Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/À la dérive

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C. Darveau (Ip. 276-280).

XXXII.

À LA DÉRIVE.


La nuit est obscure. Un sourd grondement monte des profondeurs du fleuve. Le canot qui emporte le muet glisse, sans bruit et sans laisser de trace, sur la calme surface des ondes comme sur la plaine verdoyante, l’ombre d’un oiseau qui vole au ciel. Le muet est couché sur le côté, au fond du canot. Il sent bientôt courir sous lui une fraîcheur désagréable comme l’attouchement glacé d’un reptile. Il essaie de se lever et fait pencher le canot. Il se glisse jusqu’à l’arrière. La sensation de froid augmente toujours.

— Le canot emplit ! pense-t-il… Les misérables ! quel mal leur ai-je donc fait ?

L’eau s’introduit peu à peu par les fentes mal calfeutrées. Le bois renflera, espère le muet, et les fentes se fermeront avant qu’il soit trop tard. L’eau entre sans cesse dans la frêle embarcation. C’était comme le sable fin du sablier qui tombe toujours. On croit d’abord que le verre ne s’emplira jamais tant l’issue est étroite. On suppose qu’un grain plus gros que les autres s’arrêtera et fermera le passage ; mais le sable tombe, tombe jusqu’au dernier grain. Une angoisse mortelle s’empare du jeune homme. Il pousse ce cri plaintif et amer qu’il avait jeté déjà. Personne n’y répond. Il le répète cent fois, et cent fois en vain. Le canot se penche sous le flot implacable, il devient plus roulant. Le ciel est toujours noir et le fleuve, toujours calme. Se noyer quand la tempête gronde, que les vagues écument et que les nacelles sont ballotées, cela se conçoit. Il y a lutte : il y a la colère des éléments en face de l’habilité et du sang froid de l’homme : et le vaincu ne tombe pas sans défense, et la mort est moins affreuse parce que l’homme s’est distrait dans l’énergie du combat. Mais se noyer quand pas un souffle ne ride les eaux, quand pas une vague ne berce l’embarcation, quand vous entendez chanter les oiseaux du rivage ; se noyer sans pouvoir repousser d’une main puissante le flot qui arrive, et sans pouvoir, ne fut-ce qu’un moment, élever, triomphant, son front sur l’abîme, cela n’entre pas dans l’idée. C’est presque une honte, et c’est le plus grand supplice pour un homme de cœur.

Le flot s’infiltre toujours par les crevasses nombreuses et le canot s’enfonce lentement. Le muet est couché dans l’eau. Un moment il a la pensée d’en finir et de faire verser la nacelle.

— Il ne m’est pas permis d’abréger mes jours, songe-t-il, même d’une heure : que Dieu accepte mon sacrifice en expiation de mes fautes.

Il réussit à se mettre la tête sur le petit siège d’arrière. Cela le repose un peu. L’eau entre toujours. Un rayon d’aurore glisse sur le fleuve comme un sillon que trace le soc dans la prairie.

— Ô bonne Sainte Anne ! pense le malheureux garçon, si vous me sauvez, j’irai sans retard, pieds nus et nu-tête, à votre sanctuaire de Beaupré !

Il lève la tête : le canot vacille. Il voit les côtes sauvages du Platon, les plus belles des bords du St. Laurent, avec leurs couronnes d’ormes et d’érables chevelus. Pas une voile ne vient : il ne vente point. Et s’il ventait, le canot ne résisterait pas à la secousse des vagues. L’embarcation perd l’équilibre et le moindre mouvement de la malheureuse victime la fait chanceler. Immobile, le muet voit, dans le demi-jour, l’eau qui le couvre lentement comme le suaire de la mort. Il compte les instants qui lui restent à vivre. Ses membres engourdis se glacent dans l’eau froide et sa tête est brûlante. Il lui semble que ses yeux sortent de leurs orbites. Des larmes coulent sur ses joues. Il pense à sa mère, et récite en esprit, l’Ave Maria. Il se souvient de sa petite sœur chérie, et se console parce qu’il la croit à l’abri des atteintes du maître d’école. Il a une pensée pour la jolie Noémie ; mais, est-ce bien l’heure, en face de la mort, de se complaire dans des souvenirs agréables ? Il tourne ses esprits vers le ciel et ferme les yeux. Il attend, dans la prière, le moment fatal. S’il pouvait se servir de ses mains, il ne désespérerait pas ; il se sauverait en se cramponnant à l’embarcation. Mais ainsi garrotté, privé de l’usage de ses mains et de ses pieds, il est voué à une mort inévitable.

Le canot s’emplit toujours, et ses bords ne s’élèvent plus que de quelques pouces au-dessus de la nappe limpide. Le muet se soulève dans un dernier effort pour éviter le contact de l’eau qui lui lèche la gorge. Il se tient immobile, le moindre mouvement le perdrait. La fatigue le gagne, et peu à peu, sa tête devenue trop lourde, redescend sur le petit siège submergé. Sa pensée est avec Dieu ; ses yeux fermés ne veulent plus voir les choses de la terre. Il tâche, une dernière fois, de relever cette tête que la mer attire avec une force invincible ; il ne le peut. Épuisé par ce suprême effort, il retombe sur le siège, et le flot court avec un léger murmure sur sa bouche qui le repousse dans un râle de désespoir. Il fait alors cette résistance instinctive, brusque et violente que fait tout être mourant pour échapper aux étreintes fatales de la mort, et le canot chavire.