Le Négrier (Corbière)/Chapitre 17

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Dénain et Delamare (p. 185-230).


16.

SECONDE TRAITE
CHEZ EPHRAÏM.


Le traître espagnol. — Vengeance. — Un duel à bord. — Combat. — Fratricide. — Fin.

Je revis, au Vieux-Calebar, Ephraïm plus absolu que je ne l’avais trouvé à mon premier voyage. Les Anglais, que l’on rencontre dans tous les lieux où l’on aborde par mer, lui avaient bâti ; une magnifique case en bois. Une foule de négriers espagnols étaient mouillés dans le fleuve, attendant des cargaisons en échange des riches marchandises qu’ils avaient confiées à la bonne foi de cet orgueilleux cacique. Partout enfin je n’aperçus que des traces de la puissance et de la prospérité du souverain nègre que j’avais laissé, un an et demi auparavant, fort en peine de réunir trois cents noirs pour me payer mon chargement.

La réception d’Ephraïm fut aussi bienveillante que mon entrée au Vieux-Calebar avait été peu respectueuse. Dans le temps où j’avais ma fortune à faire, en soignant les intérêts de mes armateurs, je sentis la nécessité de ménager le nègre puissant dont pouvait dépendre le succès de ma spéculation. Mais affranchi de toute responsabilité, et n’ayant à rendre compte de mes actions à personne, je voulus me laisser aller à l’impulsion de mon caractère, au risque même d’exposer une existence dont je me souciais au reste si peu.

Le roi, en me voyant, me dit : Ton ami Pepel a voulu continuer à m’imposer le tribut que je lui payais auparavant. Pour toute réponse je lui ai envoyé un cercueil. Il m’a fait dire qu’il acceptait mon cadeau, et que bientôt il s’en servirait pour y placer le cadavre d’un rebelle. Nous nous sommes battus, et j’ai cessé d’être tributaire de ton mauvais roi de Boni[1].

— Peu m’importent tes différends avec le roi que tu appelles mon ami, et que je ne connais que pour avoir échangé avec lui une cargaison qu’il m’a payée loyalement. Ce que je viens te demander, c’est l’accomplissement d’un de tes engagemens. Tu me dois quatre-vingts noirs.

— Tu les auras dès que ta cargaison sera à terre.

— Je ne la débarquerai que lorsque tu auras satisfait à ma juste réclamation.

— Et si j’exigeais, pour remplir mes engagemens, la soumission et la confiance que ne me refuse aucun des capitaines qui abordent ici ?

— J’irais alors à Boni trouver Pepel, je lui dirais : Ephraïm a manqué à sa parole ; et, avant quatre mois, Pepel aurait à sa disposition ces pièces de campagne que tu as vainement demandées à des capitaines négriers, et que moi, je peux me procurer pour rendre puissant le roi qui me traitera le mieux.

— Tu mériterais bien que je te fisse repentir de l’imprudence de tes menaces, en te laissant exécuter un projet aussi fou. Mais je suis trop puissant pour avoir besoin de te punir de ta témérité ; et pour te prouver combien peu je m’effraie de tes bravades, tu ne seras pas plus inquiété ici que les autres capitaines, dont je n’ai reçu que des marques de respect et de docilité.

Je ne voulus débarquer rien à terre. Un chef maure, aux formes majestueuses, au regard sévère, au teint cuivré, vint visiter ma cargaison à bord : il me proposa d’échanger plusieurs objets qui lui convenaient, contre un certain nombre de noirs dont il pouvait, disait-il, disposer en ma faveur. Sans savoir quels rapports existaient entre lui et Ephraïm, je consentis à ce marché. Mafouli, qui me prouva bientôt l’influence qu’il avait sur le roi nègre, me prévint que des négriers espagnols, mouillés à côté de moi, avaient formé le projet d’enlever mon bâtiment pendant la nuit. Cet avis bienveillant m’engagea à me tenir sur mes gardes. Je fis faire à la hâte des filets d’abordage, et, toutes les nuits, mon équipage veilla en armes sur le pont auprès de mes caronades bien chargées. Pour plus de sûreté encore, j’acceptai l’offre que me fit le chef maure, de m’envoyer chaque soir sept à huit de ses Arabes pour m’aider à repousser les Espagnols qui se mettraient en tête de m’attaquer. Aucun d’eux n’osa tenter l’abordage contre mon navire, si bien disposé à les recevoir. Les relations que j’entretins par suite de cette circonstance avec Mafouli, me servirent à composer près de la moitié de ma traite ; car il me donna cent cinquante noirs pour une partie de mon chargement. Jamais je n’ai pu savoir par quels motifs le Maure exerçait au Vieux-Calebar, du consentement d’Éphraïm, un empire presque égal à celui du roi.

Éphraïm voulut aussi avoir le reste de mon chargement. Il envoyait à mon bord, comme son chargé de pouvoirs, le vieux Boulou, ce prince, l’ancien mari de Fraïda. L’émissaire du roi s’était lié avec le capitaine espagnol Raphaël, espèce de pirate qui, ne pouvant réussir à compléter sa traite, s’était mis à la tête du complot qui avait pour but d’enlever mon navire. Je voyais avec répugnance Boulou, qui, de son côté, ne manquait aucune occasion de me témoigner sa haine. Un jour où il m’avait irrité, je lui dis que, s’il continuait, je rachèterais comme un esclave à Éphraïm, fut-ce au prix le plus haut, pour avoir le droit de le faire manger ensuite par mes chiens. Boulou trembla d’abord ; mais, revenu de son premier moment d’effroi, il se montra indigné de ma menace, et, déchirant la chemise qu’il portait pour tout vêtement, il m’en jeta les lambeaux, en signe de malédiction. Je ne fis alors que trop peu de cas, peut-être, de ces menaces de vengeance.

Quand les deux cents et quelques noirs qu’Éphraïm devait me donner pour acquitter son billet et pour payer la partie de la cargaison qu’il avait prise furent prêts, je les fis garder à terre, dans les parcs, par quelques hommes, en attendant que mon eau et mes vivres fussent faits.

Un soir, où pendant un violent orage je me promenais sur le pont au milieu d’une obscurité profonde, je vis dériver près de mon navire, à la lueur des éclairs, un brick qui d’abord me parut être celui de Raphaël ; mais, sachant que ce bâtiment n’avait encore que la moitié de sa traite à bord, je supposai que la force seule des rafales l’avait fait chasser sur ses ancres. L’arrivée d’une grande pirogue, qui me ramenait à demi morts les hommes que j’avais préposés à la garde de mes nègres à terre, me tira bientôt d’erreur : et quelle fut ma surprise, lorsque, dans cette pirogue, je reconnus Duc-Éphraîm lui-même ! — Quel événement as-tu à m’annoncer ? lui demandai-je avec anxiété.

— Tu vas le savoir, me dit-il. L’indigne Boulou a empoisonné, dans un breuvage, les matelots qui gardaient tes esclaves, et il a livré tes nègres à Raphaël, avec qui il vient de partir.

— Quoi ! ce brick que je viens de voir dériver est celui de Raphaël ?

— Oui, le vois-tu encore, là, là-bas, du côté d’où partent les éclairs ?…

— En haut tout le monde ! m’écriai-je ; Pitre ; fais filer notre câble par le bout, et appareillons, pour tâcher de rejoindre ce lâche forban, et le clouer au pied de notre grand-mât, comme un assassin à un gibet.

— Tu as raison, capitaine, dit Éphraïm : il mérite la mort d’un grand voleur. Rejoins-le, et apprends-moi que tu l’as puni. Sache bien que si le Grand-Être ne te donne pas les moyens de te venger de ce brigand, je te dédommagerai de ce qu’il t’aura fait perdre. Voilà mon grigri, cache-le sur ta poitrine, il te portera bonheur et il t’aidera à tuer Boulou. Adieu, va vite : adieu. Mon Tamarabout va te bénir. Adieu.

Éphraïm, qui, je dois le dire, se montrait indigné de la lâcheté de Raphaël et de la trahison de Boulou, ne s’éloigne que quand il me voit appareillé ; il m’indique encore, monté sur l’avant de sa pirogue, l’endroit où, à la lueur des éclairs, il croit voir le brick de Raphaël. Je fuis sous mes basses voiles avec les rafales qui soufflent, au bruit du tonnerre et avec le sifflement de la pluie : tout mon équipage frémit de rage et jure de se venger dans le sang du misérable que nous poursuivons sous le fracas de la foudre. À la clarté éblouissante des coups de tonnerre, tous les yeux cherchent le brick devant nous, et chacun croit l’apercevoir courant toutes voiles dehors, à une petite distance. Nous naviguons sans pilote, avec un sillage d’enfer, entre des côtes que nous apercevons à peine, et des bancs de sable où la mer bouillonne. Mais qu’importe le danger ! C’est notre soif de vengeance qu’il faut que nous étanchions. Entre les rafales qui nous poussent, nous éprouvons des momens de calme plat et lourd ; c’est alors que les imprécations redoublent contre Raphaël, contre la brise, contre le ciel… Avant le jour, il nous sera impossible de joindre le brick près duquel nous sommes exposés à passer sans le voir… Le jour arrive pâle et douteux, et le premier j’ai le bonheur de distinguer sur l’avant, à près de trois lieues, le navire de l’infâme, du lâche Raphaël… L’espoir brille tout à coup sur les figures expressives et dans les yeux hagards de mes matelots… Tous aiguisent sur une meule que tourne Pitre, les poignards avec la pointe desquels ils brûlent de venger leurs camarades empoisonnés par l’exécrable Boulou.

— Oui, nous te gagnerons, mauvais rafleur de nègres, répète Pitre en montrant le brick du bout de son sabre ! Mais, capitaine, voulez-vous, pour rendre nos voiles plus étanches avec la brise qui les a séchées, que je fasse monter sur les vergues des seilles d’eau avec lesquelles nos hommes arroseront la toile ?

— Fais ce que tu voudras ; et ensuite, comme notre brick-goëlette demande à être un peu sur l’arrière, et que nous n’avons pu le mettre en tonture avant ce départ précipité, fais passer une partie des noirs dans la chambre.

On arrose les voiles, l’eau de mer ruisselle de dessus les vergues, sur les fonds et le long des ralingues ; on plombe l’arrière avec du lest volant. La Rosalie coule alors avec plus de rapidité sur une belle mer et avec la brise qui s’arrondit. Mais le brick de Raphaël ne grossit pas encore à notre vue. Il est couvert de toile comme nous ; comme nous aussi il gouverne avec précision, et de manière à ne pas faire un seul lanc. Les grains arrivent, les rafales soufflent ; mais aucun de nous n’amène. Chavire plutôt la Rosalie que de ralentir la chasse que nous donnons à ce méprisable forban ! Ah ! si sa mâture, moins haubanté que la nôtre, pouvait casser dans un grain !… Mais non, le grain arrive, et il n’amène pas un pouce de toile, et rien ne tombe à son bord… Abominable temps ! Sort infâme qui favorise le plus lâche des hommes !

Le calme arrive avec le milieu du jour : la rage redouble parmi nous. Borde les avirons de galère et fais monter des nègres pour aider l’équipage à nager. Oui, me répond Pitre : Allons, garçons, hallons dur et ensemble sur ces avirons : la vie du gredin de Raphaël est au bout de ces rames-là.

Raphaël fait aussi border des avirons à bord de son brick ; mais avec la faible brise qui semble s’éteindre sur la chute des ralingues de nos voiles, nous croyons remarquer que nous avons gagné le brick, plus que nous ne l’avons fait avec les rafales. Courage, enfans, nous le gagnons ; courage ! il n’est plus qu’à quatre ou cinq portées de canon de nous !

Et tous mes matelots d’entonner de joyeuses chansons pour faire tomber les avirons en cadence ; et puis des cris de fureur viennent interrompre de temps à autre les chants qui retentissent déjà peut-être aux oreilles de Raphaël.

Tout-à-coup une petite risée frémit ; nos avirons labourent la mer, qui glisse le long du bord. Rentre vite les avirons : attention à gouverner ! le brick ennemi cule. Une saute de vent l’a fait masquer. À nous le forban ! à nous le voleur de nègres, hurlent tous mes gens. À l’abordage, capitaine, à l’abordage, et pas de pardon à ce chien d’Espagnol !

Raphaël veut en vain reprendre sa route après avoir masqué dans la saute de vent. Il est troublé, car il ne gouverne plus qu’en faisant des embardées tribord et bâbord. Moi, plus tranquille et plus favorisé cette fois par la régularité de la brise, je ne perds pas une ligne de chemin. À mesure que je l’approche, il gouverne plus mal. Rendu à portée de canon, je lui vois hisser un pavillon espagnol qu’il amène avant que je ne lui aie même envoyé un seul coup de caronade. Voudrait-il se rendre sans combattre ? Nous allons voir. Mais, en attendant, hissons un pavillon noir, et que l’infâme tremble en voyant monter cette couleur sinistre au haut de notre mât de misaine.

— Clouons, clouons notre pavillon, capitaine, crie l’équipage ; à l’abordage, et pas de pardon !

— Oui, mes fils, il sera cloué, notre pavillon ! Faites descendre nos noirs ; qu’on les mette aux fers, et parons-nous à sauter à bord du brick, après lui avoir envoyé toute notre volée dans les flancs.

— Oui, oui, à l’abordage, à l’abordage, capitaine !

Raphaël reparaissait avoir fait aucune disposition de combat, quoiqu’il eût un équipage aussi fort que le mien. À l’instant où je me disposais à lui lancer toute ma bordée, en le prenant en hanche, je le vois monter sur son couronnement, et me faire signe d’attendre un instant. Puis il me crie au porte-voix :

« Léonard, seul je suis coupable, j’ai tout fait malgré mes hommes. Tu as plus d’artillerie que moi, mais j’ai autant de matelots que toi, et nous sommes disposés à nous défendre.

— Eh bien, défends-toi, misérable brigand !

— Écoute-moi encore un seul instant avant de m’aborder. On te dit brave, et tu ne voudras pas faire massacrer deux équipages innocens, pour me punir moi seul, qui suis coupable, et pour n’obtenir peut-être qu’un avantage douteux… Veux-tu que nous vidions à nous seuls notre querelle ?

— Non ! non ! s’écrient mes gens : à l’abordage ! à l’abordage !

Je suspends un instant l’irritation de mes matelots et la colère de mon second ; et, sans trop prendre le temps de la réflexion, je réponds à Raphaël :

— Eh bien ! oui, j’accepte ton défi, vil voleur, pour avoir le plaisir de te punir de ma main.

Les cris de rage de tous mes marins accueillent ma réponse : je réussis à peine, à force de supplications et de prières, à les empêcher de faire feu sur le brick, « Ma parole est donnée, leur dis-je, et vous ne voudrez pas que votre capitaine se souille par un acte de lâcheté en se mettant au niveau de ce forban. Abordons le brick qui vient d’amener ; mais en nous tenant sur nos gardes, les armes à la main, contre toute surprise ; laissez-moi m’entendre seul avec Raphaël, et régler les conditions d’une affaire dont vous allez me voir sortir vainqueur, sans vous avoir exposés à périr pour une cause qui n’est que la mienne. »

Mon équipage, presque révolté contre moi-même, m’adresse des reproches que je suis forcé de subir. Mais j’aborde, en l’élongeant avec précaution, le brick espagnol, et bientôt les deux navires, amarrés inoffensivement l’un contre l’autre, restent, sans faire de route, sur les flots tranquilles qui les balancent.

— À quelle arme veux-tu te battre, Raphaël ?

— Nous avons nos pistolets ? mets-toi sur les bastingages d’un bord et moi sur ceux de l’autre. Nos seconds vont tirer à qui de nous fera feu le premier. Si je te tue, je continuerai ma route ; à moins que tes gens ne veuillent recommencer, et confier au sort d’un combat général l’issue de notre affaire. Si tu me brûles la cervelle, tu reprendras tes noirs, et tu auras en plus ceux qui m’appartiennent déjà. Y consens-tu ?

— C’est entendu. Mais pendant notre duel, tous mes gens armés vont passer sur l’avant, et tout ton équipage sur l’arrière ; si l’un de nous manque à l’honneur, que le sort des armes, entre les deux équipages, décide de notre droit.

— C’est cela. Allons, quel bord choisis-tu ?

— Le côté de bâbord. À toi l’honneur de la place, brave voleur d’esclaves !

Nos deux seconds font ranger l’équipage de la Rosalie sur l’avant, et celui du brick sur l’arrière, tous deux prêts à s’élancer l’un sur l’autre, à la première contestation. Raphaël monte sur le bastingage de tribord, et moi sur celui de bâbord, du côté où la Rosalie est amarrée au brick. Déjà nous nous toisons comme pour chercher la place où nous voulons nous frapper avec le plus d’avantage. Pitre s’avance entre nous deux, avec le second espagnol. Une gourde est jetée en l’air. Raphaël demande face : il tourne face ; c’est à lui de tirer… Un murmure sourd s’élève du milieu des deux équipages, puis un silence de mort succède… Au moment où Raphaël va m’ajuster, un de mes hommes, perché sur le bossoir d’avant, crie, Navire : Tous les yeux se détournent vers l’avant… Le combat est un instant suspendu… On observe le bâtiment aperçu, et l’on reconnaît un brick… Finissons-en vite, dis-je à Raphaël, c’est peut-être un des croiseurs de Fernando-Pô ; car ce navire est près et me semble gros.

— C’est égal, dit-il : les croiseurs n’ont plus que de faibles équipages, dévorés par la maladie. Seul, celui-là n’oserait attaquer nos deux navires. Attendons encore un peu.

— Est-ce que tu hésiterais maintenant, malheureux, à te battre, comme le premier tu me l’as proposé ?

Pour toute réponse, Raphaël reprend sa place sur le bastingage de tribord. J’attends son feu à mon poste. Il élève son pistolet, il m’ajuste : la balle part et me traverse les chairs du bras gauche, du bras avec lequel je me tenais à un calehauban.

La joie de Raphaël, qui croit m’avoir atteint grièvement, s’épanouit sur son atroce figure. Il veut descendre. Non, chien ; reste, lui dis-je avec fureur, tu dois essuyer mon feu !

En prononçant ces mots je tends mon arme vers lui : la détente part, le coup frappe, et mon adversaire se raidit sur ses jarrets en lâchant un cri, et il tombe à la mer, renversé convulsivement sur le dos.

À moi le brick et les esclaves ! m’écriai-je en sautant sur le pont. L’équipage espagnol s’ébranle : le mien court à moi comme pour me défendre ; mais les Espagnols, dont nous avons mal jugé les intentions, jettent leurs armes, et le second, élevant son chapeau en l’air, crie : Vive le capitaine Léonard ! Santa-Maria vient de punir l’infâme Raphaël !

Pitre m’embrasse en pleurant de plaisir. Chacun de mes hommes veut me presser la main, me dire un mot de satisfaction. Les Espagnols me touchent comme une relique. On panse ma plaie, assis au milieu de tout ce monde, et personne ne songe à regarder, le long du bord, ce qu’est devenu Raphaël. Ma balle lui avait traversé le cœur, et la mer l’avait déjà emporté loin de nous.

— Ce n’est pas tout, dit Pitre : il faut faire passer en double tous les nègres du brick à bord de nous ; et il n’y a pas de temps à perdre, car voilà un navire qui m’a l’air de nous tomber rondement sur le casaquin.

Pitre descend dans l’entrepont avec quelques uns de nos matelots et trois ou quatre Espagnols : ils déferrent un à un les esclaves, qu’on fait passer vivement dans la cale de la Rosalie. J’ordonne de prendre autant de vivres que l’on pourra en enlever au brick, et de loger dans nos soutes les provisions nécessaires pour le supplément d’esclaves que nous avons conquis.

Pitre, en cet instant, sort tout joyeux de la cale du brick, et tenant par les oreilles un vieux nègre qui détourne la face :

— Reconnaissez-vous celui-là, capitaine ?

— Mais n’est-ce pas ce gredin de Boulou, qui voulait conduire à la Havane la traite de Raphaël ?

— Tout juste ; c’est ce bon prince avec qui nous avons un petit vieux compte à régler. Je l’ai trouvé blotti comme un singe entre deux barriques à l’eau. Voulez-vous que je lui fasse sa petite affaire sans jugement ?

— Non, le misérable ! Qu’on l’enchaîne à bord comme un tigre, et s’il fait le fanfaron, qu’on le livre à mes deux chiens.

— Bah ! vos chiens ! ces pauvres bêtes, qu’ont-elles donc fait ? Elle ne voudraient pas d’un vieux corps aussi coriace et aussi peu régalant. Ah ! je vous ai toujours dit, capitaine, que vous étiez trop bon !

— Délivre-moi de la vue de ce monstre.

— Vous appelez ça un monstre ? Vous êtes bien modeste ; dites plutôt un empoisonneur !

— Un empoisonneur !

— Tiens, pardieu ! n’a-t-il pas donné un bouillon d’onze heures à nos gens de garde à terre, ce beau prince, que l’enfer avait accouplé si bien avec la gueuse de Fraïda !

— Qu’on l’attache au pied du grand mât du brick. Oui, tu as raison, Pitre, un empoisonneur doit mourir dans les tortures.

— Et que ferez-vous du brick ?

— Je le coulerai.

— Vous n’aurez pas grand’chose à faire pour cela ; il fait de l’eau comme un panier. D’ailleurs, les Espagnols veulent tous vous suivre à bord de la Rosalie.

Le navire approche. — C’estî un grand brick, me criait-on, pendant que Pitre amarrait Boulou au pied du grand mât.

— Voyons, dis-je à l’équipage espagnol, résolu à me suivre : si ce brick, devant lequel nous allons prendre chasse, vient à nous gagner et à nous attaquer, puisje compter sur vous tous pour le combat ?

— Oui, capitaine, oui, jusqu’au dernier d’entre nous !

— Eh bien ! passez tous à mon bord, et aussitôt que nous aurons transbordé tous les esclaves, qu’on me largue les voiles du brick, et que le feu soit mis à sa coque, à son gréement et à sa mâture ! En le coulant, il serait encore à flot quand ce croiseur qui nous chasse sera près de nous. Mais une fois le feu allumé à bord, il ne restera plus de trace.de lui. Dépêchons-nous donc de transborder nos nègres !

La nuit, une nuit douce et calme, descendait déjà sur la scène horrible qui se préparait. Le brick que nous avions aperçu, pendant mon duel en pleine mer avec Raphaël n’était plus qu’à quelques portées de canon de nous. La mer était belle, le ciel serein, et la brise semblait plutôt se jouer avec les flots pour les caresser que pour les soulever. Ce silence, qui a quelque chose de si imposant et de si vaste à la mer, n’était interrompu que par la voix de mes matelots et les commandemens de Pitre, qui ne cessait de répéter pour encourager nos gens : Allons, mes fils, faisons vite, pour mettre le feu à cette barque et faire rôtir le prince Boulou ! Oh ! que ces hommes se dépêchaient ! avec quelle activité ils travaillaient, et quelle gaîté brillait dans leurs regards ! Combien ils se promettaient de plaisir en pensant à l’effet que produirait l’incendie du brick de Raphaël, sautant en l’air avec ses poudres ! Que de bons mois ils trouvaient en voyant les grimaces et la contenance infernale du prince Boulou, attaché au pied du grand-mât ! Pour celui-ci, il ne trouvait de force que pour me maudire et appeler la vengeance de tous les démons. Les vœux du misérable ne furent que trop tôt et trop bien exaucés…

Je n’eus qu’à faire un signe, et des torches de goudron, déjà allumées, firent courir une flamme dévorante dans le gréement et la voilure du navire capturé. Les cris de Boulou se perdirent dans les craquemens de la mâture en feu et les hurlemens de la flamme. La Rosalie, toutes voiles dehors, s’éloigna du foyer de l’incendie, et les ombres de la nuit enveloppèrent les ondes brûlantes que le vent lançait vers le ciel, qui paraissait s’embraser. Les regards de mes hommes se tenaient attachés immobiles et avides sur le brick, qu’ils s’attendaient à voir sauter. Déjà ils accusaient la lenteur de l’explosion sur laquelle ils comptaient. Une ombre se dessine au même moment sur le fond de l’horizon qu’embrase l’incendie que nous laissons derrière nous : cette ombre est celle de la haute voilure du brick qui nous a chassés, et qui, poussé par la brise, est parvenu à passer entre le brick en feu et notre navire. Il défile silencieusement, et ses voiles, après nous avoir masqué un instant la rouge clarté du brasier qui s’élève au sein des flots, vont se perdre dans l’obscurité par notre côté de bâbord.

— Il va revenir sur nous, il va revenir sur nous, répètent tous mes hommes.

— Parons-nous au combat, dis-je à Pitre. Si ce brick nous gagne et qu’il nous attaque, nous lui ferons payer cher sa témérité. Avec un double équipage, qu’avons-nous à craindre d’un navire dont les hommes ont été exténués par la maladie qui a frappé tous les croiseurs ?

Le second espagnol vient m’assurer qu’il a appris que tous les bâtimens de la croisière de Fernando-Pô avaient perdu la moitié de leur monde.

— Eh bien ! qu’il soit bien équipé ou non, peu importe ! Chacun à son poste, et à l’abordage s’il nous attaque !

Mes gens sautent aux caronades. Une explosion épouvantable ébranle tout notre navire, et une lame sourde vient nous pousser en avant et clapotter le long du bord. Des débris de mâture, des bouts de filain en feu, des morceaux de fer, tombent de toutes parts autour de nous. C’est le brick espagnol qui vient de sauter en l’air, et le fracas de l’explosion nous étourdit long-temps encore après cette terrible commotion. Bientôt, par la hanche de bâbord, nous distinguons le brick qui nous a chassés, et que la lueur éblouissante de l’incendie nous avait empêchés jusque-là de voir dans l’obscurité. Il nous poursuit de près et semble nous gagner. Il n’y a plus à en douter : le combat devient inévitable.

Pitre passe derrière pour m’avertir que tout est prêt, et que l’équipage espagnol, dont jusque-là les intentions lui ont paru suspectes, fait la meilleure contenance. Jamais je n’avais vu mon second plus joyeux ni mieux disposé. Avant de regagner son poste, il me presse la main avec respect, avec affection ; et puis, après avoir fait quelques pas, il revient pour me dire encore adieu avant le combat.

— Qu’as-tu donc ? lui demandé-je, surpris de l’émotion que je crois remarquer dans la manière dont il me quitte.

— Capitaine, ne croyez pas que ce soit la peur, au moins, qui me fasse vous dire adieu de cette manière ; au contraire, jamais je n’ai été aussi content de me battre. Vous vous rappelez bien ce que je vous ai dit qu’il nous fallait, à vous et à moi… Eh bien ! l’instant est venu, et voilà celui qui fera « non affaire ! Et il me montre le brick qui s’avance ; il me demande une seconde fois la permission de m’embrasser, et après m’avoir pressé dans ses bras fremissans, il s’élance sur l’avant en me disant : « Adieu, mon capitaine ; c’est le dernier et le plus beau moment de ma vie ! »

Un coup de canon gronde sur notre arrière, le boulet siffle et va couper une de nos drisses de bonnette. Je reviens au vent, et parle côté de tribord, le brick me présente la joue en faisant comme moi une oloffée. Sans que j’aie le temps de commander le feu, toute ma volée de tribord part, lancée par mes chefs de pièce, qui n’ont pu résister au désir de riposter à l’ennemi. Dès lors le combat s’engage : j’essuie deux volées de la part du brick qui m’approche à une portée de pistolet, toujours en me tenant par la hanche ; ma petite artillerie est bien servie : le feu de l’ennemi parait se ralentir à mesure que la canonnade se prolonge. Un morne silence règne à son bord ; des houras accompagnent chacune de mes bordées : les manœuvres, coupées par la mitraille, tombent sur mon pont ; mais quelques unes des voiles de mon adversaire tombent aussi dégréées par mon feu. J’ordonne alors dé pointer à la flottaison ; pour tâcher de couler l’ennemi qui ne s’attache qu’à me démâter. Au bout d’un quart d’heure, je crois remarquer que l’avantage me reste et qu’il y a de la confusion à bord du brick : je fais lancer au vent et nous combattons à échanger presque nos écouvillons. Mais, grand Dieu, que cet exécrable combat me semble long et sinistre ! La blessure que Raphaël m’a faite au bras me fait horriblement souffrir : la douleur m’exalte et je deviens furieux. Mes deux chiens, qu’avant le combat on n’a pas eu la précaution d’enchaîner, hurlent sur le pont et remplissent l’air de leurs aboiemens lugubres. Cinq à six fois je suis tenté de les abattre, tant leur cris m’importunent et m’irritent, et par un mouvement plus fort que ma résolution même, je les laisse errer sans les tuer autour de moi et sur le pont. À la lueur des coups de canon que m’envoie le brick, je remarque un homme qui se lève sur le bastingage de dessous le vent, à chaque volée, et qui paraissait être le capitaine du navire que je combats. Un novice, qui charge à mes côtés les pistolets dont je voulais me servir, me passe des armes que je décharge en ajustant celui qui me semble commander la manœuvre à bord de l’ennemi. Ma main tremble d’abord, je fais feu deux ou trois fois, et à la clarté des volées que nous échangeons, je m’aperçois que mon adversaire ne reparaît plus sur le bastingage où j’ai dirigé mes coups.

« Hourra ! Hourra ! crie mon équipage ; hourra ! garçons, le brick éteint son feu ! » Et les décharges recommençaient à mon bord avec plus de vivacité encore qu’au début de l’action. Bientôt le feu du navire ennemi cesse, et ceux de mes hommes placés sur l’avant me disent : « Capitaine, ce brick est amené, il ne tire plus. »

— Pourquoi donc, demandé-je à ceux qui élèvent la voix, Pitre ne me parle-t-il pas ?

— Capitaine, M. Pitre vient d’être tué sur la bitte !

Le brick ennemi ne gouvernait plus ; sa batterie paraissait ne plus être servie : je me décide à l’accoster en commandant l’abordage. Je pousse la barre sous le vent, et, malgré la faiblesse de la brise, le navire obéit, et j’engage mon beaupré dans ses haubans de misaine. Tous ceux de mon équipage qui ne sont pas blessés s’élancent à bord : je les suis, et je vois avec étonnement mes deux chiens sauter dans le navire abordé. Son pont était couvert de cadavres. Quelques hommes, groupés sur le gaillard d’arrière, ne nous opposent aucune résistance : ils me crient qu’ils sont rendus, et j’entends avec effroi les mots français qu’ils prononcent pour m’annoncer qu’ils ont amené. Un fanal, allumé près du dôme, me laisse voir, étendu sur les pavillons, le corps d’un officier, revêtu d’un uniforme couvert de sang. Pendant que mes matelots parcourent le navire le sabre à la main, pour faire mettre bas les armes à ceux qui restent de l’équipage ennemi, moi j’approche de l’officier mourant. Mes chiens m’avaient devancé encore, et je les retrouve léchant les plaies de l’infortuné sur la figure duquel je porte la lueur du fanal que j’ai trouvé près du dôme : ses deux yeux expirans s’entr’ouvrent et brillent à la clarté détestable qui lui laisse apercevoir mes traits. Un cri horrible s’échappe de sa poitrine gonflée, et ce cri, que je reconnais avec horreur, vient déchirer mes entrailles comme la pointe d’un poignard qui assassine…

Il n’avait donc que trop bien deviné son sort et mon crime, mon malheureux frère, lorsqu’en nous quittant à la Martinique, il m’avait dit, avec l’accent du plus sinistre pressentiment : Nous nous reverrons, Léonard !… Je l’avais revu aussi ; mais pour être son meurtrier ; mais pour le voir expirer de mes coups, en m’accusant de lui avoir arraché une vie pour laquelle j’aurais donné mille fois tout mon exécrable sang…

Je n’ai plus aujourd’hui la force de dire ce qui se passa à bord du bâtiment que je venais de souiller d’un fratricide. Par quelle inspiration infernale le prêtre de Saint-Pierre m’avait-il donc empêché de m’arracher, de mes propres mains, une existence que le sort avait vouée au plus horrible de tous les meurtres… La plume s’échappe de mes doigts, teints encore du sang si pur et si cher que j’ai versé. Je n’ai plus d’énergie que pour me détester, et pour appeler une mort que je veux attendre avec rage et regarder en face en m’abreuvant de remords et de regrets… Elle viendra bientôt, cette mort, et je la recevrai en jetant avec fureur un dernier regard de haine sur une existence que j’ai remplie d’épouvante et de forfaits !




Ce fut deux mois après cet événement déplorable, que je vis expirer à Saint-Pierre-Martinique le capitaine Léonard. Le journal qu’il me confia en mourant m’apprit le secret que jusque-là il m’avait caché, avec une réserve qui me révélait l’état de son âme souffrante, sans toutefois me laisser deviner le motif du chagrin dont il paraissait dévoré. Jusqu’à son dernier soupir, il sembla prendre plaisir à narguer la douleur et à jeter sur la vie des expressions de haine et de mépris. La dépouille mortelle de cet infortuné fut déposée aux Pères-Blancs, entre la tombe de son ami et celle de sa maîtresse…


FIN DU NÉGRIER.
  1. Historique.