Le Péril bleu/I/I

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Louis-Michaud (p. 13-15).

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Entrée en Mystère



Àquelle date faut-il placer la première manifestation du Péril Bleu ? C’est un problème qui n’a jamais été bien résolu, mais dont il importe de dire quelques mots.

Faisons d’abord justice d’une croyance singulièrement tenace dans le peuple et qu’on est en droit d’appeler la légende de l’Auvergnate. — Non, la femme trouvée le 28 février, dans un champ, près de Riom, couchée sur le dos et le front ouvert, n’a aucun rapport avec le début de ce qui nous intéresse. Il est vraiment extraordinaire qu’on accrédite encore une fable pareille, quand l’assassin de cette dame, arrêté six mois plus tard, fit l’aveu de son crime et se vit condamner à vingt ans de travaux forcés par le jury du Puy-de-Dôme, — ainsi qu’il appert des pièces 1 et 2 du dossier Le Tellier (procès-verbal de la découverte du cadavre et extrait de jugement). Après cela, comment se trouve-t-il toujours des sots pour accuser les Sarvants d’avoir commis ce meurtre ? L’épouvante régnait à l’époque des débats, il faut qu’elle en ait détourné l’attention publique ; je ne vois pas d’autre excuse à de telles aberrations.

Revenons au dossier. — Le troisième document est une série de cinq découpures de journaux. À leur vue, force lecteurs vont se rappeler l’incident qui les occupe et dans lequel M. Le Tellier pense reconnaître la marque initiale des Sarvants. Ce n’est d’ailleurs qu’une présomption ; rien de plus. On appréciera.


Le Journal

Sous le titre : COLLISION EN MER

Le Havre, 3 mars.

Le paquebot Bretagne, faisant le service entre New-York et Le Havre et qu’on attendait ce soir, a fait savoir au siège de sa compagnie, par marconigramme, que, dans la nuit du premier au deux, il a été abordé par un navire qu’il n’a pu identifier et qui s’est enfui. La collision s’est produite par tribord et à l’arrière. La coque est fortement endommagée, heureusement au-dessus de la ligne de flottaison. Neuf cabines de première classe sont détruites. Il y a cinq morts et sept blessés. L’accident ne retardera pas sensiblement la marche du paquebot.


Le Havre, 4 mars.

La Bretagne est arrivée hier avec trois heures de retard. On n’a aucune nouvelle du navire abordeur. Celui-ci s’est esquivé avec une telle rapidité que les projecteurs électriques de la Bretagne, aussitôt mis en action, ne purent le découvrir. Il est vrai que la mer était houleuse et que la pluie, tombant à verse, aveuglait les observateurs et limitait le champ d’éclairage. La collision se serait produite pendant que la Bretagne était soulevée par une forte lame.

[Suit la liste des morts et des blessés.]


Le Havre, 5 mars.

Les personnages qualifiés pour le savoir n’ont pas connaissance qu’un navire ait dû se trouver sur la route de la Bretagne à la date et à l’heure indiquées par le capitaine de ce transport. L’ère des pirates étant passée, il faudrait donc se rallier à l’hypothèse d’un vaisseau de guerre en mission clandestine. Cette supposition serait d’ailleurs confirmée par ce fait que l’énorme brèche de la Bretagne semble avoir été pratiquée par l’éperon d’un avant blindé. Alors, est-on en présence d’un accident ou d’une attaque ? — Il importe de noter que les vigies de la Bretagne n’ont aperçu aucun fanal.


De Plymouth, 6 mars.

Le destroyer Swift, de la flotte britannique, est entré en cale sèche hier après-midi pour être réparé. Il a subi des avaries au sujet desquelles la consigne paraît de se taire [sic]. N’y aurait-il pas un rapprochement à faire entre ces mystérieuses réparations et l’accident non moins mystérieux de la Bretagne ?


La Libre Parole

(Article de tête du 9 mars. Fragment terminal.)

… Une fois de plus les Diplomates se sont abouchés, et comme toujours, les nôtres ont exécuté en mesure les courbettes les plus serviles devant les déclarations de l’étranger.

Ainsi donc, Messieurs les Larbins chamarrés, vous croyez le commandant du destroyer anglais lorsqu’il soutient que, au moment de l’abordage, « il se trouvait à 35 milles au nord de la Bretagne » ?… Et vous le croyez encore lorsqu’il avoue que « l’accident du destroyer s’est produit néanmoins quelques secondes après celui du paquebot » ?… Quand il déclare que « prenant part à une manœuvre de nuit, il devait naviguer tous feux éteints », cela ne vous dit rien, cela ?… Quand il s’écrie (comme le commandant de la Bretagne, parbleu !) : « Je n’ai rien vu ! » vous admettez cela, vous ?… Alors, s’il vous plaît, le vaisseau-fantôme, présent partout à la fois, serait-il ressuscité ? Ou bien les deux embarcations se sont-elles heurtées à travers la distance de soixante et dix kilomètres ?… Allons ! allons ! j’aime mieux croire à la culpabilité du capitaine anglais et à l’aveuglement — bien pardonnable — du capitaine français. C’est plus simple. Mais la Diplomatie a parlé ! Saluons !

La perfide Albion glapit : « L’accident du destroyer Swift est inexplicable ! » Et l’Amirauté prétend avoir fait le silence autour de lui « seulement pour éviter que l’on rapprochât les deux collisions » !!! « Seulement » c’est déjà joli ; mais « deux » c’est sublime.

Pas d’hypocrisie, morbleu ! ambassadeurs que vous êtes ! Et comme disait le père Hugo :

« C’est bien. Essuyez-vous. »