Le Mouvement financier de la quinzaine (1er janvier 1892)

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Anonyme
Revue des Deux Mondes3e période, tome 109 (p. 236-240).

LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.


Le marché des rentes françaises a été, pendant la dernière quinzaine de décembre, voué à un grand calme, à une immobilité presque complète. Les cours sont tellement élevés qu’il est difficile à la spéculation de chercher de ce côté des élémens de bénéfice à la hausse, et d’autre part les baissiers ont vu, par une nouvelle et récente expérience, combien il était dangereux de s’attaquer à nos fonds français, même au milieu de circonstances propices à un sérieux mouvement de réaction.

Un découvert s’est à peine formé qu’il est immédiatement traqué, réduit à merci, étranglé sans miséricorde. Ainsi plus d’acheteurs ni de vendeurs à terme, le marché livré à lui-même, aux mouvemens restreints du comptant, surveillé toutefois, et gardé contre toute velléité de défaillance, voilà quelle a été la physionomie de cette partie du marché depuis le 15 courant.

Le 14, le 3 pour 100 était à 95.80 ; le surlendemain, un coupon trimestriel était détaché, et le prix de la rente ressortait à 95.05. C’est exactement le niveau auquel nous la retrouvons à la fin du mois, après une petite excursion en hausse jusqu’à 95.35 et une réaction passagère à 94.97.

Les raisons d’ordre politique ont été tout à fait sans action sur le marché. Le public financier ne s’est préoccupé ni de l’incident de Bulgarie, ni de la discussion du tarif des douanes, ni de l’envoi tardif du budget au sénat et de la nécessité, qui en est résultée, du vote d’un douzième provisoire, le budget ne pouvant être prêt le 31 décembre.

La Banque d’Angleterre a maintenu le taux de son escompte à 3 1/2 pour 100. L’argent s’est un peu resserré les derniers jours, mais dans une trop faible mesure pour que les transactions en aient subi une gêne réelle. Les affaires se sont ralenties partout, à Londres comme à Berlin, à Francfort et à Vienne ; chez nous, les opérations d’arbitrage ont été entravées par les bruits qui ont couru relativement aux intentions de la compagnie des agens de change de Paris à l’égard de la coulisse. Cette manifestation d’intentions hostiles s’est surtout produite au moment de l’élection du nouveau syndic des agens de change, M. Herbault, choisi en remplacement de M. Hart. Il est vraisemblable que la tempête, un instant menaçante, ne se déchaînera pas, que les difficultés seront accommodées et qu’un modus vivendi tolérable laissera fonctionner côte à côte le marché officiel et le marché libre.

Il est assez curieux d’observer qu’il y a juste un an, fin 1890, le 3 pour 100 français était exactement au même cours qu’en ce moment, 95 francs environ. L’amortissable valait 96.30, et le k 1/2 104.32. Aujourd’hui, l’amortissable est à 96.40, et le 4 1/2 à 105 fr. C’est donc ce dernier fonds, condamné d’ailleurs à une mort prochaine par la conversion, qui a été le plus favorisé en 1891.

Aujourd’hui l’argent est facile, abondant, bon marché. À la fin de décembre 1890, il était très cher et les taux de report subirent une tension extraordinaire. La place de Paris était toute aux préparatifs de l’émission qui allait avoir lieu du grand emprunt national de 870 millions de francs. On sait quel succès a eu cette opération. Depuis l’émission, le nouveau fonds s’est cependant toujours tenu au-dessous du cours normal que lui assignerait la comparaison avec les prix de la rente ancienne. L’écart est d’une unité environ en sa défaveur. Les raisons de ce phénomène sont : un classement encore insuffisant et le fait que l’emprunt est en cours de versement et que nombre de porteurs préfèrent payer un peu plus cher et posséder un titre entièrement libéré. L’avant-dernier versement sur l’emprunt devra être effectué le mois prochain, et le dernier en juillet 1892. Il sera payé, comme intérêt, 1 fr. 05 par 3 francs de rente en janvier, et 1 fr. 20 en juillet, après quoi le fonds nouveau sera entièrement assimilé à l’ancien et confondu avec lui.

Parmi les valeurs étrangères, la rente extérieure d’Espagne et la rente portugaise sont celles dont on s’est le plus occupé cette quinzaine, celles dont les mouvemens ont exercé le plus d’action sur l’ensemble du marché. Ces mouvemens ne se sont point produits dans le sens de la hausse. Au milieu du mois, l’Extérieure a été compensée à 67 et le 3 pour 100 portugais à 33.50. Aujourd’hui l’Extérieure vaut 65 1/2 et le Portugais 33. L’emprunt de 250 millions de pesetas, capital nominal, en rente intérieure, amortissable dans un délai de trente ans, a été mis le 28 en souscription publique. Il avait été à l’avance souscrit par un syndicat de garantie, auquel il avait été cédé au taux de 79 pour 100, tandis que le prix fixé pour la souscription officielle était 81 pour 100. Les banquiers, membres du syndicat, ont donné à leur tour de nombreuses participations à leur clientèle, un peu au-dessous de ce dernier prix, et c’est à ce fait qu’est attribuée la faiblesse des résultats de l’émission publique. Il n’a été souscrit en effet, dans la journée du 28, que 50 à 55 millions de pesetas, dont 10 à 11 millions à Madrid et le reste dans les succursales de la Banque d’Espagne en province. La prévision de cet insuccès avait déjà relevé le taux de l’agio sur l’or, à Madrid et à Barcelone, de 11 à 13 pour 100, bien que les deux derniers bilans de la Banque d’Espagne accusassent une situation plus satisfaisante, au point de vue de la proportionnalité entre le montant de la circulation fiduciaire et celui de l’encaisse métallique.

Le gouvernement de Lisbonne a fait annoncer à peu près officiellement la mise en paiement au 1er janvier du coupon intégral de la rente 3 pour 100 du royaume de Portugal. Sur les bruits préliminaires relatifs à ce paiement, ce fonds avait été porté par quelques achats aux environs de 35. Mais une élévation subite du taux du change de 22 à 30 et même 35 pour 100 a révélé l’intensité des sacrifices auxquels le Trésor à Lisbonne avait dû se résoudre pour obtenir les fonds nécessaires au paiement du coupon. La baisse a repris alors le dessus.

Le marché des fonds russes a été soutenu avec beaucoup de vigueur, mais il est aisé de voir que cette vigueur a été nécessaire. Il y a de ce Côté certainement quelque péril à appréhender. Les informations relatives à la gravité de la disette en Russie sont peu rassurantes, et il serait surprenant que le parti de la baisse à Berlin, la contremine, comme on dit là-bas, ne renouvelât pas quelque jour les attaques contre le crédit de la Russie.

Le 4 pour 100 hongrois est au contraire eu pleine hausse sur l’annonce de l’ouverture prochaine à Pest et à Vienne des opérations concernant le règlement de la valuta, en d’autres termes, le rétablissement des paiemens en espèces.

Il y a un an, la rente portugaise était encore à 58, et l’Extérieure à 75. Le premier fonds a perdu 25 unités en 1891, le second, 10 unités. Le conflit entre le gouvernement de Lisbonne et l’Angleterre n’était pas encore résolu, mais il était sorti de la phase aiguë, et le Trésor venait d’obtenir d’un syndicat de banquiers une avance de 75 millions, remboursable sur le produit d’un emprunt de 200 millions à émettre sur la garantie spéciale d’une organisation du monopole des tabacs. L’emprunt a été émis, en effet, dans les premiers mois de 1891, et dès le lendemain de la souscription commençait la débâcle de la rente portugaise.

L’obligation des Tabacs est aujourd’hui en perte de 60 à 70 francs sur son cours d’émission. Un communiqué semi-officieux fait cependant connaître que les recettes des cinq premiers mois écoulés depuis le commencement de l’exercice laissent entrevoir, après paiement de la redevance au gouvernement et du service des obligations, la possibilité de répartir un intérêt de 5 pour 100 aux actions.

Le gouvernement espagnol aurait pu encore, à la fin de 1890 ou au commencement de 1891, tenter un grand emprunt de liquidation, mais on se complaisait, à Madrid, au sujet de la situation financière, dans un farniente fataliste ; on attendait les événemens. Ceux-ci se sont produits sous la forme d’une brusque hausse du taux du change et de la perspective d’une grande perturbation dans les relations commerciales avec la France.

Au lieu de recourir à des résolutions énergiques et réellement efficaces, comme des retranchemens dans les dépenses, et l’établissement d’impôts nouveaux, le gouvernement espagnol avait trouvé plus commode de transformer la Banque d’Espagne en un instrument dont la fonction exclusive serait de fournir au Trésor de Madrid autant de dizaines de millions de pesetas en monnaie de papier qu’il en faudrait pour dissimuler les insuffisances des budgets successifs. Après le vote de la loi sur la banque, l’économie politique s’est vengée du dédain que l’on venait de montrer à Madrid pour ses principes ; la force des choses a créé immédiatement l’agio sur l’or, cette plaie des finances pour les États dont le crédit n’est plus de premier ordre. On sait quelle baisse a suivi immédiatement cette révélation des taux du change sur les embarras de l’Espagne. Aujourd’hui l’agio est de 12 à 13 pour 100, les actions des chemins espagnols et toutes leurs séries d’obligations ont de nouveau baissé et sont presque au niveau le plus bas de la crise de novembre.

À Lisbonne, l’or fait une prime de 36 pour 100 ; mais dans l’Amérique du Sud, c’est bien une autre affaire. À Rio-de-Janeiro, la prime de l’or est de plus de 100 pour 100 (le change étant à 13 den. alors que le pair serait de 27 den.). À Buenos-Ayres, il atteint presque 300 pour 100.

L’Italien, après avoir subi l’influence de la baisse générale des fonds d’État, s’est relevé très vivement depuis un mois et vaut 92 francs environ. Si l’on tient compte du coupon semestriel de 2 fr. 17 qui va être détaché dans quelques jours, le prix ressort à 90 francs. C’est un cours inférieur à celui de fin 1890, mais il semble que le cabinet di Rudini ait pris réellement au sérieux sa tâche de réorganisation des finances italiennes.

Les valeurs turques ont été relativement stables en 1891. Le 1 pour 100 turc se retrouve à peu près au même niveau ; l’écart entre les Priorités et les obligations des Douanes a diminué à l’avantage des premières ; il était de près de 60 francs (407.50 et 465) ; il n’est plus que de 35 environ (420 et 455). Les actions des Tabacs se sont élevées de 12 à 15 francs à 348.75, mais les actions de la Banque ottomane ont fléchi de 615 à 550 francs.

La Banque de France vient de fixer à 74 francs net le dividende du second semestre. Celui du premier ayant été de 85, le dividende total pour 1891 ressort à 159 fr. contre 157 pour 1890. L’action vaut aujourd’hui 4,450, soit environ 200 francs de plus qu’il y a un an. Dans les premiers mois de 1891, la discussion du projet de loi portant renouvellement du privilége de la Banque de France paraissait imminente ; l’année s’achève sans même que la question ait été abordée.

Il s’est produit des changemens d’une grande importance dans les cours de quelques actions de banques d’une année à l’autre. Le Crédit lyonnais s’est maintenu au-dessus de 800 francs, mais la Banque de Paris, sous l’influence des événemens financiers qui se sont produits dans l’Amérique du Sud et dans la péninsule ibérique, a fléchi de plus de 100 francs. Le Comptoir national d’escompte, qui était coté au-dessus de 600, a été ramené à 525. Une baisse énorme a frappé la Banque d’escompte et le Crédit mobilier, qui ne valent plus que 400 et 155 francs.

Les actions et obligations de nos grandes compagnies de chemins de fer ont eu plus que jamais la faveur de l’épargne. Le Suez, à un an d’intervalle, apparaît en hausse de 300 francs à 2,720, le Rio-Tinto en baisse de 125 francs à 465.

Le directeur-gérant : Ch. Buloz.