beau pays, et quel plaisir de voyager ainsi. Nos bêtes s’en allaient tranquillement ; mon oncle devisait de choses et d’autres, et moi je l’écoutais comme un oracle. En passant le long du parc des Bories que ce vieux original de marquis de Saint-Astier vient de donner, avec le château et la terre, au petit-fils de Louis-Philippe, qui en avait bien besoin, le pauvre homme ! l’oncle coupa une branche pour émoucher sa mule que les taons tracassaient. Le temps était beau, le soleil chaud déjà, mais l’air frais, et un bon petit vent mouvait les blés dans la plaine comme les vagues d’un lac.

Au beau milieu d’une terre, sans jardin ni arbres autour, voici une grande maison isolée. Les contrevents sont fermés et à moitié pourris. Les ardoises sont pleines de mousse, les murs sont noirs et sales.

— Voilà la maison du Diable ! dis-je.

Mon oncle se mit à rire, et me raconta qu’on avait été obligé d’abandonner cette maison, parce qu’il y revenait. Des fantômes, sur le coup de minuit, descendaient les escaliers avec des bruits de chaînes. Il y avait pourtant des gens crânes qui avaient essayé d’y habiter. Le dernier, c’était un capitaine en retraite qui n’avait peur de rien, comme un homme qui avait sauvé sa peau de la retraite de Russie. Il s’était fait arranger une chambre, et la première nuit, s’était enfermé tout seul dans la maison. En se couchant, il avait mis ses pistolets sur une table à côté de son lit, et son sabre sous son traversin. Comme c’était un crâne homme, je l’ai dit, il s’endormit tranquillement en attendant les revenants.

À minuit, il est réveillé par un pas lourd qui marchait dans le grenier. Il allume sa chandelle, se lève, boucle son sabre autour de lui, prend le chandelier d’une main, un pistolet de l’autre, et ouvre la porte de la chambre, pendant que le revenant descendait l’escalier avec un grand bruit de chaînes. Tandis qu’il est là, le vent lui éteint sa chandelle ; il la pose à terre, tire son sabre et s’avance sur le palier tout noir. Ça descendait toujours, lentement, et le capitaine attendait au débouché de l’escalier. Tout d’un coup il s’en va voir quelque chose de blanc comme un mort dans son drap, qui était là. Il lâche son coup de pistolet, et tombe à coups de sabre sur le revenant. Après avoir bien bataillé il ne vit plus rien, il n’entendit plus rien et fut se recoucher. Le lendemain matin, il trouva que sa balle avait fait un trou dans le mur et que la boiserie de l’escalier était hachée de coups de sabre.

De cette affaire il en eut assez. Des hommes en chair et en os, il n’en avait point peur ; mais que faire contre des fantômes sur lesquels les balles et la lame d’un sabre ne font rien ?

Entendre ça, en plein soleil, raconté par mon oncle qui n’y croyait pas et riait des revenants, ça n’était rien ; mais quand c’était Gustou, notre garçon du moulin, qui racontait ça les soirs d’hiver, avec des triboulements dans la voix, tandis que le vent soufflait dans la haute cheminée, j’avais grand’peur.

À Laurière, nous laissons le chemin de Cubjac, et nous dépassons Sarliac et La Bonnetie. Sur la route, on connaissait mon oncle et les gens nous envoyaient leur : à Dieu sois ! Sur la porte des auberges, ceux qui revenaient, comme nous, de la Saint-Mémoire, et qui s’étaient arrêtés pour boire un coup, sortaient pour voir qui c’était.

À la forge de Saint-Vincent, un grand diable tout noir sortit et dit à mon oncle :

— Ha ! tu as fait foire, Nogaret ?

— Hé oui, j’ai acheté cette petite mule.

— Ça te coûte dans les trente-cinq ou quarante pistoles, hé ?

— Tu ne te trompes de guère.

— Et autrement ? rien de nouveau ? dit le forgeron.

— Toujours la même chose, mon pauvre. Les gros bourgeois cherchent toujours quelque moyen de nous tirer de l’argent. Est-ce qu’ils n’ont pas encore inventé de nous faire payer pour chasser ?

— Tu coyonnes ! ça n’est pas possible !

— C’est sûr, mon vieux. C’est Masfrangeas, tu sais Masfrangeas, d’Excideuil, qui est à la Préfecture, qui me l’a dit.

— Ça ne peut pas durer comme ça ! dit l’autre ; mais ces Jean-foutre ont tout dans leurs mains, l’argent, les juges, les gendarmes, les soldats ; et nous autres nous n’avons que nos bras.

— C’est égal, reprit mon oncle, d’après ce que j’ai ouï dire, j’ai dans l’idée que d’ici quelque temps il y aura un chambardement pas ordinaire, et ce ne sera pas trop tôt.

— Non, dit le forgeron ; tu n’as rien ?

— Si, tiens, et fouillant dans sa poche, l’oncle lui donna un journal et deux ou trois petits papiers.

— Allons, bonsoir ! et ils se secouèrent la main, après quoi nous continuâmes notre route.

La petite mule marchait bien et dépassait la jument.

— Allons ! allons ! dit mon oncle, fais-moi marcher un peu la Grise qui s’endort !

D’un coup de verge, je la fis avancer à la hauteur de la mule, puis je dis à mon oncle :

— Et pourquoi l’appelles-tu la Grise, puisqu’elle est rouge ?

— Ah ! voilà ; elle est née au moulin, et comme on appelait sa mère la Grise, parce qu’elle l’était de vrai, nous avons donné le même nom à la fille.

— C’est drôle, tout de même, fis-je.

— Ça n’est pas plus drôle que de voir un petit homme comme le charron de Coulaures s’appeler Grand ; ni un rousseau comme le tisserand du Taboury s’appeler Brun. On voit tous les jours des Gros qui sont minces, des Petit qui ont cinq pieds six pouces, et des Blanc qui sont noirs ; mais l’accoutumance fait qu’on n’y prend garde.

À Savignac, il fallut nécessairement nous arrêter un peu. Un ami de mon oncle, l’aubergiste du Cheval-Blanc, se planta sur la route, les jambes écartées, les mains dans les poches, comme s’il eût voulu nous barrer le passage. Quand nous fûmes arrêtés, il tourna autour de la mule.

— Jolie petite mule ; et tu as payé ça ?

— Devine !

— Dans les quarante pistoles, hé ?

— Pas tout à fait.

— Allons, attache tes bêtes à l’anneau, vous allons trinquer.

Quand il eut versé dans les trois verres au bout de la table, l’aubergiste dit :

— C’est ton neveu ?

— Oui, répondit l’oncle en me regardant, c’est mon neveu, et depuis que mon pauvre frère est mort, il y a tantôt deux ans, c’est comme mon fils.

— C’était un brave homme, ton aîné, Sicaire, reprit l’autre. Cette gueuse de suette a tué bien des gens, mais je ne pense pas qu’elle en ait emporté un meilleur.

— C’est comme ça, mon pauvre, les bons s’en vont les premiers : Allons, à ta santé, nous allons partir.

Et l’oncle ayant bu, alluma sa pipe.

En sortant de Savignac, je questionnai mon oncle.

— Pourquoi donc que vous vous appeliez tous deux Sicaire, mon père et toi ?

— Mon petit, c’est que le père de mon arrière-grand-père, qui vint comme garçon au Frau, il y a une centaine d’années, était de Brantôme, et s’appelait Sicaire, comme de juste ; car il faut que tu saches qu’à Brantôme ils s’appellent tous Sicaire, en l’honneur de leur saint, comme à Jumilhac, ils s’appellent tous Aubin ; en Limousin, tous Léonard ou Martial : et du côté de Marseille, tous Marius, principalement les perruquiers. Il y a comme ça des pays où tous les enfants sont nommés de même au baptême. J’ai ouï dire à mon grand-père, qui le tenait de Roux-Fazillac, que tous les députés du département de la Haute-Saône, à la Convention, s’appelaient Claude, de leur petit nom. Mais pour en revenir à nous autres, tu sais que c’est la coutume du pays, que les grands-pères soient parrains de leurs petits-enfants. Le père de mon arrière-grand-père donc, qui s’était marié avec la fille du meunier du Frau, nomma ses petits-enfants tous du nom de Sicaire. Lorsque son fils, qui s’appelait Hélie, en eut à son tour, il leur donna son nom. Et ça s’est toujours continué ainsi : une nichée de Sicaires, et une nichée d’Hélies. Ça n’est pas toujours aisé de s’y reconnaître avec cette mode, mais on appelle communément l’aîné du nom de la famille. Ainsi, on appelait notre aîné à tous, qui est mort il y a six ans : Nogaret ; ton père, on l’appelait Sicaire, et moi, le plus jeune, on m’avait fait un petit nom avec notre nom : on m’appelait Rétou.

Nous laissâmes, sur ces propos, Chardeuil à notre gauche, et au bout d’un petit moment nous voici à Coulaures. De passer là, sans s’arrêter, il n’y fallait pas penser. D’ailleurs mon oncle avait besoin de tabac. Il descendit et entra dans le bureau, qui était chez un épicier, qui tuait des cochons l’hiver et faisait auberge. Les rouliers s’arrêtaient là, et les postillons, pour boire un coup, en sorte qu’il y avait toujours dans le coin du feu une soupière qui se tenait au chaud.

Le vieux Puyadou sortit vers moi avec son bonnet de coton un peu jaune et ses sabots :

— Donne-moi tes bêtes et entre, je vais les attacher.

Lorsque j’entrai, la vieille qui pesait le tabac, et faisait le poids pincée par pincée, s’écria :

— Ha ! mon pauvre, comme il a grandi ton neveu !

— La mauvaise herbe croît vite, dit mon oncle en riant.

— Oh ! Je suis sûre, dit la Puyadoune, que ce n’est pas un méchant garçon ; d’ailleurs il ne tiendrait pas de son pauvre père.

Tous ces témoignages d’estime qui me revenaient sur mon défunt père, me faisaient bien content, et aujourd’hui encore, après bien des années, je n’y pense pas sans plaisir.

Ayant pesé le tabac, la vieille mit la soupière sur la table et nous convia à nous servir. L’oncle prit une pleine cuiller de soupe, histoire de réchauffer l’assiette et m’en donna autant. Après que nous eûmes fini, le père Puyadou, avec une grande pinte, nous remplit notre assiette de vin. Là ! là ! disait mon oncle, mais l’autre versait toujours.

— Ah ! par ma foi, dit la vieille, pour faire un bon chabrol il faut que la cuiller baigne : et puis vous n’êtes pas encore au Frau.

— Il nous faut une grosse heure, dit mon oncle. Et votre Jeantain n’est pas encore rentré ?

— Oh ! il viendra demain matin sur le coup de onze heures ou midi. C’est lui qui ferme toutes les foires.

— Je l’ai vu en passant dans la rue Limogeanne devant chez Guillaumin ; mais il y avait beaucoup de monde ; je ne lui ai pas parlé.

— Oui ; il avait pas mal d’affaires à prendre : un quintal de sel, du sucre, de la chandelle ; ça lui a pris du temps ; et puis tu sais, Nogaret, il aime un peu à s’amuser, dit la vieille.

— Ah ! par ma foi, interrompit le vieux Puyadou, les garçons ce n’est pas comme les filles ; pourvu qu’ils reviennent avec leurs deux oreilles, c’est tout ce qu’il faut.

Nous nous mîmes à rire et nous repartîmes.

En sortant de Coulaures, il nous fallut quitter la route pour suivre un chemin qui remontait dans la même direction que l’Isle.

— Avec tout ça nous nous sommes amusés, fit mon oncle, nous n’arriverons guère avant la nuit.

— C’est le tabac qui en est cause, dis-je.

— J’aurais bien pu en prendre à Périgueux, mais vois-tu, il faut toujours donner du débit à ceux qui nous en donnent. Les Puyadou font moudre chez nous et presser l’huile, et nous, nous leur prenons le sel, le poivre, l’empois et tout ce qui nous fait besoin. Par ce moyen chacun fait ses affaires, et l’argent ne sort pas du pays. Il faut qu’il circule entre tous les gens de métier : cordonnier, tailleur, tisserand, faure, menuisier. Tous ces gens-là vont chez Puyadou, n’est-ce pas, boire un coup ou acheter quelque chose ; il est juste qu’il leur en revienne une partie en travail.

Ils vont aussi chez les marchands ; et chez le notaire, et chez Le curé, pour se marier, faire baptiser ou enterrer ; il faut donc que les aubergistes, les marchands, le notaire et le curé fassent travailler ces gens-là, leur fassent faire des souliers, des habits, de la toile, des meubles, et leur fassent ferrer leurs chevaux et leurs bœufs, sans quoi ils sont bonnement perdus.

Ce qui ruinait nos pays avant la Révolution, c’est que les seigneurs recevaient tous leurs revenus, percevaient leurs rentes, leurs redevances, tiraient tout ce qu’ils pouvaient de leurs gens, et s’en allaient fricasser tout ça à Paris ou à Versailles. Aussi les pauvres diables de leurs terres crevaient de faim.

— Tiens, dit mon oncle en étendant le bras sur la droite ; tu vois ce village ? C’est Fazillac, c’est de là que le conventionnel Roux-Fazillac tenait son nom. Il est un de ceux qui nous ont aidés à sortir de cette misère. Malheureusement depuis, les bourgeois que le peuple a aidés à faire la Révolution, une fois établis dans les châteaux, enrichis par les biens nationaux, se sont mis du côté des nobles et sont aussi durs pour le peuple que les anciens seigneurs : il y en a quelques-uns qui sont restés avec nous, mais guère.

Ils ont changé le système ; ce n’est plus la noblesse qui est dominante, mais la richesse. Il faut payer tant pour faire les lois, tant pour nommer ceux qui les font.

Quant au peuple, il est toujours esclave. Comme on a fait accroire aux gens que tous sont égaux, il n’y a pas moyen de rétablir les privilèges pour la bourgeoisie : alors, qu’est-ce qu’ils font ? Sous la couleur d’un impôt, ces bons messieurs empêchent de chasser tous ceux qui n’ont pas vingt-cinq francs à leur donner, et voilà comment il n’y a plus de privilèges.

Tout en parlant ainsi, nous arrivons à la Croze, puis à Chaumont. Les chemins étaient mauvais comme partout ; je conviens que c’était ennuyeux, mais on en avait plus de plaisir d’arriver. À la Pouge, nous prenons un petit chemin qui va au Frau.

Au bout d’un moment nous arrivons. Le moulin est sur la gauche et la maison à quarante pas sur la droite, un peu élevée sur le terme. Mon oncle envoie à ce moment deux ou trois coups de fouet à toute volée, et voici la Finette, notre chienne courante, qui s’en galope vers nous, en jappant de sa voix forte et les tétines pendantes, car elle nourrissait. La vieille Mondine sort sous l’auvent de l’escalier, avec sa quenouille dans son fichu. Elle lève les bras en l’air :

— Sainte Vierge ! voilà Hélie !

Et elle rentre aussitôt pour faire le souper, pensant que nous sommes affamés.

Enfin, en dernier lieu, Gustou sort du moulin ; Gustou qui ne s’est jamais pressé, qui n’a jamais dit un mot plus vite que l’autre. Il sort lentement, en pantalon gris clair, le gilet déboutonné, tout déparpaillé et un bonnet de coton sur la tête. Toute son attention est prise par la mule ; les deux mains dans les poches de son gilet, il la regarde, tourne tout autour, tandis que mon oncle, toujours sur la bête, le regarde faire en riant un petit.

— Eh bien, qu’en dis-tu, Gustou ?

— Ça fera une bonne petite mule.

— Bonsoir, Hélie ! Tu es donc venu nous voir ; allons, c’est bien pensé.

Et là-dessus, après m’avoir serré la main, Gustou prend les brides et mène nos montures à l’écurie.

Notre maison était une bonne vieille maison périgordine à toit aigu, bâtie sur la pente du coteau. On y accédait par une rampe pavée de gros cailloux de rivière, tout comme notre rue Hiéras, et on arrivait dans une cour formée par des murs de soutènement. Du côté de la cour, la maison tournée au levant, avait de plain pied, le cellier et le cuvier. La grange et l’écurie étaient dans un bâtiment séparé, en équerre sur la cour, à droite. Le premier et seul étage étant du côté de la cour, se trouvait de niveau avec le jardin, du côté du coteau. On y montait par un escalier de pierre extérieur, abrité par un auvent soutenu par des piliers massifs. Là, sous l’auvent étaient les seilles, ou les seaux si l’on veut, et le chambalou pour les porter, et la grande oulle à faire cuire pour les cochons. De l’auvent on entrait dans la cuisine, et ensuite il y avait d’un côté deux chambres où couchaient mon oncle et la Mondine, et de l’autre une grande plaisante chambre regardant sur la rivière et le moulin, avec deux lits à l’ange, où couchaient ceux qui venaient à la maison. Lorsqu’elle me vit entrer, la Mondine entortilla vitement la ficelle autour de la queue de la poêle qu’elle avait sur le feu, et vint m’embrasser à plusieurs fois en s’extasiant sur ma taille, ma force et ma bonne figure :

— Tu vas voir, mon petit Hélie, le souper sera bientôt prêt ; tourne-toi vers le feu.

— Ah ça, dit mon oncle en plaisantant, tu le prends donc pour un étranger, que tu fricasses là quelque chose ?

— J’avais fait de la soupe et des haricots, mais ça n’aurait pas de bon sens, vois-tu, Sicaire, de faire souper comme ça ce drole, pour le premier soir que le voilà chez lui.

— Comment, comment, chez lui ?

— Sans doute chez lui, le pauvret. À qui donc que tu laisseras ça tien, Sicaire ?

— Ha ! ha ! à ce compte-là, tu as raison, Mondine, il est bien chez lui.

— Oui, oui, j’ai raison, et je lui fais un bon petit saupiquet avec un quartier de dinde ; je sais qu’il l’aime, le pauvre drole.

Je m’étais assis dans le coin du feu pendant ce temps, quoiqu’il ne fît pas froid, au contraire ; mais c’est toujours bon de se mettre près du feu quand on a voyagé. Les pieds sur les grands landiers de fonte, je revoyais avec plaisir toutes les choses qui m’étaient connues dès l’enfance. C’était la maie avec son couvercle, le vieux buffet et son vaissellier au-dessus, où on voyait bien rangée d’ancienne vaisselle d’étain, puis des plats et des assiettes de faïence, rondes ou découpées à pans, avec des fleurs comme on n’en a jamais vu, et des coqs superbes, portraiturés comme ceux que je faisais sur mes cahiers, mais avec de si belles couleurs : du rouge, du jaune, du vert, du bleu. Les couleurs n’étaient pas toujours bien placées, mais que faisait cela.

Puis, dans le coin, la vieille pendule dans sa grande boîte de noyer, percée d’un rond vitré qui laissait voir le balancier battre lentement les secondes. Au mur étaient accrochés les chaudrons et les bassines de cuivre. Au milieu, la table massive avec une barre d’appui pour les pieds et ses deux bancs de chaque côté.

Je me levai et je fis le tour de la cuisine, reconnaissant tout ce mobilier campagnard : la chaise où j’avais mis mon nom en chicotant avec la pointe d’un couteau, et le crochet à peser pendu derrière la porte d’entrée. Je passe devant la porte de l’escalier du grenier avec son trou du chat, fermé par une planchette pendue à l’intérieur, au moyen d’une ficelle, et que nos chattes écartaient avec la patte pour passer. Puis voici les marmites, les tourtières, l’oulle aux châtaignes. Sur des planches sont les toupines de confit ; et le râtelier au pain, garni de tourtes, est au fond de la cuisine solidement attaché aux poutres. Aux poutres encore, pendent des quartiers de lard et aussi de la graisse pliée dans la toile du ventre, et posée sur des cercles en vimes suspendus comme des balances.

Je reviens vers la cheminée : au-dessus, au râtelier, le vieux fusil à pierre à un coup, avec lequel mon oncle ne manquait guère le lièvre, et puis une grande canardière dont le canon a bien cinq pieds de long.

Il y a quarante-cinq ans de ça ; mais je pourrais refaire l’inventaire, je crois qu’il n’y manquerait guère de choses. Mon grand-père reviendrait au monde, qu’il trouverait encore la plus grande partie des affaires qu’il y avait de son temps. Nous aimons beaucoup, chez nous, garder comme ça les vieilleries qui nous viennent de nos anciens et leur ont servi.

La nuit était venue cependant. La Mondine alluma le chalel de cuivre et le pendit dans la cheminée à seule fin de voir au fricot. Puis elle mit la touaille, les assiettes, les cuillers d’étain, les fourchettes. Pour ce qui est des couteaux, dans nos pays, chacun a toujours le sien dans sa poche ; le couteau est inséparable de l’homme, et c’est la première chose que les droles demandent à leur père quand ils commencent à marcher.

Tout étant prêt, mon oncle prit une pinte et s’en fut tirer à boire. La Mondine sortit sur l’escalier et cria à Gustou, qui arriva un moment après sans se presser ; puis elle accrocha le chalel à une cannevelle encochée qui pendait du plancher du grenier, au-dessus de la table.

Mon oncle, comme le maître de la maison, était assis au bout de la table sur une chaise ; moi à sa droite, Gustou à sa gauche, sur les bancs, et la Mondine allant et venant :

— Tu vois, Hélie, dit-elle, je t’ai donné ton assiette.

C’était un beau coq, avec une superbe queue de toutes couleurs, que je voulais toujours avoir quand j’étais petit. C’est miracle que je ne l’aie jamais cassée.

Gustou mangeait sa soupe à l’ancienne mode avec sa cuiller et sa fourchette. Mon oncle avait perdu cette coutume au régiment, et moi à la ville. La Mondine, elle, avait l’habitude de manger debout en se promenant avec son assiette, allant de la table au foyer. Une habitude bien conservée, par exemple, c’est celle du chabrol ; chacun de nous avala sa pleine assiette de vin.

J’étais bien de goût de manger, ce voyage à cheval m’avait creusé, et puis en ce temps-là, je n’avais pas besoin de ça. Après avoir mangé la moitié de l’aile de dinde, je pris une pleine assiste de haricots bien arrosés avec de l’huile de noix. Tout le monde me regardait faire avec plaisir.

— Bien manger, dit Gustou, c’est signe de bonne conscience et de bon estomac.

Tandis que nous étions à table, la Finette tournait autour de nous, attrapant un morceau de l’un, un morceau de l’autre, et mon oncle lui fit donner le reste de la soupe, car il n’aimait pas à voir pâtir les bêtes autour de lui.

Après souper, Gustou prit la lanterne pour aller soigner nos montures, et mon oncle alluma sa pipe.

— Puisque nous faisons la noce, dit-il, donne-nous un peu de pineau, Mondine.

Et nous nous mîmes à boire, en parlant de choses et d’autres.

— La demoiselle m’a bien parlé de toi l’autre jour, tu sais, Hélie, me dit la vieille servante.

— Il te faudra aller la voir, cette pauvre demoiselle Ponsie, ajouta mon oncle.

— Bien sûr, répondis-je en demandant de ses nouvelles.

— Elle est toujours brave et bonne, dit la Mondine, et point méprisante pour le pauvre monde. On pourrait chercher à vingt lieues à la ronde, pour trouver une demoiselle qui la vaille.

— Et avec ça, dit mon oncle, elle reste à la pendille.

— Ça veut dire que les messieurs de par ici sont bien bêtes, repartit la vieille : une demoiselle comme ça !

— C’est que vois-tu, il leur faut de l’argent avec la fille, et il n’y en a guère à Puygolfier.

— Les hommes ne valent pas cher ! que veux-tu que je te dise, Sicaire.

— Tu veux dire les messieurs, hé Mondine !

— Oh ! je ne parle pas pour toi. Je t’ai assez porté sur mes bras pour te connaître. Je sais bien que tu ne regarderais pas à l’argent, tant qu’à la convenance. D’ailleurs, les Nogaret n’ont jamais été avares ; de tout temps, ils ont été de braves gens. Ton grand-père, celui du temps de la grande Révolution, n’était pas des plus tendres, mais c’était un homme franc, juste et courageux comme on n’en voit guère. Ton père et tes oncles étaient bons comme du pain de fleur de farine. Le père d’Hélie, le pauvre, ressemblait au grand-père, mais il avait avec ça, la bonté de son père en plus.

Lorsque Gustou remonta, il posa sa lanterne sur la table, but une goutte de pineau et s’en fut se coucher dans sa chambre au moulin. Nous en fîmes autant bientôt ; la Mondine avait mis des draps à un des lits de la grande chambre, et lorsque je fus couché, elle vint me border dans les couvertures, comme lorsque j’étais petit, puis s’en alla après avoir fermé les courtines.