Le N° 13 de la rue Marlot (Pont-Jest)/XIII

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E. Dentu (p. 160-175).


XIII

UNE NUIT AU DÉPÔT.


Pendant ce temps-là, Mlle Rumigny subissait les formalités humiliantes de l’écrou, de la toise, de la fouille, mais sans avoir conscience de ce qu’on faisait d’elle. Ces formalités remplies, elle fut remise entre les mains d’une sœur, sur le seuil du quartier des femmes.

Ces religieuses qui se consacrent aux prisonniers sont certes dignes de tout respect ; il ne saurait donc entrer dans notre esprit l’ombre d’un blâme à leur sujet ; mais ce récit n’étant pas une œuvre d’imagination ; notre but étant de peindre sans partialité, nous devons tout dire.

Nous n’avons d’autre souci que celui d’être vrai, d’autre ambition que celle d’offrir à nos lecteurs une étude consciencieusement faite et prise sur le vif.

Si, çà et là, dans ce monde mal connu où se passe notre drame, nous relevons quelques erreurs, nous signalons quelques abus, erreurs et abus inséparables de toutes choses humaines, ce n’est pas pour le vain plaisir de critiquer, mais avec le seul désir de voir s’accomplir enfin des réformes que ne commandent pas moins la justice que l’humanité.

C’est surtout dans les prisons et dans les diverses stations qui y conduisent, depuis le bureau du commissaire de police jusqu’au cabinet du juge d’instruction, là où s’exerce un pouvoir absolu, sans contrôle, ne relevant que de la conscience de ceux qui le possèdent ; c’est là surtout qu’il reste beaucoup à faire au législateur.

On ne saurait croire quelles souffrances inutiles, morales et physiques, sont infligées au malheureux, innocent ou coupable, depuis le moment de son arrestation jusqu’à celui où ses juges le renvoient indemne ou condamné !

Cela, quels que soient les sentiments d’humanité des magistrats qui l’interrogent et des gardiens qui le surveillent.

Que le prévenu soit un homme du monde, une femme bien élevée, une jeune fille pure de certaines souillures, un ouvrier, un voleur, un assassin, surtout s’il n’a pas d’argent pour payer la pistole, c’est-à-dire l’isolement, les formalités préliminaires sont toujours les mêmes, à moins que, dans son malheur, il n’ait la bonne fortune de rencontrer un de ces fonctionnaires intelligents qui, tout en respectant la loi, savent adoucir les rigueurs des règlements.

Sans quoi, pour tous, c’est l’agent, souvent brutal ; c’est la Permanence, le Dépôt, le contact repoussant des êtres les plus dégradés ; c’est la promiscuité avec le vice et l’infamie.

Est-ce là de l’humanité ? Est-ce là de la justice ? Est-ce que pour chacun de ces individus l’humiliation est la même ? Est-ce que pour chacun d’eux la souffrance est égale ?

Celui-ci appartient au monde, sa culpabilité est encore l’objet d’un doute ; celui-là est un repris de justice, arrêté en flagrant délit. Et c’est auprès de celui-là que vous jetez celui-ci sur le même lit de camp ! C’est dans la même cour étroite qu’ils respireront un peu d’air ; c’est à la même gamelle qu’ils mangeront ; c’est le même gardien qui, les confondant dans le même mépris, leur parlera à tous deux du même ton. Celui-là aura le droit de dire à celui-ci : Camarade ! Cela est horrible !

Et la prison préventive avec le secret, cette torture morale qui ne le cède en rien à la torture physique des derniers siècles, qui a même sur elle cette épouvantable supériorité qu’elle est sans limites, qu’elle peut durer des mois, des années.

La première ne tuait que le corps ; la seconde brise le corps et l’âme ! Ceux qui l’infligent, — par nécessité, nous le reconnaissons, mais seulement au début d’une instruction, — n’ont donc jamais réfléchi à ce qu’il y a d’épouvantable dans cet isolement, loin de tout ce qui vit et pense, dans ce tête-à-tête inflexible avec le désespoir, la terreur et le remords, dans l’ignorance du terme de ce supplice.

Cette torture conduit parfois, comme son aïeule, aux mêmes résultats : à l’aveu d’une faute qui n’a pas été commise !

Est-ce qu’il est possible d’oublier cette malheureuse femme qui, mise au secret à Douai sous la prévention d’infanticide, se reconnut coupable de ce crime ?

À sa solitude, à son cachot, elle préféra tout : la cour d’assises et la maison centrale. Trois mois plus tard, c’est-à-dire six mois après l’époque où, selon l’accusation, elle avait tué son enfant, elle accouchait à terme.

L’emprisonnement préventif de cette femme n’avait cependant duré que trois mois.

Et lorsque les prévenus sont condamnés à ce supplice, pendant six mois, pendant une année entière, comme nous l’avons vu souvent dans ces derniers temps, à propos d’opérations financières que la loi avait le devoir de réprimer et de punir ! Et quand le prévenu est déclaré innocent, après quatorze mois de prévention, comme le fait s’est produit à l’égard d’un ancien fonctionnaire de l’Empire, dont les témoins à charge cités par l’accusation ont été les plus ardents défenseurs !

Quel dédommagement les tribunaux accordent-ils à celui qui a été la victime d’une aussi déplorable erreur ? Aucun ! La loi ne les y autorise pas.

Si, par le fait d’une dénonciation calomnieuse, un individu est faussement incarcéré, le calomniateur peut être condamné à des dommages et intérêts calculés sur le préjudice causé. Si c’est le parquet, au contraire, qui a poursuivi d’office, arraché à ses affaires et à ses affections celui qu’il croyait coupable, ses juges ne lui doivent rien autre chose que la proclamation de son innocence.

Ainsi la loi, expression suprême des intérêts de la société, ne se punit pas elle-même de cette erreur dont elle rend responsable l’un des membres de cette société qu’elle protége et défend.

S’il ne peut en être autrement, abrégeons au moins l’emprisonnement préventif, ses rigueurs et ses tortures.

Les affaires sont si nombreuses, nous répondra-t-on, que les juges d’instruction n’y suffisent plus. Cela est vrai et nous n’ignorons pas combien ces magistrats sont accablés, quel est leur zèle, quel est leur dévouement. Doublez, triplez leur nombre. Prenez à l’un de nos budgets le million qui vous manque. Ayez vingt experts, au lieu de monopoliser ces travaux si délicats et si longs entre les mains de trois ou quatre hommes fort habiles, fort honorables, mais qui coûtent aux prévenus une année de détention préventive, lorsque nulle affaire ne devrait nécessiter une étude de plus de trois mois.

Multipliez les moyens d’action pour que le coupable soit plus rapidement condamné, pour que l’innocent, auquel la loi ne vous autorise à donner aucune compensation, recouvre plus rapidement la liberté ! Acceptez la caution plus fréquemment, ainsi que les juges le font en Angleterre.

En matière de délits financiers surtout, que cette caution soit considérable. Si le prévenu s’enfuit, la loi n’est pas moins satisfaite, puisque vous le frappez plus sévèrement s’il est coupable ; et ses créanciers y gagnent au moins quelque chose.

Rompez avec des usages surannés, avec les embarras et les lenteurs d’une bureaucratie compassée. La justice et l’humanité y gagneront toutes les deux.

Soyez enfin, non-seulement la justice intègre et éclairée, qui est l’honneur de notre pays, mais encore la justice rapide, qui est l’effroi du coupable et l’espérance de l’innocent.

Comment s’étonner, alors que les choses se passent ainsi dans les sphères supérieures, des abus et de la dureté que l’on trouve chez les subalternes ?

Les sœurs des prisons, ces dignes et saintes femmes dont la mission est si pénible, elles ne voient tout d’abord que des coupables dans les prisonnières confiées à leurs soins autant qu’à leur surveillance, et la réception qu’elles leur font s’en ressent un peu.

Mlle Rumigny allait l’éprouver cruellement.

— Vous êtes ici pour vol ? lui dit la sœur à laquelle le gardien l’avait livrée.

— Pour vol ! répéta la jeune mère en levant sur son interlocutrice ses yeux hagards ; pour vol !

La sœur prit cette réponse pour un aveu.

— Suivez-moi, lui dit-elle.

Marguerite obéit machinalement. Sa fille s’étant mise à crier, elle la berçait en marchant.

— Vous nourrissez votre enfant ? lui demanda la religieuse.

— Oui ! fit Mlle Rumigny en dégrafant son corsage.

— Tout à l’heure, lorsque vous serez en cellule. Si vous n’avez pas de lait, je vous en ferai chauffer.

Ces mots avaient été prononcés avec douceur et compassion.

Ce n’était déjà plus la gardienne qui parlait, mais la femme.

Une seconde sœur, portant un fanal, s’était jointe à la première.

Ainsi que celle de sa compagne, sa robe de bure était ornée d’un large ruban bleu, marque distinctive de la congrégation de Marie-Joseph, qui se consacre à l’œuvre des prisons et dont la maison-mère est à Dorat, dans la Haute-Vienne.

Elles échangèrent quelques mots à demi-voix, ce qui était une précaution bien superflue, car Marguerite songeait peu à les écouter, et elles tournèrent à droite pour prendre le couloir des cellules.

Au bout de dix pas, elles s’arrêtèrent en face d’une porte basse que l’une des religieuses ouvrit bruyamment.

C’était celle de la cellule n° 7.

La sœur qui portait le fanal y pénétra la première.

— Entrez, dit l’autre à Marguerite, en la faisant passer devant elle.

Cette cellule ressemblait à toutes ses voisines.

Des murs blanchis à la chaux, un parquet lavé, une petite fenêtre très-haut placée et fermée par un abat-jour.

Comme mobilier : un lit étroit et dur, sans draps — le prisonnier doit payer huit sous s’il en veut une paire — et une seule couverture rousse. Puis une petite table fichée à la muraille, une chaise de paille retenue à la table par une chaîne en fer, et au pied du lit, mal dissimulé dans son cube de bois, un récipient inutile à nommer.

— Vous allez me laisser ici toute seule ? gémit Mlle Rumigny, comprenant enfin qu’on l’avait arrêtée et conduite en prison. Pourquoi, mon Dieu ? Qu’ai-je fait ? Est-il donc défendu de vouloir mourir ?

— Voyons, calmez-vous, lui répondit doucement la religieuse ; donnez à boire à votre enfant, faites votre prière et dormez. Je ne puis vous allumer le gaz, on répare les tuyaux, mais je ne viendrai prendre le fanal que lorsque vous serez couchée.

Car les cellules sont éclairées au gaz, afin de pouvoir ne pas laisser dans l’obscurité les prisonniers malades ou ceux qui doivent être surveillés.

— Oh ! je vous en prie, supplia la malheureuse, ne m’abandonnez pas ; j’ai peur ! Je n’ai jamais fait de mal, je vous le jure ! Seigneur, ayez pitié de moi !

La pauvre femme s’était jetée à genoux, et pendant que d’une main elle pressait contre elle sa fille qui pleurait, elle s’accrochait de l’autre à la robe de sa gardienne pour l’empêcher de s’éloigner.

Profondément émue de ce désespoir, comprenant sans doute aussi qu’elle n’avait pas affaire à une prisonnière comme elle en recevait tant chaque jour, la sœur releva Marguerite et trouva de si bonnes paroles qu’au bout de quelques instants, après avoir apaisé la soif de son enfant, la jeune mère s’étendit résignée sur le lit que la seconde religieuse avait garni de draps de grosse toile grise.

Le grabat était bien étroit, mais Marguerite avait conservé sa fille couchée en travers sur poitrine, et lorsqu’elle entendit la porte de sa cellule se refermer, lorsqu’elle se vit dans l’obscurité, si elle ne se releva pas brusquement folle de terreur, si elle ne poussa pas un cri de désespoir, ce fut pour ne pas réveiller son enfant, qui s’était promptement endormie.

Quant à l’infortunée, elle conservait les yeux grands ouverts, s’efforçant de percer les ténèbres que son imagination peuplait de mille fantômes.

Il lui semblait que la voix sévère du juge d’instruction allait de nouveau se faire entendre ; elle sentait toujours peser sur elle ses regards interrogateurs ; elle revoyait son père ensanglanté qui lui apparaissait pour la maudire.

Puis ses souvenirs de jeune fille lui montaient au cerveau, pressés, vertigineux. Elle se rappelait son enfance si paisible, son roman d’amour, sa fuite de la maison paternelle, ce petit appartement de la rue Marlot, d’où elle s’était échappée pour mourir, et cet homme mystérieux qui l’avait arrachée à l’abîme, et elle fondait en larmes.

Cela dura longtemps, jusqu’à ce que, brisée au moral et au physique, elle finit par succomber à la fatigue et s’endormir d’un sommeil pesant, plein d’hallucinations et de vertiges.

Il y avait à peu près une heure que Marguerite reposait, si ce sommeil peut être appelé repos, lorsque, réveillée tout à coup par un bruit étrange, inattendu, inexplicable pour elle, et frappée au visage par un brusque rayon de lumière rougeâtre, qui parut à son esprit affaibli l’œil enflammé d’un monstre vengeur, elle se dressa à demi, étendit les bras pour éloigner l’horrible vision et, poussant un cri terrible, retomba inanimée.

C’était la surveillante de ronde, qui, pressée de terminer son service et ne sachant pas d’ailleurs qui se trouvait dans la cellule n° 7, en avait ouvert bruyamment le guichet pour projeter la lumière de son fanal à l’intérieur, afin de voir si tout s’y passait selon les règlements.

Elle avait bien entendu le cri de la prisonnière, mais aucun bruit de nature à l’inquiéter ne lui ayant succédé, la religieuse n’avait vu là qu’un de ces appels si fréquents dans les prisons, et elle s’était remise en chemin pour achever son inspection.

Deux heures plus tard, au point du jour, lorsque la sœur supérieure pénétra dans cette cellule dont le silence n’avait plus été troublé, elle aperçut, accroupie dans un coin, la détenue qui berçait sa fille, en murmurant à son oreille une de ces chansons naïves dont les mères seules ont le secret.

À l’entrée de la religieuse, Marguerite ne fit pas un mouvement et n’interrompit pas son refrain.

La sœur se précipita vers elle, et, l’ayant vainement appelée, lui prit le nourrisson. Elle jeta aussitôt un cri d’horreur !

L’enfant était glacé. Marguerite ne berçait plus qu’un cadavre !

En retombant sur sa couche, au moment où la terreur l’avait affolée, la pauvre mère avait étouffé sa fille.

Elle ne fit pas un geste pour reprendre le petit corps ; elle laissa retomber ses bras vides et leva les yeux.

Leur expression égarée disait assez que la raison l’avait abandonnée.

Lorsqu’en arrivant à son cabinet, vers onze heures, M. de Fourmel apprit ce qui s’était passé, il en fut vivement affecté et ordonna de transporter Mlle Rumigny à Saint-Lazare, en recommandant qu’elle y fût entourée de tous les soins nécessaires.

Presque au même instant, il se passait dans le bureau de M. Meslin une scène étrange.

Maître Picot était en train de raconter à son chef ses hauts faits de la nuit précédente, et il en attendait impatiemment les éloges dont il se pensait digne, quand on apporta au commissaire de police une carte dont la vue lui fit faire un soubresaut sur son fauteuil.

— Ah ! c’est trop fort, dit M. Meslin à l’agent, c’est lui !

Lui, c’était William Dow, dont il venait d’ordonner l’arrestation à Picot, dans le cas où l’étranger se préparerait secrètement à quitter Paris.

— Faites entrer ce monsieur, ordonna le fonctionnaire.

L’Américain fut immédiatement introduit.

Son premier soin avait été, dans la matinée, d’envoyer chercher les effets de Mme Bernard et les siens, rue Lacuée — inutile de dire qu’il avait généreusement désintéressé la femme du marchand de vin de la perte de sa robe et de son linge — et il était vêtu avec son élégance habituelle.

En reconnaissant l’agent dans le cabinet du commissaire de police, il ne put s’empêcher de sourire et, avant que M. Meslin l’interrogeât, il lui dit de sa voix la plus calme et avec la plus grande politesse :

— Monsieur le commissaire, j’ai l’intention de partir très prochainement, mais je n’ignore pas le soin que vous prenez à me faire suivre, et comme cette surveillance pourrait donner lieu à quelque conflit entre ce brave garçon et moi, je vous prie de lire cette lettre.

Stupéfait de cet aplomb et fort humilié de se voir aussi complètement deviné, M. Meslin prit en rougissant le pli que lui présentait William Dow. À peine l’eut-il parcouru qu’il quitta précipitamment son fauteuil et, faisant signe à Picot de sortir, offrit gracieusement un siége à son visiteur.

— Mille remerciements, dit l’Américain d’un ton ironique, je suis fort pressé, j’ai quelques courses importantes à faire avant mon départ. Je ne désirais que vous faire lire cette lettre.

M. Meslin essaya vainement de le retenir et, voyant qu’il ne pouvait y arriver, il voulut au moins le reconduire jusqu’au seuil de sa maison.

Là, ils échangèrent un salut et le commissaire de police, très préoccupé, regagna son cabinet.

— Eh bien ? lui demanda l’agent qui guettait son retour, qu’est-ce qu’il y a de nouveau ?

— Il y a, monsieur Picot, ce qui n’est peut-être pas nouveau, que vous n’êtes qu’un imbécile, répondit M. Meslin. Vous pouvez retourner à la Sûreté, je n’ai plus besoin de vous !

Et, sans se préoccuper de la mine déconfite du policier, qu’il laissait seul dans son antichambre, le commissaire de police rentra dans son bureau en fermant brusquement la porte derrière lui.

Après avoir employé une partie de sa journée à écrire des lettres pour l’Amérique, William Dow quittait Paris le soir même par la gare de l’Est.

Il est superflu d’ajouter que, cette fois, maître Picot ne le suivait pas.