Le Musée Jacquemart-André - Ses origines, ses fondateurs, son organisation

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Le Musée Jacquemart-André - Ses origines, ses fondateurs, son organisation
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 767-795).
LE
MUSÉE JACQUEMART-ANDRÉ

SES ORIGINES, SES FONDATEURS, SON ORGANISATION

Depuis que le Musée Jaequemart-André a ouvert ses portes, le 8 décembre dernier, la foule des amateurs et des curieux s’y presse, aux jours payans autant qu’au jour public. Il y a longtemps que les Parisiens, en longeant le boulevard Haussmann, remarquaient, à son extrémité, devant un superbe hôtel, une large terrasse, singulièrement garnie par d’énormes chapiteaux, vasques de fontaines, margelles de puits, sarcophages en marbres ou pierres sculptés. C’était là, sans nul doute, la résidence magnifique de quelque millionnaire original, collecteur passionné d’antiquailles et vieilleries. Mais, à part quelques familiers du logis, bien peu s’imaginaient que, dans cette bâtisse solide et grave, s’accumulait, depuis un demi-siècle, à leur intention, le plus riche trésor d’œuvres d’art anciennes qu’un patriotisme intelligent ait pu offrir à la France, depuis la donation du château et du Musée de Chantilly par le Duc d’Aumale en 1897. En léguant, à l’Institut de France avec l’hôtel, les collections diverses qu’il contient, à la condition d’en respecter l’arrangement, Mme Edouard André a suivi, d’ailleurs, l’exemple du Prince au grand cœur dont toute la vie, de vaillance active ou de résignation laborieuse, avait été vouée au culte et à l’amour de son pays.

Pour la plupart des visiteurs, c’est, à première vue, une série d’étonnemens. Étonnement, d’abord au sortir d’un couloir d’entrée bas et sombre, de se trouver, tout à coup sûr une haute esplanade, en pleine lumière, entre des écuries monumentales et la véritable façade du Palais, dont les larges perrons semblent attendre une lente montée de seigneurs et de dames en toilettes chatoyantes ! Etonnement, ensuite, dès l’entrée à ce premier étage, de traverser des salles et cabinets à ce point remplis, de bas en haut, des planchers aux plafonds, par les tapisseries, peintures, sculptures, vitrines, meubles de prix, qu’on s’y trouve comme étourdi par la multiplicité et la variété des visions attrayantes. Et la surprise ne cesse de s’accroître, à l’aspect du Grand Hall, d’une hauteur inattendue, largement ouvert au centre de l’édifice, salle de bal, salle de théâtre, salle de concerts dont les balcons supérieurs attendent aussi, comme dans les Palais d’Italie, la foule des musiciens, spectateurs et spectatrices. Bientôt cette surprise est à son comble, lorsque, après avoir gravi la vis d’un escalier tournant, on se trouve, tout à coup, comme sur une terrasse de Venise, en face d’une grande fresque de son dernier et incomparable décorateur, G. B. Tiepolo, enfin, lorsque, déjà préparé par cette vision étourdissante, on se sent pour longtemps arrêté loin des bruits, très haut, au-dessus de Paris, loin du monde, dans les trois galeries plus paisibles et plus rangées, où la Renaissance italienne du XVe siècle étale, en sculptures et peintures, les spécimens les plus variés de son imagination poétique et de ses inspirations printanières !

Est-ce donc la, seulement dans cet étage supérieur, que se trouve le Musée ? — Assurément, ceux-là le peuvent croire qui visitent ce Palais avec la curiosité superficielle d’un voyageur banal, d’un magister pédant, d’un étudiant naïf, d’un snob vaniteux, d’un marchand avide, qui, sans perdre de temps, veulent emporter, dans leurs mémoires et leurs carnets, des dates, des noms, quelques impressions de formes et de couleurs, de façon à éblouir leur entourage, leurs lecteurs, auditeurs, visiteurs ou cliens par des apparences de savoir précis et scientifique.

Il en est tout autrement pour les amoureux sincères et désintéressés de la beauté et de l’art. L’on s’en aperçoit bien vite, dès que, moins bousculé, on redescend, repasse, s’arrête dans toutes ces pièces de l’étage inférieur. Non, ce n’est point là ce désordre incohérent qui, dans certains magasins d’antiquaires, ateliers d’artistes, cabinets de modestes amateurs, résulte forcément d’un trop grand nombre d’objets entassés en d’étroits espaces suivant les hasards de la trouvaille et de l’achat. Si l’on examine avec attention, dans chaque salle, ce pêle-mêle apparent, on s’y sent vite les yeux caressés et ravis par l’harmonie des colorations et des formes délicatement assurée entre le décor et le mobilier, tapis de pied et tentures murales, peintures et sculptures, objets d’art précieux posés sur les tables ou rangés dans les vitrines. En même temps, on s’y sent l’esprit heureux de passer ainsi, sans effort, des manifestations de l’art le plus puissant jusqu’à ses plus modestes expressions, et de ressaisir, à travers tous les pays, cette incessante poursuite de la beauté, qui par l’amour de la nature, l’intelligence de la vie, les aspirations idéales, donne à l’imagination humaine à la fois ses joies les plus vives et ses plus nobles consolations.

Il n’a pas moins fallu que la rencontre heureuse et l’association active d’un amateur éclairé et généreux et d’une artiste savante et passionnée, pour réunir en une quarantaine d’années autant de précieux témoignages de l’art et de l’industrie humaines, et pour les savoir présenter en des accords harmonieux qui en font réellement valoir à la fois la diversité d’apparences et l’unité d’inspirations. — Pour bien comprendre le résultat obtenu par deux volontés affectueuses et concordantes, rappelons-nous dans quels milieux M. Edouard André et Mlle Nélie Jacquemart se sont formés et instruits, se sont connus et compris, avant de collaborer, durant leur vie commune, et même ensuite, par la continuité d’une entente posthume. Car Mme Edouard André, après la perte de son mari, n’a cessé de travailler dans le même esprit à l’œuvre entreprise avec une fidélité vaillante et patiente, jusqu’à ses derniers jours. A l’heure où une mort prématurée l’a surprise, elle négociait encore de nouvelles acquisitions.


I

Tous les vieillards de ma génération, ceux qui furent « les Jeunes » sous le second Empire, se souviennent, avec reconnaissance, de la commotion produite en France, comme dans tout le monde civilisé, par le succès retentissant de la première Exposition Universelle de Londres au Crystal Palace en 1851. Dans tous les milieux de labeur, chez les industriels, commerçans, artistes, ce fut comme la sonnerie imprévue d’un tocsin d’alarme. Si tous les voyageurs d’outre-mer s’accordaient à reconnaître la supériorité de la France encore visible dans les trois arts directeurs. Architecture, Peinture, Sculpture, malgré la concurrence déjà menaçante des nations étrangères, tous s’attristaient de constater, en même temps, notre décadence marquée dans tous les arts qui en dérivent, arts dédaignés, arts négligés par d’absurdes préjugés scolaires ou mondains, sous les noms d’arts mineurs, arts serviles, arts industriels ! Certains peuples que méprisait notre orgueil académique, notamment les Orientaux, avaient, dans leur simplicité, mieux conservé que nous cette culture simultanée de tous les arts qui avait été, pourtant, chez nous, comme ailleurs, la cause profonde de la prospérité et de l’expansion de nos arts au Moyen âge, à la Renaissance, aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Pour la peinture et la sculpture, sans doute, un premier avertissement nous avait été donné dès 1848, par l’Exposition libre, sans Jury, organisée au Palais des Tuileries, après la révolution de Février. Du pêle-mêle incohérent qui s’y était empilé, avaient jailli, chez les experts attentifs, de vives inquiétudes ou de nouvelles espérances pour l’avenir. Les réalistes, dès lors, faisaient front aux idéalistes, et la querelle des classiques et des romantiques se ravivait sous d’autres formes. D’un côté, les révolutionnaires, ou se croyant tels, ameutés par Courbet, s’imaginaient créer de toutes pièces un art nouveau par une copie servilement lourde et brutale de la réalité, dont ils empruntaient la technique aux naturalistes italiens, espagnols, hollandais du XVIIe siècle, Caravage, Velazquez, F. Hals, etc. D’un autre côté, la plupart des autres artistes, plus éclairés et plus réfléchis, cherchaient avec raison le salut dans la reprise et la rénovation, plus sincères, plus émues, plus libres, des vieilles traditions nationales. Ils s’efforçaient donc simplement, au contraire, de réformer et compléter l’enseignement des arts, à tous les degrés, public ou privé. Cette question des arts, dans les milieux cultivés, devenait, dès lors, un sujet fréquent de conversations, de discussions et d’études, presque une mode, et un engouement. Au Musée du Louvre, largement ouvert, savamment réorganisé, se formait toute une brigade enthousiaste et militante de jeunes amateurs, érudits, historiens, qui allaient renouveler la critique d’art. En même temps que Villot commence la rédaction de ses catalogues exemplaires, Ph. de Chennevières, A. de Montaiglon, Dussieux, Paul Mantz, Eudore Soulié, etc., inaugurent, par leurs études documentaires, la série des publications instructives sur les arts français, qui, se joignant à celles des archéologues et artistes, le comte Léon de Laborde, Caumont, Viollet-le-Duc, Lassus, Darcel, Didron, etc., allaient nous rendre enfin la conscience et le respect des grandeurs séculaires de notre génie national. — Dès ce moment, le goût et la passion des questions d’art gagnaient chaque jour du terrain.

L’Université ne fut pas la dernière à y prendre part. Nos jeunes professeurs, les derniers sortis de l’Ecole normale, au temps de Taine, d’About, de Prévost-Paradol, etc., durant la période républicaine, ne dédaignaient plus de nous en parler. Quelques-uns, heureux de pouvoir enfin librement manifester leurs admirations romantiques, n’hésitaient pas à nous communiquer leurs enthousiasmes. On m’avait déjà donné, au lycée d’Orléans, en septième, pour volumes de prix, les Orientales de Victor Hugo et l’Allemagne de Mme de Staël. A Paris, au lycée Charlemagne, en seconde, notre professeur nous commentait les Salons de Diderot et nous engageait à visiter, aux jours de sortie, les musées du Louvre, de Cluny, voire le Salon annuel, nous permettant d’y choisir nos sujets de narration française. Au Salon de 1853 (Hôtel des Menus-Plaisirs, faubourg Poissonnière), où l’école néo-grecque représentée par des élèves de Paul Delaroche et Gleyre (Gérôme, Gendron, Picou, etc.) avait grand succès, l’idylle aimable de G. Hamon, « Ma sœur n’y est pas, » fut l’occasion d’un concours d’esthétique. La classe, d’ailleurs, possédait deux dessinateurs d’une virtuosité précoce, Emile Bayard, le futur illustrateur, Paul Sédille, le futur architecte. Et c’était une joie pour nous de leur voir improviser des croquis vifs et spirituels en marge de nos versions, comme c’était pour nos maîtres un plaisir de les leur confisquer.

Aussi, quand s’ouvrit l’Exposition Universelle de 1855, nos querelles d’apprentis amateurs devinrent-elles extrêmement vives, soit à propos des descriptions enthousiastes, hautes en couleurs, improvisées d’une plume chaleureuse par Théophile Gautier dans le Moniteur universel, soit à propos de l’irrévérencieuse et fine gaité avec laquelle le jeune Edmond About distribuait les bons et les mauvais points à ses camarades et leurs maîtres, dans son Voyage à travers l’Exposition des Beaux-Arts. C’est aussi en 1855 que l’inquiétude dans les milieux industriels et commerçans devint plus sérieuse et pressante. Les nations étrangères, instruites par la terrible consultation de 1851, s’étaient déjà mises en devoir de réparer le temps perdu. Pour reconstituer sur des bases durables l’alliance des Arts et des Industries, trop longtemps interrompue, c’étaient, de toutes parts, des rappels aux traditions indigènes par des expositions comparatives entre le passé et le présent, par des études et des projets pour une réorganisation et une propagation de l’enseignement du dessin dans les classes laborieuses.

L’Angleterre, naturellement, éclairée la première sur place, avait la première donné le signal, avec l’esprit de suite et de prévoyance qui assure chez elle le développement et la longévité des institutions. Le musée de South-Kensington, dont un vaste plan d’ensemble assurait la grandeur future, avait déjà ouvert ses premières salles d’expositions permanentes ou temporaires, conférences, bibliothèques, confection et prêts de modèles ; et l’industrie de la Grande-Bretagne, ravivée encore et surexcitée par les prédications de Ruskin et des Préraphaélites, allait rapidement en profiter. En Autriche, même réveil, même ferveur. Dès 1852, le musée d’Art et d’Industrie à Vienne, annexe à ses expositions d’art ancien, des ateliers reproducteurs de bons modèles par le moulage et la photographie, un art encore nouveau alors et tâtonnant. On sait combien, depuis ce temps, en Autriche, en Hongrie, en Allemagne, dans presque toutes les villes, à tous les degrés, s’est répandu l’enseignement pratique des arts appliqués à l’industrie, autant, le plus souvent, par l’initiative, les concours, la collaboration des associations professionnelles et des protecteurs particuliers que par ceux de l’État et des municipalités. Les rapports officiels adresses à nos ministres, en 1885, par M. Marins Vachon, et en 1890, par M. Saglio, avaient déjà de quoi nous édifier à ce sujet. La situation relative, dans ces divers pays, ne semble pas s’y être modifiée depuis vingt ans à notre avantage.

Il est certain, toutefois, que le Gouvernement impérial avait fait un effort utile pour conjurer le danger en renouvelant à Paris, en 1855, l’enquête déjà commencée à Londres en 1851. La préparation en avait été rapide, mais prudente et intelligente. Construit à la hâte, sans prétentions et sans luxe, non loin du centre, aux Champs-Elysées, le Palais de l’Industrie put faire honneur à ses modestes architectes. Après avoir servi aux expositions de tout genre, durant vingt-cinq ans, il était encore assez solide, en 1889, pour vivre et servir longtemps. La somptuosité emphatique des édifices gigantesques, dont la destruction a coûté presque autant que la construction, qui l’ont successivement remplacé, n’a pu faire oublier le plan simple et clair de l’honnête bâtisse, ses entrées et sorties faciles, son éclairage égal et abondant, son adaptation aisée aux fonctions les plus diverses. Quels conseils utiles nos artistes et industriels y reçurent, cette année-là, par leur contact avec leurs confrères étrangers, non seulement ceux d’Europe, Anglais, Allemands, mais aussi ceux d’Orient, Hindous, Chinois, Japonais ! Pour les tapissiers, orfèvres, bronziers, ébénistes, céramistes, etc., la leçon fut assez rude, mais elle fut aussitôt comprise. Dès lors, durant quelques années, on vit, non seulement à Paris, mais dans les grandes villes de province, se succéder, à intervalles rapides, les expositions d’art rétrospectif et régional, et les tentatives de préparation pour un meilleur avenir par l’organisation d’ateliers d’apprentissage, d’écoles de dessin populaires, de conférences techniques, d’expositions des produits nouveaux. Ce fut même, quelque temps, à l’exemple de l’Angleterre, un mouvement admirable dû à l’initiative privée.

En 1859, est fondée à Paris, par Charles Blanc, la Gazette des Beaux-Arts et de la Curiosité, qui devint vite et qui resta longtemps le modèle des publications d’art, alors que les catalogues du Louvre par Villot, Léon de Laborde, de Longpérier, Barbet de Jouy, Darcel, etc., devenaient les modèles des travaux du même genre. Autour de Charles Blanc, très enthousiaste, très éclectique, se pressait toute la phalange des artistes, archéologues, critiques de tous les partis, de toutes les écoles. A côté de Vitet, Mérimée, Lenormant, Léon de Laborde, Henri Delaborde, ViolIet-le-Duc, bataillaient pour la bonne cause Paul Mantz, Darcel, A. Jacquemart, Burty, etc. Les questions d’art décoratif et industriel, d’art moderne et étranger, d’art rétrospectif et d’art national s’y partagent l’activité des écrivains auxquels de jeunes dessinateurs et graveurs, Leopold Flameng, Caucherel, etc., s’empressent d’apporter un concours assidu.

Déjà, chez les industriels, l’ambition et l’espoir renaissaient. La ville de Lyon avait donné le branle par la fondation de la Société, bientôt prospère et puissante, qui devait y déterminer une renaissance si active et si durable. A Paris, en 1860, un groupe considérable d’artistes, presque tous les sculpteurs et peintres célèbres du temps, offre son patronage à une entreprise semblable, le Salon des Arts réunis. Hélas ! dans la capitale c’est un échec, tandis qu’en Province, sur l’élan donné par Lyon, les expositions rétrospectives et modernes d’art appliqué se succèdent à brève échéance. Et cependant, depuis 1858, on y connaissait bien le volumineux rapport de Léon de Laborde, au nom du Jury international, et ce livre admirable était devenu, en peu de temps, le vade-mecum de tous ceux qui s’intéressaient aux arts et aux industries, à leur avenir comme à leur passé. Enfin, en 1863 est fondée, à la place Royale, en plein quartier populaire et laborieux, avec un dessein déclaré d’enseignement pratique, l’Union centrale des arts appliqués à l’industrie. Et par elle une bibliothèque spéciale de modèles et de documens, avec conférences et cours, est ouverte largement aux travailleurs. Les promoteurs de l’entreprise sous la présidence de Guichard, architecte décorateur, étaient tous des professionnels notables dans les industries d’art, des pratiquans, des militans, tapissiers, bronziers, orfèvres, brodeurs, ébénistes, céramistes, etc.. Mourey, Lerolle, Lefebvre, Turquetel, Charquot, Herman, Lenfant, Mazaroz, Lazare Schœffer, Erard, Veyrat, auxquels s’adjoignaient bientôt grand nombre d’artistes, d’amateurs, d’écrivains. Et pour manifester à la fois son existence et son but, ses espérances, l’Union centrale organise la même année, au Palais de l’Industrie, une exposition rétrospective qui fit sensation.


II

C’est à ce moment qu’un jeune et brillant officier, connu par sa vaillance en Italie et au Mexique, Edouard André (né à Paris en 1833), quitte le service militaire pour rentrer dans la vie civile. Cet héritier d’une grande fortune financière a le désir de l’employer à quoique œuvre utile et patriotique.

Déjà, autour de lui, dans sa famille, il a trouvé des exemples et des encouragemens suggestifs. On y aime, on y cultive les arts, on y collectionne. L’un de ses proches parens, Maurice Cottier, un gentilhomme tourangeau, aussi connu par sa bonne humeur spirituelle que par l’aimable distinction de ses manières, élève de Paul Delaroche, est un bon peintre amateur. C’est, de plus, un des amateurs les mieux informés et les plus avisés de Paris, membre habituel du jury annuel des Beaux-Arts dont il égaie les réunions par ses joyeuses parodies des snobismes prudhommesques et des pédantismes académiques. Sa petite galerie dans son hôtel hospitalier de la rue de la Baume contient bon nombre de peintures anciennes et modernes choisies avec un goût délicat et sûr. Ami et camarade des grands artistes, il leur achète leurs meilleures œuvres, à Delacroix son Hamlet, à Decamps sa Bataille des Cimbres qu’il léguera au Musée du Louvre. Dès son retour à Paris, Edouard André se trouve donc, soit par Cottier, soit par ses propres compagnons de jeunesse, en relations avec le monde qui gravite autour de la Gazette des Beaux-Arts et de l’Union Centrale. Il devient, presque aussitôt, commanditaire de la publication et donateur important de la Société, en attendant qu’il en soit le Président.

Il ne devait être appelé à cette fonction que neuf ans après, mais, en attendant, il commence à collectionner des objets d’art et l’on trouve son nom parmi les prêteurs aux diverses expositions qu’organise l’Union Centrale, d’abord en 1863, où elle affirme son programme, puis, en 1865, où elle le développe, enfin en 1877, aux galeries de l’Histoire du Travail, dans l’admirable Palais-Rotonde si savamment, commodément, clairement, utilement, organisé par Leplay. Bientôt après, en 1869, l’Union, encouragée par le succès, commence la série de ses expositions spéciales, méthodiquement présentées, qui vont mettre successivement sous les yeux des Parisiens les manifestations passées ou présentes de l’art dans tous les genres et dans tous les pays. Elle y annexe toujours, en effet, aux arts contemporains, divisés en six groupes, une exposition rétrospective consacrée en grande partie, à l’Art Oriental..

C’est à cette époque, en 1868 ou 1869, que, faisant, à mon retour d’Italie, quelques conférences à l’Union Centrale et dans un cercle d’amateurs, rue de la Chaussée-d’Antin, je fis la connaissance d’Edouard André. Ce n’était déjà plus alors le très jeune et très joli maréchal des logis au régiment des Guides, soigneusement sanglé dans son brillant uniforme, tout chamarré de galons et de brandebourgs, un peu pommadé, dameret, bellâtre, dont Winterhalter, en 1859, peintre de la Cour, a, sans nul doute, par habitude, exagéré en l’affadissant l’élégance aimable. Ce n’était plus même, tout à fait le fier cavalier, d’une allure très mondaine encore, dont Carpeaux, en 1863, avait modelé plus franchement, en buste, l’image noblement virile, qu’on retrouve en plâtre au Musée Jacquemart, en marbre au Musée du Louvre, en bronze au Musée des Arts Décoratifs. En 1867, ce galant homme rayonnait dans la plénitude de sa maturité physique et intellectuelle. Avec ses formes robustes, son allure aisée, la franchise de son regard, la douceur de son sourire, la discrétion de ses manières, la modestie de sa parole, il laissait, à tous ceux qui l’approchaient, l’impression d’un Mécène de grande race, ouvert, bienveillant, libéral, désireux de répandre autour de lui son bonheur de vivre et de partager avec tous les joies que lui donnaient sa richesse, sa culture et ses goûts d’artiste. C’était le modèle exact du portrait que Mlle Nélie Jacquemart devait peindre en 1872 et montrer au Salon de 1874 (Musée Jacquemart-André).

Après la guerre, l’Union Centrale se trouve pécuniairement languissante, malgré les efforts et les sacrifices de ses premiers fondateurs. C’est ce qui arrive d’ordinaire chez nous pour la plupart des entreprises privées, après un premier feu d’enthousiasme, feu follet et de paille qui s’éteint avec ceux qui l’ont allumé à grand’peine. L’Union professionnelle dut se transformer en une société anonyme à capital variable. Edouard André, l’un des plus anciens fondateurs, en fut aussi l’un des premiers et plus utiles souscripteurs. La nouvelle société le reconnut en lui confiant sa présidence. C’est sous sa direction que s’ouvrirent, successivement, toutes ces expositions où notre génération apprit, sur pièces innombrables et bien choisies, l’histoire générale de tous les Arts et Industries parentes. En 1874, ce fut l’Histoire du Costume, en 1876, l’Histoire de la Tapisserie, en 1880, l’Histoire des Arts du Feu. Celle-ci fut la dernière dont Edouard André eut à s’occuper. D’une part, l’Union traversait une seconde crise, plus grave et plus décisive, et de l’autre, son Président projetait apparemment de se consacrer plus entièrement à l’accroissement de ses collections, en associant à ses recherches l’artiste, déjà célèbre, qu’il allait épouser l’année suivante.

La crise de l’Union n’était point imprévue. Déjà en 1872, lors de sa reconstitution, ses membres les plus actifs avaient dû reconnaître l’insuffisance de leurs ressources pour acquérir et installer à la place Royale, à côté des salles de bibliothèque et de conférences, la quantité et la multiplicité d’objets d’art originaux nécessaires pour constituer un ensemble de modèles vraiment exemplaires et instructifs. C’est pourquoi, en 1877, deux de ses associés les plus ardens, le jeune duc de Chaulnes, héritier par le sang et par les nobles goûts, de l’illustre amateur le duc de Luynes, et le savant marquis de Chennevières, directeur des Beaux-Arts, s’étaient mis en tête de venir à son secours. Ils avaient donc fondé le Musée des Arts décoratifs qui, en moins de quatre ans, grâce au concours empressé de nombreux donateurs, s’était déjà constitué un fonds important d’œuvres anciennes et modernes. Ils n’avaient pu, toutefois, se créer des ressources suffisantes pour l’avenir lorsqu’en 1881 les événemens politiques précipitèrent le dénouement fatal. Malgré la résistance et la protestation d’une minorité indépendante, il fallut avoir recours à l’État, l’État souverain, providentiel, le sauveur infaillible, éternel, de droit divin, suivant un dogme plus cher encore à la démagogie socialiste qu’à la monarchie aristocratique, parce qu’elle est aussi autoritaire et qu’elle se sent moins responsable.

Le négociateur de cette fusion des deux Sociétés et de leur absorption, sinon immédiate, au moins future, par l’Etat, fut Antonin Proust, ministre des Arts, en 1881. Ces deux Sociétés, réunies sous le titre de l’Union Centrale des Arts décoratifs, obtinrent, pour prix de leur indépendance perdue, avec la reconnaissance d’utilité publique, l’autorisation d’émettre, à leur profit, des billets de loterie pour une somme de quatorze millions. La liquidation de cette vaste opération ne s’exécuta pas, tout le monde le sait, sans lenteurs et sans difficultés, et se réduisit, pour l’Union, à l’encaissement de 5 millions 812 000 francs.

C’était encore de trop pauvres ressources pour suffire à la double tâche d’une installation d’École pratique des Arts appliqués dans les centres industriels, et d’un Musée national des Arts décoratifs, digne de Paris et de la France, et pouvant rivaliser avec les établissemens similaires déjà florissans à Londres, à Vienne et même à Lyon. Le nouveau président de la nouvelle Société, Antonin Proust, remplaçant Edouard André, se trouvait dans l’obligation d’abandonner ou d’ajourner la réalisation de l’un des projets. L’enseignement sacrifié fut l’enseignement populaire. Le Musée, devenu la préoccupation principale des Administrateurs, se trouva bientôt, d’ailleurs, à l’étroit, dans un coin du Palais de l’Industrie, où il avait d’abord reçu l’hospitalité. Après que son président eut en vain sollicité, pour lui, la reconstruction du Palais d’Orsay, encore en ruines, il devra se contenter du Pavillon de Marsan, où il est installé en 1890.

Ce n’est pas que, depuis ce temps, d’abord sous la présidence d’Antonin Proust, puis sous celle de Georges Berger, 1889-1890, l’Union n’ait vaillamment continué la série de ses expositions historiques et comparatives : en 1882, celle des Arts du Bois et du Mobilier national, en 1884, celle des Arts du Feu et de la Manufacture de Sèvres, en 1887, l’exposition récapitulative et générale des Arts de l’Industrie, en 1892, celle des Arts de la Femme. Ce n’est pas non plus que, sous la présidence de l’actif Georges Berger, ancien collaborateur de Leplay, et, depuis sa mort, sous celle de M. François Carnot et la vice-présidence de M. Raymond Kœchlin, ni le Conseil d’administration, composé d’amateurs et d’industriels avertis, ni les directeurs et conservateurs du Musée et de la Bibliothèque, depuis les regrettés Gasnault et Maciet jusqu’à leurs successeurs MM. Metman et Deshairs, n’aient dépensé beaucoup de science et d’activité pour l’enrichissement des collections et leur bonne mise en lumière. Le nombre considérable des donations et legs que leur compétence et leur autorité ont valus à leur œuvre, la variété des expositions d’arts français et étrangers, anciens, modernes, contemporains, qu’ils ne cessent d’ouvrir plusieurs fois par an, prouvent, suffisamment, à la fois la prospérité et l’utilité de l’établissement. On ne saurait oublier non plus combien le rapprochement et l’alliance de la Société des Amis du Louvre, présidée par M. Raymond Kœchlin, avec celle de l’Union Centrale, contribuent efficacement à l’enrichissement de notre autre grand Musée national. Il ne s’agit donc point de regretter que l’effort de tant de bonnes volontés ait dû porter sur un seul point, aussi important que la création et le développement d’un centre d’exemples et d’études si nécessaires. Ce qu’on doit constater, toutefois, c’est que le projet d’un enseignement pratique, ébauché à la place Royale, ait dû être, en fin de compte, abandonné, et que, malgré la très utile fondation de la Bibliothèque Forney, il reste toujours encore à désirer, pour le Paris des artistes et des ouvriers d’art, dans les quartiers laborieux, un Musée-École pratique et productif avec ateliers, laboratoires, apprentissages, collaborations industrielles et commerciales, fonctionnant comme les grandes abbayes bénédictines du Moyen âge, et la Manufacture des meubles du Roi aux Gobelins du temps de Colbert et Lebrun. C’était pourtant là ce que rêvait et préparait d’avance, avec son expérience et sa hauteur de visées coutumières, Léon de Laborde, dans les conclusions de son enquête préparatoire. Mais, sur ce point comme sur bien d’autres, son rêve et celui de notre génération ne s’est point encore réalisé. Que devient donc, même, la féconde, la vénérable petite école fondée au XVIIIe siècle par Bachelier et dite alors « des élèves protégés, » dans la rue de l’École-de-Médecine ? A quoi lui servent son titre d’Ecole nationale des Arts décoratifs, les constantes réclamations de ses directeurs et anciens élèves, devenus des artistes célèbres, Charles Garnier, Puvis de Chavannes, Chapu, Carpeaux, Roty, et tant de vaines promesses, tant d’occasions perdues ? Est-ce qu’on n’y entasse pas toujours, en des locaux trop étroits, la multitude des jeunes dessinateurs et modeleurs dont le nombre se multiplierait facilement, si on leur ouvrait des ateliers plus vastes et plus clairs ? Tant il est vrai que, souvent, nous sacrifions le fond à l’apparence, et les utilités du travail sérieux et discret aux fascinations des virtuosités vaniteuses et bruyantes !

Quoi qu’il en soit, lorsque Edouard André, en 1880, présida, pour la dernière fois, la distribution des récompenses à l’Union (Exposition des Arts du Métal), il tint à rappeler les services qu’avait rendus depuis seize ans « cette société de résistance, cette nouvelle Ligue du Bien public contre l’invasion étrangère. » En constatant tous les progrès faits par nos orfèvres, forgerons, joailliers, etc., il constatait aussi la valeur et l’effet des enseignemens donnés par les chefs-d’œuvre des anciens maîtres : « C’est, disait-il, dans la comparaison entre les siècles morts et le génie moderne, dans la contemplation des ouvrages du passé que le travailleur est saisi de l’immense désir de se compléter, de se perfectionner. Les formes, les modèles, les types admirés fermentent en quelque sorte dans l’esprit et surexcitent la pensée. Les détails comme les grandes lignes, les reliefs comme les silhouettes, s’assemblent et se confirment, se fixent ou se dégagent ; et de ce travail d’assimilation jaillit l’idée nouvelle. »

A cette époque aussi ses collections étaient déjà nombreuses et variées. Les bons conseillers, depuis vingt ans, ne lui avaient pas manqué pour le guider dans ses choix et compléter son instruction. C’étaient naturellement d’abord, avec Maurice Cottier, ses collègues de l’Union Centrale, tous des maîtres reconnus dans les arts les plus divers, les orfèvres Christofle, Bouilhet, Falize, Fannière, Odiot, les joailliers Boucheron et Sandoz, le tapissier Braquenié, les ébénistes Grohé, Mazaroz, Fourdinois, les céramistes Salvetat, Deck, Collinot, etc. etc., les peintres Galland, Lacoste, Racinet, etc., etc., et parmi les collaborateurs de la Gazette, Charles Blanc, Ph. de Chennevières, Albert Jacquemart, Darcel, etc. Mais l’un de ses plus familiers, les plus écoutés, son compagnon de jeunesse, je crois, était le bouillant et libre Louvrier de Lajolais, le futur directeur et rénovateur infatigable, aussi désintéressé que passionné, des trois Écoles nationales d’art décoratif à Paris, à Limoges, à Aubusson. Tous deux, d’éducation parfaite, de cœur chaud et libéral, d’une loyauté et d’une franchise à toute épreuve, étaient deux admirables Français, avec toutes les meilleures qualités de la race, courage et bonne humeur, humanité et simplicité, deux honnêtes gens au sens le plus complet du XVIIe siècle, bien faits pour se comprendre et s’entendre. Comme André avait abandonné l’uniforme militaire pour se livrer à ses goûts de collectionneur, Louvrier de Lajolais avait quitté la diplomatie pour peindre des paysages, mais, surtout, pour devenir le porte-parole de l’Evangile esthétique rédigé par Léon de Laborde, l’apôtre convaincu, éloquent, agissant, impétueux, irrésistible, de la foi dans l’avenir des Arts décoratifs, des Arts Unis, pour la plus noble et la plus pure gloire de la France.

On ne doit donc pas être surpris que la plus grande partie des objets acquis par Edouard André de 1860 environ à 1876, soient surtout ce qu’on appelle des Bimbelots, des pièces charmantes d’orfèvrerie, joaillerie, céramique, miniature, avec quelques tapisseries. Mais à mesure que sa vision s’affine, que son goût s’épure, sa curiosité s’étend, et ses ambitions grandissent. Il ne perd aucune occasion d’acquérir de bons tableaux, et s’en fournit, d’abord, dans les ateliers contemporains dont Collier et Lajolais lui ont ouvert les portes. En 1865, sa collection moderne de paysages et de tableaux de genres comprend déjà une trentaine d’excellens morceaux dont plusieurs signés par Eug. Delacroix, Jules Dupré, Decamps, Cabat, Théodore Rousseau, Daubigny, Meissonier, Troyon, Ziem, Diaz, Isabey, Gérôme, Jacque, Hébert, etc. Toutefois, dans les grandes ventes, il n’est point insensible à l’attrait des vieux maîtres. En 1865, c’est l’un des plus célèbres chefs-d’œuvre de Rembrandt, l’Homme au grand chapeau (Portrait du Docteur Tholinx), qui entre chez lui pour n’en plus sortir. En 1869, à la vente Delessert, où l’acquisition de la Vierge de la maison d’Orléans, par le Duc d’Aumale exilé, fut saluée d’une acclamation chaleureuse, celle du Portrait de Wille, par Greuze, valut aussi à Edouard André une ovation sympathique.

Il y avait alors déjà quelques années qu’il se préoccupait, non seulement de développer, par la variété et la qualité, la valeur de ses collections, mais surtout de leur préparer et de leur assurer une demeure plus vaste et plus convenable qu’un simple appartement. L’architecte Henri Parent, auquel il avait demandé des plans, était bien l’homme fait pour entrer dans ses vues. D’une vieille famille d’artistes du Nord, rompus, par traditions, à la pratique simultanée de l’architecture et de la décoration, Henri Parent avait eu pour premier maître son père même, Aubert-Joseph. Celui-ci, aussi célèbre comme sculpteur sur bois que comme constructeur, était né à Cambrai en 1750. Émigré lors de la Révolution en Allemagne, puis en Suisse, membre de l’Académie à Berlin, de l’Université à Bâle, il n’était rentré en France qu’en 1815, pour se fixer à Valenciennes où, professeur d’architecture à l’Académie locale, membre correspondant de la Société des Antiquaires de France, il mourut en 1835. Ses sculptures sur bois sont presque toutes des bas-reliefs, très fouillés à la flamande, où les fleurs et les oiseaux jouent un grand rôle autour des médaillons iconographiques : Catherine II, impératrice de Russie (Salon de 1783), Louis XVI (Palais de Trianon). Sa réputation lui avait laissé ouverts chaque année, jusqu’à sa mort, les Salons académiques de Paris, où il s’obstinait à représenter l’art décoratif. Comme archéologue, il était l’auteur d’un « Etat des monumens funèbres érigés dans l’église de Saint-Roch. »

Ses deux fils, nés à Valenciennes, élevés par lui dans ces libres traditions, en arrivant à Paris, y apportaient le même éclectisme dans leurs goûts. Le maître qu’ils y choisirent, Frœhlicher, ne put que les y encourager. Aussi les voyons-nous tous deux employés assez vite à la construction ou à la restauration de châteaux et d’hôtels. En 1857, Henri-Joseph-Aubert, l’ainé, obtient, au concours, le premier prix pour le Musée Napoléon, à Amiens, qu’il est chargé de construire. Lorsque, vers 1868, il peut s’associer à Édouard André pour réaliser ses projets, il vient d’achever la restauration et la décoration du château d’Eclimont appartenant au duc de La Rochefoucauld, avec la collaboration de son frère François-Clément-Joseph et les deux fils de leur maître commun, Henri et Arthur Frœhlicher. Il avait, en outre, construit ou restauré, dans les mêmes conditions, un grand nombre d’hôtels, villas, châteaux à Paris et en province. C’était donc bien l’homme qui répondait aux intentions du futur président de l’Union Centrale. Cette fois, Henri Parent ne voulut plus de collaborateurs ; c’est ce qu’il avait fait déjà pour les hôtels Menier, au parc Monceau, Lemarrois, avenue d’Antin, celui de Mme André mère, avenue Matignon, celui du duc de Doudeauville, rue de Varenne, où, d’après des documens inédits, il avait restauré en style français le décor des pièces du premier étage, avec une richesse élégante d’imagination qui lui avait valu les éloges de ses confrères. Il assuma donc sur lui toute la responsabilité de l’entreprise. Hanté, comme le propriétaire, par le souvenir des grands palais d’amateurs français et italiens aux XVIIe et XVIIIe siècles, et aussi celui des belles résidences d’Angleterre, il fit d’un vaste Hall, d’un haut Salone, montant d’en bas jusqu’à la toiture, la pièce centrale aux flancs de laquelle s’étageaient les salles et chambres du premier étage et les galeries du second. Ce hall, salle de bal ou salle de théâtre, devait servir aux grandes réceptions. Les galeries étaient réservées aux collections d’objets d’art. Le somptueux édifice fut achevé en six ans, et les fêtes données à son inauguration, en 1875, firent, pendant quelques jours, du nouveau Mécène l’homme de Paris à la mode. Peu de temps après, en 1877, Henri Parent reçut la grande médaille de l’architecture civile, décernée par ses confrères au Congrès des Architectes.

Durant les travaux de cette superbe construction et dans les années qui la suivirent, malgré les énormes déboursés qu’elle put exiger, Edouard André ne négligeait aucune occasion de conquête nouvelle et glorieuse. En 1874, c’est l’un des plus beaux exemplaires du buste du Cardinal de Richelieu (1641-1643), par Jean Warin, en 1872 la plaquette admirable du Saint Sébastien par Donatello, et, en même temps, le bronze si vivant et si fier du cheval Bucéphale, attribué à Léonard de Vinci, le Portrait de la Comtesse Skawronska, par Mme Vigée-Lebrun, le Début du modèle, par Fragonard, etc.


III

Edouard André, à l’âge de quarante-huit ans, épousa Mlle Nélie Jacquemart qui en avait quarante, au mois de juin 1881. Il y avait déjà longtemps que j’avais rencontré, vu et entendu dans une circonstance singulière, mais sans l’aborder ni lui parler, l’artiste débutante encore peu connue. C’était à Florence, au printemps, en 1867. Nous avions passé, Sully Prudhomme et moi, l’hiver à Rome. En quittant Sienne, sur la route de Pise, j’avais laissé mon cher compagnon regagner la France par Gênes, tandis que je revenais passer quelque temps à Florence où j’avais alors de nombreuses relations. Un matin, un dimanche, un poète rhénan de mes amis me vint trouver au saut du lit. Il avait dîné, la veille, au palais Peruzzi, avec une jeune artiste française, Mlle Nélie Jacquemart, très recommandée par de hautes personnalités parisiennes et qui devait repartir en hâte pour Rome. Dans la conversation, Mlle Jacquemart avait exprimé le regret de n’avoir aucune lettre pour un des jeunes artistes de l’Académie de France. L’excellente comtesse Emilia, avec la spontanéité de chaleureuse obligeance qui lui était habituelle, s’était aussitôt engagée à lui en procurer une. Elle me faisait donc prier de rendre ce service à une charmante compatriote. Je venais de quitter à la Villa Médicis de bons camarades, en qui nous avions, Sully et moi, trouvé de précieux compagnons pour nos visites de monumens et nos excursions dans l’Agro Romano. Je m’empressai de recommander M’e Jacquemart à l’un d’eux, le peintre Machart, élégant cavalier, causeur aimable, très répandu dans la société romaine, connaissant à fond le pays et ses curiosités, aussi bon portraitiste que décorateur. Le soir du même jour, comme je dînais seul, à une petite table, dans une modeste trattoria de la Piazza san Firenze, je vis et j’entendis, dans la même salle, entrer soudain avec un froufrou léger de robes claires et un joli tintement de babillage, deux jeunes femmes. Elles parlaient assez haut, en français. L’expérience m’ayant démontré qu’il n’était pas toujours prudent de révéler sa nationalité à tous les Perrichons et Perrichonnes, Chauvins et Chauvines, Snobs et Snobinettes trop souvent portés à dénigrer les pays qu’ils visitent ou à faire sonner en public leurs titres, rangs et fonctions, je me tins coi, ne parlant plus au garçon qu’en italien. Les deux Parisiennes prirent place à une table voisine. Leur conversation, roulant tout entière sur leurs visites dans les églises, musées et palais florentins, m’apprit vite qu’elles étaient des artistes, intelligemment surprises et franchement enthousiasmées par toutes les beautés de l’art qui s’étaient révélées à leur avide curiosité dans ce premier contact avec le génie toscan. Je me doutais déjà que l’une d’elles devait être ma recommandée inconnue, lorsqu’en se levant et remettant leurs chapeaux pour partir, la blonde dit à la brune : « Eh bien ! as-tu, comme on te l’avait promis, des recommandations pour la Villa Médicis ? » — « Mais oui, repartit la petite brune, très pétulante et très vive, et dont le ton décidé et l’admiration judicieuse m’avaient frappé durant leur colloque. J’ai un billet de M. Georges Lafenestre. » Ce n’était plus le moment de me présenter moi-même en les retenant dans cette salle commune. Je continuai de garder le silence ; mais, quelques jours après, je reçus les remerciemens de Mlle Jacquemart par l’entremise de nos amis communs. Je ne devais d’ailleurs faire sa connaissance personnelle qu’en 1872 ou 1873, chez Maurice Cottier, à la suite d’un dîner d’artistes, d’écrivains, d’amateurs, où son entrée, en longue robe de satin blanc à traîne, et son allure, un peu fière, de triomphatrice souriante, avaient fait sensation.

L’année même de cette rencontre à Florence, en 1867, Mlle Jacquemart, élève de Léon Cogniet, à vingt-six ans, exposait au Salon deux portraits, l’un d’un homme, l’autre d’un enfant. Elle y avait envoyé chaque année, depuis 1865, d’abord des tableaux de scènes familières, historiques et religieuses. Le Père des Orphelins, Molière chez le barbier de Pézenas, Le Cabaret de la Pomme de pin, Jésus-Christ et les disciples d’Emmaüs, avec quelques portraits remarqués. L’année suivante, elle allait obtenir une seconde médaille avec le portrait de M. Benoît Champy, président du Tribunal de la Seine, qui parut l’œuvre d’une intelligence décidée et d’une virtuosité déjà savante. Un autre portrait de jeune fille à mi-corps méritait cet éloge : « Mlle Jacquemart a saisi avec bonheur l’esprit et la tournure d’une jeune fille qui semble marcher. L’ajustement de la coiffure et des plis de la robe est d’un grand goût et l’exécution en est aisée autant que hardie. En réalité, c’est, surtout, d’une vigueur et d’une franchise rares chez les artistes femmes. » En. 1869, le portrait de M. Duruy assure sa réputation. « Si nous n’avions pas là, dit Paul Mantz, ce vivant portrait de Charles Garnier par Paul Baudry, le prix du genre appartiendrait cette année à une femme, Mlle Nélie Jacquemart. C’est un nom qu’il n’est pas permis d’ignorer. Il y a mieux que du goût dans le portrait de M. Duruy... Pour l’attitude donnée au modèle, la coloration des chairs, l’expression du visage, il ne serait pas facile de trouver aussi bien... Avec le sentiment de la vie, la jeune artiste possède un véritable talent d’observation... Ce portrait de M. Duruy la place au premier rang... Nous saluons sa venue avec d’autant plus de plaisir que le groupe de nos portraitistes tend à s’éclaircir et que, parmi les plus illustres, plus d’un commence à s’égarer. » En 1878, le portrait du Maréchal Canrobert, si franc et si viril, ne fut pas moins chaleureusement accueilli. Mlle Jacquemart devenait, décidément, la portraitiste des grands personnages officiels. En 1872, au premier Salon rouvert après la guerre, ce fut elle qui offrit à la reconnaissance publique le portrait du « libérateur du territoire, » Adolphe Thiers, président de la République. On la verra ainsi chaque année, jusqu’en 1880, à côté d’excellens portraits mondains, montrer les effigies des hommes en vue, civils ou militaires. A ceux de Dufaure, ministre de la Justice, du marquis de Lareinty, ancien commandant des mobiles de la Loire-Inférieure, succèdent ceux du général de Palikao, du général d’Aurelle de Paladines, du duc Decazes, etc., etc. C’est, de toute évidence, dans l’expression grave et calme, franche et fière des physionomies historiques, mâles et nobles, que se. complaît la croissante virilité de son esprit. L’ensemble de ces ouvrages lui valut une haute récompense à l’Exposition universelle de 1878. En 1879, elle expose encore deux portraits ; en 1880, deux autres avec plusieurs études dessinées sur l’Abbaye' de Chaâlis, qu’elle devait acquérir plus tard, remplir aussi d’œuvres d’art et léguer à l’Institut en même temps que l’hôtel du boulevard Haussmann et ses collections. Mais sa carrière de peintre est alors terminée. En 1881, dès qu’elle eut épousé Edouard André, dont elle avait fait le portrait en 1874, l’artiste déposa ses pinceaux pour se consacrer tout entière, avec son mari, à l’achèvement du Musée en formation.

C’était le moment où le Duc d’Aumale hâtait la reconstruction du château de Chantilly, commencée en 1875 sur les plans de l’architecte Daumet, pour y installer ses collections de tableaux, objets d’art, livres, manuscrits récemment arrivés d’Angleterre ou acquis en France même. Sur la prière de M. Louis Gonse, directeur de la Gazette des Beaux-Arts, le prince avait bien voulu m’autoriser à parler déjà des peintures et sculptures, dans cette publication. En attendant l’achèvement des galeries et des cabinets destinés à les recevoir, les tableaux étaient déposés, les uns suspendus aux murs, les autres, sur le parquet, à peine déballés, dans le pavillon du jeu de Paume. Et c’est là qu’avec sa grâce bienveillante et sa bonne humeur, l’homme d’action condamné au repos, amateur et bibliophile aussi actif, militant, libéral, patriote dans les travaux de l’esprit, qu’avait été l’officier sur les champs de bataille, voulait bien confier à une curiosité respectueuse les détails, souvent amusans, de ses conquêtes pacifiques dans les librairies, magasins d’antiquaires, ventes publiques et cabinets privés où il avait, durant ses exils, trouvé ses plus douces consolations.

C’est à ce moment aussi que s’ouvrait, à Milan, le Musée Poldi Pozzoli, dans la maison même du donateur, dont le testament ordonnait la conservation des objets d’art dans les chambres et aux places où lui-même les avait rangés. Les modèles précieux de mobiliers, orfèvreries, céramiques, s’y mêlaient aux peintures et sculptures pour y montrer la beauté et la grâce du génie milanais sous ses formes les plus élevées et les plus familières. Il n’est pas douteux que M. et Mme E. André n’aient été encouragés dans leurs projets par les exemples donnés à Chantilly et à Milan. Dans leurs premières campagnes à travers la Haute-Italie, moins exploitée alors par les voyageurs et les marchands que la Toscane et les Etats Romains, ils visitèrent certainement le Musée Poldi Pozzoli, et la vue de cet arrangement si personnel et si instructif ne put manquer de les émouvoir.

Ce qui est certain, c’est qu’à partir du mariage, dès que les deux époux peuvent voyager ensemble, en Italie, en Angleterre, en Allemagne, en Hollande, en Egypte, on sent bien que leurs recherches et leurs acquisitions se multiplient, avec un but déterminé, plus d’esprit de suite, et une passion mieux informée pour les œuvres supérieures dans tous les genres, notamment dans la tapisserie, la sculpture, la peinture. C’est qu’alors il faut s’occuper, non seulement de mettre en valeur le fonds déjà nombreux de curiosités, mais encore de donner aux salons de réception un décor approprié, et aux deux galeries monumentales, encore dégarnies, les pièces de musée qui en feront un complément du Louvre.

Pour mieux étreindre, il faut moins embrasser. Les tableaux modernes, pour lesquels tant d’autres amateurs prodiguent déjà, sur un marché changeant, des sommes toujours croissantes et souvent folles, depuis la concurrence formidable des Américains, sont décidément sacrifiés. Une estimation faite, en 1882, avant les ventes, attribuait à cette collection une valeur minimum de 300 000 francs. Les galeries seront donc réservées à la sculpture et à la peinture de la Renaissance italienne au XVe siècle. Au premier étage, ce seront, dans le grand hall, une exposition comparative d’œuvres de tous pays aux XVIe et XVIIe siècles, sur le palier voisin quelques sculptures antiques, dans le fumoir des peintures du XVIe. Dans toutes les autres salles et les chambres dominera le XVIIIe siècle français qui donnera le ton par ses tapisseries et portraits peints ou sculptés.

De 1881 à 1894, on le voit par les dates, chaque année, cette double prédilection pour la Renaissance italienne et pour l’Art français du XVIIIe siècle s’accentue et se précise. Ne sont-ce point là, en effet, pour des imaginations libres, sans préjugés scolaires, sans partis pris de mode ou d’intérêt, les deux floraisons de l’art les plus attrayantes, et qu’apparentent, par-dessus les périodes classiques, certaines qualités communes ? D’une part, quels décors mieux appropriés, quels meubles plus engageans, quelles peintures et sculptures plus aimables et vivantes, quelle multiplication d’ustensiles de table, d’objets de toilette et de curiosité plus variée, plus élégante, plus précieuse pourraient, mieux que ceux de la France au XVIIIe siècle, convenir aux réunions mondaines d’une société raffinée comme la nôtre, si soucieuse de bien-être confortable, et de distractions faciles et rapides ? D’autre part, pour des amateurs éclairés par les voyages, les comparaisons, les lectures, mieux ouverts à l’intelligence sympathique de toutes les formes de la beauté en tout pays et en tout temps, quelle halte plus instructive à faire qu’en cette floraison, à la fois si printanière et déjà si glorieuse, de la première Renaissance italienne ? Ici comme là, n’est-ce point même sensibilité d’imagination, même mobilité dans la fantaisie, même franchise dans la vision de la réalité élégante ou familière, même souplesse obéissante aux nécessités ou invitations de l’entourage ornemental, même application d’une technique attentive à l’expression de sa pensée, dans les objets les plus minimes de la toilette et de l’ameublement, aussi bien que dans les grands cartons pour fresques ou pour tapisseries monumentales, ou magnifiques ensembles de décor sculptural ? Et, des deux côtés, chez les artistes eux-mêmes, dans leurs vies, leurs habitudes, leurs études, leurs intelligences, que de conformités ! Malgré les dominations, plus apparentes que réelles, du pédantisme humaniste chez les Médicis, les Gonzagues, les Sforza, etc., et du formalisme académique à la cour de Versailles, n’est-ce pas la même indépendance d’esprit, la même bonhomie, simplicité, cordialité dans leurs rapports avec leurs protecteurs, confrères, parens, élèves ? Les uns et les autres sont de vrais poètes, les premiers encore fidèles à l’idéalisme mystique et héroïque du Moyen âge, les derniers plus aisément satisfaits par le naturalisme des représentations familières ou le sensualisme des rêveries voluptueuses, tous passant volontiers du sacré au profane, de l’Evangile à la mythologie, avec une ardeur, et un dilettantisme d’imagination, qui témoignent chez eux d’une virtuosité sensible à toutes les expressions du beau.

Durant cette période, de 1881 à 1891, pour nos Mécènes, toutes les années ne sont pas aussi fructueuses. Presque toutes se marquent pourtant par quelque série d’acquisitions d’ensemble ou de morceaux qui témoignent d’un esprit de suite réfléchi. Les petites curiosités de vitrines s’accumulent rapidement au hasard de l’offre et de la trouvaille autant que les grandes pièces nécessaires à l’organisation décorative des divers étages : lambris, portes, plafonds, tapisseries, sculptures, peintures, meubles, etc.

Vers 1888-1889, il y a déjà, dans la maison, assez de beaux morceaux pour que la visite des appartemens soit désirée par les amateurs français ou étrangers. Quelques hôtes, amis ou spécialistes, sont quelquefois même admis à jeter un coup d’œil dans les grandes galeries, non installées encore, mais où se trouvent déjà des œuvres remarquables. C’est à la suite d’une de ces visites, le 5 décembre 1889, qu’Eugène Müntz, surpris et ravi, écrit à Mme André : « La renommée m’avait bien appris l’existence d’une série d’ouvrages de premier ordre dans l’hôtel du boulevard Haussmann, mais, si j’avais pu deviner que vous étiez parvenue en si peu d’années à former un musée d’une telle richesse, je n’aurais pas eu la témérité d’écrire une histoire de l’art pendant la Renaissance sans vous avoir demandé au préalable la permission de jeter un coup d’œil sur ces trésors. »

A cette époque, les Musées Nationaux n’ayant pas même, pour leurs acquisitions, un budget total de 200 000 francs, vivotaient dans une pénurie misérable qui les rendait la risée des Musées étrangers et des marchands d’œuvres d’art. La caisse des Musées ne devait être fondée par l’Etat qu’en 1896, la Société des Amis du Louvre, organisée qu’en 1897. La plupart du temps, sauf intervention spontanée de quelque donateur généreux, les conservateurs ne pouvaient qu’assister tristement aux enchères des grandes ventes. Aussi étaient-ils heureux de s’associer aux entreprises des amateurs mieux pourvus qui, comme le Duc d’Aumale et M. et Mme André, se faisaient un devoir, pour ne leur point faire concurrence, de les informer de leurs projets. Courajod, le savant connaisseur, fréquemment consulté, applaudissait à des victoires qu’il était désolé de n’avoir pu disputer. A propos des Anges-Porte-Flambeau par Donatello, acquis à la vente Piot, où ils étaient présentés sous le nom de Luca della Robbia, Courajod s’écrie, encore tout chaud de la lutte : « Oui, oui, c’est bien vrai, les enfans de Luca della Robbia sont à nous ! Grâce à vous et à M. André, ces objets sont conservés à la France, à la portée de notre admiration... Ils n’ont pas été poussés par Tschudy, qui était là. Bode était absent. » — E. Müntz leur avait écrit, la veille même de la vente : « Il vous appartient de suppléer à l’insuffisance des crédits de notre grand Musée, et de conquérir pour notre pays les deux bronzes de Donatello [1]... »

Le 8 mai 1890, lors de la vente Seillière, où parut le bas-relief du Jeune Héros, le plus beau morceau peut-être du Musée, par Desiderio da Settignano, le pauvre Courajod applaudissait encore : « Le Parlement a refusé hier notre demande pour aller à la vente Piot... Bravo, bravo mille fois, pour l’acquisition du bas-relief à la vente Seillière... » Mais, à bon entendeur, salut. A la vente Piot, quelques jours après, le Musée du boulevard Haussmann s’enrichissait d’une délicieuse Vierge et l’enfant par Luca della Robbia, qui alla y rejoindre six ou sept œuvres d’Andréa ou de leurs ateliers et quantité de beaux marbres, stucs, bronzes du XVe siècle, recueillis les années précédentes soit à Florence, soit en Vénétie et Lombardie. Il est clair qu’à ce moment, les deux voyageurs transalpins sont hantés par l’idée de créer à Paris un Musée complémentaire du Bargello, d’y reconstituer une salle de sculptures entières ou fragmentaires, décoratives, narratives, iconographiques, comme on en trouvait aux XIVe, XVe, XVIe siècles, chez les antiquaires, princes ou riches bourgeois de Toscane et de la Haute-Italie.

Le dernier, le plus glorieux triomphe des deux époux dans l’une de leurs expéditions d’outre-monts, une année avant la mort d’Edouard André, fut la conquête inattendue de la grande fresque de J. B. Tiepolo, La réception d’Henri III roi de France par Federigo Contarini dans sa villa de Mira, près de Padoue. On sait comment les deux voyageurs visitant les palais et villas rangés sur les bords de la Brenta, par curiosité, sans espoir d’achats, le 10 mars 1893, furent surpris de se trouver en face d’une œuvre, non seulement admirable en elle-même, mais si intéressante pour la France. Sans perdre de temps, ils se mirent en rapport avec le propriétaire, plus accommodant qu’ils n’espéraient, et, sur-le-champ, conclurent le marché. Malheureusement, l’enlevage de cette peinture murale, son emballage, son transport en France, sans parler des négociations internationales, demandèrent trop de temps pour que le pauvre André pût la voir en place. C’est l’œuvre la plus considérable qui représente en France, et même on peut dire dans les deux mondes, en dehors de la Haute-Italie et de l’Allemagne à Wurzbourg, le génie décoratif du dernier des grands maîtres vénitiens.

Pour la plupart de leurs derniers voyages en Italie, M. et Mme André avaient reçu les conseils de Charles Yriarte, qui, par des lettres fréquentes, les suivait dans leurs pérégrinations et leur indiquait les bons endroits. La correspondance qu’il entretint avec eux, lors de la mort de sir Richard Wallace, nous révèle la désillusion qu’ils éprouvèrent en voyant, par le testament, échapper à la France une admirable collection dont on avait pu espérer, au moins, l’héritage partiel. Ce furent aussi Yriarte, Courajod et Müntz, qui, après le décès d’Edouard André (16 juillet 1894), encouragèrent le plus fréquemment et chaleureusement sa veuve à poursuivre l’œuvre commencée. Ce sont, du moins, les conseillers dont les noms se retrouvent, jusqu’à leurs morts, le plus souvent dans les archives.


IV

Dans les premières années du deuil, naturellement, il n’entra rien ou presque rien dans l’hôtel silencieux ; mais à partir de 1897, et durant les années suivantes 1898, 1899, 1900, 1901, c’est avec une activité nouvelle que Mme André fait, souvent en bloc, dans ses voyages à l’étranger, ou dans les ventes parisiennes, les acquisitions les plus importantes pour combler les lacunes qui l’inquiètent soit dans le décor du XVIIIe siècle des cabinets et salons d’habitation et réception, soit dans la série des sculptures et des peintures de la Renaissance italienne, auxquelles elle réserve toutes les galeries supérieures.

En 1901, elle estimait son Musée déjà assez riche pour demander à quelques conservateurs des Musées Nationaux ou membres de l’Institut la préparation d’un catalogue en rapport avec sa valeur esthétique et historique. A la suite d’un certain nombre de réunions préparatoires, ce projet, pour lequel avaient été déjà préparées de coûteuses illustrations, fut abandonné ou ajourné sans qu’on en connût les motifs. Peut-être Mme André croyait-elle, sur certains points, l’œuvre encore incomplète. En effet, dans les années suivantes jusqu’à sa mort, c’est avec plus d’ardeur que jamais, avec une sorte de précipitation, qu’elle recherche toute occasion d’enrichissement.

En même temps, c’est elle qui se consacre, tout entière, à la grande œuvre, la plus nécessaire pour de tels ensembles, celle de la mise en place. Elle est de plus en plus guidée par le souvenir de tous ces collectionneurs passionnés d’Italie et de France, les Médicis et leurs amis ou rivaux, Mazarin, Jabach, la comtesse de Verrue, Crozat, etc., qui associaient dans leurs galeries, avec un goût si parfait, les produits les plus divers de tous les arts, nobles ou familiers, etc. Elle pense, comme Victor Hugo, qu’on peut allier, pour la plus grande joie de l’imagination, les objets d’apparence les plus disparates, pourvu qu’ils réveillent en nous l’intelligence de la vie et le sentiment de la beauté :


Faisons-nous un milieu que le songe remplit.
Vénus est toute nue au-dessus de mon lit,
Qu’un damas écarlate à glands dorés plafonne.
Les singes, sur mon mur, bande agile et bouffonne,
Font cent danses, avec des rires furieux
Qui ravissent Molière et choquent Andrieux.
Faïences, bas-reliefs, grès, verres de Bohême,
Émaux sur mon bahut, dressent tout un poème.
Tout un monde se meut sur mon meuble à tiroirs.
Et les paons couverts d’yeux passent dans les miroirs.


Comme dans la chambre du poète, il y a de tout cela et plus encore dans toutes les pièces de l’hôtel, et c’est à faire de tout cela des « milieux de songe » que s’emploie, avec une exquise délicatesse, l’artiste expérimentée dont la curiosité infatigable et le dilettantisme avisé ont déjà recueilli, de côté et d’autre, tous les débris dispersés des époques disparues.

En bas, nous l’avons dit, nous restons en France, au XVIIIe siècle, au temps des réunions aimables, des interminables causeries littéraires ou galantes, en des salons et cabinets tendus de tapisseries, bondés de meubles et vitrines chargés de chinoiseries, orfèvreries, miniatures, tabatières, bimbelots de toute espèce. Dès le vestibule et la Salle I, on s’en aperçoit bien, mais la Salle II (salon Rotonde) est peut-être l’exemple le plus complet de cet accord parfait réalisé par la réunion d’objets divers, tous de la même époque, par le triage et le mariage ingénieux de leurs couleurs et de leurs formes. On s’y peut croire dans la première moitié du XVIIIe siècle, à Paris, au temps de la Régence et de la jeunesse de Louis XV. Nous n’en pouvons douter, nous trouvant, 46, rue du Bac, dans le salon du grand financier, Jacques-Samuel Bernard, dont voici les quatre belles portes de bois sculpté. La grande glace, il est vrai, sur la cheminée de marbre bleu turquoise, et sa plaque, avec les acteurs de la comédie Italienne, les quatre dessus de portes avec les fêtes galantes, sont rapportées d’ailleurs, mais, comme tout le mobilier, sont du même temps, dans le même style. Tout y contribue donc à nous mettre dans l’état d’esprit aimable et léger qui fut celui de la réaction contre l’austérité et la tristesse des dernières années du grand Roi, vieilli dans la dévotion, sous l’accablement des misères publiques et des douleurs familiales.

Deux peintures seulement, deux portraits isolés sur des chevalets, nous y présentent deux belles figures. On dirait le maître et la maîtresse de logis, accueillant les amateurs invités à examiner les bustes sur leurs socles, les vases de Chine sur la cheminée et sur la table, les miniatures sous les vitrines. Le Seigneur est un homme jeune dont le nom reste à trouver, mais de grand air, noble et intelligent. La gravité de son costume sombre comme celle de la peinture forte et correcte, semble celle d’une génération grandie et mûrie sous Louis XIV. La Dame, au contraire, est cette jolie, gracieuse, pétulante et toute jeunette encore Mlle de Cérisy, déjà Marquise d’Antin, plus tard comtesse de Forcalquier. Habillée de blanc, jouant parmi les fleurs avec son petit chien et sa perruche, c’est une apparition vraiment printanière. Nattier, cette fois, n’a pas eu besoin de farder, enjoliver, diviniser son modèle, pour en faire une rivale des Grâces et des Muses.

Les bustes des hauts personnages qui font cercle autour d’eux sont, il est vrai, plus solennels. Néanmoins, sous leurs perruques plus ou moins lourdes, on les sent bien, comme tous leurs spirituels contemporains, assez prompts à sourire. C’est le vieil architecte Jacques Gabriel, mort depuis longtemps, mais ressuscité pour la postérité par son ami Coysevox. Ce sont le Marquis de Marigny et le premier Chancelier Maupeou, par Lemoyne, Nicolas Wleughels, par Stodtz, Caumartin, par Houdon, le plus ancien de 1710, le plus récent de 1771.

Par une attention d’artiste bien informée, les grands et petits vases de Chine, les boites, flacons, coupes de même provenance, acquis à des époques bien diverses, suivant les hasards cherchés de la rencontre, ont été choisis avec soin parmi les ouvrages de même époque dans l’Empire Céleste, sous les Khang-Hi et les Kien-Loung. Dans les vitrines, les miniatures, avec leurs dimensions réduites, peuvent, sans nuire à l’ensemble, en prendre plus à leur aise. Leurs auteurs, dont le plus ancien est Petitot, appartiennent pourtant soit par leur vieillesse, soit par leur jeunesse, au XVIIIe siècle, et c’est une galerie historique, charmante et instructive, qui se déroule là, dans les œuvres de Perrin, Vestier, Drouet, Saint, Quaglia, Dumont, Bernard, Sicardi, Augustin, Fragonard, Mme Fragonard, Hall, Duplessis, Roslin ; c’est toute l’histoire de la miniature-portrait en France. Quant au mobilier, ce sont aussi les ébénistes et les tapissiers les plus célèbres du XVIIIe siècle qui en ont fourni les pièces principales ; guéridons, écrans, lits de repos, canapés, fauteuils, tabourets, toutes les « commodités de la conversation » si ingénieusement variées dans leurs formes et leurs décors engageans, pour le caquetage et la rêverie, par la libre fantaisie d’incomparables ouvriers. Et, c’est avec un soin pareil que dans les petits salons, boudoirs, cabinets d’étude à la suite, l’imagination est maintenue dans la même atmosphère d’élégance mondaine et française.

Dans le grand salon central, au contraire, comme dans une tribune d’honneur, quelques belles œuvres en peinture des grands Flamands, Hollandais, Espagnols, Français, planent au-dessus d’une superbe vitrine et de grands coffres et tables peuplés de céramiques, émaux, verreries de Limoges et Venise, orfèvreries d’Orient, petits bronzes, statuettes, plaquettes, médailles de Florence et Padoue, pour y attester l’étroite parenté de tous les arts en tous pays, dans tous les temps, lorsqu’ils trouvent l’expression de la beauté dans la même sensibilité devant les phénomènes infinis de la nature et de la vie.

A la suite du Hall, avant d’entrer dans le cabinet des peintures italiennes du XVIe siècle et de monter vers la fresque de Tiepolo et les vastes galeries de la Renaissance, c’est avec le même goût qu’est ménagée une station devant quelques beaux débris de statuaire grecque et romaine. N’est-ce pas, en effet, la préparation nécessaire à l’intelligence de cette multiplicité de marbres, bronzes, terres cuites, retables et coffres peints, tous imprégnés des réminiscences de l’art antique qui vont nous retenir bien plus longtemps là-haut, comme dans le studio d’un cardinal, prince ou banquier, humaniste passionné de la Renaissance au XVIe siècle ?

En réalité, on le voit donc, le dilettantisme ardent et libre, réfléchi et méthodique, de M. et Mme Edouard André n’a point été pour eux, comme il l’est trop souvent pour d’autres, une distraction d’opulence oisive, une concession de snobs aux exigences de la mode, encore moins une entreprise hypocrite de spéculation commerciale. Ce fut d’abord chez eux la satisfaction désintéressée d’une passion sincère, et aussi, depuis longtemps, le désir de contribuer, dans l’intérêt de tous, à l’accomplissement partiel de l’idéal de Renaissance et d’Alliance des Arts, formulé en 1851 par le comte Léon de Laborde. Le Musée Jacquemart-André, comme le Musée Condé, complète à la fois le Musée du Louvre et le Musée des Arts Décoratifs. C’est pourquoi notre reconnaissance doit, en s’adressant à ses fondateurs, remonter aussi jusqu’à tous les ouvriers de la première heure dans le siècle dernier, artistes, industriels, amateurs, écrivains, aujourd’hui presque tous disparus et trop facilement oubliés. Ne sont-ce pas leurs efforts, ne sont-ce pas leurs idées qui ont déterminé chez nous cet extraordinaire enthousiasme pour les œuvres de l’art et de la beauté auquel on ne résiste plus ? N’est-ce pas cet enthousiasme qui, dans les agitations tumultueuses de la vie moderne et dans les anarchies et les troubles croissans de la morale et de la conscience, reste encore souvent le plus sûr et plus doux remède à nos désolations publiques ou intimes, le dernier des beaux rêves qui nous soit encore laissé par l’implacable brutalité du matérialisme, du positivisme, de l’égoïsme soi-disant scientifiques ?


GEORGES LAFENESTRE.

  1. Nous devons la communication de ces correspondances à l’obligeance de M. E. Bertaux, conservateur du Musée, de MM. Diaquin, ancien secrétaire de Mme André, et Pierre Clamorgan, conservateurs adjoints, dont les recherches et la science actives ont permis à l’Institut de publier un catalogue-itinéraire du Musée, le jour même de son inauguration.