Le N° 13 de la rue Marlot (Pont-Jest)/XVI

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E. Dentu (p. 202-221).


XVI

CATASTROPHE !


N’écrivant pas ici un roman d’amour, nous nous garderons bien de peindre chacune des phases de la passion qui devait fatalement rapprocher deux cœurs meurtris et isolés.

Exilé, privé de toute affection de famille, d’une nature ardente et exaltée, Balterini n’avait pas résisté longtemps aux charmes de Marguerite. Après avoir promptement deviné tout ce que cette âme vierge renfermait de trésors de tendresse, tout ce qu’elle souffrait de secrètes tortures, car peu de jours lui avaient suffi pour comprendre la nature profondément égoïste de M. Rumigny, il s’était senti saisi d’une indicible compassion et bientôt envahi par un irrésistible amour.

Lorsqu’il fut certain qu’il était également aimé, la joie de l’Italien fut immense ; il bénit les malheurs politiques qui l’avaient conduit dans cette ville dont il ignorait peut-être le nom quelques mois auparavant ; mais, comme c’était un honnête homme, incapable d’abuser de la confiance que lui témoignait le père de Marguerite, il résolut d’avoir avec la jeune fille un entretien de nature à décider de leur avenir à tous deux.

Un matin, alors que M. Rumigny les avait laissés seuls, dans ce même salon où ils s’étaient vus pour la première fois, Balterini jeta sur celle qu’il aimait un regard qui la fit tressaillir, et quittant brusquement le piano où il était assis, il s’avança vers elle.

Pressentant qu’il allait se passer entre elle et l’étranger quelque chose de grave, Marguerite pâlit et fut obligée de s’appuyer contre un meuble.

— Mademoiselle, dit le jeune homme en lui prenant les deux mains, ne pensez-vous pas que, dans la situation particulière où nous nous trouvons, il nous faut plus de courage, d’énergie et de franchise qu’à bien d’autres ? Je vous aime de toutes les forces de mon âme ; peut-être m’aimez-vous un peu vous-même.

La jeune fille ne répondit qu’en fermant les yeux et en pressant les mains qui renfermaient les siennes.

Balterini poursuivit :

— Où nous conduira cet amour si nous n’unissons pas nos efforts pour triompher des obstacles qui nous séparent ? Au désespoir ! Moi, du moins, Marguerite, car j’aimerais mieux mourir que de renoncer à vous. M. Rumigny voudra-t-il de moi pour son gendre ? J’ose à peine l’espérer, quelques sentiments affectueux qu’il me témoigne. Il est donc nécessaire que j’aie votre assentiment, que vous m’encouragiez pour faire cesser mes hésitations et mes craintes, pour que je puisse hardiment vous demander à votre père.

— Oh ! gardez-vous-en bien, Robert, dit la jeune fille avec épouvante.

Puis, effrayée de son abandon, elle reprit en rougissant :

— Pardon ! Monsieur Robert.

— Chère Marguerite ! En sommes-nous donc encore à ne pas nous entretenir franchement ? Ne m’aimez-vous pas assez pour avoir toute confiance en moi, pour m’appeler Robert, comme moi je veux vous appeler Marguerite ?

— Oui, vous avez raison, répondit Mlle  Rumigny en précipitant ses paroles. Eh bien, Robert, ne parlez de rien à mon père en ce moment. Attendez, ayez de la patience, comme il m’en faut à moi-même. Laissez-moi le préparer à votre démarche. Vous ne le connaissez pas, voyez-vous. Je sais seule la lutte qu’il me faudra subir. Il m’aime tant ; il s’est si bien accoutumé à cette idée que je ne le quitterai jamais, que mon cœur n’appartient qu’a lui. Que dira-t-il lorsqu’il apprendra que j’en ai donné la meilleure part à un autre. J’ai peur !

— Peur ! ne suis-je pas là pour vous défendre ? Mais vous vous trompez ; M. Rumigny est un homme trop sage pour ne pas comprendre que, jeune et belle comme vous l’êtes, vous devez être adorée. S’il vous aime, il ne peut vouloir que votre bonheur, et il me témoigne assez d’affection et d’estime pour me pardonner un amour aussi profond, aussi respectueux que le mien.

— Mon père n’est pas un homme comme les autres hommes, mon ami. Sa tendresse pour moi est inquiète et jalouse ; il m’aime pour lui et non pour moi-même. Quant à son amitié pour vous, elle est toute d’égoïsme. Elle lui rapporte mille satisfactions selon ses goûts ; le jour où elle menacera de lui coûter quelque chose, sa fille surtout, il ne verra plus en vous qu’un ennemi.

— Ce n’est pas possible !

— Cela est ainsi, Robert ; je vous le répète : j’ai peur !

— Que faire alors ?

— Attendre !… ou ne plus m’aimer !

Balterini répondit à cette expression de douleur en élevant jusqu’à ses lèvres les mains de la jeune fille et en les couvrant de baisers ; puis, après de douces paroles, ils décidèrent qu’il ne serait fait aucune démarche auprès de M. Rumigny, et qu’ils redoubleraient de prudence au contraire pour ne pas éveiller les soupçons du vieillard.

La quiétude de l’ex-négociant était d’ailleurs absolue ; il ne voyait dans l’Italien qu’un confrère savant et dévoué dont l’intimité lui était précieuse, dont les succès le remplissaient d’orgueil.

Tout entier à son dilettantisme, il était complètement aveugle.

Rien ne l’intéressant que la musique, il devait en être de même de tous ceux qui l’entouraient.

Heureux d’un regard, de quelques lignes échangées chaque jour, d’une pression de main furtive, les deux amoureux auraient donc pu vivre longtemps ainsi, en attendant qu’il se présentât une occasion favorable ; mais si M. Rumigny dormait, son neveu, malheureusement, veillait pour son oncle et pour lui-même.

Du premier jour où il s’était rencontré avec Balterini, M. Morin l’avait vu d’un mauvais œil. Jaloux, par tempérament, de tout ce qui était jeune et beau, il n’avait pas tardé à prendre l’Italien en haine.

Lorsqu’il le vit devenir l’intime de cette maison où on n’avait pas voulu de son amour ; quand il entendit le vieillard prôner partout son jeune ami, il se sentit envahi par mille sentiments mauvais. Puis, il eut bientôt la pensée que cet étranger pouvait aimer Marguerite et en être aimé. Il se promit alors de les surveiller et de les perdre s’il existait entre eux un secret et qu’il le surprit.

Dès ce jour-là, il redevint assidu chez son oncle, empressé auprès de Marguerite, et, quoiqu’il n’eût jamais passé pour un dilettante, il se prit tout à coup pour la musique d’un goût passionné. Il écoutait pendant des soirées entières tous les morceaux qu’il plaisait à M. Rumigny d’exécuter : lorsque la jeune fille et Balterini chantaient, car l’Italien avait une voix remarquable, il ne les quittait pas des yeux.

Se sentant espionnée, Mlle  Rumigny redoubla de réserve et recommanda à Robert de se tenir sur ses gardes ; mais les deux amants eurent beau faire, M. Morin les devina, et, lorsqu’il fut bien certain qu’ils s’aimaient, il résolut de ne pas attendre un instant pour se venger.

C’est dans ce but qu’il se présenta un matin chez M. Rumigny. Celui-ci était seul dans sa salle à manger ; sa fille venait de remonter chez elle.

— Eh ! bonjour, mon neveu, dit le vieillard, quelle bonne fortune t’amène à pareille heure ?

— Je viens remplir un devoir, mon oncle, répondit le vieux garçon de ce ton sournois qui lui était particulier.

— Un devoir ?

— Oui.

— Je ne te comprends pas.

— Je vais m’expliquer. Il y a quelques mois, je vous ai demandé la main de Marguerite.

— Tu sais que je ne suis pour rien dans son refus.

— Je le sais ; vous m’avez même dit, pour me consoler, que vous n’imposeriez jamais un mari à votre fille.

— C’est vrai ! Je n’ai pas changé d’avis.

— Eh bien ! ma chère cousine, si je ne me trompe pas, est en train de se choisir elle-même un mari.

— Ah ! bah ! Et qui donc ?

M. Rumigny avait prononcé ces mots d’une voix ironique, mais le coup n’en avait pas moins porté, car le sang lui était monté au visage.

— Vous comprenez, mon cher oncle, poursuivit impitoyablement Adolphe Morin, que c’était fatal. Votre fille est jeune, jolie ; il serait bien étonnant de la voir tous les jours sans l’aimer.

— Va donc ! De qui parles-tu ?

— De qui voulez-vous que je parle, si ce n’est de ce bel étranger dont vous avez fait votre intime ?

— Balterini ?

— Lui-même.

— Tu es fou ! Balterini est un honnête garçon qui n’oserait…

— J’y vois plus clair que vous, il a osé.

Le bonhomme avait quitté son siège, et, plus agité, plus ému qu’il ne voulait le paraître, il allait et venait en murmurant :

— Non, non, ce n’est pas possible ! Je me serais aperçu de quelque chose. Je ne suis pas un Géronte, un Bartholo ; on n’oserait se jouer ainsi de moi !

M. Rumigny était touché au cœur, dans son orgueil et dans son affection jalouse ; cependant il ne voulait pas croire encore.

— Mais, dit-il, en s’arrêtant brusquement en face de son neveu, lors même que Balterini aimerait Marguerite, ce qui est possible, soit ! ça ne prouverait pas que ma fille, sans m’avoir consulté, ait autorisé cet amour.

— Je suis sûr que ma cousine et l’Italien s’entendent à merveille.

— Oh ! si je le croyais !

L’accent de colère croissante avec lequel son oncle avait lancé ces quatre mots effraya M. Morin.

— Voyons, calmez-vous, lui dit-il ; le mal est peut-être moins grand que je le suppose. Marguerite n’en est probablement qu’à voir dans ce musicien un héros de roman qui a frappé son imagination. Éloignez-le de chez vous ; dans un mois elle n’y pensera plus. Que faites-vous donc ?

M. Rumigny venait de sonner.

— Je veux en avoir le cœur net, répondit-il sèchement ; je vais interroger ma fille.

— Pas devant moi, au moins ; je ne voudrais pas qu’elle pût penser que j’ai voulu lui causer un chagrin. Je n’ai qu’un but : vous rendre service à tous deux.

— Tu as raison, oui, va-t-en !

Son domestique entr’ouvrant en ce moment la porte de la salle à manger, il lui dit avec un calme relatif :

— Priez Mlle  Marguerite de descendre.

M. Morin était déjà sorti ; M. Rumigny reprit sa promenade agitée.

Il ne l’interrompit qu’à la voix de sa fille, qui lui disait en entrant :

— Tu me fais demander, père ?

— Oui, dit le vieillard, en s’efforçant de rester maître de sa colère ; nous avons à causer.

— Mon Dieu ! qu’as-tu donc ? Comme tu es rouge. Serais-tu malade ?

— Je me porte fort bien, au contraire ; ce n’est pas de ma santé qu’il s’agit.

— De quoi donc ? demanda affectueusement la jeune fille.

M. Rumigny ne savait comment entamer l’entretien. Les regards si purs de son enfant, sa voix tendre, sa physionomie si tranquille, tout cela le paralysait.

Il eut un instant la bonne pensée de repousser les soupçons qu’avait éveillés en lui son neveu, et de trouver une défaite quelconque pour expliquer l’ordre qu’il avait donné à son domestique ; mais son caractère inquiet, égoïste et jaloux ne lui permit pas de suivre cette conduite plus digne, et, faisant alors comme les poltrons qui, par peur, se jettent au-devant du danger, il s’approcha de sa fille et lui dit d’un ton plein de menace :

— Alors tu te moques de moi ?

Stupéfaite de cette apostrophe, car elle ne se doutait de rien, elle ignorait même la visite de son cousin, Mlle  Rumigny regarda son père avec autant de surprise que de frayeur. Elle ne savait que répondre.

— Oui, tu te moques de moi, reprit ironiquement le vieillard ; tu files le parfait amour avec Balterini. Ah ! vous avez cru que je ne m’apercevrais pas de vos grimaces ; vous m’avez pris pour un père de comédie, pour un imbécile !

— Père ! supplia Marguerite douloureusement émue de la colère de M. Rumigny.

— Voyons, est-ce vrai, oui ou non ? Cet Italien te fait-il la cour ? T’a-t-il dit qu’il t’aimait ? Je ne te demande pas ce que tu lui as répondu, je suis certain que tu l’as traité comme il le mérite. Mais pourquoi ne m’as-tu pas averti ? je l’aurais chassé !

La jeune fille se taisait, profondément humiliée et s’armant de courage pour la lutte qu’elle pressentait.

— Eh bien ! réponds-moi !

Il lui secouait les deux mains qu’il avait prises dans les siennes.

— Pas en ce moment ! fit Mlle  Rumigny en se dégageant doucement ; ce soir, demain, lorsque vous serez plus calme.

— Je veux savoir de suite.

Marguerite releva la tête, son regard s’était fait assuré ; on eût dit qu’elle avait honte de sa faiblesse.

— Soit ! dit-elle ; après tout, il vaut mieux ne rien vous cacher. C’est vrai, M. Balterini m’a avoué qu’il m’aimait.

— Le misérable ! Et toi ?

— Moi ! je l’aime aussi.

— Malheureuse ! Tu penses que je supporterai ce scandale ?

— Où est le scandale, mon père ? Robert…

— Je te défends de l’appeler par ce nom.

— Pardon ! M. Balterini appartient à une excellente famille ; c’est un grand musicien, destiné à devenir célèbre ; vous l’avez dit cent fois ; il veut faire de moi sa femme.

— Sa femme ! Ah ! tu as pu croire que je consentirais jamais à ce mariage. Ainsi, c’est chez moi, dans ma maison, sous mes yeux, que vous avez abusé de ma confiance, que vous vous êtes joués de moi, au mépris de mon autorité, de façon à me rendre la fable de la ville entière. Oh ! que cet Italien ne remette plus les pieds ici, sinon…

Le vieillard, qui dans sa colère, allait d’un meuble à l’autre, les poussant du pied et de la main, saisit une corbeille de porcelaine sur un buffet, la lançant à terre, la brisa en mille pièces.

La jeune fille jeta un cri de terreur, et, pâle, à demi-morte, se laissa tomber sur un siège.

M. Rumigny, honteux et épouvanté, se précipita vers elle, s’agenouilla et lui dit en la pressant dans ses bras :

— Marguerite, mon enfant, pardonne-moi ! C’est que je suis si malheureux ! Tu ne l’aimes pas, cet homme, ce n’est pas possible ! Tu ne voudrais pas quitter ton pauvre vieux père, dont tu es toute la joie, tout l’orgueil, pour suivre un étranger. Il a surpris ton cœur ! Qui pourrait t’adorer comme moi ? Est-ce que je te refuse jamais quelque chose ? N’es-tu pas ici la maîtresse absolue ! Réponds-moi, ma petite Margot ; dis-moi que tu me pardonnes. Tiens ! si tu veux, nous partirons demain pour Paris. De là, nous irons où tu voudras : en Italie ; non, pas en Italie ! mais en Allemagne, en Suisse ! Tu verras comme tu seras heureuse !

Et le père égoïste embrassait sa fille en lui souriant.

C’était tout à la fois odieux et ridicule.

Marguerite ne rependait pas ; les larmes coulaient silencieusement de ses yeux.

— C’est entendu, n’est-ce pas, reprit le vieillard en se relevant, tu n’y penseras plus, tu me le promets ?

— Mon père, murmura la malheureuse enfant, lorsque mon cousin vous a demandé ma main, vous m’avez dit à moi-même que vous me laissiez libre du choix de mon mari.

— Oui, c’est possible ! Tu sais, on dit ces choses-là sans penser qu’un jour ce malheur peut arriver. Bien certainement tu te marieras, je ne suis pas un tyran ; mais plus tard, nous avons le temps ! Tu n’as pas encore vingt ans. D’abord, je ne veux pas d’un étranger ; de plus, M. Balterini n’est pas ce qu’il te faut ; je le connais mieux que toi.

— Je vous ai dit que je l’aimais ! Je ne porterai jamais d’autre nom que le sien.

— Il ne s’appelle pas Balterini.

— Je le sais, il m’a tout raconté. Ses malheurs, les causes de son exil, son véritable nom, je n’ignore rien !

— Il t’a dit aussi qu’il est condamné à dix ans de prison ?

— Oui ?

— Et c’est cet homme-là dont tu voudrais devenir la femme ? Un conspirateur ! Plus encore, peut-être !

— Mon père !

Mais le vieillard cédait de nouveau à la colère. La résistance de sa fille, qu’il croyait vaincue, l’exaspérait. Il n’écoutait plus rien.

— Non ! s’écria-t-il, cent fois non ! Plutôt que de céder, j’aimerais mieux…

M. Rumigny s’interrompit ; la porte de la salle à manger venait de s’ouvrir pour donner passage à Balterini.

— Que venez-vous faire ici ? s’écria-t-il en s’avançant vers l’Italien malgré les efforts de Marguerite, qui l’avait saisi par le bras.

Surpris de cet accueil, auquel il s’attendait si peu, le jeune homme s’arrêta, interrogeant du regard M. Rumigny et sa fille.

La physionomie bouleversée du vieillard et les yeux rouges de son enfant lui disaient bien qu’il venait de se passer entre eux quelque scène violente, mais il ne comprenait pas encore pourquoi il lui était fait une aussi grossière réception.

— C’est bien à vous que je parle, reprit le vieux dilettante avec un geste de menace. Ah ! vous avez cru qu’il ne s’agissait que d’entrer dans cette maison pour y faire votre métier de séducteur ! Vous avez compté sans moi. Allez-vous-en, je vous chasse !

— Monsieur ! s’écria Balterini indigné et comprenant tout enfin.

— Oui, je vous chasse ; entendez-vous, monsieur… Romello ! répéta M. Rumigny en appuyant intentionnellement sur le véritable nom du jeune homme.

— Oh ! mon père ! mon père ! gémit Marguerite.

— Laissez, mademoiselle, dit Robert ; par amour et respect pour vous, je saurai supporter les insultes de votre père. Je me retire. Que Dieu lui pardonne !

Il se dirigeait vers la porte, après avoir adressé un dernier regard à celle qu’il aimait.

— Que Dieu me pardonne ! hurla le vieillard, que le calme même du musicien affolait. Que Dieu me pardonne ! Eh bien ! si tu n’as pas quitté Reims dans vingt-quatre heures, c’est au procureur impérial que je m’adresserai, misérable !

— Ah ! prenez garde, monsieur, fit Balterini, bondissant sous ce nouvel outrage et à cette menace, car je pourrais oublier votre âge et votre nom ! Si ce n’était l’ange qui supplie pour vous !

— Que ferais-tu ? Crois-tu donc avoir affaire à un lâche comme toi ?

Et s’arrachant de l’étreinte de sa fille, M. Rumigny s’élança vers l’Italien avec une rapidité juvénile et le frappa brutalement au visage.

Balterini poussa un cri et leva le bras pour se venger ; mais Marguerite, qui s’était jetée entre son amant et son père, arrêta Robert au passage. L’insulté se sentit au même moment tiré vigoureusement en arrière.

Au bruit de la querelle née de sa honteuse délation, M. Morin, qui n’avait pas quitté la maison, était accouru. Par prudence, il s’était fait escorter de l’un des domestiques.

Ces deux hommes empêchaient l’étranger de précipiter sur le vieillard, dont le geste restait provocateur et que sa fille tentait vainement de calmer.

Balterini, fou de honte et de colère, était d’une effrayante pâleur. Ses yeux lançaient des éclairs, ses dents claquaient les unes contre les autres.

Il était visible que d’un seul mouvement il aurait pu se débarrasser de ceux qui le retenaient, mais les regards suppliants de Marguerite le faisaient immobile.

Cela dura dix secondes ; puis il vainquit ce charme fascinateur, et, se dégageant, il se précipita vers la porte de la salle a manger.

Arrivé là, il se retourna et s’écria, en s’adressant à M. Rumigny :

— Vous m’avez mortellement outragé, monsieur ; c’est tout votre sang qu’il me faut pour laver ma honte. Si vous ne me faites pas réparation, je vous tuerai comme un chien, aussi bien dans dix ans que demain. Je vous le jure sur la vie de votre enfant, sur mon salut éternel !

Et, sans répondre au cri d’épouvante de la jeune fille, l’Italien disparut.

Resté seul avec sa fille et M. Morin, l’ex-négociant ne comprit pas combien sa conduite avait été odieuse. Il ne voyait que sa victoire. Lorsqu’il aperçut Marguerite, à demi morte dans un fauteuil, il n’eut pas même un mot de pitié pour elle.

Égoïste et lâche devant les douleurs d’autrui, il la confia à la femme de chambre qui était descendue, et prenant le bras de son neveu, dont l’âme vile et basse débordait de joie, il s’en fut bien vite dans son jardin, au grand air, pour combattre l’apoplexie qui le menaçait.

Quant à la malheureuse enfant, elle arriva dans sa chambre en proie au plus profond désespoir. Si peu d’expérience qu’elle eût, elle comprenait que Balterini ne pardonnerait jamais à son père, qu’il voudrait se venger, que son honneur le lui commandait, et qu’elle était alors séparée de lui pour toujours.

Ce n’était pas tout encore : elle se souvenait que M. Rumigny avait menacé l’Italien de le dénoncer, et les remords les plus cruels la torturaient, car elle voyait déjà Robert payant son amour de sa liberté, peut-être même de sa vie.

— C’est moi qui l’aurai perdu ! murmurait-elle en sanglotant.

Soudain ses larmes s’arrêtèrent, sa physionomie prit une expression d’étrange résolution, et après avoir tracé fiévreusement quelques lignes, elle supplia sa femme de chambre de les faire parvenir immédiatement à M. Balterini.

Cette femme lui était toute dévouée, elle savait que la commission dont elle la chargeait serait exactement faite.

Elle ne craignait qu’une seule chose, c’est que Robert ne fût pas rentré chez lui.

Elle se trompait. Peu soucieux de se montrer dans l’état d’exaltation où l’avait mis la scène que nous venons de raconter, le jeune homme s’était hâté de s’enfermer dans son appartement, pour songer au parti qu’il devait prendre.

Lorsque l’envoyée de Mlle  Rumigny lui remit sa lettre, Balterini était encore pâle, mais parfaitement calme.

Cette lettre n’avait que quelques lignes.

« Robert, disait Marguerite, vous voulez la vie de mon père pour venger l’outrage dont vous avez été la victime ; oubliez, pardonnez ; je vous donne ma vie tout entière en échange. Où doit vous rejoindre votre femme ? »

À la lecture de ce billet dans lequel la généreuse enfant avait mis toute son âme, l’étranger tressaillit de joie et d’orgueil.

Après avoir réfléchi un instant, il écrivit rapidement quelques mots qu’il remit à la femme de chambre. Ainsi que Mlle  Rumigny, il avait éprouvé cent fois l’intelligence et le dévouement de cette brave fille.