Le Mouvement ritualiste dans l’église anglicane/02

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LE MOUVEMENT RITUALISTE
DANS L’ÉGLISE ANGLICANE[1]

II[2]
LA PERSÉCUTION


I

Les adversaires du Ritualisme en appelèrent d’abord à l’épiscopat. Au commencement de 1866, une députation vint dénoncer à l’archevêque de Canterbury « l’introduction, dans le service divin, de pratiques qui, par leur diversité, par leur contradiction avec la loi et avec un usage établi de longue date, troublaient la paix et compromettaient l’action de l’Eglise. » Des consultations furent demandées à des jurisconsultes considérables, pour établir l’illégalité de ces pratiques. L’English Church Union y répondit aussitôt par des adresses et des consultations eu sens contraire. Cette agitation ne permettait pas aux évêques de se dérober, et la question se trouva naturellement portée à l’ordre du jour de la « Convocation » de la province de Canterbury, en février 1866[3].

La question n’était pas sans embarrasser les évêques. Ils étaient loin d’être d’accord. Chacun d’eux savait-il même bien ce qu’il voulait ? Il n’était pas jusqu’aux deux prélats les plus en vue et qu’on était habitué alors à considérer comme les chefs de file des deux partis opposés dans l’épiscopat, Wilberforce, évêque d’Oxford, et Tait, évêque de Londres, chez lesquels on ne constatât alors, en cette matière, une sorte d’incertitude et de tâtonnement. Wilberforce sentait le besoin et avait le goût d’un développement du cérémonial, mais il tremblait à la pensée de se voir compromis dans un mouvement romanisant. « Vous vous trompez, écrivait-il à l’un de ceux qui l’attaquaient à ce sujet, en pensant que j’aime les rites et le cérémonial romains. Tout ce qui est romain est une puanteur pour mes narines[4]. » De là, dans son attitude, une sorte de va-et-vient : tantôt il paraissait encourager le Ritualisme, tantôt il le désavouait[5]. Quant à Tait, par ses origines presbytériennes, par ses idées mi-evangelical, mi-broad, et jusque par le tour peu imaginatif de sa piété, il était réfractaire au Ritualisme plus encore qu’il ne l’avait été au Tractarianisme. Aussi, depuis qu’il gouvernait le diocèse de Londres, n’avait-il pas manqué une occasion, privée ou publique, de s’exprimer avec une sévérité dédaigneuse sur ces « folies, » sur ces « mimiques enfantines, » sur « ces innovations ou retours à d’anciens usages, tendant à renverser les barrières qui marquent, dans l’esprit des gens simples, la distinction entre notre culte et celui de Rome[6]. » Seulement, sur le moyen de les réprimer, il était beaucoup moins résolu qu’on ne pourrait le supposer d’après son caractère et d’après la conduite qu’il devait tsnir plus tard. Il repoussait alors, ainsi qu’il s’en expliqua à plusieurs reprises, toute idée de poursuites judiciaires contre les novateurs ; il redoutait l’agitation qui en résulterait et jugeait fort déplaisant le rôle qu’il aurait à y jouer. « Je me refuse, disait-il, à suivre de tels procès de cour en cour, pour plusieurs raisons : la moindre de ces raisons n’est pas que je ne me fais pas à l’idée que celui qui a nom, dans l’Église, « père en Dieu, » poursuivrait les hommes même pour lesquels il a un profond respect[7]. » Ce dernier trait est remarquable. C’est qu’en effet l’antipathie naturelle de Tait pour les Ritualistes était combattue par l’estime et l’admiration qu’il ne pouvait s’empêcher de ressentir pour leur zèle apostolique[8]. Un jour, en 1863, à un évêque américain qui lui demandait pourquoi il permettait les pratiques ritualistes du clergé dans East London, il répondit, avec un accent pénétré et des larmes dans les yeux : « Ces hommes obtiennent ce résultat que de pauvres âmes perdues peuvent être sauvées et que notre béni Seigneur est leur Sauveur comme il est le nôtre. Qui suis-je pour m’ingérer dans l’œuvre qu’ils sont en train de faire, suivant la voie qu’ils pensent la meilleure, afin de sauver ceux qui menacent de tomber dans la mort[9] ? » A défaut des poursuites judiciaires, Tait ne se connaissait pas d’autre moyen d’action que l’exercice pacifique et discret du pouvoir d’admonition dont chaque évêque était divinement investi, action un peu platonique, car il confessait être sans moyen légal de contrainte, pour le cas où le clergyman se refuserait à avoir égard à ses avertissemens[10]. En fin de compte, ne voyant partout que danger, difficultés et impuissance, il aboutissait à cette conclusion, dont ses opinions résolument érastiennes ne s’effarouchaient pas, que le salut ne pouvait venir que des pouvoirs publics et du Parlement, et que c’était à eux de fournir des armes nouvelles pour dompter le Ritualisme[11].

Dans ces conditions, il n’y avait presque rien à attendre de la Chambre haute de la Convocation. Après une première délibération sans résultat, en 1866[12], elle ne put aboutir, en février 1867, qu’à cette déclaration générale, précédée d’un préambule assez peu favorable aux innovations ritualistes : « Notre jugement est qu’aucune altération au rituel consacré par un long usage ne doit être faite, tant que l’on n’a pas obtenu, pour ce changement, la sanction de l’évêque[13]. » Mais, sur ce que l’évêque devait ou non sanctionner, la délibération était muette. Et surtout il n’apparaissait pas que cette invitation d’en référer à l’évêque eût aucune force coercitive qui pût avoir raison de l’habitude, depuis longtemps prise par les Ritualistes, d’en faire à leur tête, sans avoir égard aux opinions des évêques. Aussi, dans le public et chez les intéressés des deux partis, personne ne crut que la question eût fait un pas. Le Times constatait les irrémédiables divisions de l’épiscopat et compatissait, avec une ironie dédaigneuse, à son impuissance[14]. Les évêques eux-mêmes ne se faisaient pas d’illusion, et, à la Convocation de l’année suivante, Tait se plaignit que « les recommandations faites par la Convocation précédente fussent tombées dans des oreilles sourdes. » « Je suis effrayé de constater, ajoutait-il, que, pour ce qui concerne certaines personnes qui sont les promoteurs de ce rituel, nous devons considérer comme acquis, par leurs propres déclarations, qu’elles ne regardent pas la décision à laquelle est arrivée cette Chambre, comme les liant en quoi que ce soit. Elles refusent manifestement d’être guidées par leur évêque particulier ; elles refusent aussi d’être guidées par la voix collective des évêques… Il a été prouvé que notre effort avait échoué. Le mal, quoi qu’on en pense, subsiste entier ; l’inquiétude de l’esprit public augmente, et aussi, j’ai regret de le dire, les contentions[15]. »

L’indocilité dénoncée par Tait n’était que trop évidente. Il l’avait rencontrée lui-même, plus d’une fois, dans ses rapports avec le clergé de son diocèse, et elle s’était manifestée dès l’origine du mouvement ritualiste. N’est-ce pas l’un des premiers initiateurs de ce mouvement, le Rev. Neale, renommé pour son zèle et sa piété, qui, en 1863, après seize ans de contestations avec son évêque, se vantait « de n’avoir jamais retiré un seul mot ni modifié aucune pratique, si ce n’est, dans certains cas, pour aller plus loin[16] ? » Les Ritualistes ne se faisaient aucun scrupule de ce manque absolu d’obéissance, qui leur paraissait justifié par le discrédit même des évêques. S’il eût fallu suivre ceux-ci, disaient-ils, aucun progrès religieux n’eût été possible ; et il ne se fût jamais produit aucun mouvement dans l’Église.

Cette impuissance de l’action épiscopale conduisit les adversaires du Ritualisme à se tourner vers l’État et à lui demander la répression qu’ils jugeaient nécessaire. Un projet de bill sur les « vêtemens cléricaux » fut déposé, en 1867, par lord Shaftesbury. Mais le premier ministre, lord Derby, poussé par l’évêque Wilberforce, détourna le coup en nommant une Commission royale, chargée de faire une enquête sur toutes les questions de rubriques[17]. Après deux mois employés à entendre des témoins dans chaque sens, les commissaires aboutirent, en août, à un premier rapport qui ne traitait que de la question des vêtemens. Leur conclusion était « qu’il convenait de restreindre, dans les services publics, tout ce qui, en matière de vêtemens, s’éloignerait de ce qui était depuis longtemps en usage dans l’Eglise, et que le mieux, pour cela, serait de fournir aux paroissiens lésés un moyen facile et efficace de plainte et de redressement. » Ils ajoutaient « n’être pas encore en mesure de recommander à la Reine le meilleur moyen de donner effet à ces conclusions. » Bien que témoignant de sentimens défavorables aux Ritualistes, cette décision était loin de donner pleine satisfaction à leurs ennemis. On remarquait qu’elle parlait seulement de « restreindre, » non de prohiber l’usage des vêtemens ; qu’elle ne supposait cette restriction qu’au cas de plainte des paroissiens, et qu’elle n’indiquait aucun moyen d’exécution. Wilberforce se vantait de cette solution comme d’un succès inespéré. « La commission, écrivait-il à un ami, nous a sauvés de l’intervention parlementaire. J’y ai poussé dans ce dessein, car intervention parlementaire signifie persécution et séparation[18]. »


II

Aucune mesure efficace n’ayant pu être obtenue des évêques ni du Parlement contre les Ritualistes, la Church Association se demanda si elle n’aurait pas plus de chance de les atteindre en les déférant aux tribunaux ; et elle entreprit alors cette campagne judiciaire qui devait se prolonger pendant plus de vingt ans et donner une physionomie si singulière à la lutte religieuse. Les tribunaux compétens en la matière étaient ceux qu’on avait vus naguère à l’œuvre dans la fameuse affaire Gorham et dans celle des Essays and Reviews : en première instance, la Cour des Arches, juridiction nominalement ecclésiastique par ses origines, mais exercée, depuis quelque temps, par un juge unique et laïque ; en appel, le Comité judiciaire du Conseil privé, composé de légistes, auxquels, eu certaines causes, ou adjoignait, à titre d’assesseurs, quelques évêques, tribunal purement civil, politique même, dont l’évêque de Manchester disait, pour le louer, que ses membres « considéraient les choses, non pas seulement avec des yeux de légistes, mais avec des yeux d’hommes d’Etat[19]. » Qu’un tel tribunal décidât souverainement de la discipline intérieure et de la liturgie de l’Eglise, cela n’était pas pour embarrasser les Low churchmen, étrangers aux aspirations vers l’indépendance spirituelle qui commençaient à se faire jour dans d’autres parties de l’Eglise anglicane ; ils ne voyaient qu’une chose, c’est que les décisions antérieures du Conseil privé avaient témoigné de peu de bienveillance pour le High Church, et ils se sentaient par là encouragés à provoquer de nouveau son intervention.

La manœuvre cependant n’était pas sans présenter quelque difficulté. La poursuite ne pouvait être intentée qu’au nom d’un paroissien se prétendant lésé par les innovations rituelles de son pasteur, et l’instrument à mettre en mouvement était singulièrement coûteux ; les frais de ces procédures s’élevaient à des chiffres énormes, 50, 100, 200 et même 300 000 francs ; si, en cas de condamnation, ces frais devaient être écrasans pour les clergymen poursuivis, ils risquaient, en cas d’acquittement, de retomber à la charge du poursuivant. Un particulier ne se fût pas exposé à une telle dépense, s’il n’eût été couvert par la Church Association. Aussi les prétendus paroissiens qui vont prendre l’initiative des diverses poursuites, ne seront-ils toujours que les prête-noms de cette association. Celle-ci, dès le début de la campagne, décida, dans une conférence tenue à Willis’s Rooms, de réunir un fonds de garantie de 4 250 000 francs. A la fin, elle se vantera d’avoir dépensé deux millions et d’avoir, à ce prix, obtenu soixante condamnations contre les Ritualistes[20].

La première de ces poursuites fut dirigée contre le Rev. Mackonochie, vicar de S. Alban Holborn. Ainsi commençait la longue lutte judiciaire que ce clergyman devait soutenir pendant seize ans, avec une indomptable ténacité, et qui a fait de lui le personnage le plus représentatif du parti ritualiste à cette époque. Né en 1825[21], de sang écossais, élevé dans une atmosphère de rigidité calviniste, Mackonochie était arrivé à Oxford, au commencement de 1845, à l’heure où la menace de la « sécession » de Newman jetait le désarroi dans l’école tractarienne. Toutefois, par besoin d’une foi solide, d’une piété active et intense, il ne tarda pas à subir l’influence de Marriott, ancien disciple de Newman, devenu le principal lieutenant de Pusey. Ordonné en 1849, ses premières charges l’avaient conduit d’abord à Westbury, ensuite à Wantage, foyer de High-churchism et siège de Tune des premières communautés de religieuses anglicanes. Mais il aspirait à une vie plus militante ; rêvant de missions, il entendit parler de l’apostolat tenté par les Ritualistes, à Londres, dans la misérable et populeuse paroisse de S. George in the East. Il y accourut en volontaire, au moment même où éclataient les émeutes de 1858, et s’y fit remarquer par l’énergie et l’efficacité de son zèle. Les personnages les plus éloignés de ses idées en rendaient témoignage. « Je n’ai pas un homme meilleur dans mon diocèse, » disait l’évêque Tait. Aussi, quand, en 1863, fut achevée, dans un autre quartier non moins déshérité de la grande ville, la belle église de S. Alban, Mackonochie fut appelé par le fondateur à en être le vicar.

Il se donna aussitôt à son nouveau troupeau, tout à tous, particulièrement aux plus misérables, secondé par de zélés collaborateurs avec lesquels il menait une sorte de vie de communauté. Les résultats qu’il obtint sur un terrain qui semblait très ingrat, frappèrent l’opinion. Non qu’il fût remarquable par sa culture littéraire, ou par son éloquence ; mais il avait l’ardeur et le dévouement d’un apôtre, en imposait par sa vie ascétique, désintéressée, volontairement sevrée de toutes jouissances. Sa qualité maîtresse était une volonté indomptable, une ténacité qui allait jusqu’à l’obstination. Que les autres l’approuvassent ou non, il ne s’en inquiétait nullement et allait droit devant lui, comme conduit par une idée fixe, sans se laisser détourner par aucun obstacle, troubler par aucune tempête, avec quelque chose de ce qui animait et soutenait autrefois, dans les combats, ses ancêtres des Highlands. Chez lui, l’esprit était plutôt un peu court et étroit, incapable d’entrer dans les vues d’autrui et de se rendre compte par où il pouvait errer. Il proclamait volontiers son aversion pour les « compromis, » et parlant un jour, en 1865, d’un homme qu’on qualifiait devant lui de « modéré, » il disait : « J’abhorre cela, parce qu’il me semble que cela veut dire d’ordinaire un homme qui manque de courage moral ou spirituel pour donner à ses principes leur issue légitime[22]. » Bien qu’étranger personnellement à toute tentation d’aller à l’Eglise romaine, il ne craignait pas de chercher l’aliment de sa piété, qui était sincère et profonde, dans les pratiques de cette Eglise. L’un de ses livres préférés était les Exercices spirituels de saint Ignace. Dans ses voyages en terre catholique, il fréquentait les lieux de prière, vénérait les souvenirs de nos saints, s’attendrissait, par exemple, à la visite des lieux où avait vécu le curé d’Ars. Il avait la dévotion de la Croix ; un artiste ami lui ayant offert de peindre pour lui un tableau : « Peignez-moi, pour ma chambre, lui dit-il, une grande figure de Jésus crucifié, et peignez-la autant que possible fidèle à la réalité. Que cette figure soit, comme elle était, meurtrie, couverte de blessures, labourée par les coups de fouet. » Et c’est aux pieds de cet austère crucifix, devant cette image ensanglantée, qu’il faisait sa méditation journalière et disait ses prières. Quand le service des autres l’appelait au dehors, on le voyait marcher dans les rues, récitant son office, à ce point absorbé qu’il lui en advint plus d’une fois des heurts douloureux[23]. Il avait été l’un des premiers associés de la Confrérie du Saint-Sacrement. Master de la Société de la Sainte-Croix, il s’était volontairement soumis à ce qu’il y avait de plus strict dans les règles de cette société, notamment au célibat.

Mackonochie avait tout de suite introduit, dans sa paroisse, un ritualisme fort avancé, si bien que les services de S. Alban passèrent bientôt pour être le type du genre. Ce n’était pas, de sa part, préoccupation d’esthétisme ; il n’était rien moins qu’artiste ou poète ; les formes ne l’intéressaient qu’en tant qu’elles lui paraissaient une manifestation nécessaire et efficace des vérités qu’il voulait restaurer dans l’âme du peuple, particulièrement du culte eucharistique et du sacrement de pénitence. Rendre les célébrations de l’Eucharistie plus nombreuses et plus solennelles, les communions plus fréquentes et plus ferventes, propager l’habitude de la confession, était sa grande préoccupation. Il obtenait, sous ce rapport, des résultats qui donnaient, à son église une physionomie à part. On venait, d’assez loin, assister aux grand’messes chantées de S. Alban, et son confessionnal attirait de nombreux pénitens de toutes conditions. Il se souciait peu de ce que pouvaient en penser les autorités religieuses. Il avait fini par rétablir l’usage de l’onction pour les malades. « Mais, lui demandait-on à ce propos, où vous procurez-vous les saintes huiles qui doivent être bénies par un évêque ? — L’évêque faisant défaut, répondait-il, le devoir incombe au prêtre. » Et, tout en faisant cette réponse, il versait dans son flacon de poche, un peu de l’huile d’olive contenue dans une bouteille.

Dès le début, le rituel suivi à S. Alban avait suscité des plaintes et des réclamations de la part du fondateur de cette église. L’évêque de Londres, Tait, sollicité d’intervenir, adressa des représentations qu’il fit bienveillantes à cause de l’estime qu’il ne pouvait s’empêcher de ressentir pour l’œuvre de Mackonochie ; celui-ci répondit, sur un ton non moins amical, mais sans changer un iota à ses pratiques[24]. C’est alors, au cours de 1867, que la Church Association se décida à engager des poursuites[25]. Elle ne trouva, pour en assumer la responsabilité, aucun paroissien résidant, et dut se rabattre sur un M. Martin, non résidant, mais qui s’était intéressé autrefois aux écoles du quartier. L’évêque Tait, appelé à donner les « lettres de requête » qui saisissaient la Cour des Arches, ne le fit pas sans tristesse. « Voilà, dit-il, un homme qui fait la plus noble des œuvres dans la partie la plus dégradée de Londres, et cependant, je ne puis refuser mon assentiment aux poursuites engagées pour obtenir sa suspension[26]. » Le juge des Arches rendit sa sentence, le 28 mars 1868 : prenant un terme moyen, il déclarait l’illégalité de l’encensement, de l’élévation du Sacrement au-dessus de la tête du célébrant, du mélange de l’eau dans le calice durant le service, mais il admettait les cierges allumés ; quant à la génuflexion du célébrant, il ne la jugeait pas illégale et laissait la chose à la discrétion de l’évêque. Mackonochie se montra disposé à accepter cette décision, mais la Church Association ne se contentait pas d’un succès partagé et elle en appela au Conseil privé. Celui-ci justifia la confiance qu’on lui témoignait. Son jugement du 23 décembre 1868 donna, sur tous les points, tort à Mackonochie et le condamna à tous les dépens, même à ceux de première instance. Wilberforce lui-même, bien que peu sympathique au Ritualisme extrême, ne pouvait s’empêcher de constater l’évidente « partialité » de ce jugement qui semblait « fait, disait-il, pour plaire au Times. » A l’en croire, les membres laïques de la Cour avaient été également partagés, et c’était l’archevêque d’York, adjoint à la Cour pour cette cause ecclésiastique, qui avait fait la majorité dans le sens restrictif[27].

Dès le 19 janvier 1869, le vicar de S. Alban reçut un monitoire dont la seule rédaction suffisait à montrer ce qu’avait de choquant et de ridicule l’intervention, en semblable matière, d’une haute cour politique. Dans cette pièce, c’était la reine Victoria elle-même qui, s’adressant nommément au Rev. Mackonochie, lui faisait commandement exprès de s’abstenir, dans l’avenir, d’élever le calice et la patène, d’encenser, de mêler l’eau et le vin, de s’agenouiller durant la consécration et d’user de cierges allumés. « Et à cela ne manquez pas, » disait en finissant le monitoire. Faut-il s’étonner que l’English Church Union trouvât là matière à protestation, qu’elle déniât l’autorité d’une Cour qui n’avait rien d’ecclésiastique et rappelât l’urgente nécessité de la réforme, déjà plusieurs fois réclamée dans ces derniers temps, de la juridiction suprême en matière religieuse[28].

Ces plaintes n’étaient pas pour arrêter la Church Association qui, toujours sous le nom de M. Martin, poursuivit de nouveau Mackonochie, en décembre 1868, pour n’avoir pas obéi au monitoire. Vainement celui-ci se défendit-il en exposant que, durant la consécration, il n’élevait pas les élémens au-dessus de sa tête, seule pratique défendue, et se contentait de l’élévation moindre permise par la Cour des Arches, vainement ajoutait-il qu’il ne s’agenouillait pas, ne se prosternait pas, mais seulement fléchissait le genou, le Conseil privé ne parut pas embarrassé d’avoir à mesurer ces gestes liturgiques ; il voulut bien reconnaître que l’accusé n’avait pas élevé les élémens trop haut, mais il estima qu’il s’était agenouillé trop bas, et, suivant son habitude, il le condamna à tous les dépens.

Ce jugement n’était pas rendu depuis dix jours que la Church Association, toujours acharnée, envoyait à S. Alban des espions, gagés à raison de deux guinées par jour, et, sur leur rapport, poursuivait de nouveau Mackonochie pour élévation et génuflexion illicites. En dépit des attestations contraires, le Conseil privé jugea, le 25 novembre 1870, que l’inculpé avait dépassé la mesure permise dans l’élévation des élémens, qu’en substituant à la génuflexion une « humble prosternation du corps en signe de respect, » il avait désobéi au monitoire, et que, pour ce crime, il ne suffisait plus, comme naguère, de le condamner à tous les frais, mais qu’il devait être suspendu de son office et de son bénéfice pour trois mois. Le jugement lui faisait ce reproche singulier « d’avoir soigneusement épluché le monitoire et l’ordre du Conseil pour voir jusqu’où il pourrait conserver les cérémonies prohibées, sans désobéir à la loi, » et il constatait qu’il avait échoué de nouveau dans « sa tentative de satisfaire sa conscience, tout en s’abritant derrière une obéissance strictement littérale. » Ce jugement porta au comble l’émoi et l’indignation d’une partie du monde religieux. Un cri s’éleva, dans tous les rangs de l’English Church Union, qu’à de telles décisions l’obéissance était impossible. Des adresses furent envoyées à Mackonochie, déniant au Conseil privé « le droit de suspendre l’exercice des pouvoirs spirituels conférés par l’autorité divine de l’Épiscopat, » et témoignant de la volonté « d’user de tous les moyens pour faire recouvrer, par l’Eglise d’Angleterre, ce pouvoir de décider les causes spirituelles, qui est son droit essentiel[29]. »

Si acharnée qu’eût été la poursuite, on ne voit pas qu’elle fût arrivée à un résultat bien efficace. Durant la suspension de Mackonochie, les services continuèrent à S. Alban, comme par le passé, et lui-même, en reprenant ses fonctions au bout de trois mois, ne changea rien à ses habitudes. Ses adversaires étaient-ils un peu las ? Toujours est-il que, pour le moment, ils se tinrent cois. Ils n’avaient pas cependant définitivement désarmé, comme on le verra par la suite.

Au milieu de ces épreuves, Mackonochie demeurait imperturbable. Vainement était-il traqué par les poursuites, ruiné par les frais, bruyamment attaqué par presque tous les journaux, dénoncé, jusque sur les murs de son quartier, comme « un prêtre démoralisateur, un émissaire astucieux de Rome, un traître à son Eglise, une honte pour l’Angleterre qui lui avait donné naissance, » vainement une bonne partie du public voyait-elle en lui une sorte de maniaque en état de rébellion obstinée, tout, poursuites, persécutions, monitoires, invectives, railleries, calomnies, impopularité, « glissait, a-t-on pu dire, sur cette robuste constitution, like uater off a duck’s back[30]. » Et, tout en faisant tête à l’attaque, il continuait son œuvre d’apostolat et de prière, aussi dévoué à ses ouailles, surtout aux plus misérables, aussi fervent dans ses exercices de piété. De se trouver en contradiction avec les autorités religieuses, particulièrement avec Tait, son évêque, il n’était pas un instant troublé. Répondant à une lettre de forme bienveillante que celui-ci lui avait adressée, il lui écrivait :


Le nouveau témoignage d’amitié que me donne Votre Seigneurie me rend très pénible de vous chagriner, en étant obligé d’agir suivant les convictions que je me suis faites, après pleine et soigneuse étude, sur l’enseignement de l’Église d’Angleterre, de l’Église catholique entière, et, par-dessus tout, de l’Évangile du Christ… J’ose penser que Votre Seigneurie est un des derniers hommes en Angleterre à désirer de me voir agir contrairement à mes convictions, ou cacher à ceux que j’ai charge d’enseigner, aucune partie de ce que je conçois être l’Évangile du Christ. Je ne puis pas ignorer que la pleine affirmation de ce que je suis convaincu être la vérité, peut m’attirer de sérieux inconvéniens, mais j’espère que le même Dieu qui m’a fait cette révélation, me portera, par sa grâce, à travers toutes les difficultés qu’il laissera surgir sur mon chemin[31].


Un autre procès retentissant de cette époque fut celui du Rev. Purchas, perpetual curate de S. Jame’s chapel à Brighton, auteur du Directorium anglicanum, sorte de manuel liturgique suivant les vues des Ritualistes les plus avancés. Cité en 1869, à raison des très nombreuses innovations cérémonielles qu’il avait introduites dans sa chapelle, il refusa de se défendre, en alléguant sa pauvreté et son état de maladie. Le juge n’en instruisit pas moins l’affaire et rendit sa décision, le 3 février 1870 ; il condamnait comme illégales vingt-neuf des pratiques incriminées, entre autres les processions, les lumières sur l’autel, l’encens, le mélange de l’eau dans le calice quand il se fait durant le service, l’élévation de l’hostie’, les génuflexions, l’Agnus Dei, le crucifix de métal, etc. ; mais il admettait la légalité de quelques autres pratiques, telles que les vêtemens eucharistiques, le mélange de l’eau dans le calice quand il se fait avant le service, les vases de fleurs, et surtout l’eastward position : on entendait par là l’habitude prise par les ministres ritualistes, à l’instar des prêtres catholiques, de se placer, pour le service eucharistique, au milieu de l’autel, en tournant le dos à l’assistance, au lieu de continuer à se tenir de profil, au petit bout (north end) de la table de communion. Dans la pensée de ses partisans comme de ses adversaires, l’eastward position apparaissait étroitement associée à l’idée catholique d’un prêtre opérant un sacrifice au nom et à la tête de l’assemblée des fidèles ; de là, l’importance que, des deux côtés, on y attachait[32].

Le poursuivant, c’est-à-dire en réalité la Church Association, n’accepta pas le jugement et le déféra au Conseil privé, qui, le 23 février 1871, sans que l’accusé se fût défendu, déclara illégales toutes les pratiques admises par le juge des Arches, notamment l’eastward position, et condamna Purchas aux dépens non seulement de l’appel, mais de la première instance. Purchas, qui avait eu la précaution de mettre tous ses biens sous le nom de sa femme, ne paya rien et ne changea pas ses pratiques. Vainement le Conseil privé prononça-t-il alors sa suspension pour douze mois, et cet ordre fut-il affiché sur la porte de la chapelle, Purchas continua comme si toutes ces décisions n’existaient pas. On ne sait ce qu’il en fût advenu, si ce clergyman ne fût mort le 18 octobre 1872.

Cette décision du Conseil privé, s’ajoutant à celles qui venaient d’être rendues contre Mackonochie, causa une vive émotion, surtout en ce qui concernait l’eastward position : on y opposa les termes du Prayer Book, d’après lesquels le célébrant « se tenait devant la table ; » on s’indigna de cette rigueur à rétrécir la liberté du cérémonial, alors que ce même tribunal s’était montré, lors des Essays and Reviews, si latitudinaire en matière de doctrine ; enfin, dans la prétention de suspendre directement un ecclésiastique, on dénonça une usurpation sur le pouvoir épiscopal. Ce mécontentement débordait hors du groupe des Ritualistes extrêmes et gagnait la masse des High churchmen. Près de cinq mille clergymen signèrent une protestation où ils demandaient aux évêques de ne pas appliquer la décision relative à la position du célébrant[33]. Deux chanoines de S. Paul, dont le célèbre prédicateur Liddon, écrivirent à l’évêque de Londres qu’ils continueraient à célébrer dans la position qui leur paraissait imposée par les rubriques, et demandèrent à être compris dans les poursuites que l’on jugerait à propos de faire pour assurer l’exécution du jugement. Il fut question, un moment, de relever ce défi ; mais on jugea plus prudent de ne pas le faire[34]. Pusey déclara, dans une lettre publique à Liddon, que la résistance lui semblait un mal moindre que l’obéissance, et lui-même, qui n’avait pas eu jusqu’alors, sur ce point, de pratique bien arrêtée, adopta l’eastward position pour ne pas se séparer de ceux qu’on prétendait frapper[35]. Des esprits modérés, comme Church et Coleridge, publièrent des critiques sévères du jugement[36]. Aussi l’évêque Wilberforce, écrivant à l’archevêque de Canterbury, alors absent, ne pouvait cacher l’alarme que lui causait l’agitation des esprits : « La simple suppression des vêtemens, disait-il, aurait passé assez tranquillement, mais l’injonction impérative de consacrer au north end atteint beaucoup plus profondément et ne sera pas obéie… C’est un temps bien troublant, et, à moins que Dieu n’écoute nos prières, cela finira par un grand schisme[37]. » Cette impression pessimiste n’était pas nouvelle chez Wilberforce. Quelques années auparavant, en présence des premières difficultés suscitées par le Ritualisme, il écrivait déjà : « Dans cette crise, je suis souvent tenté de croire que les jours de notre Etabli s sèment sont comptés et qu’ils sont en petit nombre[38]. »

C’est qu’en effet ceux qui avaient à se plaindre des interventions vexatoires et oppressives des cours civiles, en venaient à se demander si l’Église ne devrait pas acheter son indépendance, en sacrifiant les avantages matériels que lui valait sa situation d’Eglise d’État. L’idée du « désétablissement » gagnait non seulement chez les impatiens du parti ritualiste, mais chez les vieux Tractariens. Pusey pressentait une inévitable révolution religieuse et, lui aussi, il croyait que « les jours de l’Établissement étaient comptés. » Il lui semblait qu’il fallait, « à tout prix, délivrer l’Église de la tyrannie de l’État. » Et, si la crainte du mal temporel et spirituel qui résulterait, pour les paroisses de campagne, du « désétablissement, » l’empêchait de coopérer avec ceux qui le poursuivaient, il ajoutait cependant : « Nous pouvons être conduits, et Dieu seul sait si ce sera bientôt, à décider si nous pouvons, en toute droiture et. loyauté vis-à-vis de notre Dieu, propter vitam, vivendi perdere causas, et, par égard pour un Établissement qui a une existence si précaire, nous voir arracher ce qui seul donne aux Établissemens leur valeur[39]. » Liddon exprimait des sentimens analogues. Church, tout en s’efforçant, dans ses écrits publics, de mettre en garde ses amis contre la tentation de chercher, dans le « désétablissement, » un remède aux empiétemens de l’État, et en insistant sur les déboires que leur réserverait une telle transformation[40], ne croyait pas cependant, au fond, qu’il fût possible de longtemps la retarder, et, dans une lettre privée où il s’exprimait avec plus d’abandon, il écrivait : « Je pense quelquefois que nous sommes plus proches que nous ne le pensons d’un grand brisement. On commence à se rendre chaque jour mieux compte de la difficulté de concilier une Église en possession de grands privilèges avec les conditions générales de la politique moderne, de combiner une Église nationale avec une Église qui ait la raison d’être d’une société religieuse, qui croie en une religion définie et qui l’enseigne[41]. »

La Church Association ne voyait pas les choses à si longue distance. Peu lui importaient l’émoi des consciences et le péril qui en résulterait, dans l’avenir, pour l’existence même de l’Église anglicane. Loin de se modérer, elle ne songeait qu’à profiter de sa victoire pour pousser plus avant et pour obtenir d’autres condamnations. Elle invitait ses adhérens à redoubler de vigilance à l’égard des Ritualistes, à n’épargner personne, à multiplier les plaintes, à en faire grand bruit, et elle engageait de nouvelles poursuites dans divers diocèses. Et cependant, à regarder les choses avec un peu de sang-froid, elle eût pu se convaincre à quel piètre résultat aboutissait ce grand effort de persécution. Loin d’abattre les Ritualistes, il semblait les fortifier. Sur ce point encore, je me plais à citer le sage Church dont le témoignage a d’autant plus de prix que, personnellement, il avait peu de goût pour la forme nouvelle du High-Churchism. Il écrivait, dans un article publié en avril 1871 :


La position du parti High Church est vraiment remarquable. Il a eu contre lui plus que ses rivaux ; cependant il est probablement le plus fort de tous. On dit, sans doute avec raison, que c’est le parti impopulaire. Il a été en butte aux injures et aux sarcasmes d’une grande portion de la presse. Il a été également odieux aux petits boutiquiers radicaux et aux true blue fermiers et à leurs squires. Il a été assailli par l’émeute dans les églises et censuré dans le Parlement. Les choses ont tourné contre lui, presque uniformément, devant les tribunaux. Et malheureusement on ne peut pas dire qu’il n’ait pas eu sa pleine part de folie et d’extravagance chez quelques-uns de ses membres. Cependant, c’est le parti qui a grandi, qui a attiré à sol quelques-uns de ses antagonistes, et qui a réagi sur les idées et les habitudes des autres ; ses membres se sont graduellement et comme naturellement élevés en importance et en pouvoir[42].


Pusey, tout en continuant à prendre publiquement parti pour les Ritualistes persécutés, ne laissait pas, à part lui, que d’être toujours un peu étonné, effarouché, impatienté de leurs procédés. Il eût préféré qu’au lieu de se battre sur des formes de culte, on se battît sur les doctrines que ces formes représentaient, particulièrement sur la doctrine eucharistique que paraissaient avoir en vue les adversaires aussi bien que les tenans du Ritualisme. Était-ce donc impossible ? La Church Association ne répétait-elle pas à satiété que, si elle repoussait le nouveau cérémonial, c’est qu’il impliquait, qu’il exprimait la doctrine de la présence, du sacrifice et de l’adoration eucharistiques[43] ? Plusieurs défis portés dans ce sens par Pusey n’avaient pas d’abord été relevés[44]. Ce fut seulement en 1868 que la Church Association, consentant à s’avancer un moment sur le terrain doctrinal où elle était provoquée, fit poursuivre le Rev. Bennett[45], à raison de la doctrine qu’il avait exposée, sur la présence réelle, dans une lettre publique à Pusey. Celui-ci, à son grand regret, ne put obtenir d’être impliqué dans la poursuite. Il n’en prit pas moins l’affaire très à cœur et en suivit avec anxiété les longues péripéties. La Cour des Arches, qui ne statua que le 23 juillet 1870, jugea qu’il était loisible, dans l’Eglise d’Angleterre, d’enseigner la présence « objective réelle, actuelle et spirituelle, » et que les assertions de M. Bennett sur le sacrifice eucharistique et sur le culte eucharistique n’outrepassaient pas la liberté résultant des formulaires et du langage des théologiens. Appel fut fait au Conseil privé : l’anxiété de Pusey redoubla. Enfin, le 8 juin 1872, ce tribunal suprême confirma la décision de la Cour des Arches. Pusey triompha. « C’est, en vérité, une grande défaite pour la Church Association, » avait-il déjà écrit, au lendemain de la décision de première instance. Que le Conseil privé, dont on connaissait les sentimens hostiles à tout ce qui semblait catholique, se fût prononcé dans le même sens, n’était-ce pas plus considérable encore ? Pusey se rappelait le temps où, en 1843, pour avoir exposé ces mêmes doctrines dans un sermon, les autorités d’Oxford l’avaient privé, pendant deux ans, du droit de prêcher dans l’Université. Il constatait le terrain gagné depuis lors et s’en félicitait[46]. Et cependant, à y bien regarder, y avait-il bien sujet de triompher ? Pusey n’obtenait, pour cette vérité, primordiale à ses yeux, de la présence réelle, qu’une sorte de tolérance, accordée également à la doctrine contraire, qu’il estimait être la pire des hérésies. Etait-ce de quoi satisfaire des hommes qui se piquaient de restaurer l’autorité du dogme ? Qu’était-ce que cette Eglise, où, sur un loi sujet, l’arbitre suprême déclarait licite d’enseigner le pour et le contre ? Pusey n’en paraissait pas troublé, et sa confiance dans la situation de l’anglicanisme demeurait entière.


III

Sur ce terrain doctrinal, les adversaires les plus prononcés et les plus redoutables que rencontrait Pusey n’étaient pas les Low churchmen, mais les hommes du Broad Church qui poursuivaient audacieusement leur campagne anti-dogmatique. Depuis que le Conseil privé leur avait donné raison, dans l’affaire des Essays and Reviews et dans celle de Colenso, ils portaient la tête haute. Les ministres, qu’ils fussent tories ou libéraux, se montraient disposés à faire large part, dans le gouvernement de l’Église, aux personnages qui passaient pour être plus ou moins ouvertement favorables à cette école. En 1868, Disraeli élevait Tait au siège primatial de Canterbury. A la fin de 1869, Gladstone lui-même nommait à l’évêché d’Exeter l’un des auteurs des Essays, le docteur Temple, non, il est vrai, sans soulever dans le monde religieux une tempête plus violente encore que celle qui avait accueilli, vingt-deux ans auparavant, la promotion épiscopale du docteur Hampden. High churchmen et Low churchmen se retrouvèrent momentanément unis dans une commune indignation, comme aux jours de la lutte contre les Essays. Un comité de protestation se constitua, avec lord Shaftesbury pour président et Pusey pour, vice-président. Ce dernier était à ce point ému qu’il rompit avec Gladstone. « S’il n’est pas fait quelque vigoureuse résistance, disait-il, des milliers de personnes quitteront une Eglise Essays and Reviews et chercheront un refuge à Rome[47]. » Tous les moyens de procédure furent tentés pour s’opposer à la consécration du docteur Temple ; ils échouèrent, comme dans le cas de Hampden, devant l’omnipotence ministérielle, et le nouvel évêque prit possession de son diocèse. Il devait monter plus haut encore et devenir, en 1885, évêque de Londres, puis, en 1896, archevêque primat de Canterbury. A la surprise de ceux qu’avait tant effarouchés sa première promotion, il se montrera, dans ces hautes fonctions, administrateur énergique, intègre, impartial, de doctrines plutôt conservatrices et faisant la part large aux High churchmen.

Ce qui témoignait mieux encore des progrès du Broad Church, c’était l’importance croissante des hommes qui en étaient la personnification la plus accentuée. Jowett, naguère si contesté à Oxford, y exerçait maintenant une influence prépondérante. En 1870, le mastership de Balliol étant devenu vacant, il s’emparait, sans aucune difficulté, de ce poste qu’en 1854 il avait brigué sans succès. Jusqu’à sa mort, il devait régner, avec une autorité reconnue, parfois même un peu dominatrice et arrogante, sur le vieux collège, et, par lui, sur une bonne partie de l’Université. Mais plus grandissait sa situation, moins il se sentait en mesure de formuler ses croyances, toujours en voie de dissolution. La critique, à laquelle il avait pris l’habitude de ne jamais opposer de résistance, ne laissait à peu près rien subsister de ses croyances théologiques. Il entreprit une Vie du Christ, avec le dessein de substituer au Christ historique et personnel, qui n’avait plus de réalité dans son esprit, un Christ purement idéal ; mais il ne put parvenir à préciser sa pensée ; et à qui lui demandait pourquoi il ne finissait pas cet ouvrage, il répondait, avec des larmes dans les yeux : « Parce que je ne peux pas : Dieu ne m’a pas donné le pouvoir de le faire[48]. » Obligé par situation à prêcher, il évitait les sujets dogmatiques ou pieux, parlait de philosophie et de morale toute séculière, ou même transformait les sermons en conférences biographiques sur les personnages souvent les plus étrangers au christianisme. Il faisait profession d’admirer Renan et de partager beaucoup de ses idées, avec cette différence que, grâce au latitudunarisme de l’Eglise d’Angleterre, il ne s’était pas senti obligé d’en sortir ; bien au contraire, il tenait plus que jamais à y conserver sa situation ecclésiastique. Il se piquait d’ailleurs d’être religieux, pieux même, fort occupé à sa manière de la pensée de Dieu et de l’amour du Christ, bien qu’il s’avouât impuissant à les prier. L’un des traits inattendus de la physionomie de Jowett, à cette époque de son apogée sociale, était ses velléités mondaines : le vieux scholar, timide et gauche, qu’on voyait à toute heure, à la campagne comme à la ville, circuler en habit noir et cravate blanche, se montrait friand de relations aristocratiques, et usait d’une diplomatie qui n’était pas sans finesse pour se les assurer, jamais plus heureux que quand il recevait de belles dames qu’une sorte de snobisme intellectuel rendait, à leur tour, hères de fréquenter chez le fameux master of Balliol.

Pendant que Jowett exerçait sa maîtrise à Oxford, son ami Stanley, nommé, par la faveur de la Reine dont il avait épousé l’amie, doyen de Westminster, devenait l’un des personnages les plus en vue de l’Angleterre[49]. En possession d’un opulent bénéfice qui l’exemptait de toute juridiction épiscopale, il en profitait pour faire de son abbaye la citadelle du Broad Church. Désormais, c’était avec une sorte de désinvolture indifférente aux mécontentemens de l’autorité ecclésiastique ou aux effarouche-mens de l’opinion religieuse, qu’il pratiquait et accentuait le latitudinarisme anti-dogmatique qui était depuis longtemps le fond de ses idées. Un personnage suspect d’hérésie se voyait-il interdire la prédication par son évêque, Stanley se hâtait de l’appeler à prêcher dans son église : c’était sa façon de protester contre ce qu’il détestait par-dessus tout, l’intolérance orthodoxe. Dans son désir d’ « élargir l’Eglise chrétienne, » il imaginait de faire faire, dans la nef de l’Abbaye, des lectures par des ministres non conformistes, ou même par des savans non chrétiens. En une circonstance solennelle, en 1870, à l’inauguration des travaux de la Commission chargée de réviser la traduction de l’Ancien Testament, il admettait à la communion un ministre unitarien qui, comme tel, rejetait la divinité du Christ : le scandale fut si grand que la Convocation vota une motion de blâme, dont du reste Stanley ne s’inquiéta guère. Quelques années auparavant, en 1867, l’archevêque de Canterbury lui ayant exprimé le désir de célébrer à Westminster le service de clôture de l’assemblée à laquelle avaient été convoqués les évêques anglicans du monde entier, il s’y était refusé, parce qu’il se méfiait des décisions prises par cette assemblée sur l’affaire Colenso. Dans toutes les communions religieuses, c’était aux révoltés que ses sympathies allaient de préférence ; ainsi les témoignait-il très vives à l’ex-père Hyacinthe, à Renan, à Döllinger. Cette attitude et l’ardeur souvent un peu âpre avec laquelle il se jetait dans les polémiques lui valaient d’être de plus en plus suspect aux orthodoxes, qui, en 1872, essayèrent, vainement il est vrai, d’empêcher son inscription sur la liste des select preachers de l’Université d’Oxford. Mais, en même temps, grâce au charme de son esprit et de son commerce, à l’attrait de son salon où il groupait les hommes distingués de tout pays et de toute opinion, à la bonne grâce avec laquelle il faisait à chacun les honneurs de sa chère abbaye, ce clergyman si contesté jouissait d’une universelle popularité mondaine, telle que n’en a connue aucun autre dignitaire de l’Église anglicane ; il était devenu, comme l’a dit Jowett, a delight of society, et Tait a écrit de lui : « Aucun ecclésiastique n’a exercé sur le grand public, particulièrement sur la partie lettrée et pensante de ce public, une influence aussi fascinante. »

Il en fut ainsi jusqu’à sa mort qui arriva en 1881. Et pourtant, vers la fin de sa vie, la pensée de cet homme, en apparence si heureux, semble se voiler d’une sorte de mélancolie découragée. Il s’aperçoit qu’il n’a plus l’oreille des générations nouvelles, que l’avenir, au moins le plus prochain, qu’il croyait acquis à ses idées de latitudinarisme compréhensif et tolérant, de sérénité dans l’indifférence dogmatique, lui échappe ; que le monde religieux redevient plus que jamais le champ de bataille où se heurtent les croyans et les non-croyans, les hommes d’affirmation nette et ceux de négation brutale. C’est ce qu’il donne à entendre quand, en 1877, dans une adresse à l’Université de S. Andrews, il déclare que « le jour présent appartient aux destructeurs, aux cyniques, aux hommes de parti. » En octobre 1880, au retour d’une visite à Oxford, il dit : « Cette visite m’a rempli de pensées tristes ; je sens combien complètement j’appartiens à une autre période d’existence. » Il ajoute plus tard : « Les gens ne se soucient d’aucune des choses que j’entreprends ou que je soutiens. » Ou encore : « Tout ce que je fais est sûr d’échouer ; le public a cessé de lire ou d’écouter ce dont je puis lui parler. » Enfin, peu avant sa mort : « Cette génération est perdue ; elle est plongée, soit dans le dogmatisme, soit dans l’agnosticisme[50]. » En effet Stanley, à la différence de ses adversaires du High Church, ne devait pas laisser derrière lui de descendance, d’école, de parti bien déterminé et ayant force de propagande. De la brillante figure du doyen de Westminster, il n’est resté qu’un souvenir charmant, mais stérile. Non certes que le doute et l’indifférence dogmatique, qui étaient la caractéristique de son état religieux, aient aujourd’hui disparu de l’Eglise anglicane. Mais ce qui tend à disparaître, à raison même de la façon plus sérieuse et plus profonde dont le Mouvement d’Oxford a fait concevoir la vie chrétienne, c’est cette tranquillité dans la ruine des croyances positives, grâce à laquelle Stanley ne s’était pas un moment demandé s’il pouvait correctement conserver ses dignités ecclésiastiques. Aujourd’hui, la plupart de ceux qui pensent comme lui n’entrent plus dans les ordres, ou, s’ils y sont, en sortent, comme Robert Elsmere, le héros du roman de Mme Humphry Ward.

Les hommes du Broad Church' n’avaient naturellement aucun goût pour les innovations cérémonielles des Ritualistes. Toutefois ils n’apportaient pas à les combattre l’acharnement des Low churchmen. Ils étaient plutôt disposés à considérer ces querelles avec une indifférence quelque peu méprisante. Tel était entre autres le sentiment de Stanley à l’égard de ce qu’il appelait « le matérialisme de l’autel et de la sacristie. » Un jour que ce sujet était discuté dans la Convocation, il déclarait « n’avoir pas à intervenir, d’une façon sérieuse, dans un débat aussi ridicule. » « Voilà sept ans, ajoutait-il, que la Convocation, négligeant beaucoup de réformes importantes, anxieusement attendues par l’Eglise, s’arrête à la question des vêtemens ecclésiastiques… Quand nous entendons parler de cela comme d’une des choses essentielles de la religion, cela nous montre à quel point notre religion s’est abaissée. Je ne désire rien de plus que d’appeler votre attention sur ce nouvel et lamentable fait. » Toutefois, son aversion sincère de toute intolérance le faisait protester contre les violences populaires dont les Ritualistes étaient victimes, et, empruntant une expression de Calvin, il qualifiait leurs pratiques de tolerabiles ineptiæ[51]. Quant à Jowett, Tait écrivait de lui à un moment où les questions ritualistes étaient le plus brûlantes : « Il a un étrange esprit ; c’est amusant d’observer à quel point il ne prend absolument aucun intérêt à tous les sujets particuliers qui maintenant occupent l’esprit du clergé ; il vit à part, dans une région de théologie critique et métaphysique[52]. »

Chaque fois, au contraire, que les controverses soulevaient, outre la question de forme, une question de doctrine et de dogme, les Broad churchmen se montraient d’humeur fort batailleuse, et les Ritualistes les rencontraient au premier rang de leurs adversaires. On le vit alors dans ce qu’on a appelé la « question du Symbole d’Athanase. » Ce symbole qu’on reconnaît aujourd’hui être l’œuvre, non du saint évêque d’Alexandrie, mais d’un auteur inconnu ayant vécu probablement entre la fin du Ve siècle et le VIIe, est consacré, par la tradition de l’Église latine et de l’Église grecque, comme l’un des monumens primitifs de la foi catholique, à peu près au même titre que les Symboles dits « des Apôtres » et « de Nicée. » Il avait eu spécialement pour objet d’établir, avec une précision rigoureuse, à l’encontre des hérétiques du Ve siècle, la doctrine de la Trinité et de l’Incarnation, telle qu’elle avait été définie par les conciles. Pour donner plus de force à cet exposé, le rédacteur du Symbole y avait ajouté ce qu’on a appelé les « clauses damnatoires, » c’est-à-dire l’affirmation solennelle et répétée que « quiconque veut être sauvé, doit croire à ces vérités, » et que « celui qui ne les conserverait pas entières et inviolées, périrait sans aucun doute éternellement : » affirmation qui, après tout, n’était pas pour surprendre les esprits tant soit peu familiarisés avec le langage théologique, et qui n’était rien autre chose que l’équivalent des anathèmes accompagnant d’ordinaire les définitions conciliaires. Dans la liturgie romaine, ce symbole est récité à l’office de prime, le dimanche, quand il n’y a pas de fête plus considérable. D’après les rubriques du Prayer book anglican, il doit être récité au moins vingt-trois fois par an, au service du matin[53].

De bonne heure, des réclamations s’étaient élevées, dans le sein de l’Église d’Angleterre, contre la récitation publique d’un document dont la rigueur dogmatique effarouchait le latitudinarisme plus ou moins avoué de ses membres. Si vives que ces réclamations eussent été à certaines époques, elles n’étaient pas parvenues à faire modifier les rubriques ; mais, en fait, dans beaucoup de paroisses, l’usage s’était introduit peu à peu d’omettre ce symbole jugé gênant. Le Mouvement d’Oxford, en réchauffant le zèle du clergé, amena une réaction contre cette négligence. Le Symbole d’Athanase fut plus régulièrement récité, non sans fournir, du même coup, aux réclamations de plus nombreuses occasions de se produire. Des assistans, en signe de protestation, s’asseyaient et fermaient ostensiblement leur livre, quand on en venait à cette récitation. Ce n’était pas le seul point par où ce symbole faisait difficulté. Parmi les trente-neuf Articles que devaient souscrire tous les candidats aux ordres, il en était un, le huitième, qui obligeait à recevoir et à croire en entier les trois Symboles de Nicée, d’Athanase et des Apôtres. Or, plusieurs de ces candidats témoignaient scrupule à souscrire le Symbole d’Athanase, parce que, disaient-ils, ils ne pouvaient croire à toutes ses assertions ni surtout s’associer à ses anathèmes ; tout au plus consentaient-ils, avec Arnold, à le conserver dans les archives de l’Eglise, comme un témoignage historique de l’ancienne foi de la société chrétienne. De cette difficulté de conscience, ils ne se tiraient que par des restrictions mentales dont des hommes comme Stanley et Jowett étaient les premiers à donner l’exemple et qui réduisaient cette souscription à une formalité sans sérieux et sans conséquence. Toutefois, on ne laissait pas que d’être gêné d’avoir à user de ces équivoques, et il y avait là un grief de plus contre le malencontreux Symbole.

La réunion de la Commission royale d’enquête sur les rubriques parut aux adversaires du Symbole d’Athanase une occasion d’obtenir qu’il fût écarté de la liturgie ou tout au moins amputé de ses clauses damnatoires[54]. La commission, sous l’influence de l’évêque Wilberforce, refusa d’entrer dans cette voie et se borna, dans son quatrième rapport, publié en 1870, à proposer d’ajouter au Symbole une rubrique portant que « les condamnations de cette confession de foi ne doivent pas être entendues autrement que comme un solennel avertissement à ceux qui rejettent volontairement la foi catholique. » Trente-sept membres de la Commission signèrent le rapport, mais dix-sept dissidens, dont le primat Tait, formulèrent une protestation par laquelle ils se prononçaient pour la suppression du Symbole dans les offices de l’Eglise. Du coup la question était posée et livrée aux controverses publiques.

La polémique s’engagea tout de suite, avec une vivacité singulière. Contre le Symbole, les plus ardens étaient les Broad churchmen, Stanley en tête. Ils parlaient, en termes méprisans, de cette « production barbare d’une époque barbare, » de ces « formules qui ne pouvaient plus représenter à l’esprit aucune idée intelligible, » et ils réclamaient la libération des consciences torturées par l’obligation de souscrire et de réciter une profession de foi à laquelle personne ne pouvait, adhérer sincèrement ; ils insistaient sur les « clauses damnatoires » qu’ils affectaient d’entendre dans un sens excessif qu’aucun théologien n’aurait admis ; le fond de leur opposition était que l’ancienne rigueur théologique ne leur paraissait plus de mise, que les dogmes ne devaient plus être considérés comme une partie essentielle de la religion, qu’il importait peu au salut d’avoir telle ou telle croyance, que dès lors il était abusif de condamner quelqu’un de ce chef. Face aux Broad churchmen, se dressaient, comme défenseurs du Symbole intégral, Pusey et ses amis du High Church. Ils dénonçaient, chez leurs contradicteurs, « l’hérésie du jour, » suivant laquelle il était « indifférent de croire une chose ou l’autre. » Si l’un des Credo était abandonné, disaient-ils, les autres le seraient bientôt ; on aurait « donné au tigre le premier goût du sang. » Pourquoi donc « ceux qui ont la foi, seraient-ils toujours sacrifiés à ceux qui n’en ont aucune ? » En cherchant à satisfaire ces derniers, ne risquerait-on pas d’écarter les premiers de l’Eglise d’Angleterre et de les précipiter en masse vers Rome ? Pusey refusait de prendre au sérieux l’effarouchement causé par les « clauses damnatoires ; » il ne voyait pas autre chose, dans ces clauses, que ce que le Seigneur avait dit maintes fois, dans l’Evangile, contre ceux qui refusaient de croire à ce qu’il enseignait. Il ne faisait pas du reste d’objection à une note explicative, où il serait indiqué que le Symbole n’entendait pas condamner ceux qui « étaient empêchés de croire par ignorance involontaire ou invincible préjugé. »

Les défenseurs du Symbole en voulaient surtout à Stanley, d’autant que c’était à cette même époque qu’il scandalisait les croyans par ce qu’on appelait, dans le monde orthodoxe, la « communion sacrilège de Westminster, » celle à laquelle il avait admis un ministre unitarien. Pusey le traitait « d’ennemi fanatique de tout dogme, » et, en pleine Convocation, un autre de ses contradicteurs l’accusait de trahison envers l’Eglise et l’avertissait que « s’il s’était conduit au service d’un souverain de la terre avec le même dérèglement, il aurait été inévitablement traduit en cour martiale et fusillé. » Tait n’était guère jugé avec moins de sévérité ; on le taxait publiquement d’infidélité, et des pétitions se signaient, dans le clergé, pour protester contre son attitude ; un des personnages respectés du High Church, le doyen Burgon, déclarait, dans le Guardian, « être contraint de voir dans l’archevêque l’un des ennemis de l’Église. »

Pusey s’était un moment flatté d’avoir pour alliés, dans cette question, comme lors de la publication des Essays and Reviews ou lors de la promotion épiscopale du docteur Temple, les Low churchmen. Lord Shaftesbury ne déclarait-il pas « qu’il regardait le Symbole d’Athanase comme un document presque divin et qu’il en croyait chaque mot de la première à la dernière syllabe ? » Mais il était alors si échauffé contre les Ritualistes qu’il ne put se faire à l’idée de se trouver dans le même camp qu’eux, et il finit par faire signer, à sept mille de ses partisans, un mémoire adressé aux deux archevêques, pour demander que la récitation du Symbole dans les offices publics ne fût plus obligatoire.

Trois ans durant, cette controverse se prolongea, de plus en plus passionnée et confuse. Meetings, pétitions, articles de journaux, brochures, volumineux traités se succédaient, se mêlaient, se heurtaient. À plusieurs reprises, la question fut débattue dans les deux Chambres des Convocations. On essaya même d’en saisir le Parlement. Les évêques, auxquels il semblait appartenir de dire le mot décisif, abasourdis par le tapage des polémiques, divisés entre eux, embarrassés souvent de savoir que penser eux-mêmes, multipliaient leurs délibérations et y agitaient, sans aboutir, les diverses solutions proposées : suppression radicale du Symbole d’Athanase dans les services publics, récitation facultative ou réduite à un jour par an, omission des clauses damnatoires, révision de la traduction, maintien avec rubrique explicative. Sous la poussée de l’opinion du dehors, les prélats les plus favorables au High Church, étaient ébranlés ; l’un d’eux, Moberly, capitulait ; Wilberforce lui-même hésitait.

C’est devant ce danger que deux des plus zélés défenseurs du Symbole prirent un parti extrême ; Pusey et son ami et disciple, Liddon, annoncèrent, pour le cas où le Symbole serait supprimé ou altéré, leur résolution de se démettre de leurs prébendes et de se retirer du ministère de l’Église d’Angleterre. Pusey ne se dissimulait pas la gravité de cette déclaration. « Je joue mon tout, écrivait-il, sur le Symbole d’Athanase. » Il ne croyait pas pouvoir faire autrement. « J’ai combattu le combat de la foi, disait-il, pendant plus de la moitié de ma vie ; je me suis efforcé de rallier les gens à l’Église, quand d’autres courages défaillaient ; mais si le Symbole d’Athanase est touché, je ne vois rien à faire que résigner mon canonicat et abandonner mon combat pour l’Eglise d’Angleterre. Ce ne serait plus la même Eglise que celle pour laquelle j’ai combattu jusqu’ici ;… le terrain me serait coupé sous les pieds. » Seulement, que ferait-il, après avoir résigné ses fonctions ? Quelques personnes, dont le primat, avaient cru pouvoir augurer qu’il rentrerait dans la vie laïque. Il protesta, dans une lettre au Times, contre une telle hypothèse. « Ce qui serait mis en question, disait-il, ce ne serait pas l’exercice des ordres que j’ai reçus ; ce serait le caractère de l’Eglise d’Angleterre. » Et il ajoutait, non seulement dans cette lettre publique, mais dans une autre adressée, en même temps, à l’évêque Wilberforce : « Je n’ai considéré que le premier pas à faire, c’est-à-dire que je devrais abandonner la défense de l’Eglise d’Angleterre et, avec cela, la position que j’y occupe. Ce que serait le pas suivant, je ne le sais pas encore. » Toutefois, à l’entendre rappeler que « des politiques avisés s’étaient complètement trompés dans leurs calculs, au sujet de l’affaire beaucoup moins importante qui avait donné naissance à la Free Kirk, » on pouvait entrevoir chez lui l’arrière-pensée de fonder une Église indépendante[55]. Pensa-t-il, un moment, à chercher un refuge chez les Vieux catholiques ? Liddon lui écrivait, à ce propos, en février 1872 : « Moi aussi, je ne puis devenir un catholique romain, parce que je me refuse à croire à l’infaillibilité du Pape et à d’autres choses encore. Et, comme vous, j’ai pensé sérieusement au mouvement Vieux catholique. Si, par exemple, je suis à la côte au milieu de l’été (les choses ne me paraissent pas devoir en venir à un dénouement avant cette date), j’irai, je pense, à Munich, je ferai ce que je pourrai pour Döllinger et j’acquerrai ainsi les connaissances qui pourront m’être utiles plus tard en Angleterre[56]. » En tous cas, Pusey croyait au grand effet que produirait, dans le monde religieux, la sécession « d’un homme en pleine force, comme Liddon, et d’un vétéran qui, comme lui-même, avait supporté tant de tempêtes. » « Ce serait, disait-il, la répétition de l’écroulement de foi survenu à la suite de la résignation de Newman. Ce serait même davantage, parce que nous avons été très en vue dans la défense de la foi. » Il prévoyait que « beaucoup de ceux qui étaient en train de venir à la foi, s’en iraient à la dérive, les uns à l’incrédulité, les autres à Rome. » Aussi, dans sa lettre au Times, ne craignait-il pas de faire entrevoir, dans la crise dont souffrait l’Eglise d’Angleterre, le risque « d’un déchirement plus profond qu’aucun de ceux qui s’étaient produits depuis 1688. » L’« Etablissement » résisterait-il à ce choc ? C’est, disait-il, ce que seul l’événement pourra montrer[57].

La menace de Pusey et de Liddon eut un effet considérable, notamment sur l’épiscopat. Elle raffermit les défenseurs ébranlés du Symbole, intimida les adversaires. Tait, fort dépité de voir ainsi faire échec à son dessein, « réprouva, » dans un mandement, « la conduite déraisonnable de certaines personnes éminentes qui déclaraient qu’elles briseraient l’Eglise en deux, si l’on adoptait un moyen autre que le leur de résoudre une grave difficulté ; » mais il n’en sentit pas moins la nécessité de battre en retraite, et, au risque de se faire reprocher sa couardise par Stanley, il finit par se rallier à l’expédient, proposé par Pusey dès l’origine, d’une note explicative. Comment la rédiger ? Plusieurs formules furent examinées. Pusey suivit de près ce travail, fort attentif à ne rien laisser passer qui affaiblît la portée dogmatique du Symbole. Il est curieux de le voir, dans l’exercice de cette sorte de surveillance, tenir à prendre l’avis de Newman et à s’assurer par lui que telle interprétation serait admise dans l’Eglise romaine. Newman, de son côté, en dépit de la séparation accomplie, s’intéressait aux honnêtes efforts de son ancien ami, pour défendre la part de vérité dont l’anglicanisme était resté en possession, et il avouait ressentir « un véritable attendrissement, en voyant un homme qui avait fait tant de bien à l’Église d’Angleterre, contraindre un homme comme Tait à suspendre sa main[58]. » Enfin, en mai 1873, les évêques adoptèrent, sous la forme d’une déclaration synodale, la note suivante :


Pour écarter les doutes et prévenir l’inquiétude dans l’usage du Symbole appelé communément le Symbole de saint Athanase, ce synode fait solennellement cette déclaration :

1° Que la confession de notre foi chrétienne, communément appelée le Symbole de saint Athanase, ne fait aucune addition à la foi telle qu’elle est contenue dans la Sainte Écriture, mais met en garde contre les erreurs qui, de temps à autre, se sont élevées dans l’Église du Christ.

2° Que, comme la Sainte Écriture, en diverses places, promet la vie à ceux qui croient et déclare la condamnation de ceux qui ne croient pas, de même l’Église, dans cette confession, déclare la nécessité, pour tous ceux qui veulent être dans l’état de salut, de garder fermement la foi chrétienne, et le grand péril de rejeter cette foi. Aussi les avertissemens de cette confession de foi ne doivent-ils pas être compris autrement que les avertissemens semblables qui sont dans la Sainte Écriture ; car nous devons recevoir les menaces de Dieu, de même que ses promesses, de la manière qu’elles sont généralement présentées dans les Saintes Lettres. D’ailleurs l’Église ne prononce pas là de jugement sur une ou des personnes en particulier, Dieu étant seul le juge de tous.


Le succès était grand pour Pusey qui, avec son ami Liddon, et par la seule menace de leur départ, avait sauvé le Symbole en péril, et rien ne pouvait faire mieux mesurer quelle autorité il avait acquise dans l’Eglise d’Angleterre, depuis ces jours où, au lendemain de la sécession de Newman, ses coreligionnaires le regardaient comme un suspecta écarter ou tout au moins à surveiller. On ne saurait affirmer cependant que ce fût un succès définitif et sans retour. Les adversaires du Symbole ne désarmaient pas, et, dans la suite, on devait les voir, à plusieurs reprises, revenir à la charge. Jusqu’à présent, il est vrai, leurs tentatives ont échoué[59].


IV

Les Ritualistes étaient évidemment de cœur avec les défenseurs du Symbole d’Athanase. Toutefois, dans cette controverse, ils étaient demeurés au second plan et avaient laissé à Pusey et aux anciens Tractariens la charge et l’honneur de faire tête aux Broad churchmen. Ce n’était pas que leur ardeur fût affaiblie et qu’ils eussent tentation de s’effacer. Bien au contraire. En mai 1873, au moment précis où la décision synodale clôturait, au moins provisoirement, le débat sur le Symbole, ils soulevaient eux-mêmes avec hardiesse, on dirait même avec une témérité inconsciente, la question irritante entre toutes du confessionnal.

C’était sans en faire aucun bruit, qu’à l’origine les Tractariens s’étaient peu à peu mis à entendre les confessions de quelques-uns de leurs fidèles les plus pieux. Encore leur réserve n’avait-elle pas suffi à éviter tout éclat fâcheux. On l’avait vu, en 1852, à Plymouth, quand des agitateurs protestans avaient tâché de provoquer un bruyant scandale au sujet du sisterhood de miss Sellon et de la façon dont la confession y était pratiquée sous l’autorité de Pusey[60]. Plus tard les Ritualistes avaient continué à propager la confession, sans s’astreindre à la même discrétion. Il était apparu tout de suite que la restauration du sacrement de pénitence était, avec celle du culte eucharistique, leur grand instrument d’apostolat et de rénovation religieuse, et cela non seulement pour quelques rares consciences délicates et affinées, mais pour la plèbe grossièrement pécheresse des faubourgs de Londres. Dans leurs nouvelles églises, ils ne se montraient pas moins empressés de rétablir le confessionnal que de relever l’autel. D’après les statuts de la Société de la Sainte-Croix, fondée par eux en 1855, les ecclésiastiques qui en étaient membres s’engageaient non seulement à « fréquenter » eux-mêmes « le sacrement de pénitence, » mais aussi « à se vouer diligemment à la science du soin des âmes et à s’efforcer de faire comprendre aux jeunes et vieux placés sous leur influence, la valeur de ce sacrement[61]. »

Plus ces idées s’affichaient et entraient dans les faits, plus s’irritait le vieux préjugé protestant, habitué à voir, dans le confessionnal, l’instrument mystérieux de toutes sortes d’infamies, ou, pour le moins, une atteinte à l’indépendance chère à tout Anglais, une intrusion indiscrète et abusive du sacerdotalisme dans les rapports de l’âme avec Dieu ; et ce préjugé était si fort qu’un clergyman, du haut de la chaire, dénonçait cette pratique comme une offense capitale pour laquelle la transportation ne suffisait pas et qui méritait la peine de mort : « That is my sober conviction, » disait-il[62]. En 1858, l’un des curates de cette église de S. Barnabas, où, dans les années précédentes, les pratiques ritualistes des Rev. Bennett et Liddell avaient donné lieu à des poursuites, le Rev. Poole, était dénoncé pour la façon indiscrète et inconvenante dont, en confession, il avait interrogé ses pénitentes ; l’accusation était démontrée fausse ; mais Poole, convaincu de chercher à inculquer aux fidèles l’habitude de la confession, avait été, de ce chef, blâmé par son évêque, Tait ; celui-ci saisissait cette occasion d’exposer, dans un mandement solennel, combien cette pratique lui paraissait contraire aux traditions de l’Église anglicane, et il retirait au curate sa licence. Cette décision, déférée au primat, avait été approuvée par lui. Elle avait, il est vrai, suscité de vives protestations de la part non seulement de Liddell et d’autres clergymen ritualistes, mais aussi des paroissiens de S. Barnabas qui revendiquaient, pour le peuple chrétien, le droit d’obliger le clergé à entendre les confessions[63].

A la suite de ces incidens, pendant plusieurs années, un silence relatif se fit sur la question : non que le progrès des confessions se fût arrêté ; mais d’autres querelles occupaient l’opinion. Tout à coup, en mai 1873, sans que rien eût fait prévoir cette démarche, quatre cent quatre-vingt-trois clergymen ritualistes adressèrent à la Convocation de la province de Canterbury une pétition où, arguant « de l’usage de plus en plus répandu de la confession sacramentelle, » ils invitaient « la très révérende Chambre à examiner s’il ne conviendrait pas de pourvoir à l’éducation, au choix et à l’institution de confesseurs dûment qualifiés, en accord avec les prévisions de la loi canonique. » Quels motifs avaient déterminé les pétitionnaires ? Voulaient-ils répondre par une sorte de bravade aux démonstrations de leurs adversaires ? Ou bien était-ce seulement souci de remédier aux inconvéniens, très réels en effet, du défaut de préparation des confesseurs ? Quoi qu’il en soit, l’effet produit dépassa sûrement leur attente. Les protestans furent à la fois stupéfaits et indignés de voir présenter la confession comme une pratique admise dont il ne s’agissait plus que de régler les détails d’exécution[64]. Il ne leur sembla pas être seulement en face d’une erreur à combattre, mais d’une insolence à châtier. Parmi les Ritualistes eux-mêmes, beaucoup et des plus graves n’avaient pas signé la pétition des 483, et s’ils consentaient à reconnaître que cette démarche était crâne, ils ne la jugeaient ni adroite ni prudente ; un de leurs journaux y appliquait le mot prononcé à l’occasion de la charge de Balaklava, au début de la guerre de Crimée : « C’est magnifique, mais ce n’est pas la guerre. »

Des évêques auxquels ils s’adressaient, les pétitionnaires n’avaient rien à espérer. Les prélats, qui s’étaient déjà expliqués sur ce sujet, n’avaient pas caché leur hostilité. Celui même d’entre eux qui était le plus favorable aux idées High Church, Wilberforce, avait souvent reproché à ceux qui pratiquaient la confession, d’imiter plus ou moins les habitudes romaines[65]. Aussi la Chambre haute de la Convocation, dès qu’elle fut saisie de la pétition, témoigna-t-elle de son mauvais vouloir, et le primat, Tait, put-il, sans soulever de contradiction, faire tout d’abord cette déclaration : « Je suis heureux de savoir que tous les membres ici présens de ce synode sont d’accord pour répudier la pratique de la confession habituelle, et qu’ils professent tous, de la façon la plus nette, que la notion sacramentelle de la confession est une très grave erreur. » Toutefois, les évêques ne se crurent pas en mesure de répondre immédiatement à la pétition, et ils se bornèrent, pour le moment, à nommer un comité chargé de préparer un rapport qui leur serait soumis, à leur prochaine réunion, en juillet. Si désireux qu’ils fussent, comme disait Tait, de « jeter bas la confession sacramentelle, to put down sacramental confession, » si convaincus qu’ils fussent d’être ainsi en accord avec l’usage de l’Anglicanisme et avec plusieurs de ses formulaires, ils ne pouvaient ignorer que le Prayer Book, dans l’Office « pour la Visite des malades, » prévoyait expressément cette confession et l’absolution qui la suivait ; de là, pour la rédaction de leur réponse, une difficulté qui leur parut sans doute exiger quelques semaines de réflexion.

En attendant, les protestans se démenèrent pour ameuter l’opinion. La presse fit rage. Des contre-pétitions furent présentées aux deux archevêques qui se déclarèrent en communion d’idées avec les adversaires du « système du confessionnal » et affirmèrent leur résolution de « faire tout ce qui serait en leur pouvoir pour en décourager l’introduction dans l’Eglise d’Angleterre. » Partout se tinrent des anti-confessional meetings où les orateurs rivalisèrent de violence souvent grossière. Fait curieux, ces orateurs ne s’en prenaient pas seulement aux « prêtres traîtres » qui avaient osé, par leur pétition, « insulter à la parole de Dieu ; » ils en voulaient presque autant aux évêques, qui, à leurs yeux, étaient trop mous et trop lents. Lord Shaftesbury, dans une immense réunion, à Exeter Hall, leur reprochait d’avoir consenti à examiner la pétition des 483, au lieu d’avoir rejeté aussitôt, avec un mépris indigné, ce « document dégoûtant » et de s’être écriés : « Au loin cet immonde chiffon, cette pollution de la femme écarlate de l’Apocalypse ! » Ce mécontentement contre les évêques trouvait écho à la Chambre des lords où l’archevêque de Canterbury était obligé, pour se défendre, de faire observer que la question n’était pas aussi simple que se plaisaient à le croire ceux qui critiquaient l’épiscopat. Bien qu’un peu étourdis par la violence des attaques, les défenseurs du confessionnal ne demeuraient pas bouche close. Eux aussi signaient des adresses et tenaient des meetings où ils revendiquaient pour les prêtres le pouvoir d’absoudre, et déniaient aux évêques, qui personnellement ne pratiquaient, pas la confession, toute compétence pour en apprécier le bienfait.

Pendant ce temps, le comité, nommé par la Chambre haute de la Convocation, était à l’œuvre, et préparait le rapport qu’on attendait de lui. Plusieurs évêques concoururent à ce travail, entre autres Tait et Wilberforce, cette fois d’accord. Leur rédaction, soumise, le 23 juillet 1873, aux évêques assemblés, rencontra une approbation unanime. Le dessein manifeste du rapport était de restreindre le plus possible ce que le Prayer Book obligeait à laisser subsister en fait de confession. Il commençait par rappeler que le « trente-cinquième Article affirmait que la pénitence ne devait*pas être comptée comme un sacrement de l’Evangile » et « qu’à en juger par ses formulaires, l’Église ne connaissait pas les expressions de confession sacramentelle. » Il indiquait qu’aux yeux de l’Église, le moyen normal pour le pécheur d’obtenir le pardon de ses péchés, par le sang de Jésus-Christ, et de trouver la paix, était de les déplorer et de les confesser soi-même au Dieu tout-puissant, avec volonté de s’amender ; ce n’était qu’exceptionnellement et au cas où quelques-uns ne parvenaient pas à rassurer leur conscience, qu’ils pouvaient s’ouvrir au ministre, et recevoir de lui, avec des conseils et avis spirituels, le bienfait de l’absolution. Encore faisait-on remarquer que, pour ce cas, le Prayer Book n’avait prévu aucune forme d’absolution. Obligé de constater que, d’après ce Prayer Book, le malade pouvait, s’il se sentait troublé, faire une confession spéciale de ses péchés, le rapport déclarait que l’absolution ne devait être donnée que quand le malade le désirait. Il ajoutait que « le ministre ne pouvait requérir du pénitent une énumération particulière ou détaillée de ses péchés, qu’il ne pouvait non plus requérir une confession privée préalablement à la communion, ni enjoindre ou même encourager la confession habituelle, qu’il ne pouvait enfin enseigner que cette pratique de la confession habituelle et la soumission à ce qu’on appelait la direction du prêtre étaient une condition pour atteindre à la plus haute vie spirituelle. »

Cette déclaration des évêques fut naturellement fort critiquée du côté ritualiste. Les laïques eux-mêmes joignirent leur protestation à celle des clergymen. Pusey assistait non sans angoisse à cette crise. « C’est une terrible tempête, écrivait-il… Le vaisseau la supportera-t-il, lui que tant de gens voudraient briser en morceaux ? O Seigneur, vous le savez[66] ! » Cette, fois encore, comme en plusieurs autres circonstances, il jugeait la conduite de ceux qu’il appelait les « ultra-ritualistes » excessive et compromettante, et, en même temps, il sentait que, dans leur cause, étaient engagés des principes qui lui étaient très chers. Il lui répugnait à la fois de se confondre avec eux et de paraître abandonner les vérités qu’on prétendait atteindre en leurs personnes. Dès le début de l’agitation, il avait été question, entre lui et ses amis, de faire une déclaration où ils auraient manifesté leurs opinions sur la question controversée ; mais on n’avait pu se mettre d’accord sur l’opportunité de cette démarche. Après la publication du rapport épiscopal, en juillet 1873, la déclaration ne parut plus pouvoir être retardée. La rédaction en fut laborieuse et quatre mois furent employés à en peser les termes. Pusey comprenait quelle était, en face des préjugés régnans, la difficulté de la tâche. « Il nous faut, ajoutait-il, regagner la confiance du vrai peuple anglais, et, pour cela, nous devons, je pense, appuyer notre proposition sur des autorités anglaises, le Prayer Book ou secondairement les Homélies, et aussi sur le sens commun. » La déclaration fut publiée le 6 décembre 1873, signée seulement de vingt-neuf noms, mais tous de personnages très considérés el appartenant presque exclusivement à l’ancienne école tractarienne. « Nous avons exclu les hommes de l’école avancée, écrivait Pusey. Mackonochie est le seul ritualiste parmi les signataires. C’est en fait un ralliement de la vieille école[67]. »

Dans ce document assez étendu, Pusey et ses co-signataires déclarent « croire que Notre-Seigneur Jésus-Christ a institué, dans son Eglise, des moyens spéciaux pour la rémission du péché après le baptême et pour le soulagement des consciences, moyens spéciaux que l’Eglise d’Angleterre conserve et met en œuvre comme une part de son héritage catholique. » Ils s’efforcent d’établir, en s’appuyant sur les formulaires de l’Eglise et sur les paroles de l’ordination, le pouvoir d’absolution conféré aux prêtres. Des passages du Prayer Book relatifs à la confession des malades, ils concluent qu’il est dans l’esprit de l’Eglise de ne pas retarder jusqu’au lit de mort ce qui serait reconnu bon pour les âmes. Ils affirment que les ministres ont le droit et le devoir d’offrir aux consciences troublées le secours de la confession, et que « l’usage de cette confession peut, au moins dans certains cas, être assez fréquent. » Ils estiment que « l’Eglise laisse à la conscience des individus le soin de décider, suivant le sentiment qu’ils ont de leurs besoins, s’ils veulent ou non se confesser. » Ils ajoutent que « l’Église d’Angleterre n’a nulle part limité les occasions dans lesquelles ses prêtres exerceraient leur office de confesseurs. » Enfin, s’ils admettent que « les prêtres ne sont pas autorisés à enseigner que la confession est une condition indispensable pour le pardon du péché après le baptême, ou à l’exiger comme une condition à la réception de la communion, » ils professent que « tous ceux qui réclament le privilège de la confession privée, y ont droit, et que les membres du clergé ont charge, dans certaines circonstances, de pousser les personnes à faire de semblables confessions. »

Si circonspecte qu’en fût la rédaction, ce document s’inspirait manifestement d’un esprit contraire à celui de la déclaration épiscopale et il la contredisait formellement sur des points importans. Que pouvaient les évêques pour détruire l’effet de cette contradiction ? Ils n’étaient ni d’humeur ni de force à mettre hors l’Église les plus respectés de ses membres. Il ne leur restait alors qu’à subir cette affirmation, faite à leur face, du droit et du fait de la confession. Aussi bien, celle-ci continuait-elle à se pratiquer dans les églises ritualistes, absolument comme si les évêques n’avaient pas parlé.

La constatation de ce fait, jointe à plusieurs autres symptômes dénotant le progrès constant du nouveau cérémonial, n’était pas pour calmer les passions protestantes, chauffées à blanc par les dernières polémiques. On entendait chaque jour retentir plus haut le cri : « Les Ritualistes à la porte de l’Église ! A Rome, les Papistes déguisés ! Qu’on nous délivre des traîtres ! » Seulement, comment y arriver ? Les évêques et les cours de justice venaient de démontrer une fois de plus leur impuissance. Il ne restait, semblait-il, qu’à demander au Parlement d’intervenir et de forger exprès une arme nouvelle contre ceux qu’on voulait abattre.


PAUL THUREAU DANGIN.

  1. Voyez la Revue des 15 avril.
  2. Voyez la Revue des 15 avril.
  3. La Convocation ou plutôt les Convocations, — car il y en avait une dans chacune des deux provinces de Canterbury et d’York, — constituaient une sorte de parlement ecclésiastique, divisé en Chambre haute, où siégeaient les évêques, et en Chambre basse, composée des représentans du clergé inférieur. Longtemps muettes et réduites à n’être plus qu’une simple formalité, elles avaient repris un peu de vie à partir de 1852. Il y était délibéré sur les questions diverses intéressant l’Église.
  4. Life of Wilberforce, t. II, p. 359.
  5. Ibid., t. III, p. 187 à 190, 198 à 200.
  6. Life of Tait, t. I, p. 220, 241. Voir aussi son mandement de décembre 1866, p. 441 à 443.
  7. Ibid., t. I, p. 404. — Cf. aussi ibid., p. 221, 419.
  8. Life of Tait, t. I, p. 404, 438, 497.
  9. Ibid., t. II, p. 586.
  10. Ibid., t. I, p. 240 à 243, 413.
  11. Ibid., t. 1, p. 432.
  12. Life of Wilberforce, t. III, p. 191 à 194.
  13. Life of Tait, t. I, p. 406.
  14. Voyez notamment un article du 21 février 1868.
  15. Life of Tait, t. I, p. 411, 412.
  16. The Anglican Revival, par Overton, p. 141.
  17. Life of Wilberforce, t. III, p. 205 à 211.
  18. Ibid., t. III, p. 214 à 218, 229, 237. — Life of Pusey, t. IV, p. 215, 216. — A. H, Mackonochie, A memoir, p. 146.
  19. Cité par Church, Occasional papers, t. II, p. 58.
  20. Cf. les nombreux tracts publiés par cette association, notamment The past labours of the Church Association, par M. Greaves Hagshawe.
  21. Cf. passim, Alexander Heriot Mackonochie, A memoir.
  22. A. H. Mackonochie, A memoir, p. 75 et 136.
  23. Memories of a Sister of S. Saviour’s Priory, p. 179-180.
  24. A. H. Mackonochie, A memoir, p. 68 à 80, Life of Tait, t. I, p. 423 à 428.
  25. Sur ce procès et ceux qui devaient suivre, voir A. H. Mackonochie, A memoir, p. 138 et sq. Life of Tait, t. I, p. 428 et sq. Baylield, History of the English Church Union, passim.
  26. Memorials of dean Lake, p. 103.
  27. Life of Wilberforce, t. III, p. 294.
  28. Bayfield, History of the E. C. U., p. 109-110.
  29. History of the English Church Union, p. 130-131.
  30. « Comme l’eau sur le dos d’un canard. » (A. H. Mackonochie, A memoir, p. 403-104.)
  31. Life of Tait, t. I, p. 434.
  32. Pusey a dit, dans un meeting, en 1874 : « Le fait de se tenir devant l’autel signifie la doctrine primitive du Sacrifice eucharistique. » Un de ses amis, le chanoine Selwyn, écrivait, à la même époque : « Il est notoire que la position eastward est l’expression de la croyance que le ministre consécrateur accomplit a sacrifical act. »
  33. Life of Tait, t. II, p. 96-97.
  34. Life and letters of Liddon, par Johnston, p. 45 à 151.
  35. Life of Pusey, t. IV, p. 223 à 225.
  36. Church, Occasional papers, t. II, p. 48 et sq.
  37. Life of Tait, t. II, p. 94-95.
  38. Life of Wilberforce, t. III, p. 229.
  39. Life of Pusey, t. IV, p. 199 à 202, 207-208, 223-224. — A la réflexion, cependant, Pusey semble avoir plus tard répudié toute velléité de désétablissement. En effet, en 1877, ayant appris qu’un millier de clergymen s’étaient prononcés pour cette mesure, il écrivait : « Ils doivent avoir très courte vue, ou être aveuglés par self contemplation, s’ils ne voient pas que le désétablissement les laisserait à l’état de petite minorité ou d’ecclesiola… Le désétablissement serait une rupture sans espoir, à laquelle Rome serait seule à gagner. » (Ibid., p. 289.)
  40. Occasional papers, par Church, t. II, p. 48, 49, 59 à 61.
  41. Life and letters of dean Church, p. 186-187.
  42. Occasional papers, par Church, t. II, p. 61-62.
  43. Cette affirmation se retrouve presque à chaque page des tracts publiés par cette association.
  44. Life of Pusey, t. IV, p. 214, 215.
  45. C’est le même clergyman dont il a été question lors des troubles suscités en 1850, dans l’église S. Barnabas.
  46. Life of Pusey, t. IV, p. 216 à 219 et 225-226.
  47. Life of Pusey, t. IV, p. 207-208.
  48. Life and letters of Benj. Jowett, t. Il, p. 440.
  49. Life and letters of dean Stanley, t. II, passim.
  50. Life and letters of dean Stanley, t. II, p. 11, 463, 534, 550.
  51. Life and letters of Stanley, t. II, p. 184-185 et 208 à 214.
  52. Life of Tait, t. II, p, 430.
  53. Ceux qui veulent faire supprimer de la liturgie anglicane ce symbole, ont souvent argué de ce que seule cette liturgie lui donne place dans les offices publics, tandis que, d’après la liturgie romaine, il ne figure que dans le bréviaire récité privément par les prêtres. C’est une erreur qui vient de ce que, dans l’Église anglicane, le service du matin est devenu, au détriment de la célébration de l’Eucharistie, l’office principal, suivi de préférence par les fidèles, tandis que, chez les catholiques, l’office de prime n’est célébré que dans certaines églises, et devant une assistance généralement peu nombreuse.
  54. Sur cette question et sur les incidens qui vont suivre, voyez Life of Tait, t. II, p. 125 à 162 ; Life of Pusey, t. IV, p. 228 à 260 ; Life and letters of Stanley, t. II, p. 222 à 235 ; Life of Wilberforce, t. III, p. 388 à 393.
  55. Life of Pusey, t. IV, p. 233 à 248.
  56. Life and letters of Liddon, p. 167. Cet engouement pour les Vieux catholiques devait persister quelque temps chez Liddon. Il croyait trouver là une satisfaction à la fois pour ses aspirations catholiques et pour ses préjugés antipapistes ; il s’imaginait en outre que, par une alliance de ce genre, l’anglicanisme aurait occasion de sortir de son isolement insulaire et de se rapprocher de l’Église universelle. Ainsi prit-il part, en 1874, non sans être critiqué à ce sujet par Pusey, aux conférences de Bonn, et témoigna-t-il à l’ex-père Hyacinthe sympathie et désir de seconder sa propagande. Toutefois, avec le temps, vint la désillusion, et, en 1888, il dut reconnaître que la secte ne justifiait pas l’espoir qu’il avait un moment fondé sur elle. (Life and letters of Liddon, p. 183 à 190, 265, 359.)
  57. Life of Pusey, t. IV, p. 240-241.
  58. Life of Pusey, t. IV, p. 252, 256 à 258.
  59. Dans la réunion des Convocations, en mai 1904, la question du Symbole d’Athanase a été soulevée. L’évêque de Bristol a proposé la suppression des clauses damnatoires, et, fait plus grave, le prélat qu’on regardait, malgré certaines idées particulières, comme le porte-parole le plus autorisé du High Church, le Dr Gore, évêque de Worcester, a proposé une résolution où, tout en affirmant la doctrine du Symbole, il arguait des objections élevées contre la récitation publique de ce Symbole, pour proposer d’y renoncer. Les évêques de la province de Canterbury ont admis cette résolution par 9 voix contre 8, et ceux de la province d’York y ont adhéré. Ultérieurement, l’archevêque de Canterbury, répondant à une députation ecclésiastique s’est hautement prononcé dans le même sens, et n’a fait de réserves que sur les difficultés d’exécution. Chose singulière, presque tous ceux qui se sont déclarés contre la récitation du Symbole, ont affirmé qu’ils adhéraient personnellement à toutes les propositions de ce Symbole, et ont allégué seulement le déplaisir que causait cette récitation à des laïques non habitués au langage théologique. L’attitude des évêques a soulevé, parmi les croyans, notamment au sein de l’English Church Union, des protestations si vives que, dans sa réunion, de juillet 1904, la Chambre haute de la Convocation a décidé de ne pas donner suite, pour le moment, a sa précédente résolution. Cet ajournement a été confirmé dans les réunions de février 1905.
  60. Life of Pusey, t. III, p. 187 à 200.
  61. Secret History of the Oxford Movement, p. 54 à 58.
  62. William Ward and the Catholic revival, par Wilfrid Ward, p. 3.
  63. Life of Tait, t. I, p. 222 à 228 ; History of the Romeward Movement, p. 374 à 381.
  64. Sur toute l’agitation qui va suivre, cf. Life of Tait, t. II, p. 163 à 170 ; Life of Pusey, t. IV, p. 261 à 270, Life of Wilberforce, t. III, p. 418 à 420, Life of Shaftesbury, p. 678, 679.
  65. Parfois cependant, dans ses entretiens particuliers, Wilberforce paraissait encourager ses jeunes clergymen à user de la confession, qu’il laissait pratiquer dans son collège théologique de Cuddesdon. Quelques personnes n’ont pas cru pouvoir expliquer ce double langage à l’honneur du prélat. Cf. L’Ame anglicane, par M. Chapman, ministre anglican converti, traduction du P. Ragey, p. 122 à 125 et 129 à 135.
  66. Life of Pusey, t. IV, p. 266.
  67. Ibid., t. IV, p. 266.