Le Pôle austral et les expéditions antartiques

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LE
PÔLE AUSTRAL
ET LES
EXPÉDITIONS ANTARCTIQUES


Lorsqu’on jette les yeux sur un globe terrestre, on est frappé par la grandeur du vide qui remplit la zone antarctique ou australe, ainsi que tous ses alentours. Buffon avait remarqué, dès longtemps, que les grands continens de l’Afrique et de l’Amérique méridionale se terminent en pointe vers le sud, et laissent ainsi aux mers une place de plus en plus étendue. L’Amérique ne dépasse point le cinquante-deuxième cercle de latitude, ni l’Afrique le trente-troisième. Le continent de l’Australie diffère complètement des deux précédens par l’ensemble de sa configuration, mais ne s’étend pas à de très grandes distances de l’équateur. Aux latitudes inférieures à celles de la Nouvelle-Zélande et dans l’immensité des mers australes, qui servent en quelque sorte de confluent au grand Océan-Pacifique, à l’Océan-Indien et à l’Océan-Atlantique, on ne trouve plus que des points isolés, de rares îles, quelques côtes peu connues, quelques petits archipels, qui se dessinent sur nos cartes comme des constellations dans le ciel. Ainsi, considérée dans son ensemble, cette portion de notre planète est essentiellement océanique, et si les saillies des continens dominent presque tout l’hémisphère boréal, l’hémisphère austral est au contraire, dans sa partie la plus étendue, recouvert par l’immense et monotone plaine des eaux.

Nulle région de la terre n’est demeurée aussi inconnue que la zone antarctique proprement dite, comprise à l’intérieur du cercle polaire austral. Aucune des raisons, pour un temps si puissantes, aucuns des entraînemens qui, à différentes reprises, poussèrent les navigateurs vers les côtes du nord, n’ont jamais dirigé, sur ce point, leurs tentatives et leurs recherches[1]. Pourtant après la grande découverte de Magellan les nations commerçantes commencèrent à se préoccuper de ces parties de la terre, qui jusque-là n’avaient jamais attiré l’attention publique, et avaient seulement exercé les spéculations de quelques géographes ; mais les régions qui à de courts intervalles avaient été successivement ouvertes aux entreprises des peuples de l’ancien continent étaient si nouvelles et si immenses, que l’activité même la plus aventureuse eut pour longtemps de quoi s’y satisfaire, et il se passa de longues années avant qu’on résolût d’aller explorer les parages mystérieux du sud, si entièrement inconnus, pour y reconnaître le grand continent austral, que les géographes d’alors, guidés par des inductions vagues et théoriques sur l’équilibre de la planète, s’accordaient généralement à y placer.

La croyance à ce continent semble avoir été assez accréditée parmi les navigateurs. En 1772, un lieutenant de la marine française, M. de Kerguelen, avait aperçu l’île qui porte encore aujourd’hui son nom ; les vents et les tempêtes l’avaient empêché d’y aborder, mais il se crut autorisé à son retour à annoncer qu’il avait entrevu les côtes d’une grande terre qui devait recouvrir la zone australe. Il était si enthousiasmé de sa découverte, qu’il retourna au même point dès l’année suivante ; mais il ne fut pas plus heureux cette fois : il nomma seulement le Cap-Français et fut obligé de revenir. En 1774 cependant, un autre officier français, M. de Resnevet, réussit à toucher terre et prit possession au nom du roi de France. C’est vers la même époque que le fameux capitaine Cook explora les mers du sud et réussit à pénétrer aux plus hautes latitudes qu’on eût jamais atteintes dans l’hémisphère austral ; il parcourut cent quatre-vingts lieues entre le 50e et le 60e degré de latitude, et s’engagea jusqu’à la latitude de 71° 15′ sous 109 degrés de longitude ouest. Dans le cours de ses explorations, il rechercha vainement des terres que prétendait avoir aperçues Bouvet dans le voyage de découvertes qu’il avait fait pour la compagnie française des Indes. Cook supposa, sans doute avec raison, que Bouvet avait été trompé de loin par quelque immense montagne de glace. Il eut aussi la curiosité d’aller vérifier l’existence du prétendu continent de M. de Kerguelen : il fit un examen détaillé des côtes orientales depuis le Cap-Français jusqu’au cap George, et le capitaine Furneaux, qui faisait partie de la même expédition, coupa plus tard le méridien à soixante-dix milles géographiques au-dessous du cap George, et établit que la terre découverte par Kerguelen n’était qu’une île.

L’horreur des solitudes australes, jusque-là si inconnues, la rigueur excessive du climat, les montagnes de glace aux formes et aux dimensions colossales, les hautes et longues falaises recouvertes d’un épais manteau de neige, la mer semée de débris qui s’agitent et se heurtent sans repos, frappèrent fortement la vive imagination de Cook. Le grand navigateur décrivit parfaitement, dans la relation de son voyage, la formation des glaces et leurs puissantes actions ; il distingua nettement les montagnes formées par les ruines des glaciers des plaines de glaces superficielles que Dumont d’Urville désignait plus tard sous le nom de banquises ; il pressentit l’existence des terres qui, après lui, furent découvertes en différens points de la vaste zone antarctique, u Je crois fermement, dit-il dans son Journal de voyage, qu’il y a près du pôle une étendue de terres où se forment la plupart des glaces répandues dans ce vaste océan méridional ; je crois que les glaces ne se prolongeraient pas si loin vers la mer de l’Inde et l’Océan-Atlantique, s’il n’y avait point au sud une terre, je veux dire une terre d’une étendue considérable. J’avoue cependant que la plus grande partie de ce continent austral (en supposant qu’il y en a un) doit être en dedans du cercle polaire, où la mer est si remplie de glaces, qu’elle est inabordable. Le danger qu’on court à reconnaître une côte dans ces mers inconnues et glacées est si grand, que j’ose dire que personne ne se hasardera à aller plus loin que moi, et que les terres qui peuvent être au sud ne seront jamais reconnues ; il faut affronter les brumes épaisses, les ondées de neige, le froid aigu, et tout ce qui peut rendre la navigation dangereuse ; l’aspect des côtes est plus horrible qu’on ne peut l’imaginer. Ge pays est condamné par la nature à rester enseveli dans des neiges et des glaces éternelles. »

Ailleurs, il écrit encore : « J’avais cependant grande envie d’approcher davantage du pôle ; mais il aurait été imprudent de faire perdre au public toutes les découvertes de cette expédition, en découvrant et reconnaissant une côte dont les relèvemens ne seraient d’aucune utilité ni à la navigation, ni à la géographie, ni à aucune autre science. Je crois qu’après cette relation, on ne parlera plus du continent austral. »

Aujourd’hui, même après les découvertes des dernières expéditions française, anglaise et américaine, on ne se sent guère disposé à adoucir la sévérité de ce jugement. L’on a reconnu « les terres qui peuvent être au sud, et qui ne devaient jamais être reconnues, » il s’est trouvé des marins assez hardis pour dépasser la trace de celui qui « osait dire que personne ne se hasarderait à aller plus loin que lui ; » mais en lisant leurs récits, on éprouve encore ce sentiment de répulsion et d’horreur qui inspirait à Cook ces lignes, où il faut moins voir de l’orgueil que le désir de préserver les navigateurs de dangers aussi inutiles qu’affreux. Sa relation n’était pas faite pour échauffer le zèle des explorateurs ; on oublia cette région condamnée à laquelle il appliquait les paroles de Pline l’Ancien : Pars mundi a naturâ damnata et densâ mersa caligine. Aussi, jusqu’à ces dernières années, la plupart des découvertes faites dans la zone australe furent-elles en quelque sorte accidentelles, et dues presque toujours à des pêcheurs de haleine égarés dans ces latitudes éloignées.

C’est ainsi que le groupe des îles Auckland, situées au sud de la terre de Van-Diémen, un peu au-delà du cinquantième cercle de latitude, fut découvert en 1806 par un baleinier nommé Abraham Bristol. Cet archipel présente d’assez bons ports, et dans ces dernières années le gouvernement anglais songea un instant à en faire un lieu de transportation après la grande agitation de l’anti-convict movement, résistance légitime contre l’introduction de nouveaux condamnés dans les colonies, devenues si prospères, de l’Australie ; mais le climat des îles Auckland fut jugé trop rigoureux, et l’on ne voulut point courir le risque de convertir l’exil en une condamnation à mort.

En 1810, l’île Campbell, située un peu au sud de l’archipel des Auckland, fut découverte par Frederick Hazlebourg ; en 1821, le Russe Bellinghausen s’avança jusqu’à une latitude presque aussi élevée que celle où était parvenu Cook, jusqu’à 70 degrés ; il vit et nomma deux petites îles Alexandre Ier et Pierre Ier, qui sans doute se rattachent à ce vaste groupe d’îles et de terres qui portent les noms de terre de Graham, de terre de la Trinité, de terre Louis-Philippe, etc., et furent depuis explorées par James Ross et par Dumont d’Urville, au sud de la Terre-de-Feu, entre le 60e et le 70e cercle de latitude. Deux pêcheurs de phoque, Palmer et Powell, découvrirent, le premier la terre de Palmer, le second celle de Powell, qui porte plus souvent le nom d’Orkney du sud.

Ce fut encore un capitaine marchand, James Weddell, qui le premier dépassa la latitude extrême que Cook avait atteinte ; son voyage, exécuté en 1823, fit à cette époque un grand bruit. Il visita les îles Orkneys du sud, les Nouvelles-Shetlands, la terre de Sandwich, autrefois reconnue par Cook, et s’engagea résolument vers le sud à travers les glaces. À sa grande joie et à sa grande surprise, il les vit graduellement disparaître ; le temps, d’abord très rude, devint assez doux, et Weddell se trouva sur une mer entièrement libre, où, selon son expression, il ne pouvait apercevoir jusqu’à l’horizon aucune particule de glace ; il arriva ainsi sous la longitude de 34° 17’ jusqu’à la latitude de 74° 15’, et ne revint sur ses pas que parce que la saison était trop avancée ; il déclara à son retour qu’il lui paraissait beaucoup plus aisé d’aborder le pôle sud que le pôle nord, sur lequel les célèbres expéditions de Parry et de Franklin attiraient à cette époque l’attention de l’Europe entière. Son récit exerça une sorte de réaction contre les idées du capitaine Cook ; mais elle ne fut que momentanée : il a été bien prouvé depuis que les glaces antarctiques sont loin d’avoir, dans leurs mouvemens et leurs migrations, la régularité de celles du nord, et les navigateurs qui ont voulu suivre la trace de Weddell ne l’ont jamais trouvée aussi dégagée. Les glaces australes ne circulent pas en effet dans des passages tout formés, pareils à ceux du grand labyrinthe arctique ou aux ouvertures que le gulfstream laisse libres entre le Groenland, l’Islande et la Laponie ; les glaces qui s’accumulent autour des terres antarctiques, une fois détachées, peuvent remonter vers les régions tempérées, librement et dans tous les sens, au gré de courans variables et nombreux, qui se dirigent vers le nord, le nord-est ou le nord-ouest. Ainsi d’une année à l’autre les glaces qui voyagent vers l’équateur peuvent s’accumuler en plus grande quantité en des régions assez différentes, et par un hasard il peut s’ouvrir entre elles un de ces chemins éphémères comme celui que Weddell avait suivi.

C’est aussi parce que les glaces antarctiques ne sont pas emprisonnées dans des détroits sinueux, et se meuvent avec une plus grande liberté que celles du nord, qu’on les rencontre voyageant à de beaucoup plus grandes distances dans les mers de la zone tempérée. Il n’y a rien d’extraordinaire à trouver de puissantes montagnes de glaces sous le 47e et le 46e degré de latitude, et au mois d’avril, en 1838, on en a aperçu une à la latitude de 35 degrés ; plusieurs navigateurs, entre autres le capitaine Basil Hall, ont eu accidentellement à lutter contre les glaces en tournant le cap Horn. Souvent on a pris de grands blocs errans pour de véritables îles : c’est ainsi que les deux îles Dénia et Marseveen, marquées sur d’anciennes cartes, n’existent réellement pas ; on peut en dire autant de l’Islande du sud, et Weddell lui-même s’assura qu’une pareille erreur avait fait placer près des îles Falkland les îles Aurores, aperçues en 1796 par l’Astravida, vaisseau de guerre espagnol.

En janvier 1831, Biscoë sur le brick Tula découvrit la terre d’Enderby, au sud de l’Océan-Indien, sous le méridien de 50 degrés, entre le 60e et le 70e cercle de latitude ; il reconnut aussi l’île Adélaïde, placée en avant de la terre de Graham, et deux ans après, la terre de Kemp, qui semble être le prolongement de celle d’Enderby. Enfin en 1839, Balleny découvrit cinq îles qui portent aujourd’hui son nom, et qui sont comme les sentinelles avancées des terres qui furent depuis reconnues par Ross, Dumont d’Urville et Wilkes ; il suivit, comme ces deux derniers, sur une très grande distance l’énorme falaise des glaces, aperçut les hauteurs neigeuses auxquelles Dumont d’Urville donna le nom de côte Clarie, mais il ne les prit que pour de gigantesques montagnes de glaces ; il crut plusieurs fois apercevoir la terre, et vit entre autres la côte Sabrina, située sous le 120e degré méridien. Il importe de tenir un compte exact des remarquables découvertes de Biscoë et de Balleny, qui n’ont malheureusement publié aucune relation de leur voyage, pour faire une juste part à tous les explorateurs dans la découverte du prétendu continent austral, dans le cas où elle se vérifierait jamais complètement. Je me hâte d’arriver aux trois expéditions, française, anglaise et américaine, qui explorèrent en même temps la zone australe sous le commandement de Dumont d’Urville, de sir James C. Ross, le neveu du vétéran des mers arctiques, et du capitaine Wilkes.

Ce ne fut pas un commun accord qui rassembla ces navigateurs à la même époque dans les parages antarctiques, et ils semblent n’avoir pas compris les avantages qui auraient sans doute pu résulter d’une action combinée. Quand Ross, arrivé à Hobart-Town, apprit, au moment de partir pour le sud, les premières découvertes de Dumont d’Urville et celles de Wilkes, il ne put s’empêcher de manifester un peu de dépit et se plaignit d’avoir été prévenu. Pourtant si un champ doit être libre, c’est sans doute la mer et une mer inconnue, où on ne se risque qu’en affrontant de cruelles souffrances et la plus affreuse de toutes les morts. C’est d’ailleurs parce qu’il fut obligé de changer la route qu’il comptait suivre, que Ross découvrit la fameuse terre Victoria, se rapprocha beaucoup plus du pôle que ses rivaux, et fit incontestablement la plus riche moisson de découvertes. La géographie n’eut qu’à gagner à ces compétitions : les résultats furent soumis à un contrôle sévère ; mais, comme on le verra, les discussions qui s’élevèrent sur la priorité et l’importance des découvertes firent bien voir que les commandans ne s’étaient guère pardonné une rencontre où ils voyaient moins l’effet du hasard que d’une jalouse rivalité.

C’est seulement pendant les mois qui nous amènent l’hiver que les marins peuvent aller visiter la zone antarctique, et chaque année, à cette époque, de nombreux baleiniers, presque tous américains, vont en explorer les abords. Les températures de l’hémisphère austral sont en effet, si on pouvait le dire, les antipodes de celles de l’hémisphère opposé, et dans les colonies de l’Australie les Anglais célèbrent à l’époque des fleurs et du soleil les fêtes de Noël, qui dans leurs souvenirs sont associées au froid humide et aux brumes les plus épaisses de la patrie éloignée. C’est pendant que les navigateurs engagés dans les solitudes du nord hivernent dans leurs navires enveloppés de neige, que Dumont d’Urville et Wilkes, profitant des meilleurs mois de l’année, se dirigeaient vers le sud.

Les deux corvettes françaises, la Zélée et l’Astrolabe, quittèrent les eaux du détroit de Magellan le 9 janvier 1838. Dumont d’Urville se proposait de suivre les traces de Weddell, et crut un instant qu’en dépassant la première barrière des glaces, il arriverait comme lui dans une mer ouverte ; mais les blocs errans devenaient au contraire de plus en plus nombreux, et il finit par arriver devant une haute falaise dont le front continu, taillé à pic, formait un rempart complètement infranchissable : çà et là, quelque canal étroit s’ouvrait sur cette longue et uniforme ligne, mais une petite embarcation aurait à peine pu s’engager dans ces gorges de glaces. Il fallut se résigner à longer la banquise, dans le canal qui reste presque toujours libre à sa base, jusqu’aux Orkneys, dont les pics sombres et menaçans s’élèvent au-dessus de vastes glaciers, dont les ruines colossales sont échouées tout autour des côtes.

Reprenant sa route vers le sud, Dumont d’Urville parvint, avec de grands efforts, à se frayer un chemin à travers une nouvelle banquise ; mais il se trouva bientôt prisonnier dans les glaces, et pendant trois jours sa position fut extrêmement périlleuse. Quand les vents soufflent du nord, ils ramènent toutes les glaces vers les terres antarctiques, d’où elles s’étaient détachées, et changent bientôt la surface de la mer en un champ solide et continu, formé de blocs ressoudés, de toute grandeur et de toute nature ; au contraire, quand les vents soufflent du sud, ces vastes mosaïques se divisent, les fragmens se détachent et reprennent le chemin du nord. C’est ainsi que Dumont d’Urville se trouva heureusement dégagé et put continuer sa route.

Ces péripéties impriment une grande incertitude à la navigation dans ces parages ; elles tiennent à la distribution particulière des glaces dans la zone antarctique. Les blocs, détachés des énormes champs de glaces qui entourent les terres ou reposent quelquefois seulement sur des bas-fonds, forment toujours des zones parallèles au front des falaises, dont les faces étincelantes portent encore la trace des dernières ruptures ; ces immenses ceintures de débris sont souvent séparées, et l’on peut juger approximativement, par la grandeur, la forme, les contours des blocs qui les composent, de la distance dont on est séparé des glaces immobiles. Ces fragmens, qui forment d’abord d’énormes prismes, parfaitement réguliers, d’une mate blancheur, se brisent, se divisent ; le flot de la mer en use et en arrondit les arêtes, les mine et les dégrade ; leur couleur devient de plus en plus transparente et bleuâtre. Toutes ces variétés, dont nous pouvons à peine nous faire une idée, deviennent des indications très précieuses pour le navigateur. Les paysages polaires n’ont d’ailleurs pas d’autres traits : l’œil, déshabitué des couleurs riantes et vives, n’a plus à étudier que les nuances infinies de la mer, des glaces, et d’un ciel toujours gris ; cette nature froide et voilée ne s’anime que rarement, quand les rayons d’un soleil oblique parviennent à percer les brumes éternelles, dont le manteau épais recouvre les plaines de glace et d’eau.

C’est au sud des îles Orkneys que Dumont d’Urville découvrit environ cinquante lieues de côtes auxquelles il donna le nom de terre Louis-Philippe et terre Joinville, et un grand nombre d’îlots qui forment une chaîne qui leur est parallèle, et font partie de l’archipel des Nouvelles-Shetlands. Les terres de Louis-Philippe et de Joinville sont recouvertes par d’immenses glaciers qui descendent de cimes élevées à six ou huit cents mètres au-dessus de la mer, et sont sur le prolongement de la terre de la Trinité et de celle de Graham. Ross, qui a visité depuis les mêmes régions, découvrit dans la partie méridionale de la terre de Louis-Philippe des pitons extrêmement élevés, entre autres le mont Penny et le mont Haddington, qui atteint la hauteur de 2150 mètres ; il les contourna entièrement et vérifia que cette terre est seulement une grande île. On ignore encore aujourd’hui si cet archipel, le plus grand de toute la zone antarctique, est isolé ou forme la portion avancée d’un continent dont peut-être la terre de la Trinité et la côte allongée qui porte le nom de terre de Graham feraient déjà partie.

Ici s’arrête la première campagne de Dumont d’Urville. Son équipage était malade et extrêmement fatigué, et il fallut reprendre le chemin du nord. L’année suivante, les corvettes françaises quittèrent Hobart-Town dès le commencement de janvier. Dumont d’Urville chercha à pénétrer cette fois dans la zone antarctique par un point diamétralement opposé au premier. Il se retrouva bientôt au milieu des glaces, mais sous la latitude même du cercle antarctique il découvrit la terre. De hautes montagnes de glaces étaient accumulées, comme des défenses naturelles, devant la longue côte d’une terre élevée à 4 ou 600 mètres. Les officiers purent s’avancer sur un canot, à travers l’effrayant labyrinthe des glaces, jusqu’à un petit îlot placé en face de la côte. Ils touchèrent terre, plantèrent le pavillon aux trois couleurs, prirent possession au nom du roi de France, ils emportèrent même quelques échantillons des roches, quartzites et gneiss granitiques, qui formaient la terre nouvelle.

Dumont d’Urville en traça la côte sur une trentaine de lieues entre la longitude de 136 et de 142 degrés ; elle ne sort pas, dans cette limite, des environs du cercle polaire. Cette terre, que le commandant français nomma terre Adélie, est morte et désolée ; elle ne porte aucune trace de végétation. Derrière la ligne hérissée des glaces des côtes, l’œil n’aperçoit que l’horizon monotone des glaces éternelles, et, sous leur blanche enveloppe, ne devine les formes du sol que par des ombres légères.

Obligé de redescendre un peu vers le nord, Dumont d’Urville retrouva, sous le méridien de 130 degrés, une banquise impénétrable, étendue sur une très grande longueur, et qu’il jugea devoir s’appuyer contre une côte ; il crut même reconnaître la terre dans les lignes blanches de l’horizon, et la nomma côte Clarie. Il faut ajouter que quelques-uns des officiers français ne partagèrent point l’opinion de leur commandant. On peut être très facilement déçu, dans les régions polaires, par des apparences pareilles, et très souvent l’on est tenté de prendre pour la terre des bancs de brouillards immobiles qui reposent sur la mer. D’ailleurs, quand même on vient se heurter contre l’escarpement d’un immense champ de glaces, si élevé, si compacte, si uniforme qu’il soit, on ne peut pas être absolument certain qu’il se trouve appuyé contre une terre. Il est bien vrai, et les marins le disent proverbialement, qu’une mer profonde ne gèle point. Ainsi que Scoresby et Parry l’ont observé, aussitôt qu’une couche mince de glace se forme à la surface, le moindre coup de vent la brise et en emporte les débris jusqu’aux côtes les plus voisines, où ils s’attachent et se soudent. Les terres sont donc les centres de formation des glaces. Si faible que soit leur profondeur, il ne semble pas que des bas-fonds puissent naturellement le devenir ; mais on conçoit très bien qu’une de ces montagnes de glaces, si fréquentes dans la zone polaire, vienne s’y échouer. Les glaces peuvent dès lors s’étendre et s’affermir autour de ce gigantesque noyau. Les neiges, qui tombent en abondance dans ces régions antarctiques, où l’air est presque constamment saturé de vapeur d’eau, augmentent peu à peu l’épaisseur de l’immense banquise, suspendue sur une mer où elle ne peut fondre. Quelquefois cette masse, rattachée en quelque sorte par un seul point au fond de la mer, finit par vaincre l’obstacle qui la retient prisonnière, et se met tout entière en mouvement. Quelquefois aussi sa base peut s’étendre, et le champ de glaces, qui s’accroît lentement et avec les années, finit par atteindre la hauteur et l’étendue de ceux qui enveloppent le continent.

Il faut ajouter cependant que de pareils bas-fonds ne se trouvent le plus ordinairement qu’à d’assez faibles distances des terres. D’ailleurs, en ce qui concerne la côte Clarie, Dumont d’Urville eut raison contre ses officiers, et l’expédition américaine paraît avoir confirmé ses résultats. Il n’était pourtant pas inutile de présenter les observations précédentes, car nous verrons plus tard que le capitaine Wilkes fut abusé lui-même, sur un autre point, par de fausses apparences de terre, et qu’il ne fut pas toujours infaillible dans ses jugemens.

Le capitaine Wilkes partit de Sidney et parvint rapidement, avec des vents très favorables, à une haute latitude. Il rencontra les premières montagnes de glaces, au commencement de janvier, à 61 degrés de latitude ; elles devinrent bientôt de plus en plus nombreuses et plus grandes, et à la latitude de 64 degrés il rencontra l’immense plaine de glaces dont les escarpemens élevés forment, sur de longues étendues, des murs droits et continus. Dans la relation de son voyage, magnifiquement publiée par ordre du congrès des États-Unis d’Amérique, Wilkes affirme avoir vu les premières apparences de terre dès le 16 janvier ; il se croit ainsi, et c’est là une prétention que j’examinerai en son lieu, autorisé à réclamer la priorité de la découverte de ce qu’il nomme le continent antarctique, parce que le pavillon français n’y fut planté que le 21 janvier. Il longea la grande banquise entre les montagnes de glaces, et un de ses navires y fut tellement endommagé, que le commandant dut le renvoyer à Sidney : il continua sa route avec le Vincennes et le Porpoise. Voyant la mer assez ; ouverte vers le sud sous le 147e degré de longitude, il s’avança dans cette direction jusqu’au 67e de latitude, mais au lieu d’un passage il ne trouva qu’un golfe ; des deux côtés, à l’est, à l’ouest, il apercevait la terre derrière la ceinture de glace des côtes. Il sortit bientôt de cette large baie, arriva en face de la côte Adélie, ayant toujours la terre en vue, et bientôt après une effroyable tempête vint l’y surprendre. La neige tombait avec une telle abondance qu’il devenait impossible de voir plus loin que la longueur du vaisseau : de temps à autre, on voyait passer, comme de blancs fantômes, les montagnes de glaces soulevées par la mer en furie. Wilkes se crut un moment perdu ; mais peu à peu la tempête s’apaisa, le vent retomba par degrés, et un soleil radieux vint éclairer la scène de la tourmente : les blocs gigantesques se balançaient encore lentement, et l’on ne put juger qu’alors, en voyant leur nombre, l’étendue du péril auquel on avait échappé.

Wilkes chercha un abri dans un étroit passage ouvert tout le long des glaces de la côte : il n’en était plus éloigné que d’un mille ; il voyait le pays, recouvert de neige, qui s’élevait en pente jusqu’à une hauteur de 1,000 mètres. Il fallut sortir du canal par où on était arrivé si près de la terre, de peur qu’il ne se refermât derrière les navires : Wilkes continua à suivre vers l’ouest la longue barrière qui semblait attachée à une ligne de côtes non interrompue. Il rencontra bientôt et contourna un cap qu’il nomma Caër, et qui n’était autre que la côte Clarie de Dumont d’Urville : au-delà de ce vaste promontoire, entouré d’une multitude de montagnes de glaces, il retrouva la banquise dirigée de l’est à l’ouest, et la suivit sur une très grande longueur : il apercevait partout derrière elle le haut pays, formé par une chaîne de montagnes moyennement élevées de 1,000 mètres et recouvertes par des neiges éternelles. Sur une montagne de glaces où l’on put aborder, on trouva des fragmens des roches de la terre qui fermait l’horizon, et qui furent reconnues pour du grès rouge et du basalte. Wilkes s’avança ainsi jusqu’à la longitude de 100 degrés, mais à ce point la côte change de direction ; au lieu de continuer à l’ouest, elle s’infléchit rapidement vers le nord. Wilkes se trouva ainsi arrêté ; la saison d’ailleurs était trop avancée pour qu’il pût espérer atteindre la terre d’Enderby, qu’il croyait sur le prolongement des côtes qu’il avait explorées. Dans sa campagne, il avait suivi à peu près le cercle polaire antarctique sur 70 degrés, c’est-à-dire sur près du quart de sa longueur.

Les mers du sud furent visitées sur d’autres points par l’expédition anglaise commandée par sir James Clark Ross : il apprit, à son arrivée à Van-Diémen, la découverte de la terre Adélie et de la côte Clarie, et Wilkes lui envoya une carte de celles qu’il avait faites. Il se décida à entrer dans la zone antarctique sous le méridien de 170 degrés est, parce que Balleny, en 1839, y avait trouvé la mer dégagée jusqu’à 69 degrés de latitude. La connaissance que possédait Ross des mers arctiques lui permettait de bien saisir les caractères particuliers à chacune des deux régions polaires ; il fut frappé de la simplicité de formes des montagnes de glaces australes, masses tabulaires colossales coupées par des pans verticaux et presque toujours parfaitement régulières ; formées de fragmens des énormes banquises qui suivent les côtes, elles sont beaucoup plus nombreuses que les blocs irréguliers descendus des glaciers. Les champs de glaces ne présentent plus comme dans la zone boréale de grandes plaines unies, divisées par des murailles de débris qui marquent le contour des différentes pièces de ces vastes mosaïques. Ceux des mers antarctiques sont beaucoup plus incohérens en quelque sorte ; formés dans des mers agitées, ils ne sont composés que par une multitude de débris ressoudés, et de loin ces surfaces éphémères ressemblent, suivant une expression de Wilkes, à un champ labouré.

Ross se fraya un chemin à travers ces glaces superficielles, et dépassa le cercle polaire antarctique le 1er janvier 1841. Il arriva bientôt dans une mer encombrée de montagnes de glaces très puissantes. Ses navires subissaient parfois des chocs terribles, mais ils avaient été construits pour les glaces : ils pouvaient résister à de très fortes pressions et avancer là où les corvettes de Dumont d’Urville et les vaisseaux de Wilkes n’auraient sans doute jamais pu se risquer. Bientôt, comme autrefois Weddell, Ross vit la mer de plus en plus dégagée et enfin complètement libre ; le 11 janvier, il aperçut la terre, formée par des pics entièrement recouverts de neige, et qu’un champ de glaces très haut rendait complètement inabordable. À mesure qu’il s’avança, il vit se développer à l’horizon deux rangées montagneuses élevées. Il apercevait les grands glaciers qui remplissent les vallées et descendent jusqu’aux falaises grandioses qui forment leur pied. En quelques points, les rochers perçaient le blanc manteau de la neige ; les pics qui se profilaient les uns derrière les autres atteignaient la hauteur de 2,500 à 3,000 mètres. Ross donna à cette suite de pitons alignés le nom de chaîne de l’Amirauté, et à la terre nouvelle celui de terre Victoria. Il prit possession sur un petit îlot où il put arriver en bateau, et où il ne trouva aucune trace de végétation, pas même le plus maigre lichen. Pénétrant toujours plus avant vers le sud, il continua à voir à sa droite de hautes collines auxquelles il distribua les noms de Herschel, Whewell, Wheatstone, Murchison et Melbourne ; mais bientôt, la banquise s’élargissant de plus en plus, il se trouva trop éloigné pour apercevoir nettement la ligne des côtes. On dépassa rapidement la latitude de 74 degrés, la plus haute qu’on eût jamais atteinte du côté du pôle sud. On aborda dans une petite île qui reçut le nom de Franklin, et peu après l’on aperçut à l’horizon une montagne colossale qui s’élevait en pentes régulières à plus de 4,000 mètres, et qui dominait une terre très étendue. On était arrivé à un moment de l’année où le soleil, incliné à deux degrés sur l’horizon, n’envoie plus à la surface de la mer et des glaces qu’une lumière presque rasante ; le ciel était d’un bleu magnifique et sombre, et sur son fond presque opaque se détachaient les lignes blanches et pures de cette cime, entièrement recouverte de neige : on reconnut bientôt que c’était un volcan, et qu’il était en éruption. D’heure en heure, des jets violens d’une fumée épaisse sortaient du cône gigantesque ; elle retombait en nuages suspendus qui peu à peu s’éclaircissaient et se coloraient des reflets rouges du cratère en feu. La colonne de fumée, au moment où elle s’échappait du cratère, n’avait pas moins de 100 mètres de diamètre. Tout le monde sait que l’activité volcanique est indépendante des latitudes et des températures qui règnent à la surface du sol ; d semble pourtant qu’un pareil spectacle, en de pareils lieux, emprunte encore quelque chose de plus étrange et de plus grandiose au contraste entre le calme d’une nature glacée et les violences du feu souterrain. On donna le nom de l’un des deux navires, l’Érèbe, à ce colosse volcanique, plus élevé que l’Etna et le pic de Ténériffe, et dont, parmi les volcans actifs les plus importans, la hauteur ne le cède qu’au mont Loa de Hawaii, à l’Agua et à l’Antisana dans les Andes, au grand volcan de Luzon, et au Kliutchewskaja dans le Kamtchatka. À peu de distance de l’Erèbe s’élevait le cône presque aussi élevé d’un autre volcan éteint ou du moins endormi, qui reçut le nom du second vaisseau, la Terreur. Ces noms semblent bien donnés à ces deux montagnes voisines, dont les éruptions seules avaient troublé et troublaient encore les solitudes polaires ; ils rendent à la fois le sentiment qui s’attache à ces régions désolées, et perpétuent le souvenir de l’expédition qui avait osé s’aventurer dans des lieux où aucun homme n’avait encore pénétré.

C’est peut-être ici le lieu de remarquer qu’on rencontre dans la zone antarctique beaucoup plus de traces d’activité volcanique que dans la zone boréale ; on ne trouve dans celle-ci, au-delà du cercle polaire, que la petite île volcanique de Jan-Mayen, située au nord de l’Islande. Avant d’arriver au puissant mont Érèbe, situé au milieu des glaces du 76e degré de latitude, Ross avait déjà trouvé des traces d’éruptions dans les îles Auckland, les îles Campbell, dans la terre Victoria ; dans la petite île Possession, où il aborda en face de cette côte montueuse, il avait vu le sol formé de conglomérat trachytique, de basalte et de lave. Wilkes avait aussi aperçu des débris de basalte dans une montagne de glace échouée en face de son continent antarctique. L’île Astrolabe, découverte par Dumont d’Urville, près de la terre Louis-Philippe, a un cratère annulaire tout à fait pareil à celui de Santorin, l’île Déception présente la même forme, et on y a trouvé des couches superposées de cendres et de neige convertie en glace, qui alternent à plusieurs reprises. Cette observation remarquable prouve avec quelle rapidité les cendres volcaniques se refroidissent dans les hauteurs glacées de l’atmosphère des régions polaires, puisqu’elles n’ont point fondu la neige sur laquelle elles tombaient. On en a un autre exemple dans le cône même du mont Erèbe, qui reste recouvert de neige jusqu’au bord de son cratère. Tous les îlots qui forment une chaîne parallèle à la terre Louis-Philippe sont cratériformes. Dans l’île Déception, il s’échappe encore du gaz par plus de cent cinquante ouvertures, et des sources d’eau chaude y sortant de la neige vont se verser dans une mer toujours glacée. Enfin, dans les Shetlands du sud, on trouve le petit volcan Bridgeman, complètement isolé dans la mer, élevé de 160 mètres seulement et encore fumant.

Après la découverte du mont Érèbe et du mont Terreur, Ross ne put franchir la haute barrière de glaces qui l’empêchait d’examiner si ces volcans faisaient partie d’une île, ou s’élevaient sur la côte d’une terre continentale. La falaise de glace ne reposait pas sur la terre, car on ne pouvait trouver le fond de la mer à 410 brasses ; cette masse immense et compacte était ainsi seulement attachée à la terre par un de ses côtés ; elle s’élevait à une hauteur de 60 mètres environ et n’avait pas, d’après le capitaine anglais, moins de 300 mètres de profondeur au-dessous du niveau de la mer : au-dessus de la ligne horizontale qui formait la crête de cette effrayante muraille, on apercevait, outre les deux volcans, une haute rangée de montagnes qui se dirigeait vers le sud jusqu’au 79e degré de latitude, et que Ross nomma les monts Parry. Ross suivit sur une longue distance vers l’est cette grande banquise : il ne rencontrait que très peu de montagnes de glaces, et la mer était à peu près dégagée le long du mur solide qu’il était obligé de longer. Il en aperçut pourtant quelques-unes vers la fin du mois de janvier : elles présentaient des faces verticales de 60 mètres de hauteur, et étaient évidemment des débris de la longue banquise de la côte ; elles reposaient sur des bas-fonds où on atteignait le fond de la mer à 260 brasses. Du haut de l’une d’elles, on put apercevoir la crête de l’immense barrière de glaces, semblable à une plaine d’argent fondu. On entra bientôt dans les champs de glaces superficielles ; Ross aperçut des apparences de terre sous le 150e méridien et vers le 79e de latitude, mais il fallut abandonner l’idée d’avancer davantage vers l’est, et on retourna vers l’ouest afin de chercher un endroit pour hiverner. Il fut malheureusement impossible d’aborder dans la terre Victoria à cause des glaces qui en remplissaient toutes les indentations. Partout on apercevait des falaises d’une hauteur vraiment effrayante, qui coupaient l’extrémité des glaciers au point où ils descendaient dans la mer. Ross fut contraint de revenir vers le nord ; il aperçut sur sa route les cinq îlots que Balleny avait découverts. On approchait d’un point où, sur la carte que Wilkes avait communiquée au commandant anglais, étaient dessinées une ligne de côtes et une chaîne de montagnes ; mais Ross, à son grand étonnement, n’apercevait aucune terre à l’horizon. Après une terrible rafale qui vint l’assaillir au milieu de glaces formidables, et qui fit courir aux navires anglais un véritable danger, il alla rechercher le continent de Wilkes, et courut la mer en tous sens et sur de grandes distances autour du point où étaient marquées les montagnes. Il emporta la conviction que Wilkes avait été la victime d’une illusion pareille à celle qui avait, bien longtemps auparavant, fait voir à son propre oncle, sir John Ross, les chimériques monts Croker dans le détroit de Lancastre.

Les deux autres campagnes de Ross ne furent pas aussi heureuses que la première ; il ne trouva aucune terre nouvelle dans la seconde, et resta prisonnier pendant plusieurs semaines dans les glaces. L’année suivante, il alla des îles Falkland visiter les Nouvelles-Shetlands, et compléta l’étude que Dumont d’Urville avait faite des terres Louis-Philippe et Joinville ; c’est lui qui aperçut et nomma le mont Haddington, dont le cône s’élève à plus de 2,000 mètres, et le Mont-Penny ; il s’assura que la terre Louis-Philippe n’était qu’une grande île, parcourut tout le détroit de Bransfield, qui la sépare de l’archipel des Shetlands du sud, et visita cet archipel.

Ross avait, dans ses campagnes à la zone arctique, déterminé et atteint le pôle magnétique boréal ; il avait aussi espéré arriver au pôle magnétique austral, et il aurait eu ainsi la gloire d’avoir reconnu ces deux points remarquables, placés dans des régions antipodes du globe ; mais le pôle magnétique austral est placé à une très grande distance dans l’intérieur de l’inabordable terre Victoria, ou plutôt, si cette terre s’unit en continent avec les terres découvertes par d’Urville et Wilkes, vers la partie centrale de cette portion du continent. Gauss avait été conduit, par sa grande et belle théorie du magnétisme terrestre, à déterminer la position de ce point, et il était arrivé à un résultat qui ne diffère pas d’une manière très sensible de celui que Ross a indiqué comme résultat des observations nombreuses qu’il fit dans son voyage. Je dois ajouter que ses déterminations ont été attaquées en France par M. Duperrey, et que le pôle de Wilkes diffère à la fois très notablement de ceux de Gauss, de Ross et de M. Duperrey.

Quand Ross eut annoncé qu’il avait passé avec son vaisseau au milieu d’une région où Wilkes avait marqué des montagnes, cette déclaration excita une grande surprise, et souleva entre les deux marins anglais et américain une polémique fort vive. À moins d’imaginer que ces montagnes étaient descendues sous la mer, il semble qu’il n’y eût rien à répondre à l’affirmation énergique, indubitable du capitaine Ross. Wilkes se tira pourtant d’embarras : il le fit d’une manière que l’on peut qualifier très diversement, mais que personne ne manquera sans doute de trouver fort habile. Il déclara que, dans la carte qu’il avait complaisamment envoyée à Ross, il avait marqué non-seulement ses propres découvertes, qui occupent près de 70 degrés sur le cercle polaire antarctique, mais qu’il avait aussi indiqué vers l’une des extrémités de cette longue ligne les découvertes que l’Anglais Balleny avait faites quelque temps auparavant ; les côtes qu’à son retour de la terre Victoria Ross avait en vain recherchées étaient précisément ces dernières, qui se trouvaient mal indiquées sur la carte, parce que Wilkes ne connaissait qu’approximativement leur forme et leur position. On avait omis, comme c’était son intention, d’écrire à côté de cette partie de la carte « découverte anglaise. » Il n’y avait donc dans tout cela qu’une erreur de dessin et un oubli. L’explication assurément était fort ingénieuse ; Ross fut pourtant assez difficile pour ne pas s’en contenter. Il répliqua qu’il lui paraissait inexplicable que le commandant américain eût si mal indiqué les découvertes de Balleny, dont il avait eu connaissance, et n’eût pas pris plus de soin de distinguer nettement les siennes. Wilkes de son côté répondait que Ross aurait très facilement pu faire cette distinction lui-même, puisqu’il connaissait aussi, et dans le détail, les découvertes de Balleny, et, par les journaux de l’Australie, celles de l’expédition américaine. Il faut avouer pourtant qu’il n’était pas si facile à Ross de reconnaître les îles de Balleny, sur la carte de Wilkes, dans une ligne de côtes non interrompue, bordée par une chaîne de montagnes, et placée à une latitude sensiblement différente de ces îles. Au milieu de ce débat, un des officiers américains intervint et déclara que le lieutenant Ringgolds avait en effet cru apercevoir la terre et des montagnes précisément dans la région où Ross en avait inutilement cherché. Dans la carte de ses découvertes, Wilkes a complètement effacé cette partie extrême de la côte du continent antarctique, et dans sa relation il note simplement que le lieutenant Ringgolds crut apercevoir des montagnes dans l’éloignement ; seulement aujourd’hui encore il prétend que ce n’est pas sur ces fausses apparences qu’il marqua la terre sur cette partie de la carte envoyée à Ross, mais uniquement pour représenter la découverte de Balleny.

On se trouve d’autant plus embarrassé pour tirer des conclusions dans un pareil débat, qu’il s’agit ici de personnes à la profession desquelles s’attache une réputation méritée d’honneur et de loyauté. Pourtant, quand on se trouve en présence de deux loyautés, dont l’une dit oui, et l’autre dit non, il faut bien chercher la vérité, comme s’il s’agissait de gens ordinaires. Si les explications du capitaine Wilkes peuvent laisser des nuages dans les esprits les plus crédules, on ne peut au moins pas lui refuser le mérite de les avoir bien défendues. Dans cette lutte, il a fait preuve d’une fertilité de ressources, d’une souplesse d’argumens qui feraient honneur au polémiste le plus habile. Dans le pays de M. Wilkes, il n’est pas rare de changer plusieurs fois de profession dans sa vie : le ministre se fait marchand, le marchand diplomate. La nouvelle profession de M. Wilkes paraît toute trouvée ; il a montré ce qu’on peut faire d’une cause qui d’abord semblait perdue, et n’a qu’à passer, s’il lui en prend fantaifeie, du pont de son vaisseau au barreau d’une cour de justice.

Il y a cependant un point que M. Wilkes pourrait difficilement contester, c’est l’extrême envie qu’il avait de découvrir un continent. Il n’a pas plus tôt aperçu une ligne de côtes, qu’il la baptise pompeusement de continent antarctique. Biscoë, en découvrant la terre d’Enderby, Dumont d’Urville la côte Adélie, Ross la terre Victoria, n’ont pas montré un si grand empressement. Cette impatience de Wilkes a peut-être contribué à l’égarer en quelques circonstances, et lui a fait voir plus aisément qu’à un autre la terre où elle n’était pas. On connaît le trait de la fable : « Je vois bien quelque chose, mais je ne distingue pas bien. » M. Wilkes prétend avoir vu le continent antarctique avant que Dumont d’Urville ait pris possession de la terre Adélie ; mais comme il ne nous paraît rien moins qu’évident qu’il l’eût parfaitement distingué, nous continuerons à croire que la priorité de cette découverte revient au capitaine français. Puisqu’il est démontré par maints exemples que les fausses apparences de terre égarent fréquemment les navigateurs dans les régions polaires, ce n’est pas sur de telles apparences seulement qu’on peut établir des droits à une découverte.

Sir James Ross a poussé la sévérité envers le capitaine, aujourd’hui Commodore Wilkes, jusqu’à envelopper d’une suspicion commune tous ses travaux, et à ne rien marquer des découvertes américaines dans la carte de la zone polaire qui accompagne son excellent livre intitulé les Mers du Sud. La défiance du navigateur anglais est allée jusqu’à l’injustice, et je n’en voudrais d’autre preuve que la coïncidence parfaite entre les contours de la terre Adélie de Dumont d’Urville et des mêmes côtes tracées par Wilkes. Sir James Ross n’a pu manquer d’être frappé par cette harmonie. Toutes les indications de Wilkes entre le 150e et le 100e degré ont un tel caractère de précision, qu’elles ne semblent pouvoir prêter à aucune incertitude, et même, en tenant compte des erreurs étranges qui marquèrent le début de son voyage, on laisse encore à Wilkes une part assez belle. Si l’on voulait, en résumé, faire celle qui revient à chacune des trois expéditions française, américaine et anglaise, on dirait que, dans ces campagnes, Dumont d’Urville a reconnu le premier le continent antarctique, que Wilkes l’a exploré sur la plus grande étendue, et que Ross a visité la partie de ses côtes la plus rapprochée du pôle.

Mais l’existence même de ce continent n’est pas encore hors de toute discussion : Dumont d’Urville y croyait sans vouloir prématurément lui donner un nom ; Wilkes le lui donna avant presque de l’avoir bien vu ; mais, est-il besoin de l’ajouter ? Ross est demeuré incrédule. Les terres découvertes par Biscoë, par Balleny, et même celles de Dumont d’Urville, n’ont pas, suivant lui, été explorées sur d’assez longues étendues pour qu’on puisse en déduire l’existence d’un continent. Quant à la ligne de côtes non interrompue tracée par le commandant américain, nous savons qu’il ne veut en tenir aucun compte ; il paraîtra pourtant à tous ceux dont l’esprit est, je ne dis pas un peu plus complaisant, mais un peu moins difficile, que toutes les terres, à partir de la terre Victoria de Ross jusqu’à la terre d’Enderby, semblent présenter une continuité assez naturelle, et paraissent former plutôt les diverses parties d’un même continent que de grandes îles détachées.

On peut achever grossièrement les côtes de ce continent antarctique en reliant sur une carte la terre Victoria aux côtes de Dumont d’Urville et de Wilkes, et ces dernières à la terre d’Enderby ; sur les autres méridiens, entre 150 degrés de longitude occidentale et 40 degrés de longitude orientale, on n’a presque aucun point de repère. C’est faire une pure hypothèse que d’admettre la continuité des côtes précédentes avec les terres de la Trinité et de Graham ; mais on peut l’admettre un instant pour rechercher quelle est la plus grande étendue qu’on puisse concevoir pour ce continent polaire. Pour l’apprécier approximativement, il faut tenir compte des deux données, en quelque sorte négatives, qui sont fournies par les latitudes extrêmes auxquelles Cook et Weddell sont parvenus sans apercevoir la terre, le premier entre 100 et 110 degrés ouest et le second entre 30 et 40 degrés ouest. En reculant au-delà de ces deux points la ligne de côtes qui unirait la terre de Palmer et de la Trinité, d’une part à la terre d’Enderby, de l’autre au prolongement de la terre Victoria, on ne peut manquer d’être frappé de la coïncidence que présente dans ses traits généraux ce continent supposé avec le continent de l’Amérique du Sud, qui lui fait face, et dont il est en quelque sorte le symétrique un peu amoindri. Ces continens forment deux grands triangles qui sont opposés par leur angle le plus aigu. Le cap allongé qui forme la terre de Palmer et de la Trinité est à peu près en regard de la pointe inférieure de l’Amérique méridionale, et les terres de Louis-Philippe et de Joinville pourraient être regardées comme les symétriques de la Terre-de-Feu. Le continent antarctique s’élargit jusqu’à la hauteur de la terre d’Enderby et de la terre de Victoria comme le continent américain jusqu’au cap Saint-Roque et aux Andes de Quito : il n’est pas jusqu’à la grande inflexion des Andes de Bolivie qui n’ait son correspondant exact dans le golfe profond que ferme la terre Victoria jusqu’au mont Érèbe. Les dimensions du continent antarctique dans les limites que je lui ai ainsi assignées sont un peu supérieures à celles de l’Australie : il y a une distance de 1,200 lieues environ entre la terre de Palmer et la côte Adélie, et plus de 900 lieues en ligne directe entre la terre Victoria et la terre d’Enderby.

L’existence d’un continent antarctique est liée d’une manière très intime à l’une des questions les plus obscures de la météorologie du globe, je veux parler de la température de l’hémisphère austral comparée à celle du pôle boréal. Jusqu’au 50e degré de latitude, la distribution des températures est à peu près identique dans les deux hémisphères ; mais la température des régions plus éloignées de l’équateur paraît être plus basse vers le pôle sud que vers le pôle nord. Les rapports des premiers navigateurs qui doublèrent le cap Horn, et plus tard de Cook et de Forster, contribuèrent à répandre à cet égard des idées fort exagérées, contre lesquelles Weddell essaya de réagir. Les observations de Fitz Roy, de Byron, de Bancks, de Barrow et de Dumont d’Urville, dans le détroit de Magellan et la Terre-de-Feu, ont prouvé que ces régions, que Forster avait décrites sous de si sévères couleurs, jouissent à peu près du climat de la Norvège occidentale ; il faut remarquer d’ailleurs que tous les navigateurs n’ont jamais exploré les abords de la zone antarctique que pendant la saison d’été. Or il semble assez probable, en vertu de la prédominance de la mer sur les terres entre les pointes méridionales de l’Amérique et de l’Afrique, que si les étés y sont plus froids que dans la zone arctique, en revanche les hivers y sont beaucoup moins rigoureux. Les météorologistes se sont mis bien souvent l’esprit à la torture pour trouver les causes de la différence des températures moyennes dans les deux hémisphères, avant qu’elle ne fût incontestablement démontrée. Pour faire voir le degré de confiance qu’il faut accorder à ces raisonnemens, il suffira de dire qu’on a cherché d’abord à démontrer que la zone australe était la plus froide, parce qu’elle contenait le moins de terres, et depuis les dernières découvertes on essaie de démontrer la même chose, par la raison que le pôle sud est le centre d’un immense continent, siège d’un rayonnement constant. Il serait trop long de faire la critique des argumens de toute espèce qu’on a mis en avant dans l’examen de cette question si complexe, depuis l’excentricité de l’orbite de la terre jusqu’à l’hypothèse d’un rayonnement inégal vers les diverses parties de la sphère céleste : il vaut sans doute mieux attendre que l’on possède des indications plus nombreuses et des observations plus suivies sur les températures de l’hémisphère austral. Il est malheureusement à craindre qu’on n’en recueille jamais beaucoup dans la zone antarctique proprement dite. Si elle est le siège d’un véritable continent, on peut dire qu’il n’y a sur aucun autre point du globe une aussi vaste région entièrement fermée à l’homme. Des caravanes traversent les déserts brûlans de l’Afrique centrale ; l’Australie s’entoure d’une ceinture de riches colonies qui envahiront un jour l’intérieur des terres. Les Anglo-Saxons s’établissent d’année en année plus avant dans les provinces de l’Amérique centrale, que les dernières tribus d’Indiens ne peuvent plus songer à leur disputer ; mais il y a sans doute autour du pôle sud des solitudes immenses où l’homme ne pénétrera jamais, des déserts de neige assez grands peut-être pour qu’un œil perdu dans les profondeurs du ciel aperçoive à leur place une tache blanchâtre pareille à celle que nous découvrons sur les pôles de Mars.


AUG. LAUGEL.

  1. Voyez sur le Pôle nord et les Découvertes arctiques, la livraison du 15 septembre 1855.