Le Nain noir/Visite à Westburnflat

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Traduction par Albert Montémont.
Ernest Sambrée (p. 103-112).

CHAPITRE IX.

Visite à Westburnflat.


Ainsi parla le chevalier. Le géant dit : Emmène avec toi cette sotte de fille, et délivre-moi de ta présence et de la sienne. Pour un œil brillant, pour un sourcil arqué, pour un teint de lis et de roses, il ne me convient point de me battre avec toi.
(Romance du Faucon.)


La tour devant laquelle se trouvait alors la troupe formant un petit bâtiment carré de l’aspect le plus sombre. Les murs étaient d’une grande épaisseur, et les fenêtres ou les fentes qui en tenaient lieu semblaient avoir été faites plutôt pour fournir aux habitants les moyens de se détendre, que pour admettre l’air ou la lumière dans les appartements. Une petite plate-forme, se projetant en dehors des murs de tous les côtés, donnait un avantage de plus aux assiégés à cause du parapet formant niche ; à partir de là, s’élevait brusquement le toit couvert en dalles grises. Une seule tourelle placée à un des angles, détendue par une porte garnie d’énormes clous de fer, s’élevait jusqu’au-dessus de la plate-forme, et donnait accès sur le toit par l’escalier en spirale qu’elle renfermait.

Les cavaliers crurent s’apercevoir que leurs mouvements étaient observés par quelqu’un caché dans la tourelle, et leurs soupçons furent bientôt confirmés, lorsque, à travers une petite ouverture, ils virent passer le bras d’une femme agitant un mouchoir, comme une espèce de signal de détresse. Hobbie se sentit presque tout hors de lui de joie et d’impatience.

« C’est la main et le bras de Grâce, dit-il ; je les reconnaîtrais entre mille ; il n’y en a pas de semblables de ce côté-ci des Lowdens. Nous la délivrerons, mes amis, dussions-nous démolir la tour de Westburnflat, pierre par pierre. »

Earnscliff, bien qu’il doutât qu’il fût possible à un amant de reconnaître à une aussi grande distance le bras de sa belle, ne voulut cependant rien dire qui pût diminuer les vives espérances de son ami ; et l’on résolut de sommer la garnison.

Les cris de la troupe et les sons d’un ou deux cors amenèrent enfin, à une des meurtrières qui flanquaient l’entrée, le visage farouche d’une vieille femme.

« C’est la mère du brigand, dit un des Elliot ; elle est dix fois plus méchante que lui, et coupable d’une grande partie du mal qu’il fait dans le pays.

— Qui êtes-vous ? Que demandez-vous ici ? » telles furent les questions de la respectable matrone.

« William Graeme de Westburnflat, répondit Earnscliff.

— Il n’est pas ici, dit la vieille dame.

— Quand en est-il parti ? poursuivit Earnscliff.

— Je ne saurais vous le dire, répondit la portière.

— Quand reviendra-t-il ? » demanda Hobbie Elliot.

— Je n’en sais rien du tout », répondit l’inexorable gardienne de la forteresse.

— Y a-t-il quelqu’un dans la tour avec vous ? demanda Earnscliff.

— Personne que moi et des chats.

— Eh bien ! ouvrez la porte et laissez-nous entrer, dit Earnscliff ; je suis juge de paix, et à la rechercha de renseignements au sujet d’un crime de félonie.

— Que le diable soit aux doigts de ceux qui tireront un verrou pour cela, répliqua la portière, car les miens n’en feront jamais rien. N’avez-vous pas de honte de venir ici avec une bande aussi nombreuse, avec vos épées et vos lances, et vos casques d’acier, pour effrayer une pauvre veuve qui est, toute seule ?

— Notre information, dit Earnscliff, est positive ; nous cherchons des objets qui ont été enlevés de vive force, et qui sont d’une valeur considérable.

— Et une jeune fille qui a été cruellement faite prisonnière, et qui vaut plus du double de toute la propriété, dit Hobbie.

— Je vous préviens, continua Earnscliff, que le seul moyen de prouver l’innocence de votre fils, est de nous, laisser entrer tranquillement et visiter la maison.

— Et que ferez-vous, si je ne veux pas vous jeter les clefs, ou tirer les verroux, ou bien ouvrir la grille à de la canaille », dit la vieille d’un ton railleur.

« Nous entrerons de force avec les clefs du roi, et nous romprons le cou à tout être vivant que nous trouverons, dans la maison, si vous n’ouvrez pas sur-le-champ », répondit Hobbie irrité, et en lui faisant des menaces.

« Gens menacés vivent longtemps », dit la vieille sorcière avec le même ton d’ironie ; « voilà la grille de fer ; elle a résisté à des gens qui valaient autant que vous. »

En parlant ainsi, elle se mit à rire, et se retira de l’ouverture à travers laquelle elle avait parlementé.

Les assiégeants commencèrent alors une consultation sérieuse. L’immense épaisseur des murs et la petitesse des fenêtres aurait pu résister quelque temps, même à une batterie de canons : l’entrée était défendue d’abord par une forte grille, entièrement composée de barres de fer travaillées au marteau, et tellement lourdes et solides, qu’il paraissait qu’aucune force humaine n’aurait pu venir à bout de la rompre.

« Ni tenailles, ni marteaux, ne pourront jamais y mordre », dit Hugues, le maréchal ferrant de Ringleburn ; « autant vouloir la battre en ruine avec des tuyaux de pipe. »

En dedans de l’allée par laquelle on entrait, et à la distance de neuf pieds, que formait la solide épaisseur du mur, était une seconde porte en bois de chêne, garnie, dans sa longueur et dans sa largeur, de barres de fer qui se croisaient et qui étaient rivées l’une contre l’autre ; tous les intervalles étaient remplis de clous à large tête. Indépendamment de toutes ces défenses, ils n’ajoutaient pas beaucoup de foi au dire de la vieille, qu’elle composait à elle seule toute la garnison. Les plus rusés de la troupe avaient remarqué des traces de pieds de chevaux dans le sentier par lequel ils étaient parvenus auprès de la tour, ce qui paraissait indiquer que plusieurs personnes étaient récemment passées dans cette direction.

À toutes ces difficultés venait se joindre le manque de moyens pour attaquer la place. Il n’y avait pas d’espoir de se procurer des échelles assez longues pour atteindre la plate-forme ; et les fenêtres, outre qu’elles étaient fort étroites, étaient défendues par des barres de fer. Il ne fallait donc pas songer à escalader, encore moins à miner, faute d’instruments et de poudre. D’un autre côté, les assiégés n’avaient ni vivres, ni moyens d’abri, ni autres objets convenables pour les mettre à même de convertir le siège en blocus, outre qu’ils auraient à courir le risque de se voir attaqués par quelques-uns des camarades du maraudeur, qui viendraient à son secours. Hobbie grinçait les dents en marchant autour de la forteresse, et en voyant qu’il ne pouvait trouver aucun moyen d’y entrer de force. Enfin il s’écria tout à coup : « Et pourquoi ne pas faire comme nos pères ont fait autrefois ? À l’ouvrage, mes enfants ; coupons des buissons et des ronces, empilons-les contre la porte, mettons-y le feu, et enfumons la vieille fille du diable comme si nous voulions griller sa peau pour en faire du lard. »

Tous applaudirent à cette proposition, et se mirent aussitôt à l’ouvrage, les uns avec leurs sabres, les autres avec leurs couteaux, coupant des touffes d’aune et des buissons d’aubépine qui croissaient sur les bords du ruisseau, et dont quelques-uns étaient assez vieux et assez secs pour cet objet, tandis que d’autres se mirent à les rassembler en grand tas, aussi près que possible de la grille de fer. On se procura bientôt du feu avec un fusil, et Hobbie s’avançait déjà vers le bûcher avec un tison enflammé, lorsque la figure brutale du voleur et le bout d’un mousqueton se montrèrent en partie à une meurtrière qui flanquait l’entrée.

« Grand merci », dit-il d’un ton moqueur, « pour avoir rassemblé une aussi grande provision propre à nous servir pendant l’hiver ; mais, si vous avancez un pas de plus avec ce tison, aucun ne vous aura coûté plus cher dans toute votre vie.

— C’est ce que nous allons voir », dit Hobbie, avançant intrépidement avec sa torche.

Le maraudeur tira sur lui ; mais, fort heureusement pour notre brave ami, le coup ne partit point ; tandis qu’Earnscliff, tirant en même temps, en visant à l’étroite ouverture, et à la faible marque que lui fournissait la figure du voleur, effleura le côté de sa tête, avec une balle. Il parut qu’il avait compté sur le poste auquel il s’était placé, comme présentant plus de sûreté, car il n’eut pas plutôt senti la blessure, quoique, très-légère, qu’il demanda à parlementer, et à savoir pourquoi on venait ainsi attaquer un honnête homme, un homme, paisible, et répandre son sang d’une manière aussi illégale.

« Nous voulons, dit Earnscliff, que votre prisonnière nous soit rendue saine et sauve.

— Et quel intérêt prenez-vous à elle ? demanda le maraudeur.

— C’est une question que vous, qui la retenez par force, n’avez pas le droit de nous faire, répliqua Earnscliff.

— Ah ! ah ! je crois que je puis deviner, dit le brigand ; eh bien ! messieurs, il me répugne d’entrer avec vous en inimitié mortelle, en versant le sang d’aucun de vous, quoique Earnscliff n’ait pas craint de verser le mien, et qu’il n’ait pas manqué le but de l’épaisseur d’une pièce de huit sous ; ainsi, pour éviter de plus grands malheurs, je consens à rendre ma prisonnière, puisque moins que cela, ne saurait vous satisfaire.

— Et la propriété d’Hobbie ? dit Simon de Stackburn ; pensez-vous qu’il vous soit permis de piller les troupeaux et les étables à vache d’un brave Elliot, comme le poulailler d’une vieille femme ?

— Aussi vrai que c’est le pain qui me fait vivre, répliqua Willie de Westburnflat, aussi vrai que c’est le pain qui me fait vivre, je n’en ai pas une seule vache ! Tout cela est en route depuis longtemps ; il n’y en a pas la corne d’une dans toute la tour. Mais je verrai ce qu’il sera possible d’en ramener, et je m’engage à me trouver avec Hobbie au Castleton, avec deux amis de chaque côté, afin de trouver quelque voie d’accommodement propre à le dédommager du tort qu’il m’accuse de lui avoir fait.

— Oui, oui, dit Elliot ; cela ira assez bien » ; puis, s’adressant à son parent : « Que le bétail s’en aille au diable ! Pour l’amour de Dieu, mon ami, ne parle plus de cela ; songeons seulement à tirer la pauvre Grâce des griffes de cet infernal brigand.

— Voulez-vous me donner votre parole, Earnscliff », dit le maraudeur qui était toujours à la meurtrière, « et me promettre sur votre foi et votre honneur, sur votre main et votre gant, que je serai libre d’aller et de venir pendant cinq minutes pour ouvrir la grille, et cinq minutes pour les fermer et tirer les verrous ? Moins de temps ne me suffirait pas, car tout cela a bien besoin d’être graissé. Y consentez-vous ?

— Vous aurez tout le temps nécessaire, dit Earnscliff ; j’engage ma foi, mon honneur, ma main et mon gant.

— Attendez donc là un moment, dit Westburnflat, ou bien, écoutez : je préférerais que vous fissiez reculer vos gens à une portée de pistolet de la porte ; ce n’est pas que je n’aie confiance en votre parole, mais il vaut mieux prendre ses sûretés.

— Ô mon ami, pensa Hobbie en lui-même, si je te tenais seulement à Turner’s-Holm, et personne autour de nous que deux honnêtes garçons pour voir que tout se passe dans les règles, je vous ferais souhaiter que vous vous fussiez cassé la jambe, avant d’avoir touché à quelque animal, ou à quelque personne qui m’aurait appartenu.

— Il a une plume blanche à son aile[1], ce Westburnflat, après tout », dit Simon de Hackburn, un peu scandalisé de ce qu’il s’était rendu si facilement ; « il ne mettra jamais les bottes de son père. »

Pendant ce temps-là, la porte intérieure de la tourelle s’ouvrit, et la mère du flibustier parut dans l’espace qui était entre cette porte et la grille extérieure. Willie lui-même parut ensuite, conduisant une femme, et la vieille, tirant soigneusement les verroux derrière eux, resta à son poste, comme une sorte de sentinelle.

« Qu’un ou deux de vous s’approchent, dit le brigand, et la reçoivent de moi saine et sauve. »

Hobbie s’avança avec empressement pour recevoir sa jolie fiancée. Earnscliff suivait plus lentement, pour se garantir de toute trahison. Tout à coup, Hobbie ralentit sa marche avec l’air de la plus grande mortification ; tandis qu’Earnscliff précipita la sienne avec l’impatience de la surprise. Ce n’était pas Grâce Armstrong, mais miss Isabelle Vère, dont la délivrance avait été effectuée par la présence de la troupe devant la tour.

« Où est Grâce ? où est Grâce Armstrong ? » s’écria Hobbie au comble de la rage et de l’indignation.

« Elle n’est pas entre mes mains, répondit Westburnflat ; vous pouvez visiter la tour, si vous ne voulez pas m’en croire.

— Maudit coquin, tu me diras ce qu’elle est devenue, ou tu meurs à l’instant », dit Elliot en le couchant en joue.

Mais ses compagnons, qui accoururent aussitôt, lui ôtèrent son fusil en s’écriant tous à la fois : « Main et gant ! foi et honneur ! Prends garde, Hobbie ; nous devons tenir la parole donnée à Westburnflat, fût-il le plus grand coquin de la terre. »

Fort de cette protection, le maraudeur reprit toute son audace, qui avait été un peu intimidée par le geste menaçant d’Elliot.

— J’ai tenu ma parole, messieurs, dit-il, et j’espère qu’il ne me sera fait aucune injure de la part d’aucun de vous. Si ce n’est pas là la prisonnière que vous cherchez, vous allez me la rendre ; j’en suis responsable envers ceux à qui elle appartient.

— Pour l’amour de Dieu, monsieur Earnscliff, protégez-moi ! » dit miss Vère en se serrant contre son libérateur. N’abandonnez pas une infortunée qui semble être délaissée de tout le monde.

— Ne craignez rien », dit tout bas Earnscliff ; « je vous protégerai au péril de ma vie. » Puis, se tournant vers Westburnflat : « Scélérat, dit-il, comment avez-vous osé insulter cette dame ?

— Quant à cela, Earnscliff, répondit Westburnflat, je saurai répondre à ceux qui ont plus de droit de me le demander que vous. Mais, si vous venez avec une force armée pour l’enlever à ceux chez qui ses amis l’avaient placée, comment répondrez-vous à cela ? Mais c’est votre affaire. Un homme seul ne peut défendre une tour contre vingt. Tous les hommes des Mearns[2] ne font pas plus qu’ils ne peuvent[3].

— C’est un mensonge abominable, dit Isabelle ; il m’a enlevée avec violence des bras de mon père.

— Peut-être a-t-il l’intention de vous le faire croire, ma petite, répliqua le brigand ; mais ce ne sont pas mes affaires ; il en adviendra ce qui pourra. Vous ne voulez donc pas me la rendre ?

— Vous la rendre, misérable ! assurément non, répondit Earnscliff ; je protégerai miss Vère, et je l’escorterai jusqu’à l’endroit où il lui plaira que je la conduise.

— Oui, oui ; peut-être tout cela est-il déjà convenu entre vous deux, dit Willie de Westburnflat.

— Et Grâce ? » reprit Hobbie en se dégageant du milieu de sas amis, qui lui rappelaient la sainteté du sauf-conduit sur la foi duquel le flibustier s’était hasardé à sortir de sa tour. « Où est Grâce ?» Et il se précipita sur le maraudeur, le sabre à la main.

Westburnflat, ainsi pressé, s’écria : « Pour l’amour de Dieu ! Hobbie, écoutez-moi un instant. » Et se tournant tout à coup, il se mit à fuir. Sa mère tenait la grille entr’ouverte ; mais Hobbie porta un coup si violent au flibustier, au moment où il entrait, que le sabre, fit une fente considérable au linteau de la porte voûtée ; on la montre encore aujourd’hui, comme une preuve de la force extraordinaire de ceux qui vivaient dans les anciens temps. Avant qu’Hobbie eût pu porter un second coup, la porte fut fermée et mise à l’abri de toute attaque, et il fut obligé de retourner vers ses compagnons, qui se préparèrent à lever le siége de Westburnflat. Ils insistèrent pour qu’il les accompagnât dans leur retraite.

« Vous avez déjà rompu la trêve, Hobbie, dit le vieux Dick du Dingle, et si nous n’y prenions garde, vous joueriez de nouveaux tours, et non-seulement vos amis seraient accusés d’avoir commis un meurtre contre la foi jurée, mais encore vous vous rendriez la fable de tout le pays. Attendez l’entrevue du Castleton, comme vous en êtes convenu, et s’il ne vous dorme pas une satisfaction, alors vous aurez raison d’en tirer une vengeance sanglante. Mais marchons comme des gens raisonnables, soyons fidèles à notre parole, et je vous réponds que nous retrouverons Grâce, votre bétail et tout ce que vous avez perdu. »

Ce froid raisonnement ne fut pas très-goûté du malheureux amant ; mais comme il ne pouvait obtenir d’assistance de la part de ses voisins et de ses parents qu’en subissant leurs propres conditions, il fut forcé de partager leurs maximes, d’y mettre de la bonne foi, et de procéder d’une manière régulière. Earnscliff pria alors quelques gens de la troupe de se joindre à lui pour accompagner miss Vère chez son père, au château d’Ellieslaw, où elle voulut absolument être conduite. Cette demande fut accueillie avec empressement, et cinq ou six jeunes gens se présentèrent pour lui servir d’escorte.

Hobbie ne fut point du nombre. Le cœur presque déchiré par les événements de la journée et par le désappointement qu’il venait d’éprouver, il s’en retournait tristement chez lui pour prendre les mesures nécessaires à la subsistance et à la protection de sa famille et convenir avec ses voisins des nouvelles démarches à faire pour retrouver Grâce Armstrong. Le reste de la troupe se dispersa de différents côtés, après avoir passé le marais. Le brigand et sa mère les suivirent des yeux du haut de la tour, jusqu’à ce qu’ils eussent entièrement disparu.





  1. Formule proverbiale équivalente à celle-ci : « Il n’est pas aussi noir qu’on le croit. » A. M.
  2. Province d’Écosse. A. M.
  3. C’est-à-dire, « leur bravoure doit céder au nombre. » A. M.