Le Naturalisme au théâtre/16

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Charpentier (p. 284-326).


LA COMÉDIE

I

Mes confrères en critique dramatique ont bien voulu, pour la plupart, parler de mon dernier roman, à propos de Pierre Gendron, la pièce que MM. Lafontaine et Richard viennent de donner au Gymnase. Sans accuser les auteurs de plagiat, quelques-uns ont admis certaines ressemblances entre cette comédie et l’Assommoir. Loin de moi la pensée de me montrer plus sévère. Je tiens MM. Lafontaine et Richard pour de galants hommes qui se seraient adressés à moi, s’ils avaient eu la moindre velléité de tirer une pièce de mon livre. D’ailleurs, ils ont fait dire dans la presse que Pierre Gendron était écrit avant l’Assommoir, et cela doit suffire. Certes, je ne réclame pas une enquête. Je m’estime simplement heureux que les directeurs ne se soient pas montrés plus empressés de jouer la pièce ; car, da ns ce cas, ce serait moi qui aurais pu être traité de plagiaire.

Seulement, la rencontre entre les deux œuvres est vraiment prodigieuse. Il y a là un cas littéraire sur lequel je me permets d’insister, uniquement pour la curiosité du fait.

Imaginez qu’un auteur dramatique veuille tirer un drame de l’Assommoir. La grosse difficulté qu’il rencontrera sera le nœud même du drame, le ménage à trois, le retour de l’ancien amant que le mari ramène auprès de sa femme, un jour de soûlerie. Dans la vie réelle, j’ai connu des Coupeau, lentement hébétés par la boisson. Mais un romancier seul peut employer aujourd’hui de tels personnages, parce qu’il a le loisir de les analyser à l’aise et de tirer d’eux les terribles leçons de la vérité. Au théâtre, ils restent encore d’un maniement presque impossible.

Tout le problème, pour un auteur dramatique, serait donc d’accommoder Coupeau et Lantier, de façon à ce qu’ils pussent paraître devant le public, sans trop le révolter. Il faudrait, tout en gardant la situation du ménage à trois, trouver un arrangement qui maintiendrait l’aventure dans cette convention d’honnêteté scénique, hors de laquelle une pièce est fort compromise. En un mot, étant donné Gervaise, Lantier et Coupeau, il s’agirait de les conserver tous les trois, et pourtant de les rendre possibles, en modifiant légèrement les données du roman.

Eh bien, MM. Lafontaine et Richard ont trouvé une solution très agréable. J’avais songé à ces choses, avant la représentation de leur pièce, et j’ai été réellement surpris de ne pas avoir eu l’idée d’une solution aussi habile. Certainement, ce qui m’a empêché de la trouver, c’est la pensée qu’un roman transporté au théâtre doit rester entier. Mais des auteurs qui ne seraient tenus à aucun respect envers l’Assommoir, et qui préféreraient même s’en écarter un peu, n’inventeraient pas une adaptation plus adroite que Pierre Gendron. Et cela est d’autant plus miraculeux que cette comédie a été écrite avant le roman.

Voici l’adaptation. Faites que Coupeau ne soit pas marié avec Gervaise, et admettez que Coupeau, tout en connaissant Lantier, ignore ses anciens rapports avec la jeune femme ; dès lors, Coupeau, qui est un honnête ouvrier, pourra ramener Lantier dans son ménage, et, de ce retour, naîtront tous les éléments dramatiques nécessaires. Gervaise, naturellement, tremblera devant Lantier et refusera avec horreur le marché de honte qu’il lui offre pour garder le silence. Quant au dénoûment, il sera aimable ou triste, selon le théâtre où l’on portera la pièce.

Mais la rencontre la plus curieuse est peut-être que le retour de Lantier, dans le roman et dans le drame, a lieu pendant un repas de famille. Seulement, dans le roman, le repas est donné le jour de la fête de Gervaise ; tandis que, dans le drame, il a lieu le jour de la fête de Coupeau.

Je n’ai pas besoin de faire remarquer les conséquences énormes que la légère modification du sujet amène au point de vue théâtral. Au lieu de cette déchéance lente du ménage, qui est le roman tout entier, on n’a plus qu’un honnête ménage d’ouvriers tyrannisé et menacé par un sacripant. Les auteurs ont même chargé Lantier en noir ; ils en ont fait un assassin, que les gendarmes emmènent au dénoûment, ce qui est vraiment trop gros et noie leur œuvre dans les eaux vulgaires du mélodrame. Quant à Coupeau et à Gervaise, ils se marient et sont heureux. On prétend, il est vrai, que la pièce était en cinq actes et qu’on l’a réduite pour les besoins du Gymnase. Je serais bien curieux de connaître les deux actes que M. Montigny a fait couper.

Et voyez le prodige, les rencontres ne s’arrêtent pas là ! La fille des Coupeau, Nana, est aussi dans la pièce. Or, cette Nana était encore bien embarrassante ; on pouvait, à la vérité, ne pas pousser les choses jusqu’au bout, en la ramenant au bercail, avant qu’elle eût glissé à la faute ; mais elle n’en demeurait pas moins un danger, si l’on ne mettait pas à côté d’elle une consolation. Aussi Nana a-t-elle une sœur, une demoiselle bien élevée et sans tache, grandie en dehors du milieu ouvrier, et qui, au dénoûment, épousera le patron de la fabrique où travaille Coupeau. Cela compense tout.

Je ne veux pas insister davantage. Je répète une fois encore que j’accuse le hasard seul. Il m’a paru simplement intéressant de montrer comment, sans le vouloir, MM. Lafontaine et Richard ont tiré de l’Assommoir la pièce que des hommes de théâtre auraient pu y trouver. En outre, comme j’ai accordé de grand cœur à deux auteurs dramatiques l’autorisation de porter sur les planches le sujet de mon livre, j’ai pensé que je devais me prononcer sur la question soulevée dans la presse, à propos de Pierre Gendron.

Si l’on veut maintenant mon avis tout net sur cette comédie, j’ajouterai qu’elle me plaît médiocrement. Les auteurs ont dû la baser sur une situation fausse. Toute la pièce tient sur ce fait que Gervaise a refusé d’épouser Coupeau, parce qu’elle a appartenu à Lantier, et qu’elle courbe la tête sous l’éternelle honte de cette liaison. Il faut connaître bien peu le milieu où s’agitent les personnages, pour prêter un tel sentiment à Gervaise. Dans la réalité, elle serait depuis longtemps la femme légitime de Goupeau. Seulement, comme je l’ai expliqué, si elle était sa femme, les auteurs retomberaient dans la situation embarrassante du roman, et ils ont dû choisir entre la convention théâtrale et la vérité.

Je ne parle pas du dénoûment, je sais très bien que c’est là un dénoûment imposé par le Gymnase. On se marie trop à la fin, et toute cette action terrible tombe en plein dans la confiture. Voyez-vous Nana ramenée saine et sauve, comme s’il suffisait d’un tour d’escamotage pour transformer en bonne petite fille une coureuse de trottoirs, qui appartient de naissance au pavé parisien ! Je voudrais que l’on sentît bien la à quel point de mensonge on a rabaissé le théâtre. Car soyez convaincus que MM. Lafontaine et Richard sont trop intelligents pour ne pas savoir eux-mêmes qu’ils mentent. La vérité est qu’ils ont eu peur, et avec raison ; ils se sont dit qu’ils devaient se conformer au désir du public, qui aime les dénoûments aimables.

J’arrive ainsi au singulier jugement porté par plusieurs de mes confrères qui ont vu, dans Pierre Gendron, un manifeste naturaliste au théâtre. Gomme toujours, c’est la forme, l’expression extérieure de la pièce qui les a trompés. Il a suffi que les personnages employassent quelques mots d’argot populaire, pour qu’on criât au réalisme. On ne voit que la phrase, le fond échappe.

Certes, on ne saurait trop louer MM. Lafontaine et Richard, en mettant des ouvriers en scène, de leur avoir conservé certaines tournures de langage, qui marquent la réalité du milieu. C’était déjà là une audace, et il faut les en remercier. Seulement, j’aurais voulu les voir pousser plus loin l’amour du vrai, s’attaquer aux mœurs elles-mêmes, à la réalité des faits. Leur Gendron, c’est l’éternel bon ouvrier des mélodrames ; leur Louvard, c’est le traître qu’on a vu tant de fois. Les bonshommes n’ont pas changé ; ils restent jusqu’au cou dans la convention. Ils commencent à parler leur vraie langue, voilà tout.

Paris a besoin d’un certain nombre de plaisanteries courantes. Que les chroniqueurs, les échotiers, tout le personnel rieur et turbulent de la petite presse, ait lancé une série de calembredaines sur le mouvement littéraire actuel, rien de plus acceptable ; que l’on fasse par moquerie tenir le naturalisme dans l’argot des barrières, l’ordure du langage et les images risquées, cela s’explique, et nous tous qui défendons la vérité, nous sommes les premiers à sourire de ces plaisanteries, lorsqu’elles sont spirituelles. Mais, en France, on ne saurait croire combien est dangereux ce jeu de la raillerie. Les esprits les plus épais et les plus sérieux finissent par accepter comme des jugements définitifs les aimables bons mots de la presse légère.

Ainsi, on tend à admettre que l’argot entre comme une base fondamentale dans notre jeune littérature. On vous clôt la bouche, en disant : « Ah ! oui, ces messieurs qui remplacent la langue de Racine par celle de Dumollard ! » Et l’on est condamné. Vraiment ! nous nous moquons bien de l’argot ! Quand on fait parler un ouvrier, il est d’une honnêteté stricte, je crois, de lui conserver son langage, de même qu’on doit mettre dans la bouche d’un bourgeois ou d’une duchesse des expressions justes. Mais ce n’est là que le côté de forme du grand mouvement littéraire contemporain. Le fond, certes, importe davantage.

Par exemple, au théâtre, c’est un triomphe médiocre que de placer de loin en loin une expression populaire. J’ai remarqué que l’argot fait toujours rire à la scène, lorsqu’on le ménage habilement. Il est beaucoup plus difficile de s’attaquer aux conventions, de faire vivre sur les planches des personnages taillés en pleine réalité, de transporter dans ce monde de carton un coin de la véritable comédie humaine. Cela est même si mal commode que personne n’a encore osé, parmi les nouveaux venus, qui ne sont pourtant pas timides.

Il faut remettre l’argot à sa place. Il peut être une curiosité philologique, une nécessité qui s’impose à un romancier soucieux du vrai. Mais il reste, en somme, une exception, dont il serait ridicule d’abuser. Parce qu’il y a de l’argot dans une œuvre, il ne s’ensuit pas que cette œuvre appartient au mouvement actuel. Au contraire, il faut se méfier, car rien n’est un voile plus complaisant qu’une forme pittoresque ; on cache là-dessous toutes les erreurs imaginables.

Ce qu’il faut demander avant tout à une œuvre, que le romancier ait cru devoir prendre la plume d’Henri Monnier ou celle de Bossuet, c’est d’être une étude exacte, une analyse sincère et profonde. Quand les personnages sont plantés carrément sur leurs pieds et vivent d’une vie intense, ils parlent d’eux-mêmes la langue qu’ils doivent parler.


II

La première représentation au Gymnase de Châteaufort, une comédie en trois actes de madame de Mirabeau, m’a paru pleine d’enseignements. Pendant que le public tournait au comique les situations dramatiques, et que les critiques se fâchaient en criant à l’immoralité, je songeais qu’il y avait là un malentendu bien grand, j’aurais voulu pouvoir transformer d’un coup de baguette cette pièce mal faite en une pièce bien faite, et changer ainsi en applaudissements les rires et les indignations ; car, au fond, il s’agissait uniquement d’une question de facture.

Voici, en gros, le sujet de la pièce. Le marquis de Ponteville a donné sa fille Nadine en mariage à M. de Châteaufort, un homme de la plus grande intelligence, que le gouvernement vient même de charger d’une mission diplomatique. Puis, le marquis s’est remarié avec une demoiselle d’une réputation équivoque. Mais voilà que Nadine acquiert la preuve, par une lettre, que son mari a été l’amant de sa belle-mère. Le beau Châteaufort, l’homme irrésistible et magnifique, est un simple gredin. Précisément, il vient de commettre une première scélératesse. Aidé de la marquise, il a décidé le marquis à lui léguer le château de Ponteville, au détriment de Pierre, le frère aîné de Nadine. Celui-ci apprend tout par le notaire qui a rédigé le testament. Un singulier notaire qui, pour se venger d’avoir reçu des honoraires trop faibles, dénonce tout le monde, et apprend surtout à la marquise que Nadine a des rendez-vous avec M. de Varennes, rendez vous fort innocents d’ailleurs. Dès lors, la guerre est déclarée entre les deux femmes. Madame de Ponteville accuse madame de Châteaufort d’adultère, et fait prendre par le marquis une lettre que celle-ci semble vouloir dissimuler. Mais justement cette lettre est celle qui révèle la liaison de Châteaufort et de madame de Ponteville. Le marquis a un coup de sang, dont il se tire pour se lamenter. Enfin Châteaufort, auquel le gouvernement vient de retirer sa mission, comprend qu’il gêne tout le monde, qu’il n’y a pas d’issue possible, et il se décide à dénouer le drame en se faisant sauter la cervelle.

Certes, je ne défends point les inexpériences ni les maladresses de la pièce. Seulement, je me demande quelle a été la véritable intention de madame de Mirabeau. A coup sûr, son idée première a dû être de mettre debout la haute figure de Châteaufort. On dit que son héros était, dans le principe, député et ambassadeur ; la censure aurait diminué le personnage, en en faisant un simple diplomate, envoyé en mission particulière.

Mais l’indication suffit. On comprend immédiatement quel est le personnage, le type que l’auteur a voulu créer. Châteaufort n’est point l’aventurier vulgaire. Son nom est à lui ; de plus, il a une grande intelligence, une haute situation. Sa perversion est un fruit de l’époque et du milieu. Il est la pourriture en gants blancs, l’intrigue toute puissante, l’homme public qui abuse de son mandat, le cerveau vaste qui combine le mal. Cet homme, titré, occupant une des situations politiques les plus en vue, représente donc la corruption dans les hautes classes, avec ce qu’elle a d’intelligent, d’élégant et d’abominable. Je ne sais si je me fais bien comprendre. Mais il y avait, à mon sens, une création très large à tenter avec un tel personnage. Il est de notre temps ; on l’a rencontré dans vingt procès scandaleux. Il a poussé sur les décombres des monarchies ; il ne peut plus avoir de pensions sur la cassette des rois, et il bat monnaie avec ses titres et ses situations officielles. Regardez autour de vous, très haut, et vous le reconnaîtrez. Je comprends donc parfaitement que madame de Mirabeau n’ait pu résister à la tentation de mettre au théâtre une figure si contemporaine et si puissamment originale.

Maintenant, le malheur est qu’elle l’a mise sans aucune prudence. Elle avait besoin d’une histoire quelconque pour employer le héros, et l’histoire qu’elle a choisie est des moins heureuses. Encore aurait-elle pu s’en contenter, car les histoires en elles-mêmes importent peu. Mais il fallait alors souffler la vie à tous ces pantins, donner aux faits la profonde émotion de la vérité. J’arrive ici au vif de la question, et je demande à m’expliquer très nettement.

Le soir de la première représentation, le public riait et la critique se fâchait, ai-je dit. Dans les couloirs, j’entendais dire que l’immoralité de la pièce était révoltante, qu’un pareil monde n’existait pas. Surtout, c’était le langage qui blessait ; des spectateurs juraient que les femmes du monde ne parlent pas avec cette crudité et ne se lancent point ainsi leurs amants à la tête. Que répondre à cela ? on sourit on hausse les épaules. La brutalité est partout, en haut comme en bas. Quand les passions soufflent, les marquises deviennent des poissardes. Il n’y a que les tout jeunes gens qui se font du grand monde une idée d’Olympe, où les bouches des dames ne lâchent que des perles.

Pour mon compte,—j’ignore si j’ai l’âme plus scélérate que la moyenne du public,—je ne trouve, dans Châteaufort, pas plus de gredinerie que dans beaucoup d’autres pièces applaudies pendant cent représentations. Que voyons-nous donc d’épouvantable dans cette œuvre ? Un homme qui a eu des relations avec sa belle-mère, et qui convoite les biens de son beau-père. Mais ce sont là de simples gentillesses, à côté de l’amas effroyable des noirs forfaits de notre répertoire. Je ne citerai pas les tragédies grecques, ni les mélodrames du boulevard, où l’on s’empoisonne en famille avec le plus belle tranquillité du monde. Je rappellerai simplement les œuvres de cette année, l’Étrangère, par exemple, où le duc de Septmont se conduit en vilain monsieur, tout comme Châteaufort.

Pourquoi, en ce cas, rit-on et se fâche-t-on au Gymnase ? C’est uniquement parce que l’auteur a manqué de science et d’adresse. Il aurait pu nous conter une aventure dix fois plus odieuse et nous l’imposer parfaitement, s’il avait su procéder avec art. Question de facture, rien de plus, je le répète. Le public a acclamé d’autres vilenies, sans s’en douter. Les infamies ne l’effrayent pas, la façon de présenter les infamies seule le révolte.

La grande faute de madame de Mirabeau a été de bâtir son action dans le vide. Ses personnages n’ont pas d’acte civil. On ne sait d’où ils viennent, qui ils sont, comment s’est passée leur vie jusqu’au jour où on nous les présente. Châteaufort aurait eu besoin d’être expliqué dans ses antécédents. Cette grande figure devait être complète. Un drame n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu ; il faut circonstancier et amener les orages de la passion et des intérêts.

Une autre faute grave est d’avoir raidi les personnages dans une attitude. Châteaufort, à mon sens, manque surtout de souplesse. Le marquis est une ganache et la marquise une louve de mélodrame. Quant à Nadine, elle serait le seul personnage sympathique, si elle n’était pas toujours en colère. La vie a plus de bonhomie, et, même dans les crises dramatiques, il faut conserver aux personnages des échappées de repos et de détente. Une action toute nue, une abstraction pure, ne réussit au théâtre qu’à la condition d’être maniée par des mains très savantes, qui la conduisent avec une raideur de démonstration géométrique.

D’ailleurs, madame de Mirabeau est loin de manquer de talent. J’ose même confesser que son œuvre m’a beaucoup plus intéressé que certaines pièces, jouées dans ces derniers temps, et qui ont réussi. Cela est si peu ordinaire, une belle inexpérience, parlant carrément, appelant les choses par leurs noms, allant droit devant elle sans crier gare. Il y a bien des hommes, parmi nos auteurs dramatiques, auxquels je souhaiterais l’énergie de madame de Mirabeau. Et il ne faut pas ricaner, employer le gros mot de brutalité, l’énergie reste une chose rare et belle, qu’on n’acquiert pas, et qui fait les grandes œuvres. On ne devient pas fort, tandis que l’on peut émonder sa force et trouver un équilibre.

Dans tout cela, il y a une morale à tirer. La chute Châteaufort va être un argument de plus entre les mains de ceux qui refusent la vérité au théâtre, sous prétexte que la vérité est affligeante et que le public demande avant tout des tableaux consolants. Je les entends d’ici foudroyer les héros corrompus, déclarer que le théâtre n’est pas une dalle de dissection, réclamer des idylles qui ne contrarient pas leur digestion. Avez-vous remarqué une chose ? il est rare qu’un honnête homme se scandalise en face d’un coquin ; ce sont les coquins eux-mêmes qui crient le plus fort, comme s’ils voyaient une allusion personnelle dans le personnage qu’on leur montre.

Donc, c’est le naturalisme au théâtre qui payera une fois de plus les pots cassés. Il va être formellement conclu que toutes les plaies ne sont pas bonnes à montrer, surtout lorsqu’il s’agit des plaies du beau monde. Et l’on aura raison, dans un certain sens. Je crois qu’on peut tout dire et tout peindre, mais je commence à être persuadé aussi qu’il y a façon de tout peindre et de tout dire. Là est la solution du problème.

Ah ! comme nous serions forts, si un naturaliste, sans rien perdre de sa méthode d’analyse ni de sa vigueur de peinture, naissait avec le sens du théâtre, cette adresse du métier qui escamote les difficultés au nez du public. Il n’est pas vrai, à coup sûr, que tout le théâtre soit dans le métier, comme on le répète. Le métier suffit le plus souvent, mais le métier pourrait aussi aider simplement à rendre possible sur les planches les drames et les comédies de la vie réelle. Apporter la vérité et savoir l’imposer, tel doit être le but.

Aussi ne me lasserai-je pas de répéter aux jeunes auteurs dramatiques qui grandissent : « Voyez les chutes de toutes les pièces naturalistes tentées depuis dix ans. Est-ce à dire que le mensonge seul réussit au théâtre ? Non, certes. Il faut garder sa foi dans le vrai, même quand le vrai semble crouler de toutes parts. La vérité reste supérieure, inattaquable, souveraine. C’est à notre imbécillité, à notre manque de talent, qu’il faut s’en prendre. C’est nous, et non pas la vérité, qui faisons tomber nos pièces. Etudiez donc le théâtre, comparez et cherchez. Il existe certainement une tactique pour conquérir le public, on flaire dans l’air une formule, qu’un débutant découvrira, et qui indiquera la voie à suivre, si l’on veut donner à notre théâtre une vie nouvelle. Les révolutions dans les idées ne se précisent et ne triomphent que grâce à une formule. Inventez une facture, tout est là. »


III

Deux débutants, MM. Jules Kervani et Pierre de l’Estoile, ont fait jouer au Troisième-Théâtre-Français une pièce en cinq actes : l’Obstacle.

Voici, en gros, le sujet. Un jeune homme, Georges de Liray, a rencontré aux bains de mer une adorable jeune fille, mademoiselle de Champlieu. Il l’aime, il demande sa main à M. de Champlieu, et là il apprend tout un drame de famille : la mère de la jeune fille n’est pas morte, comme on l’a dit, elle a fui, il y a des années, avec un amant. Georges n’en poursuit pas moins son projet de mariage ; mais il se heurte contre un nouveau drame, son père lui confesse qu’il est l’amant de madame de Champlieu, laquelle a naturellement changé de nom. Dès lors, le mariage entre les jeunes gens paraît impossible. Les auteur s se sont tirés de toutes ces difficultés accumulées, en condamnant M. de Liray à un exil lointain et en empoisonnant madame de Champlieu, qui meurt pardonnée de son mari.

La critique a bien accueilli cette œuvre. Elle a fait des réserves, mais elle a été unanime à y constater des situations fortes et des scènes bien faites. Ses réserves ont surtout porté sur l’impasse dans laquelle les auteurs se sont mis, en choisissant un de ces sujets dont il est impossible de sortir. Ses éloges se sont adressés à l’habileté de l’exposition, aux coups de théâtre successifs : la confession de M. de Champlieu ; l’aveu de M. de Liray à son fils ; la rencontre des deux pères, avec la femme coupable entre eux. On a trouvé tout cela, je le répète, très bien combiné, emmanché solidement, fabriqué avec adresse. Aussi a-t-on salué MM. Jules Kervani et Pierre de l’Estoile comme des jeunes écrivains heureusement doués pour le théâtre.

J’ai eu la curiosité de lire tout ce qu’on a écrit sur l’Obstacle, et j’affirme que le seul regret de la critique a été que les auteurs n’eussent pas pu sortir plus brillamment du problème insoluble qu’ils s’étaient posé. Imaginez un joueur de piquet dont une nombreuse galerie suit le jeu. La galerie est émerveillée par la hardiesse de l’écart et tout à fait enchantée par deux ou trois coups successifs qui dénotent une science hors ligne. Malheureusement, la fin de la partie est moins brillante : le joueur gagne, mais grâce à des expédients dangereux, et il ne gagne que d’un point. Alors, la galerie dit : « C’est fâcheux, une partie si bien commencée ! N’importe, ce joueur n’est pas la première mazette venue. » Telle a été exactement l’attitude de la critique, à l’égard de MM. Jules Kervani et Pierre de l’Estoile.

Eh bien ! que ces messieurs me permettent de leur tenir un autre langage. Je suis le seul de mon opinion ; aussi vais-je lâcher d’être très clair et d’appuyer mon dire sur des arguments décisifs. Certes, les deux auteurs, en écrivant l’Obstacle, ont fait une œuvre très honorable, et je me réjouis de leur succès. Mais je crois remplir strictement mon devoir de critique, en leur disant qu’ils ont choisi là une formule dramatique inférieure, et qu’ils doivent se dégager au plus tôt de cette formule, s’ils ont la moindre ambition littéraire.

J’arrive aux preuves. Que sont leurs personnages ? Des pantins, pas davantage. Les jeunes gens sont des jeunes gens, les pères sont des pères, le tout complètement abstrait, chaque figure représentant une idée et non un individu. Il me semble voir ces personnages portant chacun un écriteau sur la poitrine : « Moi je suis un jeune homme honnête qui aime une jeune fille… Moi je suis un père honnête dont la femme s’est mal conduite… » Quant à l’homme que cache l’écriteau, il nous reste profondément inconnu ; nous ne voyons seulement pas le bout de son nez, nous ignorons ce qu’il a dans le ventre. Aucune analyse humaine, en somme ; pas un seul document nouveau, une simple exhibition de sentiments généraux qui manquent même de tout relief artistique.

Mais les faits sont encore plus significatifs. Si les personnages restent uniquement des poupées destinées à être rangées sur une table, comme les soldats de plomb des enfants, tout l’intérêt se porte sur le drame dont ils vont être les acteurs complaisants. Ils deviennent passifs, ils subissent l’action, demeurent où on les place, font un pas en arrière ou en avant, selon les besoins de la stratégie dramatique. Or, rien n’est plus étrange que cette action qu’ils subissent. Il s’agit pour les auteurs de pousser leurs soldats de plomb, de les mettre en face les uns des autres, dans des positions critiques, de faire croire qu’ils sont perdus et qu’ils vont se manger, puis de les dégager le plus habilement possible, en sacrifiant ceux qui sont trop embarrassants, et de dire enfin au public ravi : « Mesdames et Messieurs, voilà comment la farce se joue. Tout ceci n’était que pour vous plaire et vous montrer notre adresse d’escamoteurs. » Peu importent la vie réelle, le développement logique des histoires vraies, la grandeur simple de ce qui se passe tous les jours sous nos yeux. Les hommes d’expérience et d’autorité vous répéteront qu’il faut des situations au théâtre ; entendez par là qu’il faut mener en guerre vos soldats de plomb et vous exercer à les jeter dans des bagarres, pour avoir la gloire de les en tirer sans une égratignure.

Je le dis une fois encore, l’art dramatique ainsi entendu est un art absolument inférieur, qui doit dégoûter les penseurs et les artistes. Je parlais d’une partie de piquet. Mais il est une comparaison plus juste encore, celle d’une partie d’échecs. Les personnages ne sont plus que des pions. MM. Jules Kervani et Pierre de l’Estoile ont pu se dire : « Les blancs font mat en cinq coups. » Et ils ont joué leurs cinq actes. Oui, leurs personnages sont en bois, de simples pièces de buis ; j’accorde, si l’on veut, qu’on les a sculptés et qu’ils ont des figures humaines ; mais ils n’ont sûrement ni cervelles ni entrailles. Quant au drame, il devient une combinaison, plus ou moins ingénieuse ; on entend le petit claquement des pièces sur l’échiquier, et le problème est résolu, la critique se contente de déclarer le lendemain : « Bien joué ! » ou : « Mal joué ! » De l’étude humaine, de l’analyse des tempéraments, de la nature des milieux, pas un mot !

Voilà, n’est-ce pas, qui est d’un grand vol, voilà qui élargit singulièrement notre littérature dramatique ! Remarquez que les pièces à situations qui règnent aujourd’hui, n’ont envahi le théâtre que depuis le commencement du siècle. Ce sont elles qui ont imposé l’étrange code auquel on veut soumettre tous les débutants. Les fameuses règles, le critérium d’après lequel on juge si tel écrivain est ou n’est pas doué pour le théâtre, viennent de ces pièces. Peu à peu, elles se sont imposées comme un amusement facile qui intéresse sans faire penser, et on a voulu plier toutes les productions dramatiques à leur formule. Il n’a plus été question que « des scènes à faire ». On a déserté la grande étude humaine pour ce joujou, mettre des bonshommes en bataille et leur faire exécuter des culbutes de plus en plus compliquées. Ajoutez que des esprits ingénieux, et même quelques esprits puissants, se sont livrés à ce jeu et y ont accompli des merveilles. Voilà comment le théâtre actuel,—une simple formule passagère dont on veut faire « le théâtre »,—occupe les planches, à la grande tristesse des écrivains naturalistes.

Souvent la critique cite les maîtres. C’est pourtant peu les honorer que de ne point se montrer sévère pour les pièces à situations. Dans toutes les littératures, tous les chefs-d’œuvre dramatiques condamnent ces pièces et montrent leur infériorité. Certes, ce n’est ni dans le théâtre grec, ni dans le théâtre latin que nos auteurs habiles ont pris les règles du petit jeu de société auquel ils se livrent. Ni Shakespeare ni Schiller ne leur ont enseigné l’art de plonger un personnage dans une fable compliquée, puis de l’en retirer par la peau du cou, sans que ses vêtements eux-mêmes aient souffert. Si j’arrive à nos classiques, l’exemple devient encore plus frappant. Où prend-on que Corneille, Molière, Racine sont les maîtres du théâtre à notre époque ? Les auteurs contemporains n’ont rien d’eux, je ne parle pas du talent, mais de l’entente de la scène et de la veine dramatique. Qu’on cesse donc de parler des maîtres, à propos de notre théâtre actuel, car nous les insultons chaque jour par la façon ridicule et étroite dont nous employons leur glorieux héritage.

La formule qui règne en ce moment n’a donc pas d’excuse. Elle ne saurait même invoquer en sa faveur la tradition. Elle ne se rattache en rien aux chefs-d’œuvre de notre littérature dramatique. Je ne puis développer ici les arguments que je fournis ; mais il est aisé de le faire. Cette formule est née de l’ingéniosité et de l’habileté d’une génération d’auteurs. Elle a récréé le public, car elle offre le gros intérêt du roman-feuilleton, dont l’invention a passionné la masse des lecteurs illettrés. Et c’est ainsi qu’elle s’est étalée, au point de faire dire qu’elle est tout le théâtre, et qu’en dehors d’elle il n’y a pas de succès possible. Heureusement, l’histoire littéraire est là pour affirmer que l’étude de l’homme passe avant tout, avant l’action elle-même. On a découragé les esprits supérieurs en faisant un simple échiquier de la scène. Telle est l’explication de la royauté du roman à notre époque, tandis que le théâtre se traîne et agonise.

Un grand écrivain étranger s’étonnait un jour devant moi des deux littératures si nettement tranchées qui vivent chez nous côte à côte, le roman et le théâtre. Le premier s’élargit et grandit chaque jour ; le second s’épuise et tend à retomber aux tréteaux. Cela provient, selon moi, de ce que le roman est dans le courant du siècle, dans ce courant naturaliste qui emporte tout. Au contraire, le théâtre résiste, s’entête dans des combinaisons ridicules, refuse la vie qui déborde autour de lui. La routine, les engouements du public, la complicité de la critique, l’enfoncent davantage. On prévoit le résultat : si, dans un temps donné, une rénovation n’a pas lieu, le théâtre roulera de plus bas en plus bas ; car il est impossible que la foule, nourrie des vérités du roman, ne se dégoûte pas tout à fait des enfantillages laborieux des auteurs dramatiques. D’ailleurs, de même que le théâtre a régné au dix-septième siècle, peut-être au dix-neuvième siècle le roman doit-il régner à son tour.

Je reviens à MM. Jules Kervani et Pierre de l’Estoile, et je conclus. Sans doute, ils ont fait preuve d’un effort louable en produisant l’Obstacle. Mais ils débutent, ils ont de l’ambition, ils désirent monter le plus haut possible. Alors, je crois devoir leur dire ce que personne ne leur a dit. La pièce à situations, si honorablement qu’on la traite, reste une œuvre inférieure. Ils auraient dénoué l’Obstacle d’une façon plus habile encore, qu’ils n’auraient jamais été que des joueurs d’échecs. S’ils veulent grandir, ils doivent se hausser jusqu’à l’étude de l’homme, aborder les passions, nouer et dénouer leurs drames par les seules passions. Plus haut, toujours plus haut ! Tâchez de monter dans la vérité et dans le génie ! Tel est, selon moi, le seul langage qu’un critique ait lieu de tenir aux débutants qui arrivent avec leur jeunesse et leur bonne volonté.


IV

MM. Aurélien Scholl et Armand Dartois ont donné à l’Odéon une très agréable comédie, qui a eu un joli succès d’esprit.

Le titre le Nid des autres, dit le sujet d’une façon charmante. Il s’agit d’une certaine Désirée Blavière, dont le passé est fort louche, et qui a pris le titre sonore et romanesque de comtesse de Villetaneuse. Cette dame, à laquelle un Russe cosmopolite et original, toujours en voyage, M. Cramer, a eu l’étrange idée de confier sa fille Mathilde, vivait à Cannes de la pension que le père lui payait, lorsque l’envie lui est venue de marier Mathilde pour se faire à elle-même un intérieur. Un garçon riche, Rodolphe, épouse l’héritière, et Désirée s’installe chez eux avec ses trois enfants. C’est là le nid des autres.

On voit dès lors comment l’action s’engage. Désirée est plus impérieuse et plus exigeante qu’une belle-mère. Elle a fait le bonheur des époux, elle le leur rappelle à chaque minute et exige une reconnaissance éternelle. C’est elle qui gouverne, qui dispose des chambres de la maison, qui se sert des voitures, qui commande les domestiques. Et, à la moindre observation, elle éclate en reproches et en lamentatio ns. Rodolphe sent bien vite qu’il s’est donné un maître. Mais, lorsqu’il veut sauver son bonheur menacé, tout un drame commence. Désirée exerce sur Mathilde un empire absolu. Elle fâche les époux, elle emmène la jeune femme et la pousse à plaider en séparation.

Les choses finiraient fort mal sans doute, si Rodolphe n’avait pour ami un jeune peintre, Montbrisson, qui arrive fort dépenaillé au premier acte, mais qui est un garçon de belle humeur et de talent. Rodolphe l’installe chez lui. C’est encore le nid des autres, habité seulement par un oiseau qui paye son gîte en égayant ses hôtes et en veillant sur leur bonheur. A la fin, quand Montbrisson reparaît, il s’est réconcilié avec son père et il n’a qu’un mot à dire pour confondre la prétendue comtesse de Villetaneuse, dont il vient d’apprendre l’histoire. Ai-je besoin d’ajouter que cet excellent Montbrisson épouse une sœur de Rodolphe, que les auteurs ont mise là tout exprès ? Je n’ai pas parlé non plus d’un certain Ducluzeau, un vieil ami de Désirée, qui pille aussi le nid des autres d’une façon impudente.

Il paraît que cette comédie, qui au fond n’est qu’un drame avorté, est une histoire tristement vraie, dont tout Paris s’est occupé autrefois. Et, à ce propos, M. Francisque Sarcey, le critique si écouté du Temps, faisait remarquer combien cette histoire portée au théâtre est devenue pauvre d’allures et même invraisemblable dans les détails. Sa remarque est fort juste, en apparence. Pendant les trois actes, j’ai été blessé par un je ne sais quoi, par des sous-entendus qui m’échappaient et qui m’empêchaient de comprendre nettement la pièce. Ainsi, je ne m’expliquais pas du tout l’empire que Désirée exerce sur Mathilde. Comment se fait-il que cette Mathilde, dont les auteurs font une charmante créature, puisse quitter de la sorte un mari qu’elle adore, pour suivre une amie et lui obéir en toutes choses ? Évidemment, cela n’est ni logique ni acceptable. Et M. Sarcey part de là pour laisser entendre que, toutes les fois qu’on porte la vérité telle quelle sur les planches, elle y paraît forcément absurde.

La conclusion est inattendue, car je soupçonne au contraire que si, dans le Nid des autres, la situation paraît fausse, c’est que les auteurs n’ont point osé la mettre au théâtre dans sa monstrueuse vérité. Tout cela est si délicat que je ne saurais même insister. Il n’y a qu’une débauche qui puisse donner à Désirée son empire sur Mathilde. Dès lors, on comprend tout, et le drame qui s’ouvre est d’une grandeur abominable. Sans doute, c’était un sujet impossible. Seulement, qu’on ne vienne pas dire, en s’appuyant sur cet exemple, que la vérité exacte est absurde sur les planches ; car ici, loin d’avoir reproduit la vérité exacte, les auteurs ont dû l’amputer violemment, la réduire à une fable inoffensive et peu intelligible. Imaginez certaines comédies d’Aristophane arrangées pour un public parisien.

Et l’embarras des auteurs a été si évident, lorsqu’ils ont abordé cette terrible figure de Désirée, qu’ils se sont résignés à la tourner au comique. Il faut la voir se jeter au cou de Mathilde, quand celle-ci revient de voyage ; elle pousse de petits cris, elle se pâme, si bien qu’elle soulève des rires dans la salle. Le soir de la première représentation, on a trouvé ça drôle, on ne comprenait pas. Pourtant, j’étais un peu étonné. Cette exagération devait-elle être mise au compte de l’actrice ? Je ne le crois pas aujourd’hui, je pense plutôt que les auteurs ont voulu indiquer ce qu’ils ne pouvaient dire. Leur pièce me fait l’effet d’un paravent charmant, un peu rococo, bon à mettre dans un salon, et derrière lequel se passe une effroyable aventure. Certes, ce n’est pas avec de tels éléments qu’on peut expérimenter si la vérité toute crue est possible ou impossible au théâtre. La vérité du Nid des autres ne se dit qu’à l’oreille.

Même admettons que l’histoire soit propre, il faudra toujours faire de Mathilde une femme sotte ou une femme méchante, si l’on veut expliquer sa fuite avec Désirée. Dans la réalité, on n’a jamais vu les jeunes épouses quitter leurs maris pour suivre des dames de leur connaissance. Si cela arrive, c’est qu’il y a des raisons, et il faut mettre ces raisons en lumière ; autrement, les figures ne se tiennent plus debout. C’est une surprise, lorsque Mathilde s’en va avec Désirée, parce que l’analyse du personnage ne nous a pas préparés à cette action. L’écrivain qui étudie la vie, l’explique par là même, jusque dans ses inconséquences. Quand je demande qu’on porte la réalité au théâtre, j’entends qu’on y fasse fonctionner la vie, avec tous ses rouages, dans la merveilleuse logique de son labeur.

C’est donc une singulière idée que de parler de vérité exacte à propos du Nid des autres. Aucune pièce, au contraire, n’a dû être plus faussée. Et je n’ai pas encore cité ce Montbrisson, qui est las de traîner partout, cet éternel Desgenais qui apporte dans sa poche un dénoûment enfantin. Est-il assez factice, celui-là ! Puis, comme cette Désirée se laisse aisément écraser ! Dans la réalité, les Désirée triomphent toujours. C’est que là encore les auteurs ont voulu plaire. Décidés à rire de l’aventure, ils ont évité le drame par un tour d’escamotage. Mais, bon Dieu ! sommes-nous assez loin de l’histoire dont tout Paris s’est occupé !

Et sait-on pourquoi les auteurs ont préféré une comédie aimable ? C’est à coup sûr pour conquérir le public, qui exige des personnages sympathiques. On ne se doute pas de la quantité des pièces médiocres que la nécessité des personnages sympathiques fait écrire. Par exemple, on a un beau drame ; seulement, on s’aperçoit que les héros ne sauraient plaire aux âmes sensibles ; ce sont de grands passionnés ou de grands révoltés, qui marchent trop brutalement dans la vie ; alors, on les chausse de pantoufles pour qu’ils fassent moins de bruit, on les taille, on les rogne, jusqu’à ce qu’ils soient dignes d’un prix de vertu. Et ce n’est pas tout, il faut établir une compensation, mettre deux honnêtes gens pour un gredin ; c’est à peu près la proportion ordinaire. Mathilde est nulle et effacée, parce que, si elle était perverse, son mari ne pourrait la reprendre, et il faut pourtant qu’il la reprenne au dénoûment. D’autre part, les auteurs ont ajouté Montbrisson, pour compenser Désirée. Nous touchons là à la plaie de médiocrité du théâtre.

Je prends le Nid des autres, non comme un exemple de ce que devient la réalité au théâtre, mais comme un exemple de ce que l’on fait de la réalité au théâtre. Et cet exemple est caractéristique, lorsqu’on l’étudie.


V

Les pièces à thèse sont de fâcheuses pièces. Elles argumentent au lieu de vivre. Comme toute questi on a deux faces, le pour et le contre, elles ne plaident fatalement qu’une opinion, elles n’ont qu’un côté de la réalité. Or, l’art est absolu. Les pièces à thèse sont donc en dehors de l’art, ou du moins ont toute une partie de discussion qui encombre et rabaisse l’œuvre entière.

Voici, par exemple, MM. A. Decourcelle et J. Claretie qui viennent de faire jouer au Gymnase un drame en quatre actes, le Père, dans lequel ils ont voulu prouver des vérités délicates et fort discutables. Selon eux, le père adoptif qui élève un enfant est plus le père de cet enfant que le véritable père qui l’a abandonné. La voix du sang n’existe pas. Il ne suffit point de donner par hasard l’être à une créature pour se dire son père, il faut encore achever cette naissance en faisant une belle âme de cette créature. Tout cela est parfait en théorie, et même beau ; seulement, dans la réalité, les choses prennent une allure moins nette, le bien et le mal se mêlent, et il est singulièrement difficile de se prononcer.

Les pièces à thèse ont surtout ceci de fâcheux, que les auteurs peuvent et doivent les arranger pour leur faire signifier ce qu’ils veulent. Tous les paradoxes sont permis au théâtre, pourvu qu’on les y mette avec esprit. On a un plaidoyer, on n’a pas la vérité. Si l’on dérange une seule des poutres de l’échafaudage, tout croule. C’est un château de cartes qu’il faut considérer de loin, en évitant de le renverser d’un souffle.

Ainsi, on ne s’imagine pas toutes les précautions que les auteurs ont dû prendre pour faire tenir leur drame debout. D’abord, il s’agissait de donner le père adoptif, M. Darcey, comme l’homme le plus sympathique du monde, honnête, loyal, un héros. Par contre, il fallait présenter le père véritable comme un gredin, tout en lui laissant l’apparence d’un homme du monde ; et M. de Saint-André est devenu un viveur, un profil romantique de misérable dont les bottines vernies foulent toutes les choses saintes. Mais cela ne suffisait pas. Pour creuser l’abîme entre l’enfant et le vrai père, les auteurs ont dû inventer un viol de la mère : M. de Saint-André a violé madame Darcey et a disparu sans même savoir que la malheureuse femme est morte de cet attentat, après avoir donné le jour au petit Georges.

Est-ce tout ? les faits se trouvaient-ils dès lors combinés de façon à pouvoir soutenir la thèse ? Non, il était nécessaire de fausser encore d’un coup de pouce la réalité. M. Darcey avait élevé Georges. Seulement, il ne fallait pas que Georges connût le mystère de sa naissance. Il devait l’apprendre à vingt-cinq ans, pour être frappé par ce coup de foudre, et en recevoir un tel ébranlement, qu’il se mît immédiatement à la recherche de son père, dans un but étrange que je dirai tout à l’heure.

Alors, afin d’obtenir les situations voulues, les auteurs ont imaginé le premier acte suivant. Georges attend M. Darcey, qui revient d’Amérique. Il l’attend avec d’autant plus d’impatience qu’il doit épouser, dès son retour, une jeune fille qu’il aime, mademoiselle Alice Herbelin. Mais il n’est pas sans inquiétude. On n’a pas de nouvelles du Saint-Laurent, qui ramène M. Darcey. Brusquement, une dépêche arrive, annonçant la perte du Saint-Laurent sur les côtes de Bretagne. Georges sanglote, et son désespoir est tel qu’il veut se tuer. C’est à ce moment que Borel, un vieil employé de la maison, pour empêcher ce suicide, raconte au jeune homme que M. Darcey n’est pas son père. Naturellement, tout de suite après cet aveu, M. Darcey se présente. Il a été sauvé. Georges se jette d’abord dans ses bras, puis il se montre troublé, et une explication a lieu. A la fin de l’acte, le jeune homme, ajournant son mariage, part à la recherche de son père, pour venger sa mère.

On voit quels événements peu naturels les auteurs ont dû employer pour arriver à justifier leur donnée première. Je passe encore sur la singulière dépêche qui détermine le désespoir de Georges ; il y a là une histoire de capitaine remplacé pendant la traversée qui est enfantine. Ce qui est plus grave, c’est la situation fausse de ce jeune homme, dont la première idée est de se faire sauter la cervelle, parce que son père est mort. Je doute que les auteurs aient à citer un fait réel pour appuyer leur fable. Je ne dis point que la perte d’un être cher ne puisse pas tuer, après des journées de larmes. Mais, là, brusquement, prendre un pistolet, c’est bien peu vraisemblable. Évidemment, les auteurs n’ont pas eu d’autre but que d’amener la confidence de Borel, à l’aide de ce suicide. S’ils ont éprouvé un instant des scrupules, ils se sont ensuite persuadé que le désespoir de Georges allant jusqu’à vouloir mourir, était une excellente note pour leur pièce, en ce sens que ce désespoir montrait l’affection passionnée du jeune homme à l’égard de M. Darcey.

J’insiste maintenant sur la stupéfiante détermination du fils partant à la découverte de son père pour venger sa mère. M. Darcey lui a raconté que la malheureuse femme avait été violée dans une auberge des Pyrénées, près de Luchon. Longtemps il a cherché le misérable pour le tuer. Vingt-cinq ans se sont passés, l’aventure est oubliée, tout porte à croire qu’une nouvelle enquête ne saurait aboutir. N’importe, Georges entend partir sur-le-champ, et il emmène Borel. Les actes suivants vont être consacrés à cette étrange chasse qu’un fils donne à son père.

Je m’arrête et je me demande quels peuvent être, au juste, les sentiments qui animent Georges. Voilà un garçon qui va se marier avec une jeune fille qu’il adore ; voilà un fils qui retrouve un père qu’il a cru mort, et il abandonne cette jeune fille et ce père pour se donner la mission la plus lamentable et la moins utile qu’on puisse imaginer. Cela est-il croyable ? Remarquez que tout ce petit monde est tranquille et heureux. A quoi bon remuer un passé mort, à quoi bon soulever une lutte effroyable dans tous ces cœurs ? Le vrai père est un gredin : eh bien ! que ce gredin aille se faire pendre ailleurs ; son fils n’a pas à jouer le rôle de justicier, et s’il joue ce rôle, c’est uniquement pour permettre à MM. Decourcelle et Claretie de faire un drame. Dans la réalité, à moins d’être fou, Georges dirait simplement à M. Darcey : « Mon véritable père, c’est vous. Je ne veux pas savoir si j’en ai un autre. Aimons-nous comme par le passé, et vivons en paix. » Seulement, je le répète, dans ce cas, il n’y avait pas de pièce.

Georges est parti en guerre contre son père. Nous le retrouvons avec Borel, dans l’auberge des Pyrénées, où l’attentat a été commis. Un quart de siècle s’est écoulé, personne naturellement ne peut le renseigner. Le second acte ne contient guère que deux scènes, deux interrogatoires que le jeune homme fait subir, l’un à un paysan, l’autre à un vieux militaire, le père Lazare, que l’âge et la boisson ont abêti. Il tire enfin de ce dernier un renseignement : l’homme qu’il cherche, son père, lui ressemble. Et c’est avec cette seule indication qu’il reprend ses recherches.

Au troisième acte, Georges, qui va partout, se fait présenter par un ami chez une fille galante, un soir de fête, dans une villa des environs de Luchon. Le hasard le met en présence d’une femme, lasse et désabusée, qui traverse la pièce en maudissant les hommes. Voilà, certes, une figure d’une fraîcheur douteuse. Mais l’important est qu’elle porte un bracelet, sur lequel se trouve le portrait de Saint-André. Enfin Georges tient la bonne piste. Saint-André lui-même arrive. Les auteurs ont aussitôt accumulé les couleurs noires sur son compte : il lance les maximes les plus abominables ; il se montre joueur, libertin, sans foi ni loi ; il donne des leçons de vice à Georges et finit par lui raconter nettement le viol de sa mère, comme un bon tour qu’il a fait dans le temps. C’est vraiment trop commode de bâtir ainsi un mauvais père, juste sur le patron d’infamie que l’on désire.

Le dénoûment, le quatrième acte, se passe encore dans l’auberge. Saint-André et ses amis vont partir pour une chasse à l’ours. Georges, qui est de la bande, pose la thèse sur laquelle repose la pièce, et une discussion s’engage, où l’on dit ses vérités à la voix du sang. Puis, Georges, convaincu par cette discussion, livre son vrai père à son père adoptif, qui se trouve dans une pièce voisine. Un duel a lieu, pendant lequel le jeune homme se tord les bras. M. Darcey rentre, il a tué Saint-André. Alors, Georges se jette dans les bras du survivant, en criant : « Mon père ! mon père ! » et M. Darcey répond : « Mon fils ! oui, mon fils ! » Comme on le dit après la solution de tout problème, c’est ce qu’il fallait démontrer.

Je crois inutile de rentrer dans la discussion de la thèse. Les auteurs ont voulu cela. Mais le premier venu peut vouloir autre chose, la thèse absolument contraire par exemple, et le premier venu n’aura qu’à arranger un autre drame, pour avoir également raison. La question d’art seule demeure, et j’ai le regret de constater que l’argumentation a fait un tort considérable au mérite littéraire de l’œuvre, en torturant les faits et en embarrassant le dialogue de plaidoyers inutiles. Les personnages n’obéissent plus à un caractère, mais à une situation ; ils font ceci et cela, non pas parce que leur nature est de le faire, mais parce que les auteurs veulent qu’ils le fassent. Dès lors, nous avons des pantins au lieu de créatures vivantes.


VI

Je retrouve M. Louis Davyl à l’Odéon, avec une comédie en trois actes : Monsieur Chéribois. Avant tout, j’analyserai l’œuvre. Ensuite, je me permettrai de la juger et d’en tirer une leçon, s’il y a lieu.

M. Chéribois est un bourgeois de Joigny qui passe grassement sa vie dans un égoïsme bien entendu. Il n’a autour de lui que des femmes qui le gâtent : madame Chéribois d’abord, puis sa filleule, Henriette, et la vieille bonne de la famille, Marion. Tout le premier acte sert à peindre cet intérieur cossu et tranquille, dans lequel le bon M. Chéribois ne tolère pas le pli d’une rosé. Cependant, il attend ce jour-là son fils Paul, qui est en train de faire fortune à Paris, chez un agent de change. Il est même allé le chercher à la gare, et il revient très maussade, parce que Paul n’est pas arrivé. La vérité est que ce malheureux garçon rôde autour de la maison depuis le malin ; il a joué à la Bourse et a perdu cent mille francs ; il explique à sa mère épouvantée qu’il est déshonoré, s’il ne paye pas. Mais lorsque M. Chéribois apprend l’aventure, il refuse tout net les cent mille francs. Tant pis si son fils est un imbécile ! Voilà la tranquille maison bouleversée, et l’égoïste seul y dînera paisiblement le soir.

Au second acte, madame Chéribois tente vainement de sauver son fils. Elle se rend chez le notaire Violette, où déjà Henriette et la vieille Marion sont venues faire assaut de dévouement, en tâchant de réaliser leur petite fortune pour la donner à Paul. Mais toutes les tendresses de la mère se brisent contre la loi ; elle ne peut disposer d’aucun argent sans le consentement de son mari. Alors, elle se lamente, et, M. Chéribois se présentant à son tour, une explication cruelle a lieu entre eux. Il ne cède pas, la situation reste plus tendue.

Enfin, au troisième acte, le dénoûment est amené par une intrigue secondaire. Un neveu de M. Chéribois, Laurent, possède pour toute fortune une vigne que son oncle guette depuis longtemps. Justement, la fille du notaire, Cécile, est aimée de Laurent. Il se décide à vendre sa vigne à son oncle pour le prix de soixante-quinze mille francs, puis à prêter cet argent à Paul. Autre complication : M. Chéribois veut payer ces soixante-quinze mille francs sur une somme de cent mille francs qu’il vient de faire porter chez un banquier par Bidard, le clerc de M° Violette. Et voilà qu’on lui annonce la fuite de ce banquier. Il se désole. Enfin, quand il apprend que Bidard, prévenu à temps, ne s’est pas dessaisi de la somme, il se laisse attendrir et consent à donner les cent mille francs à son fils.

Je commencerai par la critique. Qui ne comprend que ce dénoûment est fâcheux ? Pendant les deux premiers actes, M. Louis Davyl s’est tenu dans une étude très simple et très juste d’un petit coin de la vie de province. On ne sent nulle part la convention théâtrale, les recettes connues, la routine des expédients et des ficelles du métier. Rien de plus charmant, de mieux observé et de mieux rendu. Et voilà tout d’un coup que l’auteur paraît avoir peur de cette belle simplicité ; il se dit que ça ne peut pas finir comme ça, que ce serait trop nu, qu’il faut absolument corser le troisième acte. Alors, il ramasse cette vieille histoire des cent mille francs qu’on croit perdus et qu’on retrouve dans la poche d’un clerc fantaisiste. Il force le coffre-fort de son égoïste par un tour de passe-passe, au lieu de chercher à amener le dénoûment par une évolution du caractère du personnage.

Le pis est que M. Louis Davyl a fait la scène qu’il fallait faire, et qu’il l’a même très bien faite. Quand M. Chéribois rentre chez lui à la nuit tombante, il ne trouve plus personne, ni sa femme, ni sa nièce, ni la vieille bonne. Il n’y a pas même de lampe allumée. Le nid où il se fait dorloter depuis un demi-siècle est désert et froid, lentement empli d’une ombre inquiétante. Alors, il est pris de peur, il tremble qu’on ne l’abandonne, il grelotte à la pensée qu’il n’aura plus là trois femmes pour prévenir ses moindres désirs. Et il se lance à travers les pièces, il appelle, il crie. C’est lui, dès lors, qui est à la merci de son entourage. J’aurais voulu qu’a ce moment il fût vaincu par le seul fait de son abandon, que son caractère d’égoïste lui arrachât ce cri : « Tenez ! voilà les cent mille francs, rendez-moi ma tranquillité et mon bien-être. »

Remarquez que M. Chéribois obéissait ainsi jusqu’au bout à sa nature. Après avoir résisté par égoïsme, il consentait par égoïsme. Son vice le punissait, sans que l’auteur eût à le transformer. D’autre part, il faut songer que M. Chéribois n’est pas un avare ; il se nourrit merveilleusement et tient à digérer dans de bons fauteuils. S’il refuse de donner les cent mille francs, c’est qu’il songe sans doute à toutes les satisfactions personnelles qu’il peut se procurer avec une pareille somme. Rien d’étonnant dès lors à ce qu’il les donne, dès que son refus menace de gâter son existence entière. Je le répète, le dénoûment naturel était là, et pas ailleurs.

Tout le reste, les cent mille francs promenés dans la poche de Bidard, le bel expédient de Lucile, décidant Laurent à vendre sa vigne, n’est réellement là que pour tenir de la place. Ce sont des complications enfantines, imaginées en dehors de toute observation, ajoutées par l’auteur dans le but d’occuper les planches. Je crois le calcul fâcheux. L’effet obtenu aurait grandi, si le troisième acte avait continué la belle et touchante simplicité des deux premiers. M. Louis Davyl a eu le tort de ne pas pousser magistralement son étude jusqu’au bout. Il s’est dit qu’une « pièce » était nécessaire, lorsque, selon moi, une « étude » suffisait et donnait à l’idée une ampleur superbe. On a tort de se défier du public, de croire qu’il exige de la convention. Ce sont les deux premiers actes qui ont surtout charmé la salle. Jamais M. Louis Davyl n’aura laissé échapper une si belle occasion de laisser une œuvre.

Telle qu’elle est, pourtant, la pièce est une des meilleures que j’aie vues cette année. J’ai été très heureux de son succès, car ce succès me confirme dans les idées que je défends. Voilà donc le naturalisme au théâtre, je veux dire l’analyse d’un milieu et d’un personnage, le tableau d’un coin de la vie quotidienne. Et l’on a pris le plus grand plaisir à cette fidélité des peintures, à cette scrupuleuse minutie de chaque détail. Le premier acte est vraiment charmant de vérité ; on dirait le début d’un roman de Balzac, sans la grande allure. Que m’affirmait-on, que le théâtre ne supportait pas l’étude du milieu ? Allez voir jouer Monsieur Chéribois, et, ce qui vous séduira, ce sera précisément cette maison de Joigny, si tiède et si douce, dans laquelle vous croirez entrer.

Pour moi, M. Louis Davyl fera bien de s’en tenir là. Sa voie est trouvée. Quand il s’est lancé dans la littérature dramatique, après une vie déjà remplie, il a déployé une activité fiévreuse, il a voulu tenter toutes les notes à la fois. J’ai vu de lui des pièces bien médiocres, entre autres de grands mélodrames où il pataugeait à la suite de Dumas père et de M. Dennery. J’ai vu un drame populaire, dans lequel, à côté d’excellentes scènes prises dans le milieu ouvrier, il y avait une accumulation de vieux clichés intolérables. De tout son bagage, il ne reste que la Maîtresse légitime et Monsieur Chéribois. La conclusion est facile à tirer. J’espère que l’expérience est désormais faite pour lui ; il doit s’en tenir aux pièces d’observation et d’analyse, il doit ne pas sortir du théâtre naturaliste, s’il veut enfin conquérir et garder une haute situation. On a pu comprendre qu’il se cherchât et qu’il tâtât le public ; on ne comprendrait plus qu’il ne se fixât pas où paraît aller le succès et où se trouve évidemment son tempérament d’auteur dramatique.


VII

La comédie en quatre actes de M. Albert Delpit : le Fils de Coralie a obtenu un véritable succès au Gymnase.

En quelques lignes, voici le sujet. Une fille, Coralie, qui a scandalisé Paris par sa débauche, s’est retirée en province, après fortune faite, pour se consacrer tout entière à l’éducation de son fils Daniel. L’enfant a grandi, il est aujourd’hui capitaine, et un capitaine extraordinairement pur, noble, bon, délicat, grand, chaste, intègre, magnanime. Naturellement, il ignore les anciennes farces de sa mère, qui s’est modestement dérobée sous le nom de madame Dubois. C’est alors que le capitaine veut épouser la fille d’une respectable famille de Montauban, Edith Godefroy. Les deux jeunes gens s’adorent, sa prétendue tante donne à Daniel une somme de neuf cent mille francs, une fortune dont on lui aurait confié la gestion ; tout irait pour le mieux, si un ancien viveur, M. de Montjoye, ne reconnaissait pas d’abord Coralie, e t si ensuite le notaire Bonchamps ne mettait pas à néant le roman naïf de madame Dubois, en lui posant les questions nécessaires à la rédaction du contrat. Elle se trouble, et la grande scène attendue, la scène d’explication entre elle et son fils, se produit alors. Au dernier acte, le mariage ne se ferait naturellement pas, si Edith ne déclarait publiquement, dans un étrange coup de tête, qu’elle est la maîtresse de Daniel. M. Godefroy, vaincu par ce moyen un peu raide de comédie, se décide à les unir, à la condition que Coralie se retirera dans un couvent.

Avant tout, examinons la question de moralité. Je crois savoir que M. Delpit est à cheval sur la morale. Sa prétention, me dit-on, est d’écrire des œuvres dont les femmes ne rougissent pas, et dont l’influence salutaire doit améliorer l’espèce humaine, par des moyens tendres et nobles.

Or, j’avoue avoir cherché la vraie moralité du Fils de Coralie, sans être encore parvenu à la découvrir. Est-ce à dire que les filles ne doivent pas avoir de fils, ou bien qu’elles doivent éviter d’en faire des capitaines immaculés, si elles en ont ? Non, car Daniel est en somme parfaitement heureux à la fin, et il serait fils d’une sainte, qu’il n’aurait pas à remercier davantage la Providence. L’auteur ne dit même pas aux dames légères de Paris : « Voyez combien vos désordres retomberont sur la tête de vos fils ; vous serez un jour punies dans leur bonheur brisé. » Au demeurant, Coralie est pardonnée ; elle s’enterre bien au couvent, mais quelle fin heureuse pour une vieille catin, lasse de la vie, s’endormant au milieu des tendresses câlines des bonnes sœurs ! car je me plais à ajouter un cinquième acte, à voir Coralie mourir dans le sein de l’Église et laisser sa fortune pour les frais du culte. C’est la mort enviée de toutes les pécheresses, l’argent du Diable retourne au bon Dieu. Et remarquez que celle-ci a, en outre, la joie de savoir son fils bien établi.

Donc, la moralité est ici fort obscure. La seule conclusion qu’on puisse tirer, me paraît être celle-ci, adressée aux filles trop lancées : « Tâchez d’avoir un fils capitaine et pur pour qu’il vous refasse une virginité sur le tard, » moyen un peu compliqué, qui n’est pas à la portée de toutes ces dames.

Mais soyons sérieux, laissons la morale absente, et arrivons à la question littéraire. C’est la seule qui doive nous intéresser. J’ai simplement voulu montrer que les écrivains moraux sont généralement ceux dont les œuvres ne prouvent rien et ne mènent à rien. On tombe avec eux dans l’amphigouri des grands sentiments opposés aux grandes hontes, dans un pathos de noblesse d’une extravagance rare, lorsqu’on le met en face des réalités pratiques de la vie.

Les deux premiers actes sont consacrés à l’exposition. Rien de saillant, mais des scènes d’une grande netteté et bien conduites. Je ne fais des réserves que pour la langue ; c’est trop écrit, avec des enflures de phrases, tout un dialogue qui n’est point vécu. Maintenant, je passe au troisième acte, le seul remarquable. Il mérite vraiment la discussion.

Nulle part je n’ai encore lu les raisons qui, selon moi, ont fait le grand et légitime succès de cet acte. Presque tous les critiques se sont exclamés sur la coupe même de l’acte, sur la facture des scènes, sur le pur côté théâtral, en un mot. Il semble, d’après eux, que M. Delpit ait réussi, parce qu’il a coulé son œuvre dans un moule connu. Eh bien ! je crois être certain, pour ma part, que M. Delpit doit son succès à la quantité de vérité qu’il a osé mettre sur les planches ; cette quantité n’est pas grande, il est vrai, et le public, en applaudissant, a pu très bien ne pas se rendre un compte exact de ce qu’il applaudissait. Mais le fait ne m’en paraît pas moins facile à démontrer.

Voyez la scène du notaire. Rien de plus simple, de plus logique ni de plus fort. Voilà un homme dans l’exercice de sa profession ; il pose les questions qu’il doit poser, et ce sont justement ces questions, si naturelles, qui déterminent la catastrophe. Ici, nous ne sommes plus au théâtre ; il ne s’agit plus de ce qu’on nomme « une ficelle », un expédient visible, consacré, usé, passé à l’état de loi. Nous sommes dans la vie ordinaire, dans ce qui doit être. Aussi l’effet a-t-il été immense. Toute la salle était secouée. La preuve est-elle assez concluante, et me donne-telle assez raison ? Voilà ce qu’on obtient avec la vérité banale de tous les jours.

Et ce n’est pas tout. Voyez Coralie pendant cette scène et les suivantes. Tout un coin de la vraie fille est risqué ici fort habilement et dans une juste mesure des nécessités scéniques. D’abord, voici la fille avec son roman naïf, son histoire d’une sœur à elle qui aurait laissé neuf cent mille francs à Daniel ; elle ne s’est pas inquiétée des lois qu’elle ignore, elle s’est contentée d’un de ces mensonges qu’elle a faits cent fois à ses amants et dont ceux-ci se sont toujours montrés satisfaits. Aussi se trouble-t-elle tout de suite, lorsque le notaire la met en face des réalités. C’est un château de cartes qui s’écroule, et elle en reste suffoquée, éperdue, sans force pour mentir de nouveau, pleurant comme une enfant. L’observation est excellente ; une fois encore, nous sommes dans la vie. J’en dirai de même pour certaines parties de la grande scène entre Coralie et son fils, tout en faisant pourtant des réserves, car l’auteur ici verse singulièrement dans la déclamation et dans les gros effets inutiles. J’aurais voulu plus de discrétion dramatique, certain que le coup porté sur le public aurait encore grandi. Rien de meilleur que l’embarras de Coralie, lorsque Daniel lui demande le nom de son père ; très juste également la conclusion de la scène, le pardon du fils acceptant sa mère, quelle qu’elle soit. Seulement, c’est là que je voudrais moins de rhétorique. Daniel fait des phrases sur la rédemption, sur l’honneur, sur la famille. A quoi bon ces phrases, dont on rirait dans la réalité ? Pourquoi ne pas parler simplement et dire tout juste ce que Daniel dirait, s’il était seul à seule avec sa mère, dans une chambre ? Toujours l’idée qu’on est au théâtre et qu’il faut donner un coup de pouce à la vérité, si l’on veut obtenir l’émotion, lorsqu’il est démontré au contraire que la plus forte émotion naît de la vérité la plus franche et la plus simple.

Tel est donc, pour moi, le grand mérite de ce troisième acte. Daniel reste en bois, sauf deux ou trois cris, car Daniel est un être abstrait, fait sur un type ridicule de perfection. Mais Coralie se montre bien vivante, et cela suffit pour donner à l’acte un souffle de vie. Je le répéterai : l’acte a réussi parce que, d’un bout à l’autre, il échappe aux ficelles ordinaires, et qu’il obéit simplement à des ressorts logiques et humains, pris dans le caractère même des personnages. Je n’insisterai pas sur le quatrième acte, bien qu’il contienne peut-être la pensée morale et philosophique de l’auteur. En tout cas, je vois là une concession aux nécessités scéniques qui diminue l’œuvre et lui enlève toute largeur.

Maintenant, M. Delpit me permettra-t-il de lui donner quelques conseils, comme mon métier de critique m’y oblige ? Je vois partout qu’on l’acclame et qu’on le grise, en le poussant dans une voie qui me paraît fâcheuse. Ainsi, je nommerai M. Sarcey, dont l’autorité est réelle en matière dramatique, et qui, selon moi, fait beaucoup de victimes par les enseignements de son feuilleton. Écoutez ce qu’il écrit à propos du Fils de Coralie : « La belle chose que le théâtre ! Personne à ce moment ne pensait plus à l’indignité de la mère, à l’impossibilité du sujet. Personne ne songeait plus à chicaner son émotion. On avait en face une mère et un fils dans une situation terrible, et les répliques jaillissaient à coups pressés comme des éclats de foudre. Tout le reste avait disparu. » Cela revient à dire en bon français : « Moquez-vous de la vraisemblance, moquez-vous du bon sens, mettez simplement des pantins l’un devant l’autre, dans des situations préparées, et comptez sur l’émotion du public pour être absous : tel est le théâtre qui est une belle chose. » D’ailleurs, je le sais, M. Sarcey ne se fait pas une autre idée du théâtre, il le juge au point de vue de la consommation courante du public. Eh bien ! que M. Delpit s’avise d’écouter M. Sarcey, de croire que tous les défauts disparaissent, lorsqu’on a fait rire ou pleurer une salle, et il verra le beau résultat à sa cinquième ou sixième pièce !

Non, il n’est pas vrai que tout disparaisse dans l’émotion purement nerveuse du public. A ce compte, les mélodrames les plus gros et les plus bêtes seraient des chefs-d’œuvre inattaquables, car ils ont bouleversé de gaieté et de douleur des générations entières. Non, le théâtre n’est pas une belle chose, parce qu’on peut y duper chaque soir quinze cents personnes, en leur faisant avaler des choses très médiocres dans un éclat de rire ou dans un flot de larmes. C’est au contraire pour cette raison que le théâtre est inférieur. Il n’est pas honorable d’ébranler la raison des spectateurs par des situations violentes, au point de les rendre imbéciles, et cela n’est permis qu’aux pièces sans littérature. Où M. Sarcey a-t-il vu que la situation faisait tout oublier ? dans le répertoire des boulevards, dans nos pièces romantiques qui mêlent l’habileté de Scribe à la fantasmagorie de Victor Hugo. Mais qu’il cite un chef-d’œuvre qui soit un chef-d’œuvre en dehors de l’observation humaine et de la beauté littéraire du dialogue. Il faut toujours voir le chef-d’œuvre ; rien ne me paraît désastreux pour la critique comme cet engourdissement dans le train-train quotidien de nos théâtres, qui ne met rien au delà du succès immédiat d’une pièce et qui rapporte tout à la consommation courante du public. Sans doute, les chefs-d’œuvre sont rares ; mais c’est pour le chef-d’œuvre que nous travaillons tous. Peu importent les fabricants, ils ne méritent pas qu’on discute sur leur plus ou leur moins de médiocrité.

Je dirai donc à M. Delpit de ne pas trop se fier aux situations, à l’émotion qu’il peut déterminer en heurtant des marionnettes, placées dans de certaines conditions. Ce métier ne réussit même plus aux vieux routiers du mélodrame. S’il n’avait mis dans sa comédie que des invraisemblances et des conventions, comme M. Sarcey paraît le croire, sa comédie tomberait aujourd’hui devant l’indifférence publique. Ce n’est pas grâce aux situations que le Fils de Coralie a réussi, car nous avons vu d’autres situations aussi puissantes et plus neuves ne pas toucher les spectateurs ; c’est grâce à la somme de vérité que l’auteur a osé apporter dans les situations, comme j’ai tâché de le prouver. M. Sarcey ne dit pas un mot de cela. Il ajoute même que, lorsqu’une salle pleure, il n’y a plus à discuter ; alors qu’on nous ramène à Lazare le Pâtre, dont on vient de faire quelque part une reprise si piteuse. Le preuve que rien ne disparaît, même dans le succès, c’est que le capitaine Daniel reste un personnage en bois pour tout le monde, c’est que le quatrième acte empêchera toujours le Fils de Coralie d’être une œuvre de premier ordre. Le public, que l’on croit pris tout entier quand on l’a vu rire ou pleurer, a de terribles revanches ; il juge son émotion et il se révolte, si l’on s’est moqué de lui. Telle est l’explication du dédain que nos petits-fils montreront pour certaines œuvres acclamées aujourd’hui dans nos théâtres.

M. Delpit vient de révéler un tempérament d’homme de théâtre. Maintenant, il faut qu’il produise. Deux routes s’ouvrent devant lui : l’œuvre de convention et l’œuvre de vérité, l’analyse humaine et la fabrication dramatique. Dans dix ans, on le jugera.