La Fiancée (recueil)/Le Néflier sur la rivière

La bibliothèque libre.


LE NÉFLIER SUR LA RIVIÈRE


C’était un néflier dont les fruits presque aussi gros que des pommes n’étaient pas moins abondants une année que l’autre. Lui-même dépassait en grosseur la plupart des pommiers qui encombraient le clos et lui laissaient la plus belle place au bord de la rivière.

Il était si vieux, aussi, que les très vieilles gens nées dans le village assuraient l’avoir toujours connu de cette taille et avec la même cassure par le milieu qui le faisait se pencher sur l’eau claire et s’y mirer tout entier. Il tenait si peu à la rive qu’on craignait toujours de le voir emporter lorsqu’une pluie d’orage venait à rendre le courant plus rapide. Cependant, en le regardant de près on ne doutait plus de sa solidité. Tout au fond de l’eau, à travers les cailloux, on apercevait ses fortes racines dont quelques-unes montraient un dos noir et renflé qui faisait penser à de grosses anguilles dormant bien tranquillement sous les rayons du soleil. Ainsi courbé, comme jeté en avant, on eût dit qu’il voulait s’éloigner du clos, et surtout qu’il cherchait à échapper au noisetier son voisin dont les branches l’abritaient des mauvais vents, mais dont les racines tortueuses se glissaient sournoisement jusqu’à lui comme pour le crocheter au pied et l’empêcher de fuir.

Les gamins du village ne se faisaient pas faute de lui rendre visite dès que les premières gelées venaient mûrir les fruits. Pour l’atteindre, ils n’avaient qu’à traverser la rivière peu haute à cet endroit, l’un d’eux grimpait et se mettait à cheval sur l’arbre courbé et avec de petites tapes sur ses branches il l’obligeait à donner son bien sans réserves. Le néflier paraissait le donner aussi sans regret, car à chaque petite tape, son bien tombait adroitement dans un tablier tendu, dans un panier d’écolier, ou même dans une casquette. Et s’il arrivait qu’une nèfle malicieuse, pour faire courir après elle, échappât au tablier, au panier ou à la casquette, c’étaient, mêlés à un clapotis joyeux, des cris et des rires qui apprenaient aux parents des maisons voisines que, dans le grenier ou le cellier, on allait voir mûrir sur la paille neuve de belles nèfles, qu’on ne mangerait qu’une à une comme la plus fine des gourmandises.

Il en était ainsi depuis que le clos et la maison délabrée qui le dominait étaient sans maîtres. Mais voici que cette année, au début du printemps, les gens du village virent arriver d’un faubourg de Paris le vieux Nestin et la vieille Nestine. Tous deux visitèrent la maison basse et longue, arpentèrent le clos, comptèrent les arbres fruitiers, inspectèrent la rivière et décidèrent aussitôt d’acheter le tout.

Nestin et Nestine étaient des époux sans enfants, ayant travaillé pendant des années et des années dans une cour sans air, où ils avaient économisé sou à sou, juste de quoi acheter la maison et le clos où ils allaient enfin pouvoir respirer à l’aise, pour le temps qui leur restait à vivre. Mais si la maison, malgré son délabrement, pouvait les garantir du froid ainsi que de la chaleur, elle ne pouvait pas les nourrir. Aussi, courageux et solides encore, ils se mirent tout de suite à l’œuvre, Nestin bêchant, ouvrant des sentes entre les arbres et semant dans tous les coins, Nestine arrachant les mauvaises herbes, brouettant le fumier, et arrosant avec soin les semences, dès qu’une tige ou une petite feuille sortait de terre.

L’été trouva le clos pourvu de beaucoup plus de choses qu’il n’était nécessaire aux deux vieux. Eux qui n’avaient jamais mangé de légumes vraiment frais s’étaient ingéniés à faire pousser toutes les variétés de ceux qu’ils avaient vus aux étalages des boutiques parisiennes. Les radis même tenaient un large carré, quoique Nestine n’eût plus de dents pour les croquer et que Nestin eût un estomac qui, depuis longtemps, ne lui permettait plus d’en manger. Les menues fleurs venues de la prairie et montrant leurs vives couleurs parmi le vert des poireaux et des salsifis étaient arrachées sans pitié. Nestine, comme si elle leur reprochait leur audace, disait en les jetant au fumier : « On pensera aux fleurs plus tard. Il nous faut des légumes pour tout notre hiver. » Et, à peine avait-elle enlevé une salade que Nestin venait enfouir à sa place une poignée de haricots. Puis vint la cueillette des fruits. Elle fut plus abondante que les vieux ne l’espéraient, grâce aux soins donnés à tout ce qui avait mission de les nourrir. Les cerises et les prunes, pour la plus grande partie, devinrent des confitures. Et, plus tard, les poires et les pommes furent portées au grenier pour y être conservées à l’abri de l’humidité. Et comme, désireux de posséder autre chose encore, Nestin et Nestine fouillaient minutieusement les arbres du bord de l’eau, s’étonnant que les saules et les aulnes n’aient pas de fruits, ils découvrirent soudain le néflier.

— Qu’est-ce que c’est que cet arbre bossu ? demanda Nestine.

À leur arrivée, au printemps, ils ne l’avaient pas aperçu parce que, à peine feuillé, il faisait corps avec le noisetier dont les multiples branches formaient un étroit mais très épais taillis. Mais depuis, comme s’il espérait échapper au malheur qui le menaçait, le néflier avait réussi à se séparer de la rive, et l’eau, maintenant, formait un petit ruisseau entre le clos et lui.

Nestin n’avait pas répondu à la question de Nestine, car, pas plus qu’elle, il ne savait le nom de cet arbre mal tourné, qui possédait de larges et très belles feuilles, et un fruit bizarre, ayant la forme d’une fleur toute prête à s’épanouir. Tous deux, pour mieux voir, s’approchèrent au risque de glisser dans la rivière, au-dessus de laquelle le néflier laissait pendre ses branches trop lourdement chargées.

— C’est pas un arbre français, assura Nestin.

— C’est peut-être un pommier du Japon, dit Nestine.

Et elle ajouta aussitôt :

— On peut toujours goûter à ses fruits.

Ce n’était pas facile, car les branches s’éloignaient du bord comme à plaisir, et il fallut que Nestin entrât dans l’eau pour satisfaire sa curiosité en même temps que la gourmandise de Nestine. Le fruit, solidement attaché, résistait, et il fit entendre un bruit de petite branche cassée lorsque Nestin réussit à s’en emparer. Chacun d’eux garda longtemps dans ses mains ce fruit étrange, puis Nestine le porta à sa bouche.

— Oh ! dit-elle, il est en bois.

Nestin essaya d’y mordre à son tour et fit la grimace :

— C’est une saleté de fruit qui ne se mange pas, dit-il.

Et, de dépit, il le lança avec force contre le mur où il se brisa comme verre.

Occupés à la resserre des légumes d’hiver et de tout ce qui pouvait se conserver, ils oublièrent très vite l’arbre bossu. Mais un jeudi de novembre, alors que la nuit avait déposé sur toute la campagne une fine gelée qui la recouvrait comme un léger tissu blanc, ils entendirent, venant de la rivière, des rires bruyants et des cris joyeux.

Croyant que les enfants du village venaient, une fois de plus, fouiller le noisetier, et sachant que depuis longtemps il n’y restait plus de noisettes, ils ne s’inquiétèrent pas tout d’abord. Pourtant, comme les cris et les rires redoublaient, ils se décidèrent à aller voir ce qui se passait au bout de leur clos. Et là, avec une surprise sans pareille, ils virent l’arbre bossu entouré par une douzaine de gamins aux culottes relevées jusqu’aux hanches et dont les tabliers formant sacs étaient déjà pleins de fruits cueillis aux basses branches. L’un d’eux à la mine hardie, juché sur la bosse même du néflier, choisissait et mangeait les plus beaux dont il jetait, par taquinerie, les menus noyaux sur la tête de ses camarades.

Nestin et Nestine regardaient et ne comprenaient rien à ces fruits qu’ils voyaient maintenant fondre dans la bouche des enfants et s’écraser dans leurs doigts que beaucoup suçaient comme s’ils étaient pleins de confiture.

Un homme qui réparait le barrage d’une rigole dans le pré d’en face, et qui s’amusait du tapage et de la gourmandise des gamins, dit aux deux vieux tout en riant :

— Si vous aimez les nèfles, vous ferez bien de vous dépêcher d’en cueillir, car ces galopins-là auront tôt fait de tout emporter.

Nestin et Nestine se regardèrent. « Des nèfles ? C’étaient des nèfles ? » Certes, ils en connaissaient le nom, mais c’était la première fois qu’ils en voyaient, et de les voir si tendres et si dorées une grande envie leur venait d’y goûter de nouveau. Surtout que l’homme d’en face ajoutait en riant toujours :

— C’est qu’elles sont bonnes celles-là, et les voici quasiment mûres, maintenant que la gelée a passé dessus.

Nestin n’y put tenir. Il tendit la main vers un des petits :

— Donne-m’en une.

Le petit ouvrit son tablier, en choisit une qu’il donna gentiment :

— Y a plus que celle-là de molle, les autres, maman les fera mûrir sur la paille.

Nestin avait partagé sa nèfle avec Nestine et tous deux pensaient à présent que ce n’était pas là une saleté de fruit, bien au contraire. Ils se pourléchaient et étaient tout prêts à en redemander. Mais, brusquement, la même idée leur vint. Certainement, l’homme avait raison. S’ils voulaient garder pour eux une partie de ces nèfles qu’on pouvait faire mûrir sur la paille, il fallait se hâter de chasser toute cette marmaille. Aussi, avec ensemble, ils firent la grosse voix :

— Vous en avez assez, hein, les enfants. Il faut vous en aller tout de suite.

La plupart d’entre eux, craintifs, allaient faire ce qu’on leur ordonnait, mais celui qui était perché, et qui n’avait pas encore fait sa provision, répondit effrontément :

— Les nèfles sont à nous autant qu’à vous, puisqu’elles sont sur la rivière.

Cette réplique qui avait fait rire l’homme du pré, fit, au contraire, monter, au nez de Nestin une colère qui le rendit tout rouge. Il regarda Nestine :

— À eux, autant qu’à nous, ah ! par exemple !

Et, sans réfléchir, il sauta dans l’eau pour déloger l’effronté, mais déjà le gamin, pris de peur, s’était laissé glisser en bas et s’enfuyait de l’autre côté. Ce fut la débandade. Et, un instant après, Nestin et Nestine étaient seuls avec leur néflier.

Bien vite ils organisèrent la cueillette. Mais tout aussitôt, les difficultés surgirent. Nestin, qui avec mille peines avait réussi à grimper comme le gamin sur la bosse du néflier, se plaignait de s’être donné un tour de reins et de s’être écorché les chevilles. Et Nestine, dans l’eau jusqu’aux genoux, affirmait que la rivière contenait des glaçons qui lui remontaient dans le dos et lui entraient jusque dans la moelle.

Cet essai, quoique ayant empli le tablier de Nestine, ne les contenta pas. Ils voulaient, aujourd’hui même, prendre à l’arbre tous les fruits qui lui restaient. Et il lui en restait encore tellement, malgré tout ce qu’on lui avait pris ! Cependant, ils ne pouvaient recommencer, sans risques graves, lui, de se percher, elle, de rester à patauger dans l’eau froide. Il fallait chercher un autre moyen. Ils pensèrent l’avoir trouvé dans une longue et solide gaule coupée au noisetier, qui allait obliger chaque nèfle à tomber dans le panier que Nestine tiendrait au bout d’une perche. Mais Nestin, dont la vue était courte, guidait autant les feuilles que les nèfles vers le panier. Et, pour une qui ne manquait pas le but, trois, heurtées au passage, tombaient et s’en allaient au fil de l’eau. Ils changèrent la gaule pour un bâton crochu qui rapprochait d’eux les branches, mais celles-ci, ramenées vers le clos plus qu’elles ne pouvaient le supporter, échappaient soudain au bâton, et dans leur brusque redressement frappaient avec force leurs voisines, et leur enlevaient d’un coup toute une panerée de fruits que le courant emportait aussitôt.

La bande de gamins postés sur l’autre rive et qui ne craignait pas l’eau froide se réjouissait de l’aubaine. L’effronté se moquait des vieux, en appelant au festin des camarades imaginaires :

— Ohé ! les amis, venez par ici, on pêche des nèfles.

Vexés, éreintés et déçus, Nestin et Nestine cessèrent la cueillette.

Les jours suivants, lorsque à chaque repas ils mangeaient, comme un fin dessert, deux ou trois nèfles mûries sur la paille, au lieu de s’en réjouir, ils ne pensaient qu’à celles qui leur avaient échappé. Ils y pensaient le soir en se couchant, ils en rêvaient la nuit. Et il arrivait qu’au matin, Nestine disait à Nestin : « Dis donc, il lui en reste encore beaucoup sur ses plus grosses branches. » Et Nestin, d’un air de menace, répondait aussitôt : « Je trouverai bien le moyen de les lui prendre. »

Mécontents de la maigre provision et désespérant de l’augmenter, il leur venait une colère contre l’arbre bossu. Il leur semblait qu’on leur avait vendu, en même temps que la maison et le clos, une bête vicieuse et rétive, qu’il fallait surveiller et châtier afin de la rendre obéissante et douce. Et, retournés auprès du néflier, armés du bâton crochu, ils lui tordaient ses branches à les briser, en déchiraient la mince écorce et en abattaient cruellement les fines branchettes. Il fallait bien faire comprendre à cet arbre révolté qu’ils étaient les maîtres.

Mais, à le torturer ainsi, ils récoltaient pour eux-mêmes plus de désagréments que de nèfles.

Décembre arriva. La température restait douce, les pluies peu abondantes ne grossissaient pas la rivière. Et le néflier, qui se débarrassait tous les jours un peu de ses feuilles jaunies, montra par un dimanche plein de soleil que, s’il n’avait plus de feuilles, il lui restait une douzaine de fruits mûrs à point et de la plus belle couleur :

— Il ne faut pas les laisser perdre, dit Nestine.

— Cette fois, elles ne pourront pas m’échapper, dit Nestin.

L’idée lui était enfin venue de dresser une échelle contre l’arbre, mais comme il ne possédait pas d’échelle, il s’en alla chez le voisin pour lui emprunter la sienne. Le voisin ne se fit pas prier, mais comme c’était dimanche, et qu’il n’avait rien de pressé à faire, il entama une conversation sur la récolte de l’année et même il invita Nestin à goûter son cidre nouveau. Et Nestin, en s’en allant, se promettait bien de partager avec le voisin la cueillette qu’il allait faire sans retard. Puis, suivi de Nestine portant son plus joli panier, il descendit d’un pas vif la pente du clos. Après des difficultés qu’ils n’avaient pas prévues ils réussirent enfin à mettre l’échelle d’aplomb. Ce fut seulement à cet instant que tous deux s’aperçurent qu’il ne restait plus une seule nèfle au néflier. Étonnés et croyant que les fruits venaient de tomber d’eux-mêmes, ils se penchèrent sur la rivière, mais ils n’y découvrirent que l’eau claire qui brillait par place sous le soleil d’hiver. Par contre, dans un saule d’en face, ils virent deux gamins perchés comme des singes et grignotant on ne savait quoi. Et aussitôt ils comprirent que ces deux-là n’avaient pas eu besoin d’échelle pour atteindre la plus grosse branche du néflier.

À partir de ce jour, leur colère faite de vexations se transforma en une mauvaise rancune. Ce néflier, plus bossu que tous les bossus du monde, les narguait en donnant ses nèfles aux gamins du village ou en les jetant à l’eau, plutôt que de les laisser prendre à leurs légitimes propriétaires. Il en serait de même, certainement, pour les années qui allaient suivre, et jamais, malgré leur droit, ils ne pourraient posséder entière la belle récolte. La rage de Nestin se traduisit par une volée de coups de bâton sur la bosse du coupable. Et Nestine, hors d’elle-même, lui jeta une grosse pierre qui l’atteignit aux branches et le fit longtemps frémir.

Pendant quelques jours, ils ne parlèrent pas du néflier, mais leurs pensées haineuses à son sujet ne devaient pas cesser d’être d’accord, car une nuit que le sommeil les fuyait, Nestin, la voix mauvaise, dit tout à coup :

— À quoi sert-il ?

Et aussitôt Nestine répondit :

— À rien, puisque les nèfles ne sont pas pour nous.

— C’est bon, reprit Nestin, il servira au moins à nous chauffer.

Alors, au matin suivant, on vit Nestin s’approcher de l’arbre et commencer de le scier aussi bas que le lui permettait son tour de reins, qui n’en finissait pas de guérir. Il se servait d’une scie à main, soigneusement affûtée pour ce cas difficile. Cette scie, qui n’avait servi jusque-là qu’à du bois mort, semblait se refuser à scier du bois vivant. Elle butait et ressautait sur l’écorce, et, à tout instant, elle échappait à Nestin. Il fallut toute l’autorité d’une main ferme pour qu’elle puisse franchir l’écorce et entrer dans le bois tendre. À ce moment, le néflier commença de trembler et de se plaindre. Il tremblait et se plaignait comme quelqu’un qui a peur et à qui on fait mal. Et ses gémissements semblèrent supplier et demander grâce. Puis, comme si une honte lui venait de se laisser blesser ainsi sans se défendre, il cessa de gémir et se resserra peu à peu sur la scie. Ce fut elle alors qui se plaignit. Tout d’abord elle grinça de toutes ses dents, puis elle fila des sons aigus qui partaient au loin. Et, brusquement, après une plainte rauque, comme étranglée, elle plia dans la main de Nestin et se tut. Le néflier venait de l’emprisonner solidement dans l’entaille qu’elle lui avait faite, et tous les efforts de Nestin ne purent la délivrer. Mais Nestine, qui veillait, apporta de l’aide. De tout son poids de grande femme forte, elle pesa sur le néflier afin d’élargir sa blessure, et la scie dégagée, sous la main dure qui la guidait, put lentement, et en toute sécurité, pénétrer au cœur même du néflier, et mener à bonne fin sa besogne.

Il avait fallu, à Nestin et à Nestine, plus de la moitié du jour pour couper en deux leur ennemi, mais ils n’eurent pas grand’peine à le jeter bas. Sous leur poussée, le néflier, si penché déjà, s’écroula avec la plainte déchirante du large éclat qu’il arrachait à sa souche, et le clapotement sonore de l’eau rejaillissante, qui inonda ses bourreaux presque autant que lui-même.

Les deux vieux, fiers de leur victoire, ne sentaient pas que leurs vêtements étaient mouillés, pas plus qu’ils ne souffraient de l’essoufflement que leur causait le long effort qu’ils venaient de fournir. Ils étaient enfin satisfaits. Et, longtemps, sans rien dire, ils restèrent à regarder l’arbre abattu et à moitié noyé. Ce n’était pas tout. Il fallait maintenant le sortir de l’eau afin de pouvoir, par la suite, le scier en menus morceaux. Péniblement, avec les instants de répit nécessaires, ils le ramenèrent sur la terre ferme.

La nuit, pendant ce temps, arrivait à grands pas, comme si elle avait hâte de cacher un forfait. Et bientôt tout fut noir dans le clos.

Brisés de fatigue, à bout de souffle, Nestin et Nestine trouvèrent cependant la force de s’assurer, en tâtonnant, que le vaincu était bien couché tout entier sur la terre. Et avant de l’abandonner, ils lui cassèrent chacun une branche qu’ils emportèrent dans la maison ainsi qu’une prise importante.

Ils furent beaucoup moins fiers à quelque temps de là, lorsque le voisin d’en face leur dit, l’air moqueur :

— Quel besoin aviez-vous d’abattre le néflier ?

Ils n’osèrent avouer la vérité. Et Nestin répondit avec un geste vers les saules et le noisetier :

— Ceux-là aussi tomberont, il nous faut du bois de chauffage.

L’homme se mit à rire bruyamment, puis il prit un air plus moqueur encore pour dire :

— Si vous coupez ainsi les arbres du bord, tout votre clos va descendre dans la rivière.

Ils rirent bruyamment à leur tour, croyant à une plaisanterie, mais le voisin reprit tout de suite d’un ton sérieux :

— Voyez, déjà, comme la rive s’abaisse à l’endroit où le néflier ne la soutient plus.

C’était vrai. Comme si le néflier avait voulu se venger, il avait labouré profondément le bord, tandis que les vieux le tiraient de l’eau, avec autant de maladresse que de peine. Ils eurent peur soudain. Est-ce que, par cet affaissement, la rivière allait entrer chez eux ? Justement elle était en crue depuis la veille. Le voisin, tout en s’assurant de la solidité d’un petit barrage de son pré, leur dit encore :

— Elle enfle aujourd’hui. Demain, elle fera des dégâts.

Le lendemain, en effet, la rivière avait grossi de telle sorte qu’elle baignait fortement le pied des saules et du noisetier. Et elle recouvrait de beaucoup ce qui restait du néflier.

Tant que dura la crue, Nestin et Nestine, le cœur plein de crainte, restèrent de longues heures immobiles au bout de leur clos. Ils regardaient passer cette eau bourbeuse et haute qui filait rapide et grondante, pressée d’aller porter le malheur le long de ses rives. Au-dessus de ce qui restait du néflier, elle tourbillonnait et se creusait, comme furieuse de buter contre cet obstacle qu’elle rencontrait au fond et qui semblait vouloir retarder sa course.

Nestin et Nestine ne retrouvèrent leur tranquillité qu’à la fin de l’hiver, lorsque la rivière eut définitivement repris son faible niveau. Ils virent alors à la place du bel arbre qu’ils avaient coupé, une souche tout habillée de vase et coiffée de débris gluants ainsi qu’une épave longtemps battue par les eaux. Ils virent aussi qu’entre la souche et le clos il s’était formé un creux que l’eau affouillait cherchant à l’agrandir encore.

— Il vous faut, au plus vite, poser là un barrage, dit l’homme du pré.

Ce fut la punition de Nestin et Nestine. Les branches de néflier qu’ils avaient eu tant de mal à séparer du tronc et à traîner sous le hangar pour les faire sécher avec l’espoir de s’en chauffer, ils durent les rapporter pour en faire de solides piquets, qu’il leur fallut amenuiser avant de les enfoncer au ras du clos.

Presque toutes les grosses branches y passèrent, et bien des journées furent nécessaires à ce dur travail. Il leur fallut aussi retenir la souche qui allait leur servir de point d’attache et donner une plus grande solidité au barrage.

Leur rancune étant éteinte, ils gardaient une frayeur de cet arbre mort par leur faute, « C’est nous qui l’avons tué », disait Nestine. À cause de cela elle évitait de poser le pied dessus et Nestin prenait bien garde de le heurter avec le maillet. Cependant, tout au fond de l’eau, les racines du néflier continuaient à être luisantes et noires comme de belles anguilles bien vivantes. Puis, peu à peu, la souche elle-même, lavée et relavée par les pluies douces du printemps, se débarrassa de sa vase et de ses débris et montra sous le soleil de juin la même teinte de bronze clair que les nèfles mûres. Et voici qu’un jour de plein été, comme Nestin et Nestine arrivaient en courant pour chasser les gamins qui venaient chiper les noisettes, ils restèrent figés de surprise devant le néflier qu’ils croyaient mort. De chaque côté de la souche, bien à l’abri du noisetier touffu, deux pousses droites et vigoureuses s’élevaient hautes déjà de plus d’un demi-mètre et semblaient deux cornes, faisant la nique à Nestin et Nestine.

L’homme du pré qui ne s’étonnait pas pour si peu, leur dit en riant fort, selon son habitude :

— Ça, c’est une chance pour les gamins.

Comme Nestin et Nestine le regardaient sans comprendre, il ajouta, riant toujours :

— Mais oui, voyons, les nèfles et les noisettes, c’est pas fait pour les vieux.