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Le Pèse-Nerf

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L’Ombilic des limbes [et autres textes]Gallimard.

Le Pèse-Nerfs

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J’ai senti vraiment que vous rompiez autour de moi l’atmosphère, que vous faisiez le vide pour me permettre d’avancer, pour donner la place d’un espace impossible à ce qui en moi n’était encore qu’en puissance, à toute une germination virtuelle, et qui devait naître, aspirée par la place qui s’offrait.

Je me suis mis souvent dans cet état d’absurde impossible, pour essayer de faire naître en moi de la pensée. Nous sommes quelques-uns à cette époque à avoir voulu attenter aux choses, créer en nous des espaces à la vie, des espaces qui n’étaient pas et ne semblaient pas devoir trouver place dans l’espace.

J’ai toujours été frappé de cette obstination de l’esprit à vouloir penser en dimensions et en espaces, et à se fixer sur des états arbitraires des choses pour penser, à penser en segments, en cristalloïdes, et que chaque mode de l’être reste figé sur un commencement, que la pensée ne soit pas en communication instante et ininterrompue avec les choses, mais que cette fixation et ce gel, cette espèce de mise en monuments de l’âme, se produise pour ainsi dire avant la pensée. C’est évidemment la bonne condition pour créer.

Mais je suis encore plus frappé de cette inlassable, de cette météorique illusion, qui nous souffle ces architectures déterminées, circonscrites, pensées, ces segments d’âme cristallisés, comme s’ils étaient une grande page plastique et en osmose avec tout le reste de la réalité. Et la surréalité est comme un rétrécissement de l’osmose, une espèce de communication retournée. Loin que j’y voie un amoindrissement du contrôle, j’y vois au contraire un contrôle plus grand, mais un contrôle qui, au lieu d’agir se méfie, un contrôle qui empêche les rencontres de la réalité ordinaire et permet des rencontres plus subtiles et raréfiées, des rencontres amincies jusqu’à la corde, qui prend feu et ne rompt jamais.

J’imagine une âme travaillée et comme soufrée et phosphoreuse de ces rencontres, comme le seul état acceptable de la réalité.

Mais c’est je ne sais pas quelle lucidité innommable, inconnue, qui m’en donne le ton et le cri et me les fait sentir à moi-même. Je les sens à une certaine totalité insoluble, je veux dire sur le sentiment de laquelle aucun doute ne mord. Et moi, par rapport à ces remuantes rencontres, je suis dans un état de moindre secousse, je voudrais qu’on imagine un néant arrêté, une masse d’esprit enfouie quelque part, devenue virtualité.


Un acteur on le voit comme à travers des cristaux.

L’inspiration à paliers.

Il ne faut pas trop laisser passer la littérature.

Je n’ai visé qu’à l’horlogerie de l’âme, je n’ai transcrit que la douleur d’un ajustement avorté.

Je suis un abîme complet. Ceux qui me croyaient capable d’une douleur entière, d’une belle douleur, d’angoisses remplies et charnues, d’angoisses qui sont un mélange d’objets, une trituration effervescente de forces et non un point suspendu

— avec pourtant des impulsions mouvementées, déracinantes, qui viennent de la confrontation de mes forces avec ces abîmes d’absolu offert,

(de la confrontation de forces au volume puissant)

et il n’y a plus que les abîmes volumineux, l’arrêt, le froid, —

ceux donc qui m’ont attribué plus de vie, qui m’ont pensé à un degré moindre de la chute du soi, qui m’ont cru plongé dans un bruit torturé, dans une noirceur violente avec laquelle je me battais,

— sont perdus dans les ténèbres de l’homme.


En sommeil, nerfs tendus tout le long des jambes.

Le sommeil venait d’un déplacement de croyance, l’étreinte se relâchait, l’absurde me marchait sur les pieds.

Il faut que l’on comprenne que toute l’intelligence n’est qu’une vaste éventualité, et que l’on peut la perdre, non pas comme l’aliéné qui est mort, mais comme un vivant qui est dans la vie et qui en sent sur lui l’attraction et le souffle (de l’intelligence, pas de la vie).

Les titillations de l’intelligence et ce brusque renversement des parties.

Les mots à mi-chemin de l’intelligence.

Cette possibilité de penser en arrière et d’invectiver tout à coup sa pensée.

Ce dialogue dans la pensée.

L’absorption, la rupture de tout.

Et tout à coup ce filet d’eau sur un volcan, la chute mince et ralentie de l’esprit.


Se retrouver dans un état d’extrême secousse, éclaircie d’irréalité, avec dans un coin de soi-même des morceaux du monde réel.

Penser sans rupture minime, sans chausse-trape dans la pensée, sans l’un de ces escamotages subits dont mes moelles sont coutumières comme postes-émetteurs de courants.

Mes moelles parfois s’amusent à ces jeux, se plaisent à ces jeux, se plaisent à ces rapts furtifs auxquels la tête de ma pensée préside.

Il ne me faudrait qu’un seul mot parfois, un simple petit mot sans importance, pour être grand, pour parler sur le ton des prophètes, un mot témoin, un mot précis, un mot subtil, un mot bien macéré dans mes moelles, sorti de moi, qui se tiendrait à l’extrême bout de mon être,

et qui, pour tout le monde, ne serait rien.

Je suis témoin, je suis le seul témoin de moi-même. Cette écorce de mots, ces imperceptibles transformations de ma pensée à voix basse, de cette petite partie de ma pensée que je prétends qui était déjà formulée, et qui avorte,

je suis seul juge d’en mesurer la portée.


Une espèce de déperdition constante du niveau normal de la réalité.

Sous cette croûte d’os et de peau, qui est ma tête, il y a une constance d’angoisses, non comme un point moral, comme les ratiocinations d’une nature imbécilement pointilleuse, ou habitée d’un levain d’inquiétudes dans le sens de sa hauteur, mais comme une (décantation)

à l’intérieur,

comme la dépossession de ma substance vitale,

comme la perte physique et essentielle

(je veux dire perte du côté de l’essence)

d’un sens.


Un impouvoir à cristalliser inconsciemment, le point rompu de l’automatisme à quelque degré que ce soit.

Le difficile est de bien trouver sa place et de retrouver la communication avec soi. Le tout est dans une certaine floculation des choses, dans le rassemblement de toute cette pierrerie mentale autour d’un point qui est justement à trouver.

Et voilà, moi, ce que je pense de la pensée :

Certainement l’inspiration existe.

Et il y a un point phosphoreux où toute la réalité se retrouve, mais changée, métamorphosée, — et par quoi ? ? — un point de magique utilisation des choses. Et je crois aux aérolithes mentaux, à des cosmogonies individuelles.


Savez-vous ce que c’est que la sensibilité suspendue, cette espèce de vitalité terrifique et scindée en deux, ce point de cohésion nécessaire auquel l’être ne se hausse plus, ce lieu menaçant, ce lieu terrassant.

Chers Amis,

Ce que vous avez pris pour mes œuvres n’était que les déchets de moi-même, ces raclures de l’âme que l’homme normal n’accueille pas.

Que mon mal depuis lors ait reculé ou avancé, la question pour moi n’est pas là, elle est dans la douleur et la sidération persistante de mon esprit.

Me voici de retour à M…, où j’ai retrouvé la sensation d’engourdissement et de vertige, ce besoin brusque et fou de sommeil, cette perte soudaine de mes forces avec un sentiment de vaste douleur, d’abrutissement instantané.


En voilà un dans l’esprit duquel aucune place ne devient dure, et qui ne sent pas tout à coup son âme à gauche, du côté du cœur. En voilà un pour qui la vie est un point, et pour qui l’âme n’a pas de tranches, ni l’esprit de commencements.

Je suis imbécile, par suppression de pensée, par mal-formation de pensée, je suis vacant par stupéfaction de ma langue.

Mal-formation, mal-agglomération d’un certain nombre de ces corpuscules vitreux, dont tu fais un usage si inconsidéré. Un usage que tu ne sais pas, auquel tu n’as jamais assisté.

Tous les termes que je choisis pour penser sont pour moi des termes au sens propre du mot, de véritables terminaisons, des aboutissants de mes  mentales, de tous les états que j’ai fait subir à ma pensée. Je suis vraiment localisé par mes termes, et si je dis que je suis localisé par mes termes, c’est que je ne les reconnais pas comme valables dans ma pensée. Je suis vraiment paralysé par mes termes, par une suite de terminaisons. Et si ailleurs que soit en ces moments ma pensée, je ne peux que la faire passer par ces termes, si contradictoires à elle-même, si parallèles, si équivoques qu’ils puissent être, sous peine de m’arrêter à ces moments de penser.


Si l’on pouvait seulement goûter son néant, si l’on pouvait se bien reposer dans son néant, et que ce néant ne soit pas une certaine sorte d’être mais ne soit pas la mort tout à fait.

Il est si dur de ne plus exister, de ne plus être dans quelque chose. La vraie douleur est de sentir en soi se déplacer sa pensée. Mais la pensée comme un point n’est certainement pas une souffrance.

J’en suis au point où je ne touche plus à la vie, mais avec en moi tous les appétits et la titillation insistante de l’être. Je n’ai plus qu’une occupation, me refaire.


Il me manque une concordance des mots avec la minute de mes états.

« Mais c’est normal, mais à tout le monde il manque des mots, mais vous êtes trop difficile avec vous-même, mais à vous entendre il n’y paraît pas, mais vous vous exprimez parfaitement en français, mais vous attachez trop d’importance à des mots. »

Vous êtes des cons, depuis l’intelligent jusqu’au mince, depuis le perçant jusqu’à l’induré, vous êtes des cons, je veux dire que vous êtes des chiens, je veux dire que vous aboyez au dehors, que vous vous acharnez à ne pas comprendre. Je me connais, et cela me suffit, et cela doit suffire, je me connais parce que je m’assiste, j’assiste à Antonin Artaud.

— Tu te connais, mais nous te voyons, nous voyons bien ce que tu fais.

— Oui, mais vous ne voyez pas ma pensée.

À chacun des stades de ma mécanique pensante, il y a des trous, des arrêts, je ne veux pas dire, comprenez-moi bien, dans le temps, je veux dire dans une certaine sorte d’espace (je me comprends) ; je ne veux pas dire une pensée en longueur, une pensée en durée de pensées, je veux dire une pensée, une seule, et une pensée en intérieur ; mais je ne veux pas dire une pensée de Pascal, une pensée de philosophe, je veux dire la fixation contournée, la sclérose d’un certain état. Et attrape !

Je me considère dans ma minutie. Je mets le doigt sur le point précis de la faille, du glissement inavoué. Car l’esprit est plus reptilien que vous-même, Messieurs, il se dérobe comme les serpents, il se dérobe jusqu’à attenter à nos langues, je veux dire à les laisser en suspens.

Je suis celui qui a le mieux senti le désarroi stupéfiant de sa langue dans ses relations avec la pensée. Je suis celui qui a le mieux repéré la minute de ses plus intimes, de ses plus insoupçonnables glissements. Je me perds dans ma pensée en vérité comme on rêve, comme on rentre subitement dans sa pensée. Je suis celui qui connaît les recoins de la perte.


Toute l’écriture est de la cochonnerie.

Les gens qui sortent du vague pour essayer de préciser quoi que ce soit de ce qui se passe dans leur pensée, sont des cochons.

Toute la gent littéraire est cochonne, et spécialement celle de ce temps-ci.

Tous ceux qui ont des points de repère dans l’esprit, je veux dire d’un certain côté de la tête, sur des emplacements bien localisés de leur cerveau, tous ceux qui sont maîtres de leur langue, tous ceux pour qui les mots ont un sens, tous ceux pour qui il existe des altitudes dans l’âme, et des courants dans la pensée, ceux qui sont esprit de l’époque, et qui ont nommé ces courants de pensée, je pense à leurs besognes précises, et à ce grincement d’automate que rend à tous vents leur esprit,

— sont des cochons.

Ceux pour qui certains mots ont un sens, et certaines manières d’être, ceux qui font si bien des façons, ceux pour qui les sentiments ont des classes et qui discutent sur un degré quelconque de leurs hilarantes classifications, ceux qui croient encore à des « termes », ceux qui remuent des idéologies ayant pris rang dans l’époque, ceux dont les femmes parlent si bien et ces femmes aussi qui parlent si bien et qui parlent des courants de l’époque, ceux qui croient encore à une orientation de l’esprit, ceux qui suivent des voies, qui agitent des noms, qui font crier les pages des livres,

— ceux-là sont les pires cochons.

Vous êtes bien gratuit, jeune homme !

Non, je pense à des critiques barbus.

Et je vous l’ai dit : pas d’œuvres, pas de langue, pas de parole, pas d’esprit, rien.

Rien, sinon un beau Pèse-Nerfs.

Une sorte de station incompréhensible et toute droite au milieu de tout dans l’esprit.

Et n’espérez pas que je vous nomme ce tout, en combien de parties il se divise, que je vous dise son poids, que je marche, que je me mette à discuter sur ce tout, et que, discutant, je me perde et que je me mette ainsi sans le savoir à penser, — et qu’il s’éclaire, qu’il vive, qu’il se pare d’une multitude de mots, tous bien frottés de sens, tous divers, et capables de bien mettre au jour toutes les attitudes, toutes les nuances d’une très sensible et pénétrante pensée.

Ah ces états qu’on ne nomme jamais, ces situations éminentes d’âme, ah ces intervalles d’esprit, ah ces minuscules ratées qui sont le pain quotidien de mes heures, ah ce peuple fourmillant de données, — ce sont toujours les mêmes mots qui me servent et vraiment je n’ai pas l’air de beaucoup bouger dans ma pensée, mais j’y bouge plus que vous en réalité, barbes d’ânes, cochons pertinents, maîtres du faux verbe, trousseurs de portraits, feuilletonnistes, rez-de-chaussée, herbagistes, entomologistes, plaie de ma langue. Je vous l’ai dit, que je n’ai plus ma langue, ce n’est pas une raison pour que vous persistiez, pour que vous vous obstiniez dans la langue.

Allons, je serai compris dans dix ans par les gens qui feront aujourd’hui ce que vous faites. Alors on connaîtra mes geysers, on verra mes glaces, on aura appris à dénaturer mes poisons, on décéléra mes jeux d’âmes.

Alors tous mes cheveux seront coulés dans la chaux, toutes mes veines mentales, alors on percevra mon bestiaire, et ma mystique sera devenue un chapeau. Alors on verra fumer les jointures des pierres, et d’arborescents bouquets d’yeux mentaux se cristalliseront en glossaires, alors on verra choir des aérolithes de pierre, alors on verra des cordes, alors on comprendra la géométrie sans espaces, et on apprendra ce que c’est que la configuration de l’esprit, et on comprendra comment j’ai perdu l’esprit.

Alors on comprendra pourquoi mon esprit n’est pas là, alors on verra toutes les langues tarir, tous les esprits se dessécher, toutes les langues se racornir, les figures humaines s’aplatiront, se dégonfleront, comme aspirées par des ventouses desséchantes, et cette lubréfiante membrane continuera à flotter dans l’air, cette membrane lubréfiante et caustique, cette membrane à deux épaisseurs, à multiples degrés, à un infini de lézardes, cette mélancolique et vitreuse membrane, mais si sensible, si pertinente elle aussi, si capable de se multiplier, de se dédoubler, de se retourner avec son miroitement de lézardes, de sens, de stupéfiants, d’irrigations pénétrantes et vireuses,

alors tout ceci sera trouvé bien,
et je n’aurai plus besoin de parler.


LETTRE DE MÉNAGE

Chacune de tes lettres renchérit sur l’incompréhension et la fermeture d’esprit des précédentes, comme toutes les femmes tu juges avec ton sexe, non avec ta pensée. Moi, me troubler devant tes raisons, tu veux rire ! Mais ce qui m’exaspérait c’était, quand l’un de mes raisonnements t’avait amenée à l’évidence, de te voir, toi, te rejeter sur des raisons qui faisaient table rase de mes raisonnements.

Tous tes raisonnements et tes discussions infinies ne feront pas que tu ne saches rien de ma vie et que tu me juges sur une toute [petite] partie d’elle-même. Je ne devrais même pas avoir besoin de me justifier devant toi si seulement tu étais, toi-même, une femme raisonnable et équilibrée, mais tu es affolée par ton imagination, par une sensibilité suraiguë qui t’empêche de considérer en face la vérité. Toute discussion est impossible avec toi. Je n’ai plus qu’une chose à te dire : c’est que j’ai toujours eu ce désarroi de l’esprit, cet écrasement du corps et de l’âme, cette espèce de resserrement de tous mes nerfs, à des périodes plus ou moins rapprochées ; et si tu m’avais vu il y a quelques années, avant que je puisse être même suspecté de l’usage de ce que tu me reproches, tu ne t’étonnerais plus, maintenant, de la réapparition de ces phénomènes. D’ailleurs, si tu es convaincue, si tu sens que leur retour est dû à cela, il n’y a évidemment rien à te dire, on ne lutte pas contre un sentiment.

Quoi qu’il en soit, je ne puis plus compter sur toi dans ma détresse, puisque tu refuses de te préoccuper de la partie la plus atteinte en moi : mon âme. D’ailleurs, tu ne m’as jamais jugé que sur mon apparence extérieure, comme font toutes les femmes, comme font tous les idiots, alors que c’est mon âme intérieure qui est la plus détruite, la plus ruinée ; et cela je ne puis pas te le pardonner, car les deux, malheureusement pour moi, ne coïncident pas toujours. Et pour le surplus, je te défends de revenir là-dessus.


DEUXIÈME LETTRE DE MÉNAGE

J’ai besoin, à côté de moi, d’une femme simple et équilibrée, et dont l’âme inquiète et trouble ne fournirait pas sans cesse un aliment à mon désespoir. Ces derniers temps, je ne te voyais plus sans un sentiment de peur et de malaise. Je sais très bien que c’est ton amour qui te fabrique tes inquiétudes sur mon compte, mais c’est ton âme malade et anormale comme la mienne qui exaspère ces inquiétudes et te ruine le sang. Je ne veux plus vivre auprès de toi dans la crainte.

J’ajouterai à cela que j’ai besoin d’une femme qui soit uniquement à moi et que je puisse trouver chez moi à toute heure. Je suis désespéré de solitude. Je ne peux plus rentrer le soir, dans une chambre, seul, et sans aucune des facilités de la vie à portée de ma main. Il me faut un intérieur, et il me le faut tout de suite, et une femme qui s’occupe sans cesse de moi, qui suis incapable de m’occuper de rien, qui s’occupe de moi pour les plus petites choses. Une artiste comme toi a sa vie, et ne peut pas faire cela. Tout ce que je te dis est d’un égoïsme féroce, mais c’est ainsi. Il ne m’est même pas nécessaire que cette femme soit très jolie, je ne veux pas non plus qu’elle soit d’une intelligence excessive, ni surtout qu’elle réfléchisse trop. Il me suffit qu’elle soit attachée à moi.

Je pense que tu sauras apprécier la grande franchise avec laquelle je te parle et que tu me donneras la preuve d’intelligence suivante : c’est de bien pénétrer que tout ce que je te dis n’a rien à voir avec la puissante tendresse, l’indéracinable sentiment d’amour que j’ai et que j’aurai inaliénablement pour toi, mais ce sentiment n’a rien à voir lui-même avec le courant ordinaire de la vie. Et elle est à vivre, la vie. Il y a trop de choses qui m’unissent à toi pour que je te demande de rompre, je te demande seulement de changer nos rapports, de nous faire chacun une vie différente, mais qui ne nous désunira pas.


TROISIÈME LETTRE DE MÉNAGE

Depuis cinq jours, je ne vis plus à cause de toi, à cause de tes lettres stupides, de tes lettres de sexe et non d’esprit, de tes lettres remplies de réactions de sexe et non de raisonnements conscients. Je suis à bout de nerfs, à bout de raisons ; au lieu de me ménager, tu m’accables, tu m’accables parce que tu n’es pas dans la vérité. Tu n’as jamais été dans la vérité, tu m’as toujours jugé avec la sensibilité de ce qu’il y a de plus bas dans la femme. Tu refuses de mordre à aucune de mes raisons. Mais moi, je n’ai plus de raisons, je n’ai pas d’excuses à te faire, je n’ai pas à discuter avec toi. Je connais ma vie et cela me suffît. Et au moment où je commence à rentrer dans ma vie, de plus en plus tu me sapes, tu recommences mes désespoirs ; plus je te donne de raisons d’espérer, de prendre patience, de me supporter, plus tu t’acharnes à me ravager, à me faire perdre les bénéfices de mes conquêtes, moins tu es indulgente à mes maux. Tu ne sais rien de l’esprit, tu ne sais rien de la maladie. Tu juges tout sur des apparences extérieures. Mais moi, je connais, n’est-ce pas, mon dedans ; et quand je te crie il n’y a rien en moi, rien dans ce qui fait ma personne, qui ne soit produit par l’existence d’un mal antérieur à moi-même, antérieur à ma volonté, rien dans aucune de mes plus hideuses réactions qui ne vienne uniquement de la maladie et ne lui soit, dans quelque cas que ce soit, imputable, tu en reviens à quelqu’une de tes misérables ratiocinations, tu recommences le déballage de tes mauvaises raisons qui s’attachent à des détails infimes de moi-même, qui me jugent par le petit côté. Mais quoi que j’aie pu faire de ma vie, n’est-ce pas, cela ne m’a pas empêché de repénétrer lentement dans mon être, et de m’y installer chaque jour un peu plus. Dans cet être que la maladie m’avait enlevé et que les reflux de la vie me restituent morceau par morceau. Si tu ne savais à quoi je m’étais livré pour restreindre ou supprimer les douleurs de cette séparation intolérable, tu supporterais mon déséquilibre, mes heurts, l’instabilité de mes humeurs, cet effondrement de ma personne physique, ces absences, ces écrasements. C’est parce que tu t’imagines qu’ils sont dus à l’emploi d’une substance dont l’idée seule emporte ton raisonnement que tu m’accables, que tu me menaces, que tu me jettes, moi, dans l’affolement, que tu saccages, avec tes mains de colère, la matière même de mon cerveau. Oui, tu me fais me buter contre moi-même, chacune de tes lettres partage en deux mon esprit, me jette dans des impasses insensées, me crible de désespoirs, de fureurs. Je n’en puis plus, je te crie assez. Cesse de penser avec ton sexe, absorbe enfin la vie, toute la vie, ouvre-toi à la vie, vois les choses, vois-moi, abdique, et laisse un peu que la vie m’abandonne, se fasse étale en moi, devant moi. Ne m’accable plus. Assez.


La Grille est un moment terrible pour la sensibilité, la matière.