Le Pétrole aux États-Unis et en Russie

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Le Pétrole aux États-Unis et en Russie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 89 (p. 632-652).
LE PETROLE
AUX ETATS-UNIS ET EN RUSSIE

Si le charbon de terre est devenu l’une des conditions essentielles de notre civilisation moderne, le pétrole peut réclamer, à juste titre, non-seulement un rang tout aussi élevé, mais encore l’avantage de remplacer un jour le précieux combustible, dont nous connaissons assez l’extension géographique pour avoir lieu d’éprouver la crainte de le voir épuisé tôt ou tard, à la suite de demandes constamment croissantes. Or, c’est à l’époque de cette crise fatale que le pétrole viendra rétablir l’équilibre rompu entre les exigences les plus urgentes de la société et les moyens de les satisfaire.

Quoique les dépôts de pétrole soient bien moins connus que ceux de la houille, car ils n’ont pas encore été explorés autant que ces derniers, n’ayant été que récemment appréciés à leur juste valeur, néanmoins, il y a déjà deux contrées qui en fournissent des quantités énormes, bien supérieures à ce que produisent les autres pays ; ce sont les États-Unis et la Russie ; c’est donc une question grave que celle de savoir laquelle des deux contrées est appelée à obtenir, dans cette lutte, le monopole des marchés du monde, et à devenir ainsi l’une des plus puissantes sauvegardes du progrès et de la civilisation.

Jusqu’à ce jour, cette question n’a pas reçu de solution ; peut-être parce que les rapports publiés en Russie n’ont pas toujours la notoriété qu’ils méritent, et que la différence entre les mesures et poids employés dans les comptes rendus des deux pays les rend peu commodément comparables, quand il s’agit de longues séries de chiffres[1]. C’est donc un sujet doublement intéressant par son importance et par sa nouveauté que je vais essayer d’examiner ici, en profitant de plusieurs documens, soit inédits, soit peu connus. Mais avant d’aborder cette étude, jetons un rapide coup d’oeil sur les contrées qui produisent la plus grande quantité de pétrole, en dehors des États-Unis et de la Russie.


I

En Asie, c’est le Burmah britannique qui paraît occuper le premier rang sous ce rapport, car, selon les documens officiels anglais, la quantité de pétrole brut que fournit ce pays dans une année se monte à 120,960 tonnes (de 1,000 kilogrammes), ce qui lui assurerait la seconde place après la Russie.

La Chine a produit, en 1882, 82,410 tonnes de pétrole. Le Japon possède des sources de pétrole qui avaient fait naître les plus grandes espérances, sans qu’elles aient été justifiées, car, en 1882, le produit n’était que de 55,117 tonnes[2] ; mais comme les sources ne sont exploitées que par les indigènes, rien ne prouve que, soumises aux pratiques de l’exploitation européenne, elles ne puissent donner de tout autres résultats. Cette supposition devient très probable, quand on considère le peu de parti que le Japon a tiré jusqu’à présent des énormes dépôts de houille qu’il possède. En effet, ceux de l’île de Jeso sont tellement riches, que, par un calcul approximatif, M. Lyman les évalue à 400 milliards de tonnes, et pense qu’ils suffiraient pour subvenir à la consommation actuelle du monde pendant vingt siècles ; et, cependant, l’exploitation de ces inépuisables trésors ne fournit au Japon qu’un produit limité, puisqu’en 1879 il n’était que de 350,000 tonnes.

La Perse paraît être fort riche en gîtes de naphte, qui, sous un gouvernement plus éclairé, ne manqueraient pas d’acquérir une grande importance. MM. Stolze et Andréas ont récemment publié sur ce sujet des renseignemens intéressans. Parmi les sources qu’ils signalent figurent celles situées au sud-est de Schuster et au sud de Dalaki, qui, exploitées d’une manière moins primitive qu’elles le sont actuellement, eussent pu donner de très riches produits. Les deux savans allemands sont persuadés que le naphte existe en abondance dans les massifs montagneux compris entre Schuster et Gisakan. « Plus on reconnaît, disent-ils, que les sources de pétrole de la Pensylvanie ne sont rien moins qu’inépuisables, plus ressort l’importance de cette vaste région naphtifère, car elle rendrait la Perse indépendante de la Russie, à l’époque où, le contingent de l’Amérique étant épuisé, le naphte de Bakou menacerait de devenir maître absolu des marchés du monde. »

Il est très probable que les gîtes de pétrole sont également fréquens dans les régions situées au sud de la Perse, notamment dans celles traversées par le Tigre et l’Euphrate, — la Babylonie des anciens, — car il y a déjà environ dix-huit siècles que Diodore de Sicile y signale la grande abondance de ce qu’il appelle poix de terre. Il représente les sources qui fournissent cette substance comme inépuisables, car elles ne diminuaient aucunement, malgré l’énorme consommation qu’en faisaient les habitans, qui s’en servaient, soit à l’état sec, comme combustible, soit à l’état liquide ou pâteux, pour cimenter les pierres de construction. Diodore de Sicile fait observer que tous les palais de la cité de Babylone, fondée par Sémiramis, avaient été bâtis à l’aide de ce ciment. Les importantes indications de l’historien grec n’ont pas encore été vérifiées, que je sache, la région dont il s’agit étant peu connue ; aussi, pendant mon séjour à Bagdad, me fut-il impossible de me procurer des renseignemens à cet égard.

En Afrique, c’est l’Egypte qui nous présente des gîtes de pétrole, sur le littoral du golfe de Suez, ainsi que dans la presqu’île de Iamsah, à 200 kilomètres de la ville de Suez. Le premier de ces gîtes se trouve au pied di : mont Djebel-Zeit, où l’existence du pétrole est connue depuis les temps les plus reculés. Le nom ancien de Mons-Petroleus et celui de Djebel-Zeit, qu’il porte aujourd’hui, ont exactement la même signification, savoir : montagne à l’huile, et plusieurs faits historiques prouvent que le pétrole a été usité par les Égyptiens, non-seulement dans les opérations de l’embaumement, mais aussi dans les exploitations de l’or et du porphyre pratiquées par eux entre Kosseïr et Bérénice (Bengazy d’aujourd’hui).

Quant au pétrole de la presqu’île de Iamsah, sa présence fut ignorée jusqu’à l’année 1763, lorsque le marquis de Bassano obtint du gouvernement égyptien l’autorisation d’exploiter le soufre sur les côtes de la Mer-Rouge, y compris le mont Djebel-Zeit. Le terme de la concession, fixé d’abord à trente ans, fut étendu plus tard jusqu’à 1809. Les concessionnaires commencèrent leurs travaux à Iamsah, où la présence du soufre dans un dépôt de gypse avait été connue depuis longtemps. Ces travaux, fort dispendieux, furent abandonnés comme n’étant pas assez rémunérateurs, bien qu’ils eussent occasionné la découverte du pétrole ; mais cette trouvaille inattendue ne fut pas appréciée à sa juste valeur, d’autant moins que la concession n’avait eu pour objet que l’exploitation du soufre.

Ce ne fut qu’en 1884 que Nubar-Pacha chargea M. Debry, ingénieur belge, d’étudier Iamsah sous le rapport du pétrole. Les travaux entrepris par M. Debry, en 1886, eurent pour résultat la découverte, à 32 et 41 mètres de profondeur, de plusieurs sources de pétrole, dont l’une fit monter un jet puissant qui déborda les tuyaux et se répandit dans la galerie. Aucune mesure précise de la quantité du liquide ainsi projeté n’ayant été faite, elle fut évaluée approximativement à 500 mètres cubes en vingt-quatre heures, 2 litres d’eau et 1 litre de pétrole. Malheureusement on ne possédait pas de réservoirs pour recueillir le liquide, en sorte que les conduits furent immédiatement fermés. En tout cas, M. Debry avait constaté que les gîtes pétrolifères de la Mer-Rouge sont susceptibles d’une exploitation, selon toute apparence, productive. Aussi le gouvernement égyptien se proposa-t-il de faire faire des études sur une large échelle, afin de donner à cette industrie le plus grand développement possible. Des circonstances inconnues paraissent avoir empêché la réalisation des espérances brillantes conçues à cet égard, car bien que, selon M. Jos.-D. Week[3], dans le budget de l’Egypte pour l’année 1887, figurât la somme de 30,000 livres (600,000 fr.) destinée à l’exploitation du Djebel-Zeit et de Iamsah, M. Edgar Vincent, conseiller financier du khédive, considéra cette somme comme inutile, en déclarant que, si jusqu’au Ier avril 1887, on ne trouvait pas de pétrole dans des conditions favorables, les travaux seraient abandonnés et le matériel vendu. Le savant américain, qui rapporte ces faits, ajoute l’observation que l’Egypte ne paraît plus avoir de chances d’alarmer les producteurs américains ; sans doute, il eût été charmé de pouvoir en dire autant de la Russie.

Enfin, en 1882, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont fourni 478,766 tonnes. Quant à l’Europe, les pays suivans méritent d’être mentionnés comme producteurs de pétrole.

En Allemagne, les hauteurs des Landes de Lunebourg (contrée comprise entre l’Elbe et le Weser, dans l’ancien royaume de Hanovre) contiennent d’assez riches dépôts de naphte, dont l’exploitation se fait par plusieurs sociétés répandues dans presque toute l’Allemagne ; malgré cela, il paraît que cette industrie est bien inférieure à ce qu’elle pourrait être. La Galicie fournit annuellement un millier de quintaux de pétrole, mais le domaine naphtifère, qui s’étend le long du pied septentrional des Carpathes, est fort loin d’avoir été suffisamment exploité. La zone à naphte de la Roumanie donne annuellement environ 200,000 quintaux de pétrole brut. Cette zone peut être considérée comme la continuation de celle de la Galicie, et constitue avec cette dernière un domaine complètement indépendant de celui de la Russie d’Europe, qui s’étend le long du Volga. Enfin, en 1882, l’Italie a fourni 52,340 tonnes et l’Autriche 42,592.

La France ne possède que des dépôts de naphte comparativement peu importans ; mais parmi les gîtes exploités, il en est un remarquable sous le rapport géologique, c’est celui des environs d’Autun, car le pétrole s’y trouve, non pas, comme en Russie, ainsi que presque partout en Europe, dans les dépôts tertiaires, mais dans le terrain permien, où M. Gaudry a découvert un curieux reptile qu’il a nommé Protiton petrolei.

En dehors des pays que je viens de passer rapidement en revue, il en est plusieurs qui produisent du pétrole en moindre quantité, mais dont il faut également tenir compte lorsqu’on veut obtenir le montant approximatif de la production universelle. M. Hue évalue cette dernière à 100 millions hectolitres, dont 64 millions produits par les États-Unis et 25 millions par la Russie ; il en résulte que ces deux contrées à elles seules fournissent bien plus de la moitié du pétrole produit par tous les pays connus du monde. Ce sont ces deux contrées que nous allons étudier maintenant, en commençant par les États-Unis[4]


II

A l’époque où le pétrole était encore peu usité en Amérique, on considérait sa présence dans les mines de sel plutôt comme un accident gênant. Ce fut en 1861 que l’on fonça le premier puits nommé fountain, qui donna 3,815,280 kilos par jour. Cependant, en 1875, le commerce du pétrole n’avait encore que peu d’importance. Il résulte de la table que MM. Stowell et Weeks ont dressée[5] de la production annuelle du pétrole brut dans les États-Unis et le Canada, depuis 1859 jusqu’à 1886, qu’en 1859, le rendement était de 254 tonnes, mais en 1886, de 3,579,308, ce qui prouve que, dans le courant de vingt-huit années, la production s’était accrue de plus de dix mille fois. Cependant les chiffres annuels varient considérablement. Le montant le plus élevé a été fourni par l’année 1882, qui avait donné 3,822,084 tonnes ; l’année 1883 fut de 2,961,176 tonnes, et l’année 1884 de 3,023,253 tonnes.

Les régions les plus productives du pétrole dans les États-Unis sont : Pensylvanie, New-York, Californie, Virginie occidentale, Ohio et Kentucky, ce qui représenterait une surface d’environ 921,355 kilomètres carrés, surface presque égale à celles de l’Angleterre, de la France et de la Belgique prises ensemble.

En discutant les diverses théories proposées pour l’explication de l’origine du pétrole, M. Stowell croit devoir rapporter celui des États-Unis à la décomposition des substances carbonatées. « Le dégagement du gaz des matières végétales en voie de putréfaction, dit-il, est un phénomène connu de tout le monde, et, de plus, des hydrocarbures liquides ont été observés comme résultant de telles décompositions. Il est donc permis d’admettre que les modifications que subit la substance végétale, et qui donnent lieu à la formation du charbon, s’appliquent également à la formation du pétrole. D’ailleurs, à l’appui de cette théorie se présentent les faits, que la distillation du charbon fournit une huile essentiellement analogue au pétrole, et qu’en général le pétrole se trouve dans les localités où l’on connaît la présence de la houille ou des schistes bitumineux. Une opinion semblable a été suggérée également à M. L. Brackbuch par les dépôts de pétrole de l’Amérique du Sud, près de Bolivia. Le savant allemand nous apprend que, dans cette région, les sources de pétrole sont concentrées particulièrement dans les roches les plus riches en restes organiques, au point que les calcaires, marnes et conglomérats fossilifères sont tellement imprégnés de pétrole, que celui-ci constitue quelquefois 25 pour 100 de la roche[6]. Quant aux conditions géologiques du pétrole dans les États-Unis, M. Stowell fait observer que l’huile minérale imprègne généralement les couches et les fissures d’un grès poreux et certains conglomérats. On connaît des dépôts de pétrole dans le terrain silurien. C’est ce qui se présente dans le Canada et le Kentucky, où les assises supérieures des schistes du silurien inférieur d’Utica sont très bitumineuses, en sorte que, dans cette région, le pétrole provient évidemment du terrain silurien. Mais un terrain beaucoup plus productif, c'est le dévonien, car il alimente les puits de la Pensylvanie et de New-York.

Le fait que ce sont les terrains anciens qui, aux États-Unis, renferment le pétrole, est très remarquable, car il constitue un contraste curieux avec l'âge du pétrole en Russie, où, ainsi que nous le verrons en parlant de cet empire, il est de formation très récente, ce qui, comme nous le verrons également, n'empêche pas ces jeunes dépôts d'être souvent plus riches que leurs aînés d'Amérique.

La manifestation du pétrole à la surface des sources d'eau ou du sol n'est pas toujours un indice de sa présence à une profondeur plus considérable, car des puits foncés dans de telles localités donnent quelquefois des résultats peu satisfaisans. Il semblerait donc que, dans ces cas, le pétrole a peu de relation avec les riches dépôts souterrains qui alimentent les puits ; d'autre part, ces dépôts paraissent être strictement localisés, car souvent des puits foncés tout à côté de localités fort riches se montent presque complètement stériles.

La plupart des puits productifs en Pensylvanie sont à une profondeur de 422 à 552 mètres ; cependant il y a des cas et la profondeur n'est que de 130 mètres, comme aussi où elle descend à 650 mètres. La hauteur la plus considérable à laquelle s'élèvent les jets des sources est de 19m, 4 au-dessus de la surface du sol.

Selon M. Stowell, il est impossible de formuler rien de positif sur la durée probable de la production des puits ; il admet comme règle générale qu'un puits à jet considérable produit moins longtemps qu'un puits plus petit d'où l'huile est puisée à l'aide de pompes. La table suivante, que donne M. Stowell du nombre des puits exploités pendant douze années dans la Pensylvanie, prouve les grandes variations que subit le rendement des gites de pétrole :


puits puits puits
1871 329 1875 112 1876 337
1872 347 1876 363 1880 495
1873 342 1877 463 1881 420
1874 121 1878 292 1882 296


M. Stowell passe en revue tous les procédés de fabrication auxquels le pétrole brut est soumis, ainsi que les divers produits qui en résultent, tels que : gazoline, benzine, huile d'éclairage (kérosine), parafine, etc.

Le mode de transport du pétrole a été l'objet de nombreux essais, qui conduisirent, en 1865, à l'adoption définitive du système de transporta l'aide de conduits artificiels désignés par le nom de pipes, dont M. Stowell donne une description détaillée pour en faire apprécier les avantages. Ils offriront sans doute d’utiles enseignemens aux grandes exploitations pratiquées dans d’autres pays, notamment en Russie, et il en est de même du contrôle sévère auquel est soumis aux États-Unis le raffinement du pétrole, contrôle exercé par la société nommée Standard Oil Company.

Le savant américain conclut par une déclaration très significative, en disant qu’il serait impossible de formuler rien de précis sur l’avenir de l’industrie du pétrole aux États-Unis, parce que le hasard et l’imprévu y jouent un trop grand rôle. Toutefois, il pense qu’il y a diminution dans le nombre des puits et qu’il en résulte un décroissement dans le total de la production, tandis que la consommation et les demandes adressées de toutes les parties du monde vont toujours en croissant. Or, M. Stowell est d’avis que la production du pétrole dans les États-Unis, très considérable aujourd’hui, se maintiendra à son niveau pendant bien des années encore, mais il ne se dissimule point le peu de chances qu’il y a de découvrir de nouveaux centres de production, les contrées les plus productives des États-Unis ayant été complètement exploitées.


III

Tandis que la substance précieuse qui contribue si largement à la richesse des États-Unis se trouve répandue sur une vaste surface, en Russie son exploitation actuelle est concentrée dans une localité tellement restreinte qu’elle ne constitue qu’une fraction pour ainsi dire microscopique du grand domaine américain. Cette localité est représentée par une saillie de la côte occidentale de la Caspienne, qui s’avance en une presqu’île nommée Apcheron et porte la ville de Bakou, devenue célèbre par sa prodigieuse fécondité en huile minérale.

La connaissance du pétrole dans la presqu’île d’Apcheron remonte à une époque très reculée. Déjà Marco Polo nous apprend que Bakou fournissait l’huile minérale à plusieurs contrées de l’Asie, même à Bagdad, ce qui prouve que cette branche d’industrie compte au moins cinq siècles. Elle avait acquis une telle importance, que Bakou devint l’objet de combats acharnés entre les rois d’Arménie et de Perse, jusqu’à l’époque où Pierre le Grand s’en empara, et, bien qu’après la mort de ce souverain, Nadir-Chah rentrât en possession de Bakou, cette ville, ainsi que la péninsule d’Apcheron, ne tardèrent pas à être définitivement annexées à la Russie. Apcheron constitue l’extrémité orientale de la chaîne principale du Caucase. Cette saillie se continue au-dessous de la surface de la Caspienne jusqu’au littoral opposé, c’est-à-dire jusqu’au golfe de Krasnovodsk, y compris l’île de Tchélikène. Le fait est attesté par les conditions batho-métriques de la bande d’eau qui s’étend dans cette direction, car tandis qu’elle ne dépasse pas 231 mètres de profondeur, celle-ci atteint 1,091 mètres des deux côtés de la bande. D’ailleurs, lorsque l’on considère que la péninsule d’Apcheron et l’île de Tchélikène sont composées de roches du même âge, et qu’on y observe certains phénomènes identiques, tels que le dégagement de l’hydrogène carburé, il devient évident que l’action d’agens souterrains qui ont opéré le soulèvement de la presqu’île d’Apcheron a dû se manifester également dans le fond de la Caspienne, en s’étendant jusqu’à ses côtes orientales, et même plus loin dans cette direction. On peut évaluer la superficie de la presqu’île d’Apcheron à environ 1,828 kilomètres carrés, dont plus de la moitié n’a pas encore été exploitée.

Le naphte de la presqu’île a été analysé à plusieurs reprises par les savans russes, ainsi que par les chimistes étrangers, notamment par M. Henri Sainte-Claire-Deville, qui a étudié des échantillons de naphte communiqués par l’amiral Tchihatchef[7]. Il résulte de ces analyses que les propriétés physiques du pétrole russe ne diffèrent pas essentiellement de celles du pétrole de la Pensylvanie.

Tout autour de Bakou, le sol, imprégné de naphte, dégage des gaz hydrogènes carbures. Sur plusieurs points, particulièrement sur le plateau de Sarachane, on le voit s’élancer aussitôt qu’on creuse le sol à quelques pieds de profondeur. Lorsque les gaz s’enflamment, ils donnent lieu à ces gerbes lumineuses, célèbres dans l’antiquité sous le nom de « feux sacrés. » En effet, le culte du feu ayant été introduit en Perse six siècles avant notre ère, à une époque où Bakou appartenait à ce pays, les adeptes du nouveau culte ont dû vouer toute leur vénération aux flammes qui jaillissent en ces lieux. En tout cas, il résulte des témoignages historiques que, bien antérieurement à l’ère chrétienne, des milliers de pèlerins venaient offrir leurs hommages aux autels dressés à Sarachane. Cette localité, située à peu de distance de Bakou, acquit une telle importance, qu’au VIe siècle après Jésus-Christ, l’empereur Héraclius crut ne pouvoir porter un coup plus sensible à la puissance de la Perse qu’en s’emparant de Bakou et y détruisant les temples des mages. Quelques années plus tard, les Arabes forcèrent les Persans de renoncer aux dogmes de Zoroastre, pour embrasser ceux de Mahomet, mais plusieurs prosélytes zélés de l’ancienne croyance parvinrent à se réfugier à Bakou, où ils rétablirent les temples de Sarachane, et veillèrent à la conservation des feux sacrés. On voit donc que les gaz enflammés de Bakou ont été célèbres depuis environ deux mille cinq cents années. Aujourd’hui ils n’ont qu’une valeur pratique, car ils fournissent aux habitans l’agent employé à la confection de la chaux, au chauffage et à l’éclairage des établissemens industriels de Bakou.

Au nombre des localités les plus remarquables par le dégagement de carbures d’hydrogène figurent la chaîne du Chah-dagh, le mont Schoubani, mais surtout le golfe au sud du cap Baïloff.

La longue chaîne du Chah dagh, située dans la partie sud-ouest de la province de Kouban, entre Derbent et Apcheron, s’élève à 4,500 mètres, et offre à une altitude de 2,600 mètres, dans la localité nommée Kemav-gi, le curieux spectacle de gerbes de gaz d’hydrogène carburé s’élançant en flammes perpétuelles. C’est ce qui a lieu également sur le mont Schoubani, situé à l’ouest du cap Baïloff, à une altitude de 275 mètres au-dessus du niveau de la Caspienne. Ces émanations sont plus considérables encore dans le golfe peu profond au sud du cap Baïloff, près du village Baïbat. A environ 2 kilomètres de la côte, le fond du golfe contient, à 6 mètres au-dessous du niveau de la Caspienne, trois sources gazeuses situées tout près l’une de l’autre. Le dégagement du gaz est tellement violent, que l’eau de toute cette partie du golfe se trouve constamment dans un état d’ébullition tumultueuse. Les habitans de Bakou s’y rendent quelquefois en bateau pour se procurer le divertissement d’enflammer le gaz à l’aide d’allumettes, ce qui donne lieu à un spectacle vraiment féerique, car la surface du golfe est alors illuminée pendant quelques instans par d’innombrables gerbes de feu.

C’est également le gaz hydrogène carburé qui soulève les masses de limon vomi par les volcans de boue dont la presqu’île d’Apcheron est hérissée, et parmi lesquels mérite d’être mentionné le Bag-Bog ; il est de 118m, 9 au-dessus du niveau de la Caspienne et a la forme d’un cône tronqué, peu élevé, reposant sur une large base. Ses sommets et versans sont revêtus d’une croûte endurcie de boue qui, à son tour, est recouverte de naphte noir. Aujourd’hui, le Bag-Bog manifeste à peine son activité. Sur quelques points du sommet du cône se trouvent des dépressions remplies d’eau salée d’où se dégagent des bulles d’hydrogène carburé en entraînant des gouttes de naphte. Les sources de Bakou présentent des exemples remarquables « de variation dans les différentes phases de leur manifestation. Ainsi, il est arrivé qu’après avoir arrêté à grands efforts l’écoulement trop impétueux d’une source dont les débordemens causaient une perte considérable de naphte, celui-ci jaillit soudain avec abondance d’une source voisine qui était demeurée à sec, ce qui semblerait indiquer que les deux sources provenaient du même bassin souterrain. Cependant la source ainsi improvisée étant devenue à son tour trop violente, on rouvrit celle qui avait été comblée, et il se trouva qu’elle ne renfermait plus une goutte de naphte, et même n’exhalait pas un gaz quelconque.

D’autre part, les mêmes sources présentent dans leur écoulement les intermittences les plus tranchées et les plus soudaines ; elles disparaissent complètement pour revenir avec une force redoublée.

Enfin beaucoup de puits sont remarquables par la hauteur du jet de gaz qui s’en dégage. Ainsi la fontaine de Bengson, qui perce les sables qu’on avait atteints à une profondeur de 11 mètres, lance des jets qui s’élèvent à 82 mètres au-dessus de l’orifice du puits ; il arriva un jour qu’un jet de 48 mètres de hauteur s’enflamma soudain, ce qui produisit un tableau vraiment original.

Les jets trop impétueux causent souvent des pertes considérables de naphte, en le répandant en larges nappes sur le sol, où il s’évapore et se trouve mélangé avec la poussière ou autres matières détritiques ; aussi a-t-on construit plusieurs appareils destinés, sinon à prévenir toujours la formation de fontaines inutiles, du moins à en régulariser l’action.

Indépendamment des jets trop abondans, un autre fait contribue à la perte d’une notable quantité de naphte, c’est la conflagration à laquelle sont exposées les fontaines, soit spontanément, soit à la suite d’un contact accidentel avec le feu ; de tels phénomènes sont malheureusement très fréquens à Bakou. Ainsi, en 1887 (le 11 juillet), un jet puissant jaillit d’un puits qui donna 2,400 kilogrammes de naphte par heure, mais ce jet ne tarda pas à s’enflammer sans cause ostensible et s’éteignit tout aussi promptement. Or il a été constaté que, pendant les trois jours d’incendie, la quantité de naphte inutilement consumée représentait une valeur perdue d’environ 14,000 francs. Des accidens de cette nature n’arrivent que trop souvent parlai négligence des habitans, qui, contrairement aux prescriptions des autorités locales, établissent les forages trop près les uns des autres, ce qui fait que les incendies se communiquent aisément entre les puits voisins. Ils sont d’autant plus fâcheux qu’on ne peut les combattre, à cause de l’atmosphère embrasée qui règne tout autour des gerbes de feu et ne permet pas de les approcher, de sorte qu’ils sont abandonnés à eux-mêmes et durent quelquefois fort longtemps ; ainsi la fontaine de la compagnie Drujba brûla sans discontinuation pendant trois mois. De tels accidens eussent pu sérieusement compromettre le succès des exploitations partout ailleurs qu’à Bakou, qui est assez heureusement doué pour les supporter impunément.

En effet, ce qui caractérise particulièrement l’exploitation du pétrole à Bakou, ce n’est pas seulement le chiffre élevé de la production, mais aussi la marche rapidement ascendante de cette dernière. M. O. Schneider a réuni[8], dans un tableau comprenant trente-trois années, les chiffres de la production annuelle du naphte à Bakou. Cette série d’années, depuis 1832 jusqu’à 1881, présente quelquefois des oscillations en plus et en moins, mais le mouvement progressif ne laisse pas que d’être extrêmement remarquable. Ainsi, l’année 1832 donna 9,828 tonnes, et l’année 1881, 1,965,600 tonnes, ce qui, pour trente-trois années, représente un accroissement de deux cents fois. Quant au produit journalier, il s’est accru au point de dépasser de beaucoup celui des États-Unis, car, dans ces derniers, les puits donnent, en moyenne, 11,500 kilogrammes par jour, tandis qu’à Bakou, ils en fournissent 40,000 kilogrammes[9]. Aussi M. Marvin déclare que la péninsule d’Apcheron et la contrée limitrophe sont tellement saturées de pétrole que les producteurs les plus favorisés de la Pensylvanie ne sauraient s’en faire une idée ; il compare ces contrées à une éponge plongée dans l’eau[10].

La profondeur moyenne des puits à Bakou varie entre 65 et 130 mètres. Les minima et maxima sont compris entre 40 et 147 mètres. Il est des puits qui ne perdent que peu à peu leur richesse, même après une longue série d’années d’exploitation ; d’autres ne fournissent plus que la moitié du rendement primitif au bout d’une année ; toutefois, M. Schneider est d’avis qu’en général les sources de Bakou conservent leur productivité plus longtemps que celles des États-Unis.

La distillation du naphte eut à lutter à Bakou avec de nombreuses difficultés, car la contrée est dépourvue de toute végétation arborescente ou frutescente, et les gîtes de charbon de terre ne se trouvent qu’à une distance considérable. D’ailleurs, il y a une trentaine d’années, la navigation à vapeur n’existait pas encore sur la Caspienne. Malgré tous ces obstacles, une distillerie fut établie en 1859 à Sarachane, qui, au bout de trois années, fournissait déjà 1,638,000 kilogrammes d’huile d’éclairage (kérosène), et les progrès furent tellement rapides, que, nonobstant les droits dont le gouvernement grevait les opérations de distillation, elles produisirent, en 1881, 183 millions de kilogrammes de kérosène, ce qui, dans l’espace de trente-deux années, donne une augmentation au centuple ; aussi, en 1881, l’importation en Russie du pétrole américain annonce une baisse notable, tandis qu’en 1883 l’exportation donne à la Russie un excédent de 2 milliards de kilogrammes.

À la distillation du naphte, il se dépose dans l’alambic une substance lourde, de teinte noire, que les Russes appellent ostalki (restes, résidus) et les Tatars masul. Or, comme ces résidus constituent environ 60 pour 100 de l’huile minérale, les fabriques de Tchernogorod et de Sarachane en fournissaient d’immenses quantités dont le poud (16 kilogr. 38) se vendait au prix minime d’environ 20 centimes. Heureusement l’ingénieur Lenz trouva moyen d’utiliser cette substance, qui était devenue non-seulement presque inutile, mais encore une cause d’encombrement fâcheux. Grâce à l’habile chimiste, ce résidu a pu être employé au chauffage des bateaux à vapeur, ce qui rendit un grand service à la navigation de la Caspienne, qui d’abord n’eut d’autre combustible que le bois de Saxaul, ou le charbon de terre anglais fort dispendieux. Aussi, aujourd’hui, les bateaux de la Caspienne ne se servent que de ce nouveau genre de combustible, beaucoup plus avantageux que le charbon de terre, car non-seulement il revient à bien meilleur marché et donne tout autant de chaleur, mais encore il occupe moins de place dans le vaisseau et ne cause aucune malpropreté.

Deux autres obstacles sérieux qu’a eus à combattre l’industrie de Bakou, c’est d’abord la difficulté de se procurer à des prix convenables des tonneaux pour le transport du naphte, ce qui tient au défaut de végétation arborescente que j’ai déjà mentionné ; l’autre difficulté plus grave encore, c’est la position isolée de Bakou, séparé par des grands espaces des marchés de l’Europe. Or, ces deux difficultés sont à la veille d’être écartées ou du moins considérablement atténuées : les frères Nobel, qui ont déjà rendu tant de services à Bakou, sont parvenus à effectuer le transport du naphte dans des bateaux à vapeur construits de manière à pouvoir contenir, sans l’aide de tonneaux, des quantités considérables de pétrole, et destinés à conduire celui-ci, par les grands fleuves de la Russie d’Europe, dans l’intérieur de l’empire. M. Marvin représente sur une carte le vaste réseau de dépôts de pétrole effectués de cette manière sur de nombreux points de la Russie, depuis Astrakhan jusqu’à Saint-Pétersbourg.

De plus, depuis l’établissement du chemin de fer entre Bakou et Batoum, les produits de la Caspienne ont deux voies maritimes pour se répandre en Europe, savoir : Constantinople et Saint-Pétersbourg, ainsi que plusieurs villes des provinces baltiques. M. Marvin attache une telle importance à la création de la ligne Bakou-Batoum, qu’il croit que le jour n’est plus loin où le kérosène (huile d’éclairage) de Bakou fera une rude concurrence aux États-Unis et finira par se substituer sur les marchés de l’Europe au kérosène américain, celui de Bakou étant de qualité supérieure et pouvant être fourni à meilleur marché.

Le savant anglais s’étonne que, tandis que l’œuvre si brillante inaugurée par les frères Nobel leur a déjà valu le concours de beaucoup de capitalistes de l’Europe, où les hommes d’affaires, ainsi que les savans, ont les yeux fixés sur la Caspienne, l’Angleterre soit le seul pays qui ne participe point à ces entreprises : « C’est, dit-il, un fait assez curieux, quand on considère que ce sont précisément les Anglais qui furent les premiers explorateurs de la Caspienne, et cherchèrent, pendant bien des années, sous les règnes d’Elisabeth et de George II, à établir une communication avec les Indes par l’entremise de ce bassin. Si nous ne prenons pas part au transport du pétrole par Batoum, d’autres nations se chargeront de cette tâche. En un mot, c’est à nous à décider la question de savoir si l’opération lucrative du transport du pétrole de Bakou, via Batoum, doit être placée entre nos mains ou bien passer à celles de nations rivales. »


IV

En étudiant les dépôts de naphte de la Russie, nous ne nous sommes occupés que de la presqu’île d’Apcheron, comme étant le centre de production le plus important ; cependant nous ne pouvons passer sous silence plusieurs gîtes de pétrole dans les contrées da Caucase et les régions situées au nord et à l’est de la Caspienne.

Dans le Caucase, le domaine naphtifère est compris entre les deux rivières parallèles du Kour et de l’Alassan (affluent gauche du premier). Le pétrole est exploité dans les environs de Tiflis, mais n’offre qu’un produit comparativement peu considérable. Le littoral de la Mer-Noire, le long du pied méridional du Caucase, n’a pas encore présenté le moindre indice de dépôts souterrains de naphte.

Si nous franchissons la chaîne du Caucase pour examiner le développement du naphte au nord de cette chaîne, la première région à noter sous ce rapport se présente dans le système hydrographique du Kouban, particulièrement le long de la rangée des collines qui servent de contreforts au Caucase. Les gîtes de naphte y sont généralement atteints à 10 ou 25 mètres de profondeur.

Dans la vallée de Kudak (l’une des principales vallées du système hydrographique du Kouban), les forages furent très productifs, car, en 1866, les puits donnèrent 100,000 quintaux de naphte par jour ; mais, plus tard, les fontaines à jets puissans perdirent de plus en plus de leur activité, et les exploitations lurent abandonnées comme n’étant plus rémunératives.

Les conditions peu satisfaisantes où est placé le domaine naphtifère du Kouban sont encore moins favorables dans les régions situées des deux côtés du détroit de Kertch, dans la presqu’île de Taman et dans la partie orientale de la Crimée, bien que, dans toutes ces régions, le dégagement des gaz soit très violent. Ainsi à Pétrovsk (au nord de l’embouchure du Kouban), les forages furent poussés jusqu’à 200 mètres, profondeur à laquelle se dégagèrent d’abord des carbures d’hydrogène, puis une eau d’un blanc de fait imprégnée de ces gaz. Ceux-ci jaillirent avec tant de force, que les pierres qu’ils lancèrent percèrent de grosses poutres. De même, dans la presqu’île de Kertch, des jets impétueux de gaz accompagnés de phénomènes volcaniques ont été signalés depuis longtemps, et déjà, en 1838, le célèbre voyageur Dubois de Montpereux les décrivit en ces termes[11] : « Le principal cratère, qui paraît le patriarche de toute la formation volcanique, est un tumulus complètement isolé de 500 pieds de diamètre et de 39 de hauteur. Son sommet présente un enfoncement de 6 pieds, rempli par une flaque de boue et d’eau de 70 pieds de long sur 35 de large. Sa boue grise épaisse exhale une forte odeur de soufre et de bitume. Çà et là, sur cette vase épaisse, se présentent des plains liquides qui poussent d’instant en instant des bulles de gaz hydrogène qui ont jusqu’à 1 pied de diamètre ; elles s’enflamment quelquefois. Alors, dans cette violente commotion, la boue se déverse de toutes parts, par-dessus les bords ; mais en temps calme le superflu s’échappe par une petite goulette : excavée dans l’un des flancs de l’enceinte cratérique. Des sources de naphte de 14 degrés Réaumur de température jaillissent à 150 pas du tumulus-cratère au milieu d’une boue fine d’un noir charbonneux formant un filet d’eau qui passe entre le tumulus et une esplanade élevée. Sa surface présente le spectacle le plus bizarre que l’on puisse imaginer : on croit voir les cheminées de l’enfer ; la croûte du sol étant percée de trous noirs surmontés de petits cônes boueux, du milieu desquels s’échappent la boue et les bulles du gaz hydrogène. Les points où les bulles se dégagent n’ont pas une température plus élevée que 11°, 8 Réaumur. Au reste, le sol tremble sous les pas, et l’on craint de s’enfoncer dans le centre de la terre. » J’ai cru devoir reproduire en entier ce passage du savant voyageur français, parce qu’il donne une idée fort exacte des spectacles curieux, assez fréquens dans les vastes régions pétrolifères de la Russie, où les violens dégagemens gazeux se trouvent combinés avec les phénomènes volcaniques.

A l’est du système hydrographique du Kouban se présente celui de Terek, assez riche en gîtes de naphte. En 1871, le domaine du Terek contenait cent soixante-douze puits, qui fournissaient annuellement 526,270 kilogrammes de pétrole. Par sa lisière orientale, le domaine naphtifère du Terek touche à la bande littorale comprise entre Petrovsk et la presqu’île d’Apcheron ; elle renferme de nombreuses sources de naphte, mais, ici encore, le montant du produit n’est pas toujours rémunérateur.

Il résulte du coup d’œil rapide que nous venons de jeter sur les gîtes d’huiles minérales du Caucase, que, pour le moment, ils ne semblent guère offrir de chances d’exploitation lucrative ni au nord ni au sud de cette chaîne ; toutefois, il ne faut pas oublier que la région où ils ont été constatés sur plusieurs points a une surface d’environ 30,000 kilomètres carrés, qui est loin d’avoir été complètement explorée, et par conséquent pourrait être beaucoup plus riche qu’on ne l’avait cru jusqu’à aujourd’hui. Quant au littoral nord-est de la Mer-Noire, entre Poti et Djuba, le pétrole paraît y faire défaut. D’autre part, sa présence a été constatée, sur plusieurs points de la steppe qui s’étend au nord de la Caspienne, mais qui malheureusement est encore peu connue.

V

Près de la côte orientale de la Caspienne, non loin de Krasnovodsk, et faisant presque face à Bakou, situé sur la côte opposée, s’élève l’île de Tchelikène, fort riche en dépôts d’un naphte remarquable par sa nature particulière, car il consiste en ozokérite, espèce de naphte qui fournit la paraffine et la cérésine (cire minérale), et qui jusqu’ici était produite particulièrement par la Galicie ; mais les dépôts qu’en renferme l’île, et dont la majorité n’a pas encore été exploitée, sont plus considérables que ceux de la province d’Autriche.

L’ozokérite ne fut connue au Caucase que dans la seconde moitié de notre siècle ; cependant déjà, en 1877, l’île ne possédait pas moins de 6,400 puits de 3 à 6 mètres de profondeur, et envoya 80,000 kilogrammes de cette espèce de naphte à la foire de Nijni-Novogorod. Parmi les substances obtenues de l’ozokérite, c’est la cérésine qui est la plus importante, car elle peut sous tous les rapports remplacer la cire d’abeille et elle est moins chère que cette dernière. Aujourd’hui, l’intérieur de la Russie reçoit annuellement de l’île de Tchelikène de la cérésine pour une valeur de plus de 1 million de francs. D’ailleurs, tandis que, pour les autres espèces de naphte, la Russie doit lutter avec les divers pays qui en produisent, elle n’a d’autre concurrent pour la cérésine que la Galicie, où cette substance assez rare commence déjà à devenir plus chère ; quant à la cérésine d’Amérique, annoncée en 1879 par les journaux, elle ne paraît guère avoir quitté le terrain du journalisme.

Lorsque l’on considère que la presqu’île d’Apcheron se continue à l’est en une bande sous-marine pour se rattacher à l’île de Tchelikène également riche en dépôts de pétrole, on doit nécessairement s’attendre à ce que ces dépôts se reproduisent dans la steppe turkmène, qui constitue la limite orientale de la Caspienne.

Or, c’est ce qui a effectivement lieu ; en sorte que cette vaste steppe, encore incomplètement explorée, donne sous ce rapport les plus brillantes espérances. Déjà de riches gîtes d’ozokérite (probablement la continuation de ceux de l’île de Tchelikène) y ont été constatés en si grand nombre que, lors de l’expédition militaire contre les tribus turkmènes de Tekké, les officiers russes qualifièrent de Californie noire le pays qu’ils avaient traversé. Leurs pronostics, qui parurent d’abord un peu exagérés, ne tardèrent point à être justifiés par les explorations récentes, dont il résulte que, parmi les régions les plus productives, figure celle comprise entre les deux monts Balkans, où s’élève le Nefté-dagh (montagne de naphte). Une expédition organisée, en 1867, par le gouvernement de Krasnovodsk, a constaté que, sur une surface de 1,092 hectares, à une profondeur de 4 à 6 mètres, le naphte se trouve en nappes liquides.

L’ingénieur Danilof, qui visita la contrée en 1881, trouva que le plateau de la montagne, d’environ 2 kilomètres de longueur, est revêtu d’une écorce plastique de 0m, 06 d’épaisseur d’ozokérite contenant de la paraffine. Cette espèce de naphte épais, sortant d’environ quinze bouches volcaniques de boue, descend lentement le long du versant de la montagne, et le sol en est si fortement imprégné, qu’il suffit de le creuser à une profondeur de moins de 1 mètre pour que l’excavation soit immédiatement remplie de naphte.

Au sud du Nefté-dagh, dans la direction de la rivière Atrek, la steppe turkmène paraît également contenir de riches dépôts de pétrole, surtout dans les parages des collines désignées par le nom de collines blanches, argentines et vertes.

Des dépôts plus ou moins considérables de pétrole ont été constatés dans plusieurs autres localités de la contrée traversée par les monts Balkans ; tels sont ceux que le savant ingénieur Kanchin a découverts dans les dépressions sablonneuses au pied de ces monts, et seulement à 30 kilomètres des stations (Balan-ichem et Aïdine) de la voie ferrée transcaspienne. Ils sont représentés par deux collines nommées Naphta-dagh et Buja-dagh, composées en grande partie d’argile et marnes salifères diversement coloriées, imprégnées de naphte. Les restes organiques recueillis dans ce terrain prouvent qu’il appartient à l’époque miocène, et par conséquent à peu près au même âge que les dépôts de naphte de l’île de Tchelikène et de la péninsule d’Apcheron. Le terrain dont il s’agit occupe une surface de 8 à 9 kilomètres carrés, et les quelques puits qu’on y a foncés donnent déjà annuellement 1,000 tonnes de naphte. Des indices de dépôts de naphte se présentent également à Tchikichlar. Les dépôts de naphte susmentionnés, dans la proximité de la voie ferrée transcaspienne, ont une importance toute particulière ; ce sont ces parages qui servent de point de départ au vaste réseau de chemins de fer qui va établir une communication à travers Merv et Samarcande avec l’intérieur de l’Asie centrale, et répandre au loin le précieux combustible recueilli à son foyer même.

Bien que les dépôts de pétrole aient été constatés particulièrement dans la partie de la steppe turkmène, où se trouvent les monts Balkans, il est certain qu’on ne manquera pas d’en découvrir sur beaucoup d’autres points de cette immense surface. Ainsi, on a observé de nombreux affleuremens de dépôts de pétrole dans la -vaste région désertique que traversent les cours inférieurs de l’Amou-Daria et du Syr-Daria ; mais, ici encore, ce sont autant de trésors intacts réservés pour l’avenir. En tout cas, l’ingénieur Kranchine évalue à 500,000 kilomètres carrés la surface de la partie du désert turkmène qu’embrasse le Turkestan russe, et dont la richesse en pétrole est parfaitement avérée. C’est une surface qui équivaut à peu près à celle de l’Espagne.

En terminant cette rapide revue de la production du pétrole en Russie, je dois faire observer que, bien que les régions asiatiques de cet empire en fournissent la très grande majorité, la Russie d’Europe est loin d’en être dépourvue, car de nombreux gîtes de naphte sont exploités le long du Volga, entre autres à Simbirsk et à Astrakhan.

Si nous établissons maintenant un parallèle entre les faits relatifs au pétrole, tels qu’ils ont été observés aux États-Unis et en Russie, voici les résultats généraux qu’on peut en déduire.

En comparant les rapports officiels russes avec ceux des États-Unis, le produit annuel de ces derniers serait à peu près le double de la Russie. Les proportions seraient mêmes plus fortes (au-delà du triple) en faveur des États-Unis, si nous admettons les évaluations approximatives de M. Hue[12], qui porte la production annuelle des États-Unis à 5,376 millions, et celle de la Russie à 1,954 millions de kilogrammes (Bakou, 1,932 millions de kilogrammes, Caucasie, 6,720,000 kilogrammes, Transcaucasie, 15,624,000 kilogrammes). Il en résulterait que Bakou fournit, a très peu de chose près, la totalité de la production annuelle, puisque son chiffre est de plus de quatre-vingts fois supérieur à celui de toutes les autres localités russes prises ensemble. Or, la contrée de Bakou, même en y comprenant toute la péninsule d’Apcheron, n’a qu’une surface de 1,828 kilomètres carrés, dont seulement une partie est exploitée ; on voit combien la production des États-Unis est inférieure à celle de Bakou sous le rapport de la proportion entre le produit et l’étendue du terrain qui le fournit ; en effet, celui des États-Unis étant de 921,355 kilomètres carrés, ou cinq cents fois plus étendu que celui de la péninsule d’Apcheron, les États-Unis auraient dû produire non pas deux ou trois fois, mais cinq cents fois plus que la Russie.

Ce fait important prouve que Bakou compense amplement par sa richesse ce qui lui manque en étendue. En effet, nous avons vu que les puits de Bakou donnent par jour au-delà de trois fois autant que ceux des États-Unis. D’ailleurs, l’énorme hauteur à laquelle s’élèvent les jets de< pétrole à Bakou constitue une preuve de plus en faveur de la puissance de la masse qui émet, ces jets, dont la hauteur à Bakou atteint 84 mètres, mais seulement 19 mètres aux États-Unis.

En un mot, la richesse de Bakou est telle, que Marvin a pu dire sans exagération qu’elle dépasse tout ce que pourraient imaginée les mineurs américains les plus favorisés, mineurs qui sont obligés de descendre à des profondeurs considérables avant d’atteindre les dépôts, qui en Russie s’éloignent peu de la surface du sol, en réservant pour l’avenir les masses qui plongent dans ses entrailles.

Les gîtes de pétrole aux États-Unis et en Russie contrastent entre eux d’une manière frappante par leurs âges respectifs, puisque les dépôts américains se rapportent aux terrains anciens et ceux de la Russie aux terrains tertiaires ou quaternaires. D’autre part, les gîtes des deux pays offrent encore cela, de très remarquable, que, sous le rapport de leurs propriétés physiques, ils diffèrent bien moins qu’on n’eût pu s’y attendre, puisqu’il s’agit de substances dont la formation est séparée par une innombrable période d’années.

Mais le fait le plus important qui résulte de la comparaison entre les deux pays, c’est l’étendue des dépôts de pétrole encore non explorés et les chances d’en découvrir de nouveaux. On, tandis que : M. Stowell, l’un des juges les plus compétens en cette matière, déclare que de telles chances n’existant guère aux États-Unis, les contrées les plus productives ayant déjà été complètement explorées, nous avons vu qu’en Russie la région qui constitue la source principale de la production est loin de résumer les espérances de l’avenir, mais que celles-ci résident dans les contrées désertiques qui se déploient à l’est de la Caspienne, et dont la partie tant soit peu explorée est déjà de moitié aussi grande que le vaste terrain pétrolifère des États-Unis, en sorte que, si l’on appliquait à la région du Turkestan, non la totalité, mais seulement une minime fraction du rapport qui se présente à Bakou entre le produit (1,932 millions de kilogrammes) et l’étendue (1,828 kilomètres carrés) du terrain qui le fournit, la production totale de la Russie, se traduirait par un chiffre que les États-Unis n’ont pu ni ne pourront jamais atteindre.

Ainsi, quand on considère que, d’une part, l’exploitation des gîtes pétrolifères de Bakou, déjà si exceptionnellement riches, ne peut manquer de devenir plus fructueuse par l’application des procédés usités avec tant de succès aux États-Unis, et que, d’autre part, une vaste contrée renferme d’immenses trésors qui n’attendent que la main de l’homme pour les faire valoir, il est impossible de ne pas admettre que l’énorme avantage que la Russie possède sous ce rapport à l’égard des États-Unis doit nécessairement lui assurer un jour une victoire éclatante sur sa puissante rivale actuelle.

C’est une victoire dont les peuples de l’Asie centrale seront les premiers à s’apercevoir, à mesure qu’ils verront surgir comme par enchantement, au milieu de leurs déserts inhospitaliers, de nouvelles voies ferrées, telles que celles qui ont été si brillamment improvisées par le général Annenkof. Le moment viendra où l’on devra s’adresser au pétrole pour alimenter les nombreuses lignes qui sillonneront en tous sens la vaste étendue de l’Asie centrale, et si ces lignes ne produisaient d’autre avantage que celui d’accélérer l’établissement d’une entente amicale entre l’Angleterre et la Russie, elles auraient déjà rendu un prodigieux service à l’humanité. Or, cette entente ne peut tarder à avoir lieu, lorsque, placés face à face sur tant de points, les deux puissans voisins se seront convaincus qu’une lutte entre eux ne serait pour l’un ni pour l’autre qu’un sanglant et stérile suicide, tandis qu’ils recueilleraient d’immenses bénéfices en travaillant en commun à l’œuvre de la régénération de l’Orient. Le jour où la Russie et l’Angleterre auront proclamé cette grande vérité, malheureusement si longtemps méconnue, la paix et la prospérité de l’Orient se trouveront établies sur des bases indestructibles, et c’est encore le pétrole qui aura largement contribué à cet heureux résultat.


P. DE TCHIHATCHEF.

  1. Le poud russe vaut 16k, 380, le barrel américain contient 151 lit. 4, qui représentent 127 kil. de pétrole.
  2. Petermann’s Mittheilungen.
  3. Mineral resources of the United States, 1886.
  4. Les limites imposées à ce travail, ainsi que la crainte de lui donner une apparence trop technique, ne m’ont pas permis d’indiquer les traits géologiques très curieux qui caractérisent les dépôts de pétrole. C’est un sujet que j’ai traité d’une manière toute spéciale dans un ouvrage que j’espère publier prochainement sous le titre : Déserts principaux de notre globe, déserts dont j’ai étudié plusieurs sur les lieux mêmes.
  5. Mineral resources of the United States, 1885-1886.
  6. Les observations de Stowell et Brackbuch prêtent un important appui à l’hypothèse qui assigne au pétrole une origine organique, hypothèse qui a trouvé de nombreux et habiles avocats, parmi lesquels je ne mentionnerai que le docteur Hassenpflug dont le travail sur l’ozokérite (espèce particulière du pétrole) donne l’analyse de plusieurs grès et schistes bitumineux contenant 4.24, 4.08 et 5 de substances organiques.
  7. Voir dans les Comptes-rendus de l’Académie des sciences (année 1869), le mémoire de l’éminent chimiste français sur les propriétés physiques de quelques pétroles de l’empire de Russie.
  8. Oscar Schneider, Naturwissenchaftliche Beiträge zur Geographie und Naturgeschichte, p. 249.
  9. Engler, Erdöl in Baku.
  10. Perfectly saturated with petroleum, saturated to an extent of which even the most successful Pensylvanians can have no conception of, and which we can only compare to a sponge dipped in water. (The Petroleum Industry in Southern Russia, p. 6.) — Charles Marvin, ancien correspondant du Morning-Post, voyagea dans l’Asie centrale, notamment dans la région Caspienne, et a publié sur ces contrées des travaux qui ont le mérite de reproduire des observations faites par lui sur les lieux mêmes, mérite plus rare qu’on ne le croit généralement, lorsqu’on considère que, parmi les innombrables volumes et brochures sur l’Orient qui paraissent tous les jours, il en est beaucoup dont les auteurs n’ont jamais quitté l’Europe ou même leur cabinet d’études.
  11. Voyage autour du Caucase (p. 238).
  12. Le Pétrole. Paris, 1885.