Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Vieille fille et vieux garçon

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IV.

VIEILLE FILLE ET VIEUX GARÇON.


Eusèbe Asselin emmena chez lui les deux orphelins.

— Josepte, dit-il à sa servante, vous ferez boire à la petite du lait et de l’eau mêlés : plus d’eau que de lait. Vous écrémerez le lait. Pas de dépenses inutiles. Quant au petit gars, pas d’accoutumances !

Et Josepte obéit fidèlement aux ordres de son maître. La petite Marie-Louise se développait bien en dépit, peut-être à cause du lait et de l’eau. Elle était fraîche et mignonne. Quelquefois la servante pensait : Je l’aimerais bien, si… (Pourquoi ne dirais-je pas ce qu’elle pensait ?)… si elle était à moi ! Connaît-on quelque chose de plus égoïste qu’une vieille fille ?… Rien ! excepté un vieux garçon.

Le petit Joseph était chétif et maigre. Il travaillait trop et ne dormait pas assez. Son tuteur le faisait lever dès cinq heures du matin, en hiver, pour l’envoyer à l’étable. Pauvre petit Joseph ! si vous l’aviez vu, mal vêtu, mai chaussé, sa casquette d’étoffe sur la tête, des mitaines de cuir sans doublures dans les mains, s’en aller à la grange, par les froids de décembre et de janvier, sur la neige criante, délier les gerbes d’avoine, et les étendre dans la batterie, (l’aire) pendant que l’oncle fumait sa pipe à la porte du poêle plein de feu ! Il se hâtait de défaire une gerbe, puis il entrait dans l’étable pour se réchauffer un peu. Il s’avançait dans les parcs des génisses, et tenait ses doigts glacés sous leur chaude haleine. Son tuteur lui avait fait un fléau de bois franc, et déjà l’enfant, battant les épis mûrs, faisait retentir de ses coups réguliers les échos de la grange. Puis il donnait l’eau à la maison. Cela, c’était peu. Souvent il la donnait aux bêtes à cornes et aux chevaux. Alors c’était un travail pénible d’une heure au moins. Il fallait n’avoir point de cœur pour le voir, sans le plaindre, tirer avec un long crochet de bois glacé, fixé au bout de la brimbale, le seau demi-plein qu’il portait ensuite, en le traînant, dans les auges longues de l’étable ! Alors il pensait au soleil et soupirait après l’été. Et l’été, ce n’était plus de froid, que souffrait le pauvre orphelin, mais de chaleur. Le supplice changeait et n’était guère moins cruel. Il fallait bêcher le sol humide ou dur, herser les planches raboteuses pour ensevelir le grain, déterrer les roches, arracher les racines et les broussailles dans les abatis. Au temps de la moisson, il glanait les épis, ramassait avec le râteau, mettait les harts, aidait à charger les voitures. Il montait sur le fenil pour fouler le foin parfumé que la fourche de saule jetait par bottes pesantes. La sueur ruisselait de son visage et sur tout son corps ; ses jambes fatiguées tremblaient ; ses yeux se voilaient d’un nuage de larmes et de poussière ; ses poumons aspiraient un air étouffant. Il était heureux quand il pouvait s’approcher de l’unique petite porte par où l’air pur du dehors entrait un peu, pendant que la fourche enlevait le foin de la charrette. Alors il pensait au vent, à la neige, et désirait l’hiver.

Le subrogé tuteur avait bien, quelquefois, fait des observations au tuteur ; mais Eusèbe était peu patient. Il n’aimait pas qu’on fit des remarques sur sa conduite. On n’insistait point, et l’on s’éloignait quand on le voyait secouer sa grosse tête frisée, ou fermer ses poings osseux. On le disait capable de jeter des sorts. Un jour, la femme de Pierre Charette veut mettre un beau châle neuf acheté à Québec ; crac ! voilà le châle en deux. Elle en achète un second ; même aventure. La peur la prend ; elle court à l’église et se fait bénir. Depuis elle a des châles tant qu’elle veut, et les met sans qu’ils se déchirent ; même, son mari trouve qu’elle en achète trop. Or, il paraît qu’une fois Eusèbe dit à sa domestique qui avait besoin d’un châle pour être commère, d’emprunter celui de la Charette. Pour une raison ou pour une autre, madame Charette avait refusé. Josepte, désappointée, s’était plainte à son maître. Celui-ci n’avait répondu qu’un mot : « Son châle !… son châle !… » Mais ce qui signifiait tout, c’était ce qu’il n’avait pas dit.