Le Père De Smet/Chapitre 24

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H. Dessain (p. 486-500).


CHAPITRE XXIV

AU CAMP DE SITTING-BULL


1868


Rentré à Saint-Louis en plein mois d’août, le P. De Smet eut à souffrir, comme l’année précédente, de l’excessive chaleur. « De plus en plus, écrivait-il, le poids de l’âge se fait sentir. La vigueur et l’embonpoint s’en vont rapidement. Je désire passer encore une ou deux années chez les tribus indiennes, surtout chez celles qui sont ennemies des Blancs. Un grand nombre de chefs m’invitent à me rendre chez eux ; ils paraissent disposés à faire la paix ; mais la saison est trop avancée, et je me sens trop faible pour pouvoir répondre à leur désir. Ce serait un nouveau voyage de mille lieues ; je suis forcé de le remettre au printemps prochain »[1].

Le printemps venu, le Père dut, en effet, retourner chez les Sioux.

Au témoignage des généraux Sully et Parker, l’entente avec les tribus restées hostiles n’était pas impossible. D’autre part, l’entière soumission des Indiens, si on devait l’obtenir par les armes, coûterait au pays cinq cent millions de dollars.[2] Il fallait continuer les négociations.

Une nouvelle Commission fut chargée de conclure une paix définitive. Elle comptait parmi ses membres les premiers officiers des États-Unis : les généraux Sherman, Harney, Sanborn, Terry, Sheridan. Or ces hommes, qui venaient de mettre fin à la guerre de Sécession, réclamaient, pour faire déposer les armes à quelques milliers de sauvages, l’appui du missionnaire.[3]

Celui-ci le promit volontiers.[4] Il avait pleine confiance dans la loyauté des commissaires. « Je n’hésite pas à dire, écrivait-il, que ces messieurs sont tous animés des meilleurs sentiments à l’égard des tribus, et désirent assurer leur bonheur. Toute résistance des Indiens doit finalement être vaincue, et ne peut que leur attirer de plus grands maux ».[5]

Le départ eut lieu le 30 mars 1868. Le P. De Smet avait soixante-huit ans ; avec une santé chancelante, il allait affronter l’entreprise la plus périlleuse de sa vie.

La Commission se rendit d’abord, par Chicago et Omaha, à un conseil d’Indiens, convoqué sur les bords de la Platte. Le résultat fut heureux ; toutefois, on apprit qu’un certain nombre de tribus, notamment celles des Hunkpapas et des Ogallalas, refusaient d’entrer en accord avec les Blancs. Ces tribus étaient parmi les plus puissantes de la plaine ; aussi longtemps qu’elles n’auraient pas désarmé, on ne pouvait compter sur la paix.

Seul, le P. De Smet pouvait triompher de leur farouche ressentiment. Il accepta d’aller en personne les inviter à la conférence qui devait se tenir, trois mois plus tard, au fort Rice. Seulement, il eut soin de devancer les commissaires, et de remonter seul le Missouri.

— Une robe-noire au milieu des épaulettes, disait-il, semblerait aux Indiens hostiles chose étrange, et leur serait peu agréable.

Après trente-trois jours de pénible navigation, il atteignit le fort, situé près de l’embouchure du Cannon-Ball. Des centaines d’Indiens s’y trouvaient réunis, en vue d’assister au « grand conseil de la paix ».

Apprenant l’arrivée du missionnaire, ils accourent sur la rive, et lui font une chaleureuse ovation ; puis ils l’accompagnent jusqu’à la loge qui lui est préparée. C’est là que l’attendent les grands chefs, anxieux de connaître les dispositions du gouvernement. Le Père leur renouvelle les assurances pacifiques, déclarant toutefois ne pouvoir rien conclure avant l’arrivée des commissaires.

Les jours suivants sont consacrés à l’instruction religieuse des Indiens ; plus de six cents enfants reçoivent le baptême ; les soldats de la garnison sont préparés à s’approcher des sacrements le jour de la Pentecôte.

Le ler juin, le Père annonce qu’il va partir à la recherche des bandes hostiles, afin d’amener leurs chefs à la conférence. Surpris d’une telle audace, les Indiens veulent le dissuader.

— Robe-Noire, disent-ils, il vous en coûtera la chevelure. Le missionnaire répond simplement :

— Devant l’image de la Sainte Vierge, mère et protectrice de toutes les nations, six lampes brûlent nuit et jour, toute la durée de mon voyage. Plus de mille enfants, devant ces lampes allumées, implorent pour moi la protection d’en haut. En toute confiance, je m’abandonne à Dieu.

Alors les sauvages de lever les mains au ciel, en s’écriant :

— Oh ! que c’est beau ! Nous voulons vous accompagner. Quand partons-nous ?

— Demain, au lever du soleil. Le P. De Smet accepta seulement une escorte de quatre-vingts hommes. Comme interprète, il choisit un ancien trappeur, M. Galpin, qui, depuis trente ans, vivait parmi les Sioux.

Le moment du départ fut solennel. Entouré des chefs indiens, des soldats et des officiers du fort, le Père mit son voyage sous la garde du Grand-Esprit ; puis il se recommanda aux prières de ses amis. Beaucoup s’attendaient à ne plus le revoir.

Les sauvages qu’il voulait réconcilier avec les Blancs abritaient leurs rancunes de l’autre côté des Mauvaises-Terres, immense et stérile plateau, sillonné de larges ondulations. Au nombre de quatre ou cinq mille, ils rôdaient fiévreusement, avec l’inquiétude et la mobilité des bêtes fauves. Tous étaient païens ; ils ne connaissaient la religion catholique que par le prestige qui entourait la robe-noire.

La caravane du missionnaire se dirige vers l’ouest. On marche plusieurs jours sans découvrir trace d’homme. À peine rencontre-t-on çà et là, élevée sur quatre perches, la dépouille de quelque guerrier. Alors les Indiens s’arrêtent, fument le calumet, et célèbrent par des chants la bravoure du défunt :

Tu nous as précédés au pays des âmes ;
Aujourd’hui, nous admirons tes exploits.
Tes frères d’armes ont vengé ta mort ;
Repose en paix, illustre guerrier !

Bientôt la végétation devient rare ; on ne trouve, pour se désaltérer, que de l’eau stagnante et verdâtre ; le gibier même ne tardera pas à manquer. Quoique souffrant, le P. De Smet relève par son entrain le courage de ses compagnons.

Un soir, il voit entrer dans sa tente un homme de son escorte, naguère grand ennemi des Blancs.

— Robe-Noire, dit le sauvage en lui tendant la main, depuis notre départ, je vous ai observé. J’ai plus que jamais la conviction que vous êtes un homme grand et brave. Comme j’ai toujours aimé les braves, cela me réjouit le cœur de vous voir.

Et il s’entretient quelque temps avec le missionnaire sur les moyens d’aboutir à la paix.[6]

Le 9 juin, le P. De Smet envoie quatre hommes à la découverte du camp ennemi. Chacun est porteur d’une certaine quantité de tabac. « L’envoi du tabac équivaut à une invitation en règle, ou exprime le désir de conférer sur une affaire importante. Si votre tabac est accepté, Vous pouvez vous présenter ; sinon, l’accès du camp vous est interdit ».[7]

Six jours plus tard, on aperçoit à l’horizon un groupe d’Indiens à cheval. Ce sont les éclaireurs, suivis d’une députation de dix-huit guerriers.

Ceux-ci viennent serrer la main au missionnaire, et fumer avec lui le calumet de la paix.

— Robe-Noire, disent-ils, votre tabac a été reçu favorablement. Chefs et guerriers désirent vivement connaître l’objet de votre visite. Mais l’entrée du camp n’est accordée qu’à vous seul ; nul autre Blanc n’en sortirait avec sa chevelure.

Le camp se trouvait à trois journées de marche, dans la vallée du Yellowstone, près du confluent de la Powder River.

Le 19 juin, on atteignit les collines qui dominent le fleuve. Alors le P. De Smet aperçut dans la plaine un détachement de quatre ou cinq cents guerriers venant à sa rencontre.

« Aussitôt, dit-il, je fais déployer mon étendard de paix, portant, d’un côté, le saint nom de Jésus, de l’autre, l’image de la Sainte Vierge, entourée d’étoiles d’or. Croyant voir le drapeau des États-Unis, les Indiens s’arrêtent, et paraissent entrer en consultation. Les quatre chefs courent vers nous à bride abattue, et commencent à voltiger autour de la bannière. Mais à peine ont-ils compris ce qu’elle représente, qu’ils me donnent la main, et font signe à leurs guerriers d’approcher. Tous se rangent sur une seule ligne. Nous faisons de même, et allons à leur rencontre. De part et d’autre, l’air retentit de cris et de chants joyeux. J’étais attendri jusqu’aux larmes, en voyant quelle réception ces fils du désert, encore païens, avaient préparée à la pauvre robe-noire ».[8] On fit, selon l’usage, l’échange des cadeaux ; puis on se dirigea, bannière en tête, vers le camp, qui n’était plus éloigné que de quelques milles.

Là se trouvaient réunies près de six cents familles : Hunkpapas, Ogallalas, Pieds-Noirs, Minneconjous, etc. Le grand chef, l’Homme-aux-quatre-Cornes, partageait son autorité avec la Lune-Noire, l’Homme-sans-Cou et le Taureau-Assis.

Bientôt ce dernier allait devenir célèbre sous le nom anglais de Sitting-Bull.[9] Son courage, son éloquence, son prestige, faisaient de lui le plus redoutable des Peaux-Rouges. Il devait, non sans succès, diriger, huit ans plus tard, la suprême résistance de son peuple expirant.[10] C’est lui qui reçut le P. De Smet. Il lui avait fait préparer, au milieu du camp, une vaste loge, gardée nuit et jour par ses plus fidèles guerriers.

Épuisé par seize jours de marche, le Père demande à se reposer. Il y a autour de lui quatre mille Indiens, liés contre les Blancs par de terribles serments. Tranquille, il s’endort, sur la foi de l’hospitalité sauvage ; et, jusqu’à son réveil, la garde est debout près de ce vieillard blanc, roulé dans son manteau de jésuite. Lorsqu’il ouvre les yeux, les quatre chefs sont devant lui. Au nom de tous, Sitting-Bull prend la parole : — Robe-Noire, je me supporte à peine, sous le poids du sang que j’ai versé. Les Blancs ont allumé la guerre ; leurs injustices, leurs cruautés à l’égard de nos familles, le massacre ordonné par Chivington, ont fait frémir les nerfs qui me soutiennent. Je me suis levé, j’ai pris mon tomahawk, et j’ai fait aux Blancs tout le mal que j’ai pu. Aujourd’hui, tu es au milieu de nous, et, devant toi, mes bras tombent jusqu’à terre, comme morts. J’écouterai tes paroles de paix ; et, aussi méchant j’ai été pour la race des Blancs, aussi bon je serai, s’ils veulent.

D’accord avec le P. De Smet, les chefs convoquent pour le lendemain un grand conseil. La robe-noire fera entendre à tout le camp les propositions des États-Unis ; les guerriers décideront alors s’il faut envoyer au fort Rice une députation, pour traiter de la paix avec les commissaires.

Le 20 juin, de grand matin, hommes et femmes préparent le lieu de la conférence. C’est un vaste enclos circulaire, formé de peaux de buffle étendues sur des perches de sapin. En face de l’entrée, se dresse l’étendard de la Sainte Vierge ; à côté, un siège richement orné est destiné à la robe-noire.

À l’heure fixée, tous les Indiens sont rangés dans l’enceinte, et le P. De Smet, accompagné de son interprète, est solennellement introduit.

Le conseil s’ouvre par des chants et des danses, auxquels, seuls, prennent part les guerriers. Ensuite l’Homme-aux-Quatre-Cornes allume son calumet. Il le présente d’abord au Grand-Esprit, pour implorer son secours, puis au soleil, à la terre, aux quatre points cardinaux, pour les prendre à témoin des décisions du conseil. Après quoi, le calumet circule de bouche en bouche, en commençant par le P. De Smet.

Cette cérémonie terminée, le grand chef s’adresse au missionnaire :

— Parle, Robe-Noire, nos oreilles sont ouvertes pour entendre tes paroles.

Le Père se lève et, les mains au ciel, implore l’assistance d’en haut. Pendant près d’une heure, il expose aux Indiens les motifs de sa visite, et les invite à déposer les armes. Que peuvent-ils contre l’armée formidable des États-Unis ? Leur résistance ne fera que précipiter leur ruine. Sans doute, les Blancs ont été coupables ; mais le Grand-Père désire que tout soit oublié. Désormais, il traitera avec bonté les Peaux-Rouges. Il a promis de leur envoyer, en échange des terres occupées par les colons, des vivres et des vêtements en abondance, des instruments d’agriculture, des animaux domestiques, des hommes pour leur apprendre le travail des champs, des maîtres et des maîtresses pour instruire leurs petits enfants : tout cela, sans nouvelle cession de territoire.

— Et maintenant, s’écrie en terminant le P. De Smet, au nom du Grand-Esprit, en présence de vos chefs et de vos braves ici réunis, je vous adjure de faire taire tout ressentiment, et d’accepter la main qui vous est libéralement offerte. L’étendard que vous avez sous les yeux est l’emblème sacré de la paix. Jamais encore il n’avait été porté si loin. Je veux le laisser aux mains de vos chefs comme gage de ma sincérité, et des vœux que je forme pour le bonheur des tribus siouses.

Rien n’avait interrompu l’orateur. Quand il eut fini, la Lune-Noire se leva.

— Robe-Noire, dit-il, ta parole est claire, bonne et conforme à ta pensée. Je la garderai fidèlement dans ma mémoire. Toutefois, nos cœurs sont ulcérés, et la blessure est loin d’être fermée. Une cruelle lutte a désolé et appauvri notre pays. Ce n’est pas chez nous que s’est allumée la torche de la guerre ; mais nous avons été forcés d’y prendre part, car nous aussi avions été victimes de l’injustice et de la cruauté des Blancs. Vois l’herbe de la prairie : elle est rouge de sang. Ce n’est pas le sang des buffles ni des cerfs, c’est le sang de nos frères, ou celui des Blancs immolés à notre vengeance. Le cabri, l’orignal, le chevreuil, ont quitté nos plaines, et s’éloignent de plus en plus. Ne serait-ce pas que l’odeur du sang humain les met en fuite ?

» Au mépris de tout droit, les Blancs coupent notre pays de larges routes ; ils bâtissent des forts et les arment de canons ; ils tuent notre gibier ; ils abattent nos forêts sans nous en donner la valeur. Non contents de nous ruiner, ils maltraitent et massacrent nos gens. » Nous ne voulons pas des grandes routes qui éloignent le buffle de nos terres. Ce sol nous appartient ; nous sommes déterminés à n’en pas céder une parcelle. C’est ici que sont nés et que reposent nos ancêtres ; c’est ici que nous voulons notre tombe.

» Malgré nous, nous avons été forcés de haïr les Blancs. Qu’ils nous traitent en frères, et la guerre cessera. Qu’ils restent chez eux, nous n’irons jamais les y troubler. L’idée de les voir arriver ici pour y bâtir leurs loges nous révolte ; nous sommes résolus à nous y opposer ou à mourir.

» Toi, messager de paix, tu nous fais entrevoir un meilleur avenir. Eh bien, soit ! Jetons un voile sur le passé, et qu’il soit en oubli.

» Robe-Noire, en présence de tout ce peuple, je veux l’exprimer encore ma reconnaissance pour les bonnes nouvelles que tu nous apportes, ainsi que pour tes paternels avis. Quelques-uns de nos guerriers t’accompagneront au fort Rice, afin d’entendre, de la bouche des commissaires, les propositions du Grand-Père. Si elles sont acceptables, la paix sera faite.

Chacun applaudit aux paroles de la Lune-Noire. Les autres chefs parlèrent dans le même sens. Sitting-Bull mettait seulement à la paix trois conditions : les Blancs abandonneraient leurs forts ; on ne leur céderait plus de terrain ; enfin, ils devraient respecter les arbres, particulièrement les chênes, pour lesquels il avait une sorte de culte.

— Ils ont résisté, disait-il, aux tempêtes de l’hiver et aux ardeurs de l’été, et, comme nous, semblent y avoir puisé une nouvelle vigueur.

Alors eut lieu la remise de l’étendard. L’honneur de le porter échut à un guerrier, couvert de cicatrices, et célèbre par ses exploits. « J’exprimai l’espoir, écrit le P. De Smet, que ce drapeau, sur lequel étaient brodés le nom de Jésus et l’image de la Vierge, serait pour tous un gage de bonheur et de salut. Une dernière fois, je recommandai la tribu à la protection de Marie, Auxilium et Refugium Indianorum, comme elle le fut jadis, au Paraguay, au Canada, comme elle doit l’être toujours et partout. »[11]

Le conseil avait duré quatre heures. Il se termina par un chant auquel répondirent les échos des collines, et par une danse « qui fit trembler la terre ». De retour à sa loge, le Père De Smet la voit envahie par une foule empressée. Ce sont les mères qui viennent lui présenter leurs nouveau-nés. Sans défiance, ceux-ci tendent vers lui leurs petites mains. Il les regarde avec son bon sourire, leur donne à tous une caresse, et leur pose la main sur le front. Contempler, dans un clair regard d’enfant, le reflet d’une âme candide, c’est, après tant de labeurs, son meilleur repos.

Le lendemain, avant le lever du soleil, le P. De Smet reprenait la route du fort. C’est là que les commissaires attendaient, anxieux, l’issue de son voyage. Comme à son arrivée, les chefs voulurent lui faire escorte, et ne le quittèrent qu’après qu’il eut traversé la Powder River.

Il poursuivit sa route accompagné de huit députés, choisis par le conseil, ainsi que de plusieurs guerriers. Dans la foule se trouvait un vieillard, digne émule des vertus de Pananniapapi.

Il était venu, dans le camp, serrer la main au missionnaire, et lui exprimer son bonheur de le revoir. Sur sa poitrine brillait une petite croix de cuivre.

— De qui as-tu reçu cette croix ? demande le Père.

— C’est toi, Robe-Noire, qui me l’as donnée. Voilà vingt-six neiges que je la porte sans la quitter. Elle m’a fait estimer de mon peuple. Si je suis encore vivant, c’est à elle que je le dois. À cause d’elle, le Grand-Esprit a béni mes enfants.

Le missionnaire prie l’Indien de s’expliquer.

— Autrefois, dit celui-ci, j’aimais le whisky à la folie, et m’enivrais à chaque occasion. Je venais de me livrer à une nouvelle orgie, lorsque j’eus le bonheur de te rencontrer. Tu me fis comprendre que ma conduite était un outrage au Maître de la vie. Depuis lors, je me suis souvent trouvé dans les mêmes occasions ; mes amis ont voulu m’entraîner ; mais, chaque fois, cette croix est venue à mon secours. Je la prenais entre mes mains, je me rappelais tes paroles, j’invoquais le Grand-Esprit : et plus jamais une goutte de whisky n’a touché mes lèvres.

Frappé de cette héroïque persévérance, le P. De Smet offre au vieillard de recevoir le baptême. Mais comment trouver le temps de l’instruire ?… Sans hésiter, l’intrépide néophyte prend son parti. Il se joint à la caravane, heureux de pouvoir, à l’heure du campement, s’approcher de la robe-noire et recevoir ses leçons. Enfin, le huitième jour, il devient chrétien, et, l’âme débordante de joie, rentre dans sa tribu.

Deux jours plus tard, le P. De Smet arrivait au fort Rice. Soldats et officiers, instruits de son succès, lui avaient préparé une réception triomphale. Des centaines d’Indiens vinrent à sa rencontre, fièrement drapés dans leurs grossiers manteaux, la chevelure ornée de plumes et de rubans de soie, le visage frotté de vermillon. L’air retentissait de cris de joie, auxquels prenaient part les députés Hunkpapas. « C’était, dit un témoin, un imposant spectacle, quoique peu en rapport avec les goûts du bon Père, qui n’aime ni le bruit des trompettes, ni l’éclat des parades ».[12]

Le 2 juillet, eut lieu le grand conseil de paix. Cinquante mille Peaux-Rouges s’y trouvaient représentés. Depuis un demi-siècle, on n’avait pas vu sur le Missouri pareille réunion.

Les généraux qui présidaient la Commission firent aux Indiens de solennelles promesses. Qu’ils déposassent les armes, le gouvernement s’engageait à respecter leurs droits, à pourvoir à leur subsistance, et à les traiter en amis.

Alors on entendit les représentants des tribus, et, tout d’abord, le porte-étendard des Hunkpapas. Son discours fut l’écho fidèle des paroles prononcées devant le P. De Smet par la Lune-Noire et le Taureau-Assis.

Les Hunkpapas consentant à faire la paix, l’assentiment des autres tribus n’était pas douteux. Moyennant une indemnité convenable, les Sioux abandonnaient aux États-Unis leurs réserves du Kansas et du Nebraska, mais revendiquaient la possession exclusive des terres situées au nord du Niobrara.

Sur ces conditions, le traité fut signé. Les commissaires firent distribuer aux Indiens des présents ; puis l’on se sépara, chacun se félicitant d’une réconciliation qu’il croyait définitive.

« Je suis persuadé, écrivait le major général Stanley, que ce traité est le plus complet et le plus sage qui ait été, jusqu’ici, conclu avec les Indiens… Il n’est pas douteux que l’exécution de ses clauses n’assure la paix avec les Sioux…

» Mais, quel que soit le résultat final, nous ne pouvons ni oublier, ni cesser d’admirer le dévouement désintéressé du R. P. De Smet, qui, à l’âge de soixante-huit ans, au milieu des chaleurs de l’été, n’a pas hésité à entreprendre un long et périlleux voyage, à travers des plaines brûlantes, dépourvues d’arbres et même de gazon, ne rencontrant que de l’eau corrompue, sans cesse exposé au couteau des Indiens ; et cela, sans attendre ni honneur ni rétribution d’aucune sorte, mais uniquement pour arrêter l’effusion du sang, et sauver, s’il le pouvait, quelques existences ».[13]

Quant aux généraux qui avaient négocié la paix, ils voulurent, sans tarder, acquitter leur dette de reconnaissance. Le traité à peine signé, ils remirent au P. De Smet une adresse rappelant les éminents services rendus par lui aux États-Unis.

« Nous sommes convaincus, disaient-ils, que nous ne devons le résultat obtenu qu’à votre voyage au cœur du pays ennemi, ainsi qu’au prestige que vous ont acquis chez les tribus vos longs travaux.

» Sans doute, nos remerciements ont pour vous peu de valeur. Votre meilleure récompense est la conscience d’avoir largement contribué à promouvoir la paix sur la terre, et la bonne volonté parmi les hommes. Mais ce serait trahir nos sentiments, que de ne pas reconnaître devant vous nos obligations ».[14]

L’humble missionnaire ne s’attarda guère à savourer ces éloges. Le 4 juillet, il reprenait la route de Saint-Louis. Lui aussi croyait la paix assurée. Et, certes, elle n’eût jamais été rompue, si la cupidité n’avait eu, sur la conduite des Yankees, plus d’empire que la foi des traités.

  1. Au P. Terwecoren. — Saint-Louis, 21 septembre 1867.
  2. Cette évaluation est du général Sherman.
  3. Ces dispositions pacifiques dénotaient, chez quelques-uns des commissaires, un singulier revirement d’opinion. En 1866, le général Sherman écrivait dans ses Indian Views : « Nous devons agir énergiquement contre les Sioux, jusqu’à leur extermination : hommes, femmes, enfants doivent y passer. Aucune autre mesure n’atteindra le fond de la question ».
  4. « Je n’ai rien plus à cœur que le bonheur des Indiens. Chaque jour, je demande à Dieu que la paix se rétablisse et règne dans leur pays. Ma plus grande consolation serait de pouvoir contribuer à hâter ce résultat ». (Lettre à M. Galpin. — Saint-Louis, 22 février 1868).
  5. À M. Gérard. — Saint-Louis, 25 février 1868.
  6. Ce détail, ainsi que quelques autres, est emprunté au journal inédit de M. Galpin.
  7. Lettres choisies, 4e série, p. 75.
  8. Lettres choisies, 4e série, p. 78.
  9. Il paraît que, le jour de sa naissance, un buffle était venu s’asseoir à quelques pas de la tente où il voyait le jour. De là son nom.
  10. G. Kurth, Sitting-Bull, Bruxelles, 1879.
  11. Lettres choisies, 4e série, p. 89 .
  12. Lettre du major général Stanley à Mgr Purcell. — Fort Sully, 12 juillet 1868.
  13. Lettre citée.
  14. L’adresse est datée du fort Rice, 3 juillet 1868, et signée des généraux Harney, Sanborn et Terry.