Le Négrier (Corbière)/Chapitre 12

La bibliothèque libre.
Dénain et Delamare (p. 197-208).


12.

MORT D’IVON.


Les rafraîchissans. — La confession. — Mort d’Ivon.

Les excès auxquels se livrait mon pauvre associé en fausse monnaie, et les fatigues qu’il avait essuyées pendant le siège de l’île, me faisaient prévoir que bientôt il paierait cher et son intempérance et son dévouement. Livonnière changeait à vue d’œil. Ce n’était plus cet homme si robuste, si riche de santé et chez lequel, pour ainsi dire, l’excédant de la vie cherchait à se dépenser avec prodigalité. Je voyais son énergie morale s’affaiblir avec ses facultés physiques. Le climat des Antilles enfin avait dévoré prématurément cette existence que les veilles et les excès semblaient en Europe avoir plutôt affermie qu’altérée. C’est en vain que j’avais voulu employer l’empire que je croyais avoir conquis sur mon ami, pour l’empêcher de se livrer à l’incontinence, au sein de laquelle il cherchait des distractions : quand je m’efforçais de lui prouver tout le mal qu’il se faisait en buvant de l’eau-de-vie à peu près comme auparavant il aurait bu de la bière, il opposait à mes remontrances une raison qu’il croyait fort concluante, parce qu’il la puisait dans l’observation assez fausse d’un fait qui n’avait frappé que ses yeux : « J’ai vu, me disait-il, des matelots boire plus d’eau-de-vie qu’ils n’en pouvaient jauger ; et quand ils étaient ivres-morts, on les mettait dans du fumier. Sais-tu pourquoi ? C’était pour les réchauffer, attendu que le trop plein d’eau-de-vie leur avait glacé l’estomac. Ainsi tu vois donc bien qu’un coup de croc, loin d’échauffer un homme, le rafraîchit, puisque, s’il en buvait trop, il mourrait de froidure. On voit aisément que tu n’es pas fort sur la médecine. La seule chose que je craigne, c’est de trop me rafraîchir.

Une dyssenterie aiguë vint encore raffermir l’opinion erronée de Livonnière. Aux premières atteintes du mal, il s’accusa d’avoir trop pris de rafraîchissemens. « Ah ! je sens bien, me dit-il, qu’un médecin aura besoin de me nettoyer la cale. Il se passe là, dans mon individu, quelque chose qui n’est pas dans l’ordre du service. »

Il se coucha ; mais, toujours fidèle à ses longues et dures habitudes, il ne voulut jamais consentir, malgré mes prières, à entrer dans un lit. « C’est dans un hamac, répétait-il, qu’un matelot doit avaler sa gaffe. Si je viens à avoir la mine d’aller faire ma révérence au père éternel, rappelle-toi bien, Léonard, que c’est dans ce hamac-là que je veux taper de l’œil jusqu’à la résurrection des boutons de guêtres. »

Le lendemain ! l’état du malheureux ne laissait plus le moindre espoir. Les douleurs qu’il éprouvait étaient intolérables, et il riait cependant encore dans l’intervalle de ses cruelles angoisses. « Ah ! mon ami, me dit-il, je crois qu’il n’y a plus d’huile dans la lampe. »

Je cherchai à l’abuser encore sur la gravité de sa position.

— Non, non, je sens bien ce que je sens. Il faut remettre, je te dis, un peu d’huile dans cette lampe qui s’éteint. Va me chercher un prêtre et un coup d’eau-de-vie ; mais un bon.

— Un bon prêtre ?

— Eh non ! Un bon coup d’eau-de-vie ; car un prêtre est toujours assez bon tel qu’il est, pourvu qu’il sache bien graisser la paire de bottes d’un mourant.

Je sortis pour remplir les dernières volontés de mon infortuné camarade ; mais je ne pus m’empêcher de faire de pénibles réflexions sur son affaiblissement intellectuel et sur les scrupules religieux qui lui venaient si tard. Depuis long-temps je ne m’étais que trop aperçu du changement qui s’opérait dans l’esprit d’Ivon. Le séjour des Antilles avait usé cette organisation trop forte pour n’être pas violemment attaquée par ces influences délétères qui, sous le ciel des tropiques, semblent ne dédaigner que les complexions arides et les tempéramens débiles.

Je revins auprès du hamac de mon malade avec un prêtre, et aussi, il faut bien le dire, avec un flacon d’eau-de-vie.

La vue du pasteur tolérant qui m’accompagnait sembla contenter le moribond. Le prêtre reçut avec bonté une confession qui dut pourtant lui paraître aussi nouvelle qu’elle fut laconique. « Je n’ai rien à vous dire, mon père, sinon que je n’ai ni assassiné, ni volé sur le grand chemin. » Tels furent les aveux qu’Ivon crut devoir faire au ministre des autels, avant de se présenter au tribunal de Dieu. Le pasteur en fut satisfait et n’exigea rien de plus ; car aux colonies la religion prend rarement, pour paraître plus pure, les formes austères et inexorables sous lesquelles on la fait apparaître si souvent, en France, au lit des agonisans.

« À présent que j’ai avalé l’affaire du prêtre, dit le pénitent, au tour du coup d’eau-de-vie ! C’est mon viatique, à moi. »

J’hésitais à exécuter la volonté d’Ivon, en regardant le curé et le médecin qui venait d’entrer.

Celui-ci me fit signe que je pouvais satisfaire les désirs du malade.

Je vis alors que tout espoir était perdu. En approchant des lèvres frémissantes du mourant le breuvage qu’il me demandait, je ne pus, malgré mes efforts, lui cacher quelques larmes qu’il remarqua. Sa main chercha la mienne, et sa bouche altérée fit bourdonner à mon oreille ces mots qui me semblèrent sortir d’un tombeau : « Léonard…, mon bon Léonard… Adieu !… Si jamais tu te trouves… dans le besoin, souviens-toi, souviens-toi bien… de la… manière… de faire… des… mocaux… Mon pauvre Léonard… Ah !… » Ivon n’était plus !

Ainsi, jusqu’au dernier moment, cet excellent homme, qui avait attaché sa vie à la mienne, et qui me l’aurait sacrifiée pour m’arracher au moindre péril ou pour m’éviter le chagrin le plus léger, veilla sur moi. Son attachement confraternel lui avait fait, même au lit de mort ; braver ses nouveaux scrupules religieux, pour m’indiquer le moyen qui pouvait me préserver de la misère. Il n’avait vu que moi, que son cher Léonard, en expirant, et mon avenir avait été sa dernière pensée…

J’éprouvai après sa mort, pour la première fois, ce que c’est qu’une douleur de l’âme et un déchirement du cœur. Quoique si jeune encore, et malgré cette force qui me donnait tant de confiance dans mes propres ressources, je sentais que je venais de perdre une partie de moi-même, un ami que je ne remplacerais jamais. Je fus anéanti.

La nuit, ou vit dans les rues de Saint-Pierre défiler un sombre cortège, à la lueur des torches funèbres, et aux sons lamentables des cloches de la paroisse du Mouillage. Deux marins, marchant lentement, portaient, à la tête du convoi, un hamac, à l’extrémité duquel étaient suspendus un sabre et une croix d’honneur. Une fosse, creusée à la Savane des Pères-Blancs, reçut la dépouille du pauvre Ivon, et quelque peu de terre, jetée à la hâte sur ses restes, me sépara à jamais de l’homme qui m’aimait le plus au monde, de celui auprès duquel j’aurais voulu périr dans un combat.

Oh ! combien de fois, lorsque toute la ville était ensevelie dans le sommeil, et que la nuit environnait la vaste et silencieuse Savane des Pères-Blancs, j’allai seul sur cette tombe, me rappeler les jours passés avec l’ami qu’elle recouvrait ! Combien de fois, à l’approche du jour, je quittai ces lieux, désespéré de n’avoir pu trouver sur ce cercueil une seule pensée religieuse ! Oh ! que l’espoir de revoir mon malheureux Ivon dans une autre vie aurait soulagé mon cœur ! Mais rien, rien… là, sur ce tombeau, pas une pensée consolante !… Je me sentais le plus malheureux des hommes.


FIN DU TOME TROISIÈME.