Le Mystère de l’Inde/01

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I
LE MONDE VÉDIQUE ET BRAHMANIQUE



L’Inde est par excellence la terre des mystères et des traditions occultes, parce qu’elle est la plus vieille du monde et la plus lourde d’histoire. Nulle part plus d’humanité ne s’est entassée sur plus de nature. Là les montagnes énormes ont surgi derrière les montagnes, les espèces ont grouillé sur les espèces et les races humaines ont roulé les unes sur les autres comme le limon des fleuves. Le Djampoudvipa, la terre hérissée de monts (c’est ainsi que Valmiki, l’Homère de l’Inde, appelle sa patrie) a vu évoluer les êtres vivans depuis les sauriens et les serpens monstres de la Lémurie jusqu’aux plus beaux exemplaires de la race aryenne, les héros du Ramayana, au teint clair et aux yeux de lotus. L’Inde a vu toute l’échelle des types humains, depuis les descendans des premières races, retombés dans un état voisin de l’animalité jusqu’aux sages solitaires de l’Himalaya et au parfait Bouddha, Çakia-Mouni. Et de tout ce qui a pullulé pendant d’innombrables années, au soleil des tropiques sur ce sol fécond, elle a conservé quelque chose. Monumens grandioses, animaux rares, types d’humanités disparues, souvenirs d’époques immémoriales qui flottent encore dans l’air chargé de parfums et dans les vieilles prières. Des temps antédiluviens, elle garde le majestueux et sage éléphant, le boa dévorateur et des armées de singes folâtres. Des temps védiques, il lui reste le culte des élémens et des ancêtres. Malgré l’invasion musulmane et la conquête anglaise, la civilisation brahmanique y règne toujours en maîtresse, avec ses milliers de divinités, ses vaches sacrées et ses fakirs, ses temples creusés au cœur des montagnes et ses pagodes monstrueuses dressées au-dessus des forêts et des plaines, pyramides de dieux superposés. On rencontre là les plus violens contrastes sans que personne s’en offusque. Le plus grossier fétichisme y vit en paix avec la philosophie la plus raffinée. À côté du mysticisme et du pessimisme transcendans, les religions primitives y célèbrent encore leurs cultes émouvans.

Les voyageurs qui ont assisté à la fête printanière de Siva, à Bénarès, l’ont constaté. Ils ont vu, non sans étonnement, tout un peuple, brahmanes et maharajas, princes et mendians, sages et fakirs, jeunes hommes demi-nus et femmes d’une beauté merveilleuse, enfans graves et vieillards chancelans sortir comme une marée humaine des palais et des temples qui bordent la rive gauche du Gange sur un parcours de deux lieues. Ils ont vu cette foule, ruisselante de soies somptueuses et de haillons sordides, descendre les escaliers gigantesques, pour laver ses péchés dans les eaux purifiantes du fleuve sacré et saluer de ses cris enthousiastes accompagnés d’une avalanche de fleurs l’Aurore indienne, l’Aurore au front de rose et au cœur d’ambre, — qui précède le soleil fulgurant[1]. Ceux-là ont pu se donner la sensation submergeante du culte védique encore vivant au cœur de l’Inde et des grandes émotions religieuses aux premiers jours de l’humanité aryenne. D’autres voyageurs, poussés par une sorte de piété ancestrale et par la soif des origines, ont pénétré jusqu’aux sources du Gange. Ceux-ci ont goûté une sensation plus rare encore et plus aiguë. Car ils ont entendu les chants sacrés retentir dans la bouche des pèlerins, au point du jour, au bruit des eaux qui fluent des neiges éternelles et aux premières lueurs de l’aube dans le pur éther des cimes himalayennes[2].

D’où vient donc à cette terre et à ce peuple son caractère unique et merveilleux ? D’où vient qu’ici le passé lointain et vénérable domine encore le présent, tandis que, dans nos villes d’Occident, le présent renie le passé en sa fièvre d’invention et semble vouloir le broyer sous la rage aveugle de ses machines ?

La réponse à cette question est dans la mission providentielle de l’Inde. Cette mission fut de conserver à travers les âges et de répandre parmi les autres nations les plus vieilles traditions humaines et la science divine qui en est l’âme. Tout y contribua, la configuration géologique, les vertus éclatantes de la race initiatrice, la largeur et la hauteur de son inspiration première, et aussi la diversité des races qui a fait de cette terre une troublante et prodigieuse fourmilière humaine.

La mer et la montagne, qui moulent le visage de la planète, se sont conjurées pour faire de l’Inde la terre de la contemplation et du rêve, en l’encerclant de leurs masses liquides et rocheuses. Au Sud, l’océan Indien enveloppe ses côtes presque partout inaccessibles. Au Nord, se dresse, barrière infranchissable, la plus haute chaîne du globe « l’Himavat, toit du monde et trône des Dieux, » qui la sépare du reste de l’Asie et semble vouloir la relier au ciel. Aussi l’Himalaya donne-t-il à l’Inde son caractère unique parmi les pays tropicaux. Toutes les saisons, toutes les flores, toutes les faunes s’étagent sur ses flancs, du palmier géant au sapin alpestre, du tigre rayé du Bengale à la chèvre laineuse du Cachemyre. De ses dômes de glace, il verse trois grands fleuves aux plaines brûlantes, l’Indus, le Gange et le Bramapoutra. Enfin, c’est par les brèches du Pamyr qu’est descendue la race élue des conquérans qui lui amenèrent ses Dieux. Fleuve humain, non moins fécond, qui, en se mêlant aux races indigènes, devait créer la civilisation indienne. Il semble que le poète Valmiki ait résumé le miracle aryen au début de son Ramayana quand il peint la Ganga tombant du haut du ciel sur l’Himalaya, à l’appel des plus puissans ascètes. D’abord, les Immortels se montrent dans toute leur splendeur et le ciel s’illumine à leur venue d’une clarté flamboyante. Puis le fleuve descend et l’atmosphère est toute pleine d’écumes blanches comme un lac argenté par une multitude de cygnes. Après avoir bondi de cascade en cascade, de vallée en vallée, la Ganga atteint la plaine. Les Dieux la précèdent sur leurs chars étincelans ; les dauphins et les nymphes célestes, les Apsaras, dansent sur ses flots. Hommes et bêtes suivent sa course majestueuse. Enfin elle gagne la mer, mais l’Océan lui-même ne peut l’arrêter. La rivière sainte plonge jusqu’au fond des enfers, et les âmes se purifient dans ses flots pour remonter aux Immortels[3]. Image superbe de la sagesse primordiale, qui tombe des hauteurs du ciel et descend jusqu’aux entrailles de la terre pour lui arracher son secret.

I. — LES RICHIS DES TEMPS VÉDIQUES ET LA SAGESSE PRIMORDIALE

Après que le Manou, conquérant de l’Inde, appelé Rama[4] par la tradition indoue et que plus tard les Grecs identifièrent avec leur Dionysos, eut frayé la voie à ses successeurs, un fort torrent de race aryenne descendit des hauts plateaux de l’Iran par la vallée de l’Indus dans les plaines de l’Indoustan. Alors les populations noires et jaunes de l’Inde primitive se trouvèrent en présence de vainqueurs à la peau blanche, aux cheveux dorés, au front brillant, qui leur semblèrent des demi-dieux. Sur son char traîné par des chevaux blancs, le chef aryen apparaissait couvert d’armes luisantes, la lance au poing ou l’arc à la main, pareil au dieu Indra des hymnes védiques qui chasse devant lui les nuées du ciel avec les éclairs et la foudre. Il triomphait facilement avec ses compagnons des hordes noires qu’il combattait. Il les repoussait devant lui en les soumettant sans violence, sans cruauté, quelquefois par sa seule présence. Il en faisait des artisans, forgerons d’acier, tisseurs de laine et de lin, ou gardiens des grands troupeaux de bétail dont vivait sa peuplade. L’indigène, superstitieux et craintif, qui adorait des fétiches, des serpens ou des dragons, qui ne voyait dans le soleil et les astres que des démons hostiles, entendait avec étonnement le chef aryen lui dire qu’il descendait de ce soleil et que le dieu Indra, qui tonnait dans le ciel, était son protecteur, maniant l’éclair comme lui les armes. Souvent aussi, au milieu des grands pâturages ceints de palissades, dans la maison de bois habitée par le patriarche, le serviteur au teint foncé voyait, avec la même surprise, l’épouse resplendissante de blancheur aviver le feu du foyer avec des gestes graves en prononçant des formules magiques et appeler cette flamme : le dieu Agni. Il se disait alors que cette race était en possession d’une magie nouvelle et que le feu qu’elle portait avec elle lui venait des dieux redoutables, des dieux d’en haut.

Si toutefois l’on eût demandé au patriarche, au chef aryen ou au roi conducteur de peuplade d’où lui venaient son pouvoir, sa richesse, ses gras troupeaux, la noble épouse, les fils vaillans, les filles florissantes, il eût répondu : Du sacrifice du feu, que nous célébrons sur la colline avec le brahmane.

Or, que signifiait ce sacrifice du feu ? et qu’était-ce que ce brahmane ? Une famille ou une tribu entière est réunie avant le jour sur la colline où se dresse l’autel de gazon. On chante l’Aurore, « la généreuse Aurore, la fille du ciel, qui réveille tous les êtres. » Elle se lève, le feu s’allume sur l’autel dans l’herbe sèche par le bois frotté, et le soleil bondit de cime en cime. Un chanteur s’écrie : « Admire la grandeur et le miracle de ce Dieu : hier il était mort, aujourd’hui il est vivant. » Ainsi Agni était dans le ciel et sur la terre, dans le soleil et dans la foudre ; l’homme ressuscite le Dieu mort en allumant le feu de l’autel. Tous les dieux s’y mêlent, et les ancêtres, vêtus d’un corps glorieux, viennent eux aussi s’asseoir sur le gazon et veiller sur la famille. Ainsi l’Aryen primitif entre dans le sacrifice universel, et ce sacrifice est joyeux. La figure et le mouvement des dieux, c’est-à-dire les forces cosmiques invisibles, se dessinent sous la transparence de l’univers. Le Jour et la Nuit sont comparés à « deux tisseuses qui dansent en rond autour du pilier du monde. » Le Ciel et la Terre sont appelés « les deux valves du monde. » Et l’Aryen croit que par une de ces valves les dieux descendent sur la terre et que par l’autre les hommes remontent vers les dieux. Il le croit parce qu’il le sent et le vit dans sa communion intime avec les élémens. Il le croit plus encore parce que l’évocateur du feu, le maître de la science sacrée, le brahmane l’affirme.

Celui-là est vraiment l’inspirateur des patriarches, des chefs et des rois, l’ordonnateur de ce jeune monde. « C’est lui qui accomplit tous les rites. Il consacre le jeune homme à la tribu. Il interprète les songes et les signes, aide à l’expiation des fautes et de l’impureté. Il connaît les rites secrets par lesquels on devient l’ami et le compagnon du soleil, par lesquels on se pénètre de sa force et ceux par lesquels on acquiert le pouvoir sur les nuées et la pluie. Il connaît toutes les magies de la vie quotidienne, les charmes de l’amour, de la guerre, des champs et des troupeaux. Il écarte et guérit les maladies. Il est le médecin et le jurisconsulte de cet âge, et tous ces pouvoirs lui viennent de sa science spirituelle. On l’invite, on lui fait des présens pour obtenir sa parole bienfaitrice et ses bénédictions et éviter ses malédictions. Il est avant tout le sacrificateur et le connaisseur des innombrables rites secrets qui rendent fécond le sacrifice[5]. » Lorsque les Bharata ont vaincu en Inde, le prêtre du roi vainqueur leur dit : « Je chante les louanges d’Indra, du monde terrestre et divin, moi Viçvamitra. Ma parole magique protège les Bharata (hymne védique). » Un prêtre royal de cette espèce est « la moitié du moi » d’un prince. À sa nomination, le prince prononce une parole analogue à celle de l’époux qui saisit la main de l’épouse : « Ce que tu es, je le suis ; ce que je suis, tu l’es ; toi le ciel, moi la terre ; moi la mélodie du chant, toi la parole. Ainsi accomplissons le voyage ensemble. »

Mais si l’on eût demandé à ce brahmane : « — D’où te vient ta science ? » il eût répondu : « — Des richis. »

Qu’était-ce donc que ces richis ? Les fondateurs préhistoriques de la caste et de la science des brahmanes. Dès l’aube des temps védiques, ceux-ci formaient une caste séparée des profanes. Les brahmanes se divisaient alors en sept tribus et se disaient les possesseurs uniques du Brahmân, c’est-à-dire de la sainte magie qui permet le commerce avec les êtres divins du monde spirituel. Eux seuls avaient le droit de prendre part au breuvage enivrant, au sôma, à la boisson des Dieux, dont la liqueur du sacrifice rituel n’était que le symbole. Ils faisaient remonter leur origine à des êtres lointains et mystérieux, aux sept richis « qui, au commencement des choses, sous la direction divine, avaient conduit les hommes au delà du fleuve du monde Rasa[6]. » Ceci prouve clairement que les richis des temps védiques avaient conservé par tradition le souvenir des émigrations qui vinrent de l’Atlantide en Europe et en Asie. Or ces richis avaient laissé des successeurs, qui vivaient dans les forêts, près des lacs sacrés, dans les solitudes de l’Himalaya ou au bord des grands fleuves. Pour seule demeure, un abri de bois recouvert de feuillages. D’habitude, quelques disciples les entouraient dans l’ermitage rustique. Parfois ils habitaient seuls leur cabane, près d’un feu couvant sous la cendre, ou avec une gazelle, compagne silencieuse et docile de leurs méditations profondes. Les richis formaient, à vrai dire, l’ordre supérieur des brahmanes. D’eux venaient la doctrine, la pensée inspiratrice, les règles et les lois de la vie, la sagesse secrète. Quelques-uns d’entre eux, comme Viçvamitra et Vasichta, sont nommés dans les Védas comme auteurs des hymnes. En quoi consistait donc cette sagesse immémoriale, qui remonte à des temps où l’usage de l’écriture était encore inconnu ? Elle est si loin de nous que nous avons peine à nous la figurer. Car elle repose sur un autre mode de perception et sur un autre mode de pensée que ceux de l’homme actuel, qui ne perçoit que par les sens et ne pense que par l’analyse. Appelons la sagesse des richis : voyance spirituelle, illumination intérieure, contemplation intuitive et synthétique de l’homme et de l’univers. Ce qui peut nous aider à comprendre ces facultés aujourd’hui atrophiées, c’est l’état d’âme qui les développa. Comme toutes les grandes choses, la voyance des premiers sages de l’Inde naquit d’une nostalgie profonde et d’un effort surhumain.

À une époque beaucoup plus ancienne encore, au temps de l’Atlantide, l’homme primitif avait joui d’une sorte de communion instinctive avec les forces cachées de la nature et les puissances cosmiques. Il les percevait directement, sans effort, dans la vie des élémens, comme à travers un voile translucide. Il ne les formulait pas, il s’en distinguait à peine. Il vivait avec elles, en elles ; il en faisait partie. Ce que nous appelons l’invisible était visible pour lui extérieurement. Pour sa vision comme pour sa conscience, le matériel et le spirituel se confondaient en une masse mouvante et inextricable de phénomènes, mais il avait le sentiment d’une communion immédiate avec la source des choses. Les Aryens, tout en développant un ordre de facultés nouvelles (réflexion, raison, analyse), avaient conservé un reste de cette voyance spontanée et on en trouve mainte trace dans les hymnes védiques. Mais cette faculté naturelle diminua à mesure qu’ils quittèrent la vie pastorale pour se jeter dans la vie guerrière, nécessitée par la conquête de l’Inde et leurs luttes intestines. Elle diminua aussi chez les conducteurs de ces peuples. Pourtant ils avaient conservé le souvenir éblouissant d’un autre âge, de l’exaltante communion de leurs aïeux lointains avec les pouvoirs cosmiques, avec ceux qu’ils appelaient les Dévas, les Esprits du Feu et de la Lumière, les Animateurs de la Terre et du Ciel. Parfois la conscience d’avoir vécu eux-mêmes en ces temps reculés les traversait comme un fulgurant ressouvenir. Pour le traduire, ils disaient que ces bienheureux ancêtres buvaient la liqueur divine, le breuvage enivrant du sôma dans la coupe des Dieux.

Alors, sentant la barrière croissante qui s’élevait entre eux et le monde divin, voyant le voile s’épaissir de plus en plus, les sages indous furent saisis par la nostalgie de leurs dieux perdus. Ces dieux, qu’ils ne pouvaient plus saisir dans le vol des nuages, dans le rayon solaire, dans l’insondable splendeur du firmament, ils voulurent les retrouver en eux-mêmes, dans les arcanes du monde intérieur, par la puissance de la méditation. — Suprême effort, prodigieuse aventure. Elle fut tentée dans le recueillement et le silence, dans la paix profonde des solitudes himalayennes.

— Et les richis retrouvèrent leurs Dieux perdus. — Ils les retrouvèrent parce que l’homme et l’univers sont tissés d’une trame commune et que l’âme humaine en se repliant sur elle-même se sent pénétrée peu à peu par l’onde de l’Âme universelle. Immobiles et les yeux fermés, les richis s’enfoncèrent dans l’abîme du silence qui les enveloppait comme un océan ; mais, à mesure qu’ils y plongeaient, une lumière douce et fluide jaillissait d’eux-mêmes comme une source blanche et emplissait lentement l’immensité bleuâtre. Cette lumière plastique semblait animée par un souffle intelligent. Des formes de toute sorte s’y mouvaient. Au milieu d’elles apparaissaient, en couleurs éclatantes, les archétypes de tous les êtres et les états primitifs de la terre, dont l’image flotte dans la lumière astrale en clichés vivaces. Ils virent le soleil sortir de la nuit saturnienne et l’appelèrent « l’œuf d’or, l’œuf du monde. » — Ainsi, par degrés et par lentes étapes, les richis s’immergèrent dans l’Au-delà, à la source des choses, dans la sphère de l’Éternel. Ils appelèrent Sarasvati cette lumière hyperphysique et divine qui les avait pénétrés d’une félicité inconnue. Ils nommèrent Brahmân. le pouvoir créateur qui moule sa pensée en formes innombrables dans cette Âme du Monde. Brahmân, qui signifie Respir, Aspir et Prière, était donc pour les richis le Dieu intérieur, le Dieu de l’âme humaine et de l’Âme universelle, d’où jaillissent tous les Dieux et tous les mondes et dont la manifestation constitue le sacrifice universel.

On trouve un écho, très affaibli, il est vrai, de cet état d’esprit dans un hymne dont l’auteur inconnu, instruit par les richis, essaye de se représenter l’origine du monde :

Il n’y avait alors ni mort ni immortalité ; —
Ni jour, ni nuit, ni mouvement, ni souffle.
L’Un seul respirait de sa propre force

Et en dehors de Lui il n’y avait rien.
Les ténèbres enveloppaient les ténèbres,
Le Tout était un Océan sans lumière,
L’Un vide dans un désert immense.
Il naquit par la force d’une chaleur interne.

Il en sortit d’abord l’Amour,
Première semence de l’Esprit.
La parenté de l’Être et du non-Être,
Les sages l’ont trouvé dans leur cœur.

Il ressort de tout ceci que les premiers richis de l’Inde puisèrent à la source première de toute sagesse, qu’ils contemplèrent ces arcanes dans les grandes lignes sans en distinguer maints détails, et que leurs disciples, les chantres védiques, ne purent exprimer ces vérités primordiales qu’en des formes transposées et souvent confuses. Mais ces premiers sages n’en furent pas moins les pères de toutes les mythologies et philosophies postérieures. Leur sagesse intuitive est à la science raisonnée, qui lui succéda, ce que la lumière blanche est aux sept couleurs du prisme. Elle les renferme toutes en son foyer incandescent. L’œuvre du prisme n’en est pas moins une création nouvelle et tout aussi merveilleuse. Car, comme l’a dit un des plus grands sages des temps modernes, Gœthe, qui fut à la fois un grand poète et un grand naturaliste : « Les couleurs sont les actions et les souffrances de la lumière. » On pourrait dire en ce sens : la voyance primitive fut la mère de la sagesse, et la sagesse est la mère des sciences et des arts, comme la voyance retrouvée sera peut-être un jour leur synthèse.

C’est donc par un immense effort de volonté que les richis s’ouvrirent les portes de l’Esprit. Ils appelèrent yoga, ou science de l’union, la discipline ascétique et les exercices de méditation par lesquels ils parvenaient à ce genre de voyance. L’influx spirituel qui s’ensuivit domine les destinées de l’Inde. Car, que l’on conçoive l’idéal comme une force purement subjective ou comme une réalité transcendante, son action dans l’histoire est toujours proportionnée à l’élan d’une élite vers lui. Une seule chose prouve Dieu ou les Dieux, c’est la réponse des forces cosmiques à l’appel de la volonté humaine. Le concept sur la nature et l’essence de ces forces peut varier à l’infini, mais le reflux du divin dans l’âme qui l’évoque est le signe de sa présence. Entrons donc un peu plus avant encore dans l’idée que les brahmanes se faisaient de leurs maîtres, les richis, et de leurs rapports avec le monde spirituel, quelque étrange que paraisse cette idée à notre mentalité occidentale. Selon la tradition des Védas, quelques-uns de ces sages furent assez puissans pour s’élever d’eux-mêmes au monde divin et s’y diriger, mais le plus grand nombre eut besoin d’inspirateurs invisibles pour les guider. Ces guides, disaient les brahmanes, furent des êtres semi-humains, semi-divins, Manous de cycles précédens ou esprits venus d’autres mondes, qui planèrent sur leur vie et adombrèrent leur âme. Ces richis-là avaient donc une personnalité double. Dans leur vie ordinaire, c’étaient des hommes fort simples, mais un tout autre esprit parlait par leur bouche dans l’état inspiré. Ils semblaient alors possédés d’un Dieu. Ceux-là sont appelés dans la tradition indoue des Bodisatvas, c’est-à-dire pénétrés de sagesse divine. Il y eut bien des nuances de Bodisatvas, selon la nature de leur inspirateur et le degré de leur union avec lui. Quant au Bouddha proprement dit, aussi appelé Gotama Çakia-Mouni, personnage plus historique et plus saisissable que les autres, dont je tenterai d’évoquer la figure dans une autre étude, il fut considéré par ses adhérens comme une âme supérieure complètement incarnée dans un corps humain. Par son propre effort, le Bouddha réalisa publiquement, aux yeux de tous, et pour ainsi dire dans sa chair et son sang, les diverses étapes de l’initiation pour atteindre, dès cette vie, cet état divin appelé par les Indous le Nirvana.

Mais il serait impossible de comprendre la signification de Bouddha dans le développement de l’Inde et sa place dans l’histoire des religions, sans donner d’abord un coup d’œil au brahmanisme et à la brillante civilisation qu’il sut modeler avec les élémens les plus divers, dans la somptuosité troublante de la nature tropicale, sous le bouillonnement fiévreux de races bigarrées.

II. — LA CIVILISATION BRAHMANIQUE. LES TROIS MONDES : BRAHMA, VICHNOU, SIVA. TRIOMPHE DE L’ÉTERNEL FÉMININ : L’ÉPOUSE ET LA DANSEUSE SACRÉE

Une religion ne révèle sa nature que par la civilisation qu’elle enfante. C’est dans son expression humaine que le divin manifeste sa pensée maîtresse et sa force plastique. La société brahmanique, ébréchée et minée par les siècles, mais dont les cadres subsistent jusqu’à nos jours, est fondée sur le régime des castes. La division de la société en classes diverses est commune à tous les temps et à tous les peuples. Les raisons et les modes de l’inégalité changent, mais l’inégalité elle-même demeure comme une loi de la nature, comme une condition de la vie et du travail. L’Inde a poussé cette loi à l’extrême, et nulle part le système des cloisons étanches entre les classes sociales ne fut appliqué avec autant de rigueur. Le Code indou punissait d’une déchéance irrémédiable l’homme ou la femme qui se mariaient dans une caste inférieure. Quand nous lisons dans les lois de Manou : « Les Brahmanes sortent de la tête de Brahma ; les guerriers de ses bras ; les marchands de son ventre ; les artisans de ses pieds, » nous sourions de cette hardie métaphore, qui nous semble à la fois insolente et grotesque, et nous n’y voyons que la ruse de prêtres ambitieux pour dominer des rois barbares et gouverner un peuple enfant. Cette maxime étrange est cependant la formule théologique d’une ancienne et profonde sagesse. Traduite en notre langage moderne, la loi exprimée par l’adage brahmanique pourrait se formuler ainsi : La nature est aristocratique, et l’univers est une hiérarchie de forces qui se reflète dans l’humanité par une échelle de valeurs.

Les brahmanes croyaient à deux sortes d’atavismes concordans pour l’homme : un atavisme spirituel provenant des existences antérieures de son âme ; un atavisme corporel provenant de ses ancêtres. Les Manous prévédiques ou conducteurs de peuples avaient désigné les âmes d’après les astres qui représentaient leurs qualités et d’où, d’après eux, elles tiraient leur origine. Ils avaient divisé les hommes en solaires, en lunaires, en saturniens, en martiens, etc. Des cultes avaient été fondés, des peuples s’étaient groupés autour de ces idées. L’unité de la race aryenne, la pureté de son sang, permettait alors à ses guides de ne pas s’occuper de l’atavisme physique. Mais lorsque, après la conquête de l’Inde par les Aryas, les brahmanes, élèves et héritiers des richis, virent le tumulte des races indigènes autour des vainqueurs, et le métissage grandissant de la minorité blanche par ses croisemens avec le sang noir, jaune et rouge, ils se trouvèrent en présence d’un problème autrement aigu que celui des temps védiques, où ils n’avaient eu à diriger que leur propre race, homogène et sélectée depuis des siècles. La question était grave et la situation menaçante. À vrai dire, toute la destinée tragique de l’Inde provient de la trop grande diversité de ses races et de la submersion, inévitable à la longue, de la race supérieure par les races inférieures, qui avaient des qualités remarquables, mais où se rencontraient aussi les germes d’affaiblissement et de corruption propres aux déchets d’une humanité en régression[7].

Les brahmanes enrayèrent le mal le mieux qu’ils purent par les barrières formidables qu’ils dressèrent entre les quatre castes qui se partageaient les diverses fonctions sociales. Au sommet de l’édifice, les brahmanes, le plus pur sang aryen, détenteurs du culte, de la science et de la religion. Au-dessous d’eux, les kchatrias (les forts), rois ou guerriers, nobles représentans de la race conquérante, quoique déjà légèrement métissés par les autres. Plus bas, les marchands, les agriculteurs et les artisans d’ordre supérieur, sang-mêlés où prédominaient les races vaincues. Au dernier rang, les soudras (plus tard appelés les parias par les Portugais), serviteurs voués aux travaux inférieurs, composés de la lie des indigènes et considérés comme sans culte et hors la loi. Seule cette dernière classe était exclue de la religion brahmanique. Les autres, rois, guerriers, agriculteurs, lisaient les Védas, participaient au culte. Initiés, chacun à son degré, aux mystères religieux, ils avaient droit au titre de dwydia ou de deux fois né.

La société brahmanique présentait ainsi l’aspect d’une pyramide à quatre étages, chacun ayant sa mentalité et sa fonction précises. En bas, la masse des parias au noir visage, esclaves hors la loi, sans état civil. Plus haut, la classe riche des agriculteurs et des marchands au teint jaune orange formant le corps de la nation. Plus haut encore, les guerriers au teint bronzé, possesseurs des terres par droit de conquête ou de naissance, commandant les armées et rendant la justice. Au sommet, les brahmanes à la peau blanche, maîtres souverains de ce monde par la supériorité de l’intelligence, par l’autorité religieuse et la promulgation des lois. Ainsi la race aryenne gouvernait encore par la minorité dirigeante, mais de siècle en siècle, sa force devait s’altérer avec sa pureté.

Malgré la sévérité de leurs lois, les brahmanes ne purent empêcher leur fréquente transgression. De là une lente ascension des races d’en bas vers celles d’en haut et l’infiltration graduelle du sang noir et jaune dans le sang blanc. L’édifice brahmanique était admirablement construit, mais il n’y avait pas de lien moral suffisant entre ses divers compartimens. Le mélange des races le fit craquer du haut en bas. L’envie et le scepticisme, la haine des classes et la fièvre de dissection qui rongent l’humanité actuelle n’existaient pas alors. Mais la violence des passions, l’ambition, le plaisir sexuel et cette sorte d’attraction animale que les races inférieures exercent fatalement sur les races supérieures là où elles sont en contact, produisirent leurs effets habituels. Le mélange de sangs si divers releva le niveau des races vaincues, mais il énerva la mâle vigueur des conquérans, tout en affinant leurs sensations et en développant chez eux de nouvelles qualités artistiques. Au bas de l’échelle, les vaïcyas épousèrent en masse les femmes noires des soudras, et leurs descendans prirent goût aux cultes fétichistes de leurs mères. Au haut de la société, les rois se livrèrent à la polygamie avec des femmes de toute couleur. Les brahmanes eux-mêmes se marièrent dans les castes inférieures et se firent courtisans des rois. Certains d’entre eux, jaloux de la trop grande influence des brahmanes ascètes, les expulsèrent. Pour se maintenir contre leurs adversaires, ceux-ci furent obligés d’accorder leur protection à des rois noirs du Sud, selon la maxime des lois de Manou : « Ton voisin est ton ennemi, mais le voisin de ton voisin est ton ami. » Ces rois noirs du Sud, investis du prestige souverain par l’autorité brahmanique, tenaient tête aux rois blancs du Nord et menaçaient de leurs mœurs brutales, de leurs cultes orgiastiques tout l’édifice de la civilisation indoue. L’informe épopée du Mahabharata, avec ses luttes interminables entre les rois solaires et les rois lunaires, est un écho lointain de très anciennes guerres de race et de religion.

Pour tout dire, il y avait un abîme entre la haute culture brahmanique et le monde bigarré qui s’agitait, sous elle, dans les trois castes inférieures. Ce même abîme existait entre le Nord et le Sud de l’Inde depuis la conquête fabuleuse de la presqu’île par Rama, en qui se résume la première descente des Aryas dans les plaines de l’Indoustan. — Là-haut, au cœur de l’Himalaya, de fiers ascètes vivaient aux sources du Gange et au bord des lacs sacrés, dans la prière et la contemplation de l’éternel Brahma. — Plus bas, sur le versant de la grande chaîne et sur les collines, auprès des fleuves, se dressaient des autels où l’on adorait Agni, le feu sacré. Au-dessus de la flamme, dans le pur éther du matin, le fidèle officiant se figurait le dieu Brahma, assis sur le lotus céleste et méditant la création du monde, tandis que rois et guerriers adoraient les puissances cosmiques et les forces de l’atmosphère, Savitri le soleil et Indra qui chasse les nuages devant lui pour vivifier la terre. Ils trouvaient, dans ce culte de la lumière céleste et du feu, la source de leur foi et la joie de vivre. Mais, au centre et au Sud de l’Inde, le peuple idolâtrait un dieu cruel et féroce, Siva, le Destructeur. On se courbait devant lui dans une terreur lâche pour éviter sa colère et obtenir ses faveurs. On le représentait « hideux, grinçant, le ventre noir, le dos rouge, secouant des chapelets de crânes humains qui pendaient à ses épaules et précipitant ses hordes hurlantes qui vont secouant la fièvre, la peste et la mort[8]. » Plus souvent on l’adorait sous la forme d’un de ces reptiles antédiluviens qui vivaient alors encore dans les gorges sauvages des montagnes. Parfois, en chassant le tigre dans les forêts des monts Vindhya, les rois du Nord, montés sur leurs majestueux éléphans, apercevaient des populations entières prosternées devant un de ces serpens monstres, lové dans sa caverne, auquel on offrait des victimes humaines[9]. À cet aspect, le roi, qu’on disait fils des Dévas, fondait sur le monstre pour le tailler en pièces, mais parfois aussi, il reculait de dégoût et d’horreur, craignant de tomber sous la sombre magie du « roi des serpens, » et l’aveugle panique emportait à travers bois le cortège royal avec ses chevaux et ses éléphans.

L’abîme qui s’ouvrait ainsi, par momens, entre ces deux races d’hommes, ces deux religions et ces deux mondes avait de quoi faire réfléchir les brahmanes penseurs des grandes cités d’Ayodhya et de Hastinapoura et les ascètes voyans de l’Himalaya. Cette irruption des forces d’en bas, n’était-ce pas la revanche des races vaincues contre les conquérans ? N’était-ce pas la révolte de la nature inférieure, domptée par les Dévas, qui s’en étaient servis comme d’un marchepied ? Les vainqueurs devaient-ils être submergés par les vaincus ? Brahma devait-il reculer devant Siva et les dieux lumineux du ciel védique être détrônés par les démons des races dégénérées ? N’y avait-il entre eux aucun lien, aucune réconciliation possible ? — L’abîme semblait infranchissable et le mal sans remède.

C’est alors que parut un réformateur destiné à donner à l’Inde une âme nouvelle et une empreinte ineffaçable. Il descendait des ermitages de l’Himalaya et se nommait Krichna[10] ; ses successeurs l’identifièrent avec le Dieu nouveau dont il institua le culte. Quelques savans, qui font des prodiges d’érudition pour expliquer toutes les religions anciennes par des mythes solaires, n’ont voulu voir en Krichna qu’une personnification du soleil. Mais la religion qu’il apporta au monde, et à laquelle son nom demeure attaché, atteste l’existence de son fondateur mieux qu’une biographie. C’est Krichna qui donna à l’âme indoue sa tendresse pour la nature, sa passion du rêve et de l’infini. Il lui infusa cette couleur ardente et foncée comme la pourpre de ses soirs qui se nuance en indigo.

Aux temps védiques, Vichnou n’était qu’une des formes du dieu solaire, personnifiant la marche diurne de l’astre qui parcourt le monde en trois pas, à son lever, à son midi, à son couchant. Krichna en fit le verbe solaire (au spirituel), la seconde personne de la divinité, la manifestation visible de Brahma par le monde des âmes et des vivans, mais surtout par l’humanité. Krichna était un ascète, qui, du fond de sa solitude, avait ressenti, dès l’enfance, un amour immense de la vie et de la beauté, non par désir, mais par sympathie. Il ne condamna pas la vie en sa source comme devait le faire Bouddha. Il la bénit comme le chemin du salut, pour amener l’âme à la conscience et à la perfection. Il lui montrait en perspective sa libération et sa transfiguration possibles. Chaque fois, disait-il, que le monde en a besoin, chaque fois qu’il se corrompt, Vichnou s’incarne dans un sage ou dans un saint pour lui rappeler sa haute origine. Conscience supérieure de Brahma, Vichnou vient corriger en quelque sorte les fautes inévitables du Dieu créateur, qui, par son morcellement infini dans les êtres, en laisse forcément un grand nombre s’éloigner de leur source sublime. Les monstres de la mer et de la terre sont les ébauches et les erreurs nécessaires de Brahma, comme les péchés et les crimes sont les erreurs inconscientes ou volontaires des hommes. Krichna enseigna donc à la fois l’amour de la vie en ses formes multiples, de la vie qui est la descente de l’Âme universelle dans la matière, son involution dans tous les êtres, — et l’amour de Dieu qui est l’évolution humaine de cette âme individualisée, sa remontée vers sa source. Il en disait les moyens : l’amour, la bonté, la miséricorde, la connaissance et la foi, — enfin l’identification complète de la pensée et de l’être avec son principe Atma, l’Esprit divin.

Ainsi le lien était rétabli entre les deux mondes opposés, entre le terrible Siva, le Dieu effréné de la nature déchaînée et des passions animales, avec son cortège démoniaque, et Brahma, le dieu de l’Esprit pur, planant dans l’azur sur son lotus symbolique, entouré du cercle étincelant des dieux qu’il avait projetés par sa pensée, à travers le voile multicolore de Maïa, dans le sein de l’âme du monde, sa divine épouse. Car maintenant Siva, le Destructeur, n’était plus que la contre-partie chaotique et torturée du Dieu d’en haut, l’ombre sinistre de Brahma le Créateur dans le monde d’en bas, tandis que son Fils, Vichnou, le divin messager, volant sur l’aigle Garouda du ciel à la terre et de la terre au ciel, devenait le Médiateur et le Sauveur.

Superbe et heureuse conception, qui s’appliquait à merveille à la matière ethnique de l’Inde. Les trois mondes (Esprit, Âme et Corps) représentés par les trois dieux (Brahma, Vichnou, Siva), s’appliquaient exactement à l’édifice social, image de l’univers et formant comme lui un tout organique. On donnait à chacune des trois classes sociales le culte conforme à ses besoins et la fonction correspondante à ses facultés. Aux intellectuels spiritualisés, représentés par les brahmanes, le culte de Brahma avec la science divine, l’enseignement et l’éducation. Aux intellectuels passionnels, représentés par les rois et les guerriers, le culte de Vichnou, qui inculque l’héroïsme et l’enthousiasme. À eux le gouvernement matériel et l’exercice de la justice. Aux instinctifs, représentés par la caste inférieure, le culte de Siva, que les brahmanes s’efforcèrent d’ennoblir en faisant de lui le dieu de la nature et des élémens, qui règle les incarnations, préside à la vie et à la mort. Ainsi la trinité divine, qui s’exprime dans la constitution de l’univers et de l’homme, se reflétait aussi dans l’organisme social pour y maintenir autant que possible l’unité et l’harmonie. Ajoutons que les brahmanes ouvraient aux membres des castes inférieures la perspective de monter d’un degré, par une vie juste, mais seulement d’une incarnation à l’autre.

À cette conception de l’univers et du monde social Krichna ajouta une autre innovation d’une importance capitale et de conséquences incalculables. Ce fut la glorification du principe de l’Éternel-Féminin et de la Femme. En leur jeunesse héroïque, les Aryas n’avaient adoré que le principe mâle de l’univers, Agni, le feu sacré caché en toute chose, qui dans l’homme devient intellect, volonté, action. On glorifiait l’Aurore, parce qu’elle restait vierge ; presque tous les autres dieux étaient masculins. De là un peuple austère, grave et fort. Mais à une civilisation plus mûre, plus affinée et déjà amollie, il fallait que fût dévoilé le mystère de l’Éternel-Féminin. Krichna n’hésita pas à le faire. La nature n’est-elle pas aussi divine que son créateur ? Dieu n’a-t-il pas besoin dans les trois mondes d’une substance émanée de lui-même, sa contre-partie réceptive et féminine, pour y mouler ses créatures ? Les dieux ne sont-ils pas moulés dans la substance éthérée, les âmes dans la lumière astrale et les vivans dans la chair et le sang ? Aussi les trois grands dieux eurent-ils maintenant leurs épouses, bientôt plus célèbres, plus adorées qu’eux-mêmes. Le pur Brahma eut Maïa, la subtile, qui l’attire et l’enveloppe dans son voile splendide ; Vichnou eut Lakchmi, déesse de l’Amour et de la Beauté, la tisseuse savante des âmes ; Siva eut Bavani, l’ardente excitatrice du désir charnel, dont la face d’ombre est Kali, déesse de la Mort. Non moins sainte, non moins vénérée devint la femme terrestre. Désormais l’épouse et la mère furent placées sur un piédestal. C’est sous forme d’un dithyrambe que le Vichnou-Pourana parle de la mère de Krichna : « Personne ne pouvait regarder Dévaki, à cause de la lumière qui l’enveloppait, et ceux qui contemplaient sa splendeur sentaient leur esprit troublé ; les dieux, invisibles aux mortels, célébraient continuellement ses louanges depuis que Vichnou était renfermé en sa personne. Ils disaient : « Tu es la Parole, l’Énergie du Créateur, mère de la science et du courage. Tu es descendue sur la terre pour le salut des hommes. Sois fière de porter le dieu qui soutient le monde. »

Ainsi la Femme fut glorifiée par Krichna comme l’organe de l’Éternel-Féminin, comme le moule du divin sur la terre, et avec elle l’Amour. Conçu dans l’éther himalayen, l’Amour descendit comme un parfum capiteux dans les plaines brûlantes pour s’insinuer dans le cœur des hommes et des femmes, pour s’épanouir dans la poésie et dans la vie, pareil au pollen des lotus que les cygnes emportent sur leurs ailes dans leurs ébats amoureux, et qui s’en va féconder les nymphéas bleus, le long des fleuves. C’est l’apothéose du principe féminin qui donna à l’âme indoue cette douceur particulière, ce respect profond de tous les êtres vivans, cette tendresse morbide et alanguie, source de faiblesse et de dégénérescence, mais aussi d’un charme pénétrant et unique.

Parvenu à son apogée, le monde brahmanique présentait un des spectacles les plus extraordinaires que la terre ait jamais vus. Cette civilisation ne donnait certes pas l’impression de la solidité égyptienne, ni de la beauté hellénique, ni de la force romaine, mais ses étages disparates formaient un édifice d’une étonnante richesse et d’une grandeur imposante. On aurait pu croire que le génie qui préside aux destinées de notre planète s’était dit : « Voyons quelle sorte de monde on peut construire en mêlant en un seul peuple toutes les races de la terre. Nous verrons ailleurs ce que l’on peut faire avec chacune d’elles. » Du moins est-il certain que les richis et les brahmanes, architectes de cette civilisation, eurent dans l’esprit un modèle de ce genre. On y rencontrait presque toutes les couleurs de peau, tous les genres de mœurs, de religions, de philosophies, de l’état sauvage au faste somptueux des cours royales, du fétichisme le plus grossier à l’idéalisme et au mysticisme transcendans. Mais tous ces élémens, superposés selon la loi d’une savante hiérarchie, se fondaient en une fresque multicolore et chatoyante qui s’harmonisait avec le cadre de cette nature gigantesque, avec la lenteur majestueuse du Gange et la hauteur vertigineuse de l’Himalaya.

Au sommet de ce monde, mais comme à part et dans une solitude profonde, nous apercevons les ermitages d’ascètes, aux flancs des montagnes, au bord d’étangs limpides, de larges fleuves ou au fond d’épaisses forêts. Ils habitent là avec leurs disciples, plongés dans la lecture des Védas, dans la prière et la méditation. Tenues en respect par une crainte mystérieuse, les bêtes fauves reculent devant le pas tranquille des solitaires et n’osent franchir l’enceinte que défend la magie de leur regard. Les antilopes et les gazelles, les hérons et les cygnes, des multitudes d’oiseaux prospèrent sous la protection des anachorètes qui vivent de riz, de racines et de fruits sauvages. Le calme et la sérénité de ces retraites en font des espèces de paradis terrestres. Dans le drame de Sakountala, le roi Douchanta, descendant du ciel sur le char d’Indra, aperçoit les bosquets des solitaires sur une cime et s’écrie : « Ah ! ce séjour de paix est plus doux que le ciel même ! Je me sens plongé dans un lac de nectar. » Refuges silencieux, où des sages inoffensifs vivent loin des agitations du monde dans la contemplation de l’Éternel. On pourrait les croire sans action sur leur temps, et pourtant ce sont eux qui le gouvernent secrètement. Leur prestige est intact, leur autorité souveraine. Les brahmanes les consultent, les rois leur obéissent et se retirent parfois chez eux dans leur vieillesse. En réalité, ces ermites surveillent et dominent la civilisation brahmanique. Ce sont leurs pensées, leurs conceptions religieuses et morales qui règnent sur lui et le façonnent. Austères pour eux-mêmes, ces sages ne le sont pas pour les autres. Revenus de toutes les illusions, mais indulgens aux faiblesses humaines, ils mesurent à tous les êtres l’effort, la peine et la joie. Leurs asiles ne sont pas entièrement fermés à la vie, ni même à l’amour. Quelquefois la femme âgée d’un brahmane fonde, sous l’autorité du chef des ascètes et dans leur voisinage, un ermitage pour les jeunes filles nobles, qui, sous le nom de pénitentes, se préparent par une vie rustique et contemplative au mariage. C’est dans un de ces ermitages que le poète Kalidasa a placé l’exquise idylle de Sakountala. Enfin, les graves ascètes ne sont pas toujours inaccessibles à l’attrait des sens. Ils y cèdent en des circonstances exceptionnelles, mais cette aventure nous est toujours présentée par la poésie hindoue sous le voile de la légende, comme un fait providentiel ayant un but sublime. Les poètes racontent que lorsque les Dieux veulent faire naître parmi les hommes un être doué de vertus divines, ils envoient à un ascète de haut mérite une de ces nymphes célestes appelées Apsaras, qui le séduit par sa beauté merveilleuse et met ensuite au monde un enfant qu’adoptent les anachorètes, qu’ils élèvent et qui sera plus tard un héros ou une reine illustre. Cette légende suggestive cacherait-elle un secret singulier des brahmanes ? Signifierait-elle qu’ils autorisaient parfois l’union momentanée d’un puissant ascète avec une femme de leur choix pour la digne incarnation d’une âme parée des plus hautes qualités spirituelles ? Il se peut. En tout cas, le fait prouve que les brahmanes considéraient l’ascétisme lui-même comme une source d’intégrité et de force pour les générations humaines.

On ne saurait imaginer de contraste plus violent que celui de ces ermitages avec les grandes capitales aujourd’hui disparues des temps légendaires de l’Inde, telles qu’Ayodhya, Indrapechta ou Hastinapoura. Vyasa et Valmiki les dépeignent comme splendides et vastes, ceintes de murs et pavoisées d’étendards, avec de larges rues savamment arrosées, pleines de bazars, de riches maisons à terrasses et de jardins publics. Des multitudes y fourmillent avec des masses de danseurs, de chanteurs et de comédiens, au milieu de la foule bariolée du peuple et des esclaves. Là règnent en maîtres, en des palais magnifiques, les rois entourés d’une cour opulente et d’un nombreux harem, car la polygamie a vite remplacé les mœurs patriarcales des Aryas primitifs. Toutefois il y a toujours une reine unique, dont l’aîné hérite du trône selon la loi. L’épopée et le drame représentent ces monarques comme des demi-dieux ornés de toutes les vertus ; mais, sauf Rama, dont la grande âme rayonne à travers ses exploits fantastiques et embrasse tous les êtres, ces rois indiens ont quelque chose de froid et de conventionnel. Sous l’emphase des épithètes, dont les encensent des poètes courtisans, ils apparaissent souvent légers, faibles et puérils. Dans la fureur du jeu de dés, le roi Naal engage son royaume et sa femme, puis, saisi de désespoir, l’abandonne dans une forêt. Le roi Douchanta, après avoir séduit Sakountala dans l’ermitage de Canva, ne veut plus la reconnaître et la repousse. Il est vrai que cet oubli est motivé par la malédiction d’un ascète irascible, mais le caractère du royal époux n’en demeure pas moins diminué.

C’est la femme, enfin de compte, qui triomphe dans la poésie hindoue. À elle les beaux rôles, les sentimens profonds, les fières résolutions. Damayanti, Sita et Sakountala sont également adorables ; cependant elles ont des figures individuelles et nettement dessinées. Elles brillent l’une à côté de l’autre comme le diamant, le saphir et le rubis. Quelle grâce à la fois ingénue et impétueuse en Damayanti « éblouissante de teint, aux yeux superbes, dont la beauté resplendissante fait pâlir la lune. » Mise en demeure de choisir entre les Dévas immortels qui réclament sa main et le roi Naal, elle ne se laisse ni intimider, ni éblouir par la gloire des Dieux. Elle leur préfère l’homme, qui porte noblement sur son front l’ombre de la douleur et de la mort, parce qu’ainsi « elle le trouve plus beau. »

Quant à l’héroïque Sita, c’est le type accompli de l’épouse indoue. Lorsque Rama, exilé par son père dans les forêts, veut partir seul, elle lui dit : « Un père n’obtient pas la récompense ou le châtiment par les mérites de son fils, ni un fils par les mérites de son père ; chacun d’eux engendre par ses actions propres le bien ou le mal pour lui-même, sans partager avec un autre. Seule, l’épouse dévouée à son mari obtient de goûter au bonheur mérité par son époux ; je te suivrai donc en tous lieux où tu iras. Séparée de toi, je ne voudrais pas habiter le ciel même, noble enfant de Raghou. Tu es mon seigneur, mon maître, ma route, ma divinité même ; j’irai donc avec toi ; c’est là ma résolution dernière. » — Que dire de la ravissante Sakountala ? Il n’est guère dans toutes les littératures de jeune fille plus séduisante par sa grâce mutine, sa coquetterie naïve, son charme insinuant. Sa pudeur frémissante exhale un parfum d’innocence et de volupté suave. « Grands yeux, sourcil vainqueur, liane fine qui ploie au souffle de l’amour, » dit son royal amant. C’est une sensitive brûlante. Il faut voir « briller et languir ses yeux qu’allonge l’antimoine » pour deviner les troubles, les ardeurs que renferment ses silences passionnés. Aussi son cœur s’allume-t-il « comme une étoupe où l’on a mis le feu, » et la passion l’accable-t-elle d’une langueur dévorante. Mais son trait dominant, celui qui la nuance d’un rose si tendre dans le cortège des grandes amoureuses, c’est sa sympathie pour tous les êtres vivans. Aussi tous les êtres, bêtes et plantes, sont-ils attirés vers elle. Elle appelle la liane qu’elle arrose « sa sœur, » elle a pour nourrisson un petit faon et son nom même signifie « la protégée des oiseaux. » Sakountala est vraiment l’Ève indienne de ce paradis tropical, où une douce fraternité joint les hommes, les animaux, les arbres et les fleurs. Tout ce qui respire est sacré au nom de Brahma, car tous les vivans ont une âme, parcelle de la sienne.

Ainsi la puissance cosmique, invoquée par Krichna sous le nom de l’Éternel-Féminin, était descendue dans le monde brahmanique au cœur de la femme, pour se répandre dans cette civilisation en un double fleuve : l’amour conjugal et la sympathie pour la nature vivante.

Mais ce n’est pas seulement en la figure de l’épouse passionnée et de la vierge mariée à l’âme de la nature que le brahmanisme incarna son idéal de l’Éternel-Féminin. Il lui donna encore une expression plastique et la relia par un lien subtil à ses plus profonds mystères religieux. Il fit de la femme un instrument d’art, un médium expressif du divin par la beauté des attitudes et du geste. C’est là, à vrai dire, sa création artistique la plus originale. Je veux parler de la dévadassi, c’est-à-dire de la danseuse sacrée. Elle ne nous est plus guère connue aujourd’hui que sous la forme dégénérée de la bayadère. La courtisane enjôleuse a fait oublier la vierge du temple, interprète des dieux. Celle-ci fut, dans les beaux temps du brahmanisme, un moyen de faire vivre aux yeux de la foule les idées et les sentimens que la poésie évoquait pour une élite. Dans la légende, le dieu Krichna enseigne aux bergères les danses sacrées, c’est-à-dire qu’il leur apprend à rendre par des gestes et des mouvemens rythmés la grandeur des héros et des dieux. Cette danse, d’essence symbolique, était un mélange harmonieux de la danse rythmique et de la pantomime. Elle traduisait des sentimens plutôt que des passions, des pensées plutôt que des actes. Ce n’était pas un art d’imitation, mais un art d’expression et d’exaltation du monde intérieur. Les brahmanes avaient donc dans leurs temples de véritables collèges de jeunes filles, confiées à la garde de femmes âgées, instruites dans l’art des danses religieuses. Assujetties à la plus stricte chasteté, ces gracieuses ballerines ne paraissaient que dans certaines fêtes publiques. Leur chorégraphie savante accompagnait la récitation des poèmes sacrés devant le peuple et cette fonction absorbait leur vie.

Mais on ne se ferait qu’une idée imparfaite de ces danseuses et du respect qu’elles inspiraient à la foule, si l’on ne se rappelait L’idée mystique dont la religion les revêtait. Dans la religion des Védas, les Apsaras sont les nymphes célestes, les danseuses d’Indra. Elles symbolisent les âmes radieuses qui vivent auprès des Dévas, leur servent de messagères auprès des hommes et s’incarnent parfois dans une femme. La danseuse sacrée des temples reprenait, en quelque sorte, dans le culte officiel, le rôle mystique de l’Apsara dans la mythologie. Elle était la médiatrice entre le ciel et la terre, entre les dieux et les hommes. Dans les fêtes publiques, elle traduisait, par la beauté de ses attitudes, les symboles profonds de la religion, elle interprétait par sa mimique éloquente les poèmes sacrés que les bardes indous, les bharatas, récitaient devant le peuple. De là le rang élevé de la bayadère primitive dans le temple, de là son nom de dévadassi, qui signifie « servante des dieux[11]. »

Qu’on se figure aux abords d’une des capitales de l’Inde ancienne, la grande pagode avec son toit pyramidal et les étangs sacrés qui l’environnent. La chaleur accablante du jour a fait place à la fraîcheur exquise de la nuit. Le firmament profond est fardé d’étoiles comme d’une poussière de santal, et la lune envahit ce décor, nageant dans le ciel comme un cygne dans un lac. La vaste cour est éclairée par « des arbres de lumière. » Voici le roi sur une estrade avec sa cour. Autour de lui, un peuple immense, où toutes les classes sont admises jusqu’aux parias. Tous écoutent en silence la voix du rhapsode, qui, debout sur la terrasse du temple, évoque les temps passés et le monde héroïque. Soudain un murmure court sur la foule. Du porche illuminé de la pagode sort majestueusement le cortège des danseuses hiératiques, clochettes aux chevilles, coiffées de casques et de tiares, leurs membres souples enveloppés du langouti soyeux, les épaules ornées de flammes d’or ou d’embryons d’ailes. La superbe coryphée porte le bandeau royal, le diadème et une cuirasse étincelante de pierreries. Les instrumens à cordes résonnent, les bambous marquent la mesure, et les danseuses sacrées commencent leurs évolutions. Elles se nouent en guirlande ou s’égrènent comme un collier de perles sur la terrasse. Puis, scandant leurs pas sur la musique et interprétant la mélopée du rhapsode, elles se prosternent en adoration devant la sublime coryphée, ou l’enveloppent de groupes expressifs, flexibles comme des lianes avec leurs mains fluides et leurs doigts de sensitives. Alors les lumineuses dévadassis, aux visages d’ambre et d’opale, aux yeux dilatés, sont vraiment devenues les messagères des Dévas, les Apsaras elles-mêmes. Car elles semblent apporter aux hommes les âmes des héros dans leurs tendres bras de vierges et les incarner dans leurs corps frémissans comme en des calices purs et parfumés… On conçoit qu’en s’imprégnant de tels spectacles le paria lui-même avait un pressentiment lointain, mais grandiose, des arcanes profonds de la sagesse védique et d’un monde divin.

Dira-t-on que cette évocation de la Dévadassi n’est qu’une idéale rêverie à propos de la bayadère, sirène capiteuse de grâce et de volupté ? — Telle n’est point l’impression de ceux qui ont visité les ruines colossales d’Angkor-Tôm, au Cambodge, et qui ont subi le charme étrange de ses étonnantes sculptures[12].

Merveille architecturale d’une civilisation disparue, ces ruines surgissent comme une cité fantastique au fond d’une immense forêt, dont la solitude sauvage les protège et les submerge à demi de ses végétations luxuriantes. Le voyageur pénètre dans le sanctuaire par une porte surmontée d’un masque énorme de Brahma et flanquée de deux éléphans de pierre que les lianes étreignent depuis mille ans sans pouvoir les étouffer. Au milieu de la cité sainte, trône la pagode centrale, cathédrale écrasante. Le visiteur entre au cœur du temple et chemine des heures sous les voûtes sombres de ces cloîtres sans fin, où des colosses
menaçans apparaissent dans la pénombre. Il monte et redescend des marches innombrables, il passe des portes, il se perd dans un labyrinthe de cours irrégulières. Parfois, en levant les yeux, il aperçoit des têtes prodigieuses de Dévas aux mitres brodées de griffons ou de saints en prière. La tête de Brahma, reproduite aux quatre faces des chapiteaux de colonnes, tête gigantesque et impassible, multipliée à l’infini, le regarde, l’obsède, le poursuit de tous les côtés à la fois. Aux murs et aux frises, une suite interminable de hauts reliefs développe l’épopée du Ramayana, comme si le légendaire héros traversait le temple avec son armée de singes pour la conquête de Ceylan.

Dans ce pandémonium de monstres, d’hommes et de dieux, un personnage frappe entre tous le visiteur attentif. C’est une figure de femme frêle, aérienne, singulièrement vivante. C’est la nymphe céleste, la divine Apsara, figurée par la danseuse sacrée. On la voit partout reproduite, en poses variées, seule ou par groupes, tantôt droite et pensive, tantôt cambrée d’un mouvement onduleux et la jambe repliée, ou les bras arrondis sur sa tête et penchée languissamment. Parfois, au bas de la muraille, elle semble arrêter d’un geste gracieux une avalanche de guerriers et de chars, parfois on aperçoit une dizaine de ces dévadassis, nouant sur un fronton la chaîne rythmée de leurs pas, comme pour inviter les lourds combattans à les suivre dans leur vol de libellules. La plupart de ces danseuses sculptées jaillissent d’une corolle de nymphéa et tiennent un lotus à la main. Fleurs écloses du calice de la vie universelle, elles agitent la fleur de l’âme comme une clochette au son argentin, et semblent vouloir emporter l’orgie tumultueuse de l’univers dans le songe étoilé de Brahma.

Ainsi la danse sacrée, cet art perdu qui confine à l’extase religieuse, cet art où la pensée d’un peuple s’incarnait dans une plastique vivante, cette magie psychique et corporelle, dont ni les savans, ni les historiens, ni les philosophes modernes n’ont deviné la portée, revit mystérieusement dans l’immense ruine d’Angkôr-Tôm, sous les palmiers et les acacias géans, qui balancent leurs parasols et leurs panaches sur les temples silencieux.

Édouard Schuré.
  1. Voyez la saisissante description de cette fête dans le livre de M. Chevrillon, Sanctuaires et paysages d’Asie (Le matin à Bénarès).
  2. Voyez les beaux récits du savant indianiste et poète Angelo de Gubernatis dans ses Peregrinazione indiane.
  3. Le Ramayana, t. I. p. 38. Traduction d’Hippolyte Fauche.
  4. Voyez la Légende de Rama dans mes Grands Initiés.
  5. Hermann Oldenberg, Die Litteratur des alten Indiens, 1903.
  6. Ce passage extrêmement significatif des Védas, rapporté par Oldenberg dans l’ouvrage précité (p. 17), nous reporte à une époque très lointaine, à une civilisation entièrement perdue et à ce continent disparu dont Platon a parlé sur la foi des prêtres égyptiens dans son dialogue sur l’Atlantide.
  7. Ce point de vue a été mis en lumière d’une façon remarquable par le comte de Gobineau dans son livre exclusif, mais génial, sur l’Inégalité des races humaines.
  8. Victor Henry, les Littératures de l’Inde (Hachette, 1904).
  9. On trouve un de ces serpens décrits dans le Vichnou-pourana sous le nom de Kalayéni.
  10. Voir la Légende de Krichna dans la Revue des Deux Mondes du 15 mai 1888.
  11. On trouve la dévadassi, sculptée en poses gracieuses et variées, dans les hauts reliefs et les frises du magnifique temple d’Angkôr-Thôm, au Cambodge.
  12. Voir les lithographies qui reproduisent l’ensemble et les détails des temples d’Angkôr-Tôm et d’Angkôr-Watt dans le Voyage au Siam et au Cambodge, par Henri Mouhot (Hachette) et le chapitre sur l’Art Khmer, dans le curieux livre d’Émile Soldi sur les Arts méconnus (Leroux).