Le Pacha trompé

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Beauchemin & Valois (p. 2-39).

LE PACHA TROMPÉ
OU
LES DEUX OURS
NOUVELLE PIÈCE COMIQUE EN UN ACTE
ARRANGÉE PAR
ERNEST DOIN
À L USAGE DES
COLLÉGES, MAISONS D’ÉDUCATION ET SOCIÉTÉS D’AMATEURS


Séparateur


MONTRÉAL
BEAUCHEMIN & VALOIS, Libraire-Imprimeurs
256 et 258, rue St-Paul.

1878


PERSONNAGES

Shahabaham, pacha, (caractère crédule.)

Marécot, son conseiller, (comique.)

Victor, jeune français esclave, favori du pacha.

Auguste, jeune frandos esclave ami de Victor.

Tristapatte, oncle de Victor, (bonhomie.)

Lagingeole, son associé, (conducteur d’animaux.)

Ali, premier eunuque.

Le grand-estafier ; troupe d’esclaves ; seigneurs.


LE PACHA TROMPÉ
ou
LES DEUX OURS
PIÈCE COMIQUE EN UN ACTE

Le théâtre représente une cour de sérail ; une grille au fond ; une porte sur le côté ; à gauche, une grille où est écrit sur le côté : « petite ménagerie ; » un arbre est devant cette grille, arrangé de manière à ce que Tristapatte puisse descendre ; à droite sur l’avant-scène, un trône pour le pacha ; portes au fond avec perron.


Scène 1ère.


(Au lever du rideau Victor et Auguste sont assis et semblent plongés dans la douleur.)
Auguste.

Comment ! on n’a point de ses nouvelles !

Victor.

Le dernier bulletin annonçait du mieux, mais le médecin du sérail vient d’arriver et nous sommes tous dans une anxiété…

Auguste.

Ce n’est pas rassurant.

Victor.

Savez-vous que cette perte serait affreuse.

Auguste.

Oui, pour le pacha qui ne peut se passer de son favori.

Victor.

Et pour nous surtout, car enfin, cet ours était assez bonne personne ; il ne méritait peut-être pas la place importante qu’il occupait ; mais on ne peut pas dire qu’il ait abusé de sa faveur, et on ne peut lui reprocher aucune injustice, ni aucun acte arbitraire.

Auguste.

C’est bien vrai.

Victor.

Et puisqu’il faut absolument que le sultan ait un favori, sait-on qui lui succédera ?

Auguste.

Mais cette perte devrait vous effrayer moins que tout autre ; on sait combien vous êtes aimé du pacha ; parmi tous les esclaves, vous êtes le seul qui puissiez faire vos volontés ; il vous a donné une superbe bibliothèque… enfin, je crois que pour vous, il n’y a rien qui puisse vous attrister.

Victor.

Qu’oses-tu dire ?… Ne sais-tu pas combien je vis dans l’inquiétude ?… Écoute et comprends bien ma position. Il y a trois ans que mon oncle Tristapatte et son associé Lagingeole avaient décidé de visiter les cours étrangères pour y exhiber leurs nouveautés d’animaux savants ; je ne sais par quelle fatalité, mon oncle, qui pourtant est la bonté, même, décida que je partirais en avant pour Smyrne. J’étais doué ne quelques talents pour la musique et je baragouinais assez bien la langue turque ; on me fit donc embarquer à Marseille sur un bâtiment marchand ; pendant quelque temps la traversée paraissait devoir être heureuse, mais environ trois semaines après notre départ, une tempête affreuse s’éleva, et les vents étant contraires, nous fûmes jetés sur cette plage où abondent des corsaires, et je fus recueilli par des musulmans ; … je ne sais ce que devint le capitaine ainsi que son équipage… Après quelques jours de repos, un homme me conduisit au sérail et me présenta au seigneur Marécot, premier ministre du pacha. Il parut touché de mon malheur ; ma jeunesse, ma figure parurent faire une certaine impression sur ce brave homme ; il me fît endosser des vêtements turcs, me présenta au pacha comme son neveu, lui raconta à ce sujet une fable ; le pacha m’accueillit bien, me fit pour ainsi dire son favori et voilà pourquoi aujourd’hui, on m’appelle l’esclave bien-aimé du pacha. Mais je te le demande, Auguste, si tout se découvrait… tu connais le pacha, il n’y aurait pas de grâce à espérer et ton ami Victor ainsi que le brave Marécot serait mis à mort sans aucune forme de procès… Maintenant, Auguste, crois-tu que je n’aie pas lieu d’être triste ?

Auguste.

Je connaissais un peu de votre histoire par une conversation que vous eûtes un jour dans le jardin du palais avec le seigneur Marécot. Mais, encore une fois, le pacha vous aime beaucoup, vous le charmez par votre talent pour la musique, vous êtes admis dans l’intérieur du palais, ce qui n’est guère permis à aucun esclave ; moi-même, français comme vous, je jouis d’une certaine liberté, grâce à vous ; vous fûtes aussi touché de mon malheur que je vous racontai Mon père, ma mère, massacrés par les pirates, et moi, vendu comme esclave, assujetti aux ouvrages les plus durs !… Encore une fois, Victor, c’est à vous que je dois d’être délivré de mes maux ; le pacha m’a mis près de vous pour vous servir et vous avez bien voulu que je sois votre ami.

Victor.

(Lui prenant la main.) Non pas un ami, Auguste, mais un frère !… Que le Ciel écouté ma prière et tout me dit qu’un jour nous serons libres et que nous reverrons la France !

Auguste (regardant au fond).

Ah ! mon Dieu ! que nous veut le seigneur Marécot, d’où lui vient cet air consterné ?


Scène 2me.


LES MÊMES.
Marécot (arrivant tout effrayé).

Mes amis !… C’en est fait !…

Victor.

Comment !… Il n’est plus ?

Marécot.

Vous l’avez dit : l’ours a vécu… il n’a pas même voulu attendre la visite dès médecins.

Victor.

On a beau dire… cet ours-là n’était pas sans intelligence.

Marécot (d’un air détaché).

Oui, c’est une grande perte pour la ménagerie, car, à la cour on peut s’en passer.

Victor (surpris).

Comment, seigneur Marécot, vous qui l’aimiez tant ?

Marécot.

Je l’aimais… je l’aimais… je l’aimais comme tout le monde, quand le pacha était là ; je ne l’aurais pas dit de son vivant !… Mais c’était bien le plus vilain animal !… Et d’un caprice… des caprices… beaucoup de caprices… Moi qui étais attaché à sa personne, j’ai été à même de l’apprécier… Et Dieu merci, j’en dirais long, si ce n’était le respect qu’on doit aux gens qui ne sont plus en place.

COUPLET.
Air : Prenons d’abord l’air bien méchant.

Il joignait l’air d’un intrigant
À l’astuce d’un diplomate,
Et quoiqu’il fît le chien couchant,
Donnait souvent des coups de patte ;
Taciturne, il grognait toujours,
Et dans sa fierté monotone,
Sous prétexte qu’il était ours,
Monsieur ne parlait à personne.

Victor.

Ce qui n’empêche pas que voilà tout le palais en deuil.

Marécot.

Le moyen de faire autrement. Pour peu que le seigneur Schahabaham se désole, il faudra bien faire comme lui, et ce n’est pas gai ; mais dans notre état… le maître avant tout.

COUPLET.
Air : À mes dépens est-ce que vous voulez rire ?


Dès qu’il va mal, ma santé se dérange,
Dès qu’il est gai, moi je ris aux éclats ;
S’il n’a pas faim, je ne bois ni ne mange,
S’il a sommeil je ronfle avec fracas (bis).
Mais l’ours est mort, jugez, donc quelle scène
Dans ce palais nous allons essuyer ;
Je sens déjà mes deux yeux se mouiller,
Car vous savez que dans toutes ses peines
C’est toujours moi qui pleure le premier,
Car vous savez que dans toutes ses peines,
C’est toujours moi qui pleure le premier.

Le plus terrible, c’est que le seigneur Schahabaham ignore la mort de son favori et je me confie, mes amis, à votre discrétion.

Victor.

Il faudra pourtant bien la lui annoncer.

Marécot.

Oui, mais s’il est une fois de mauvaise humeur, c’est fait de nous tous ; le danger commun doit nous réunir.

Victor.

Comment le distraire et l’empêcher d’y penser ?




Scène 3me.


LES MÊMES, ALI.
Ali.

Seigneur Marécot, deux marchands européens viennent de se présenter à la porte du palais ; ils prétendent que vous leur avez accordé audience pour ce matin.

Marécot.

Eh ! justement, ils ne pouvaient arriver plus à propos ; ce sont des commerçants ambulants, qui vendent, brocantent et achètent des raretés et des curiosités. J’ai à leur vendre une fourrure superbe. (À Ali.) Fais entrer ces négociants estimables et prie-les d’attendre. (Ali sort.)



Scène 4me.


LES MÊMES (hors Ali).
Marécot. (Chant.)


Oui, mes amis, cherchons bien,
Nous trouverons le moyen
Qui plaira,
Conviendra
À notre excellent pacha.
Il s’agit de le duper,
Il s’agit de le tromper ;
Ainsi donc, entre nous,
Je pense compter sur vous.

(Aux deux esclaves.)

Je vous le révèle,
Pas d’parole indiscrète,
Taisons-nous aujourd’hui
Sur la mort du favori.
Si sa déconv’nue
Des grands était sue,
Que de gens qui déjà
D’mand’raient sa place au pacha !

chorus.

Oui, mes amis, cherchons bien, etc., etc.


(Sortie par le fond après le chant.)




Scène 5me.

Lagingeole, Tristapatte., (Ils sortent par la gauche, porte opposée à la ménagerie. Tristapatte triste.)
Lagingeole.

Eh ! bien, entre donc, Tristapatte, il n’y a rien à craindre, nous sommes près de l’appartement des favoris du pacha et de la ménagerie ; as-tu peur ?

Tristapatte.

Non, mais je ne peux pas entrer dans un endroit où il y a des esclaves, sans penser que peut-être mon pauvre Victor… je l’aimais tant…

Lagingeole.

Il est vrai que nous l’aimions bien, ce cher enfant, il était si beau, si doux et surtout instruit… ah !…

Tristapatte.

Aussi c’est ta faute.

Lagingeole.

Comment, ma faute ?

Tristapatte.

Sans doute, tu me faisais un tas d’histoires pour le faire partir ; si je ne t’avais pas écouté, il ne serait pas parti en avant… et quand j’ai lu sur le papier que le bâtiment où était Victor avait fait naufrage sur les côtes d’Afrique… que peut-être des corsaires… ah ! maudits corsaires !… Enfin sans toi nous serions encore ensemble.

Lagingeole.

C’est vrai, mais aussi ; que diable, pourquoi te lamenter ainsi depuis trois années, moi je te dis que nous reverrons Victor, qu’il est peut-être plus heureux que nous… Du reste, cette affaire-là me fait autant de peine qu’à toi.

Tristapatte.

Oh non !

Lagingeole.

Oh si !

Tristapatte.

Je sais bien comment j’aimais mon neveu.

Lagingeole.

Je te dis que je l’aimais aussi… mais tiens ne songeons maintenant qu’à notre fortune.

Tristapatte.

Oui, elle est en bon train, notre fortune.

chant.

D’un coup d’commerce tu me tentes,
Tous deux nous entreprenons
D’réunir des bêtes savantes,
Et nous nous associons.
De peur de la concurrence,
Nous abandonnons Paris,
Et pour doubler not’finance,
Nous am’nons dans ce pays
L’ours savant et plein d’adresse,
Le chat savant qui miaule en ut ;
Bref, des savants de toute espèce,
C’était pis qu’un institut.
Mais des gens de c’t’importance
Mangeaient tous soir et matin :
Ne pouvant viv’ de science,
En route ils sont morts de faim.
Lors avec eux j’m’en accuse,
J’ai calmé mon appétit
Et j’ai la science infuse
Sans en avoir plus d’esprit.

Pour dernier coup… à notre âne

Nous v’nons de fermer les yeux,
Et de toute la caravane
Il ne reste que nous deux.

bis.
Lagingeole.

Et ne nous reste-t-il pas nos talents, notre industrie ? Avec de l’esprit, et j’en ai… de l’effronterie, et tu en as, on se tire de tout.

Tristapatte.

V’là que je suis un effronté maintenant.

Lagingeole.

Enïïn, n’est-ce pas toujours toi qui te mets en avant ?

Tristapatte.

C’est-à-dire que tu me mets toujours en avant, et je commence à en avoir assez. S’il y a quelque danger à courir, quelques coups de bâton à recevoir, c’est toujours pour moi, voilà mes profits ; nous devrions au moins partager.

Lagingeole.

Tout peut se réparer. Si nous pouvions faire ici quelque bonne opération de commerce.

Tristapatte.

Mais je te répète que nous n’avons plus rien.

Lagingeole.

Justement, c’est comme ça qu’on commence. Si nous avions seulement avec nous cette petite baleine qu’on a pêchée dernièrement dans le journal de Paris, sur les côtes du Holstein… c’était là un joli cadeau à faire au pacha de ce lieu, si nous l’avions !

Tristapatte.

Oui, mais ne l’ayant pas…

Lagingeole.

Comment dis-tu ?…

Tristapatte.

Je dis : ne l’ayant pas…

Lagingeole.

Si tu vas parler comme ça devant le pacha, on aura une belle opinion de nous. Mais, silence ! On vient. Dis toujours comme moi, et tenons-nous prêts à profiter des bonnes occasions.



Scène 6me.


LES MÊMES, (Marécot).
Marécot (à part, sans les voir).

J’ai fait tout ce que j’ai pu pour assoupir la fatale nouvelle, et, grâce au prophète, le pacha ne se doute encore de rien. Je l’ai laissé occupé à regarder des petits poissons rouges qui se remuent dans un bocal, et en voilà pour une bonne heure. (Apercevant les deux marchands.) Ah ! ce sont ces marchands européens ?

Tristapatte (à part, à Lagingeole).

Oui, marchands… sans marchandises.

Lagingeole (à part, à Tristapatte).

Veux-tu te taire ? (Haut.) Il est vrai de dire que nous possédons un assortiment complet d’animaux curieux, de bêtes savantes, d’animaux les plus rares.

Marécot.

Cela se rencontre à merveille… nous qui voulons donner au pacha une petite fête… un divertissement.

Lagingeole.

Une fête !… J’ai ce qu’il vous faut. (Montrant Tristapatte.) J’ai l’honneur de vous présenter mon camarade qui danse fort bien sur la corde.

Lagingeole (bas à Tristapatte).

Mais tais-toi donc, tu sais bien que ce n’est pas vrai.

Lagingeole (de même).

Eh ! mon ami, avec un balancier, tu t’en tireras tout comme un autre.


Marécot.

Ce n’est pas cela que j’entends ; je veux dire quelque rareté en fait d’animaux. (Lagingeole frappa sur l’épaule de Tristapatte et a l’air de le présenter à Marécot.) Eh bien ! c’est bon. Il faut vous dire que le pacha aime beaucoup les bêtes savantes, et nous avions ici un ours blanc qui faisait ses délices.

Tristapatte (à part).

Un ours ! Nous qui en possédions un si beau.

Lagingeole (vivement, après avoir rêvé).

Un ours, dites-vous ? J’ai justement ce qu’il vous faut.

Tristapatte (bas à Lagingeole).

Mais tu sais bien qu’il est mort.

Marécot.

Comment ! Il serait possible ? Vous auriez notre pareil ?

Lagingeole.

Oh ! exactement semblable, excepté, par exemple, qu’il est noir, mais en fait de talents, la couleur n’y fait rien, et je vous livre celui-là pour le premier ours du monde. Il a fait l’admiration de toutes les cours et ménageries de l’Europe. En ce moment il arrive directement de Paris, où il avait été appelé par souscription. Cet ours dans le séjour qu’il a fait à Paris, a pris les belles manières et les gentillesses des citoyens de cette grande ville. Il boit, il mange, pense et raisonne comme vous et moi pourrions faire.

Marécot.

C’est admirable.

Lagingeole.

Il joue, il danse comme un personne naturelle. Je n’ai pas encore pu lui apprendre à chanter ; ça viendra ; mais en revanche, il pince de la harpe, de la guitare divinement et il a manqué de figurer dans une représentation à bénéfice pour le doyen… des ours.

Marécot (enthousiasmé).

Ah ! mon ami, mon cher ami, nous sommes sauvés : je prédis à vous et à votre ours le sort le plus brillant ! Par exemple, si celui-là ne devient pas le favori du pacha !… Mais ce n’est pas tout : le pacha aime aussi les poissons ; il nous faudrait donc un poisson extraordinaire.

Tristapatte.

Je vous comprends bien ; vous ne voudriez pas un roquet de poisson, un goujon, par exemple.

Lagingeole.

J’y suis, monsieur voudrait un beau poisson, un poisson comme on n’en voit pas beaucoup.

Marécot

Un poisson comme on n’en voit guère.

Lagingeole (froidement).

J’ai votre affaire. Prenez mon ours.

Marécot.

Je pourrai fort bien m’arranger de votre ours, mais…

Tristapatte (à Lagingeole).

Tu n’entends donc pas ce que dit monsieur ?

Lagingeole.

Comment ?

Tristapatte.

Tu dis à monsieur : Prenez mon ours.

Lagingeole.

Eh bien ?

Marécot.

Eh bien ?

Tristapatte.

Eh bien ? Qu’est-ce que monsieur t’a demandé ?

Marécot.

Qu’est-ce que j’ai dit à monsieur ?

Lagingeole.

Qu’est-ce que j’ai répondu ? Prenez mon ours.

Tristapatte (à part).

Prenez mon ours… il ne sortira pas de là.

Marécot.

Votre ours fera donc le poisson ?

Lagingeole.

C’est son état ; c’est un ours marin.

Marécot (stupéfait).

Un ours marin ! ah ! le pacha en perdra la tête. Mon ami, notre fortune est faite, la vôtre et la mienne.

Lagingeole (bas à Tristapatte).

Entends-tu ? notre fortune (haut) et dites-moi, seigneur Marécot, votre pacha est-il bon homme ?


Marécot.

Il est d’une douceur et d’un laisser-aller qui vous étonneront.

couplet.

Air : — Chez les belles à mon début.

Il a bon ton, il a bon air ;
Pourtant, malgré sa bonhomie,
De son cousin le dey d’Alger
Il a quelquefois la manie :
Tout à coup lui prend un accès,
Pour un rien, il s’emporte, il gronde.

Il vous tue… et l’instant d’après

C’est le meilleur homme du monde.

bis.
Lagingeole.

Je connais ça. C’est la maladie du pays.

Marécot.

Mais surtout, il n’aime pas à attendre… ainsi hâtez-vous d’amener votre ours. Shahabaham donne aujourd’hui même une fête à toute sa cour et je dois vous dire que parmi tous les invités, il y a un jeune esclave français que le pacha aime beaucoup ; cet esclave n’en est pas un pour lui, puisqu’il veut qu’il porte le costume turc dans toute sa richesse ; il ne le sait pas français ; c’est toute une histoire que je vous conterai plus tard. J’ai encore un autre marché à vous proposer, mais nous en parlerons dans un autre moment. Le pacha ne peut tarder à paraître, hâtez-vous donc de quitter ces lieux. {Il sort.)




Scène 7me.

Tristapatte.

Ah ça ! mon ami Lagingeole, dis-moi, si par hasard tu n’as pas perdu la tête, d’aller promettre au pacha un ours qui joue et qui danse ; où veux-tu que nous trouvions une bête comme celle-là ?

Lagingeole.

Comment ? tu ne devines pas qui est-ce qui est la bêle ?

Tristapatte.

Ma foi, non.

Lagingeole.

Eh bien ! mon ami, c’est toi.

Tristapatte.

Comment ? Je suis la bête ?

Lagingeole.

Eh ! oui, c’est toi qui es la bête ; car tu ne comprends rien. Ne te rappelles-tu pas que nous avions un ours ?

Tristapatte.

Oui, mais il est mort, il ne nous en reste plus que la peau.

Lagingeole.

Eh bien ! je te mets dedans.

Tristapatte.

Tu me mets dedans, je comprends bien ça ; voilà positivement ce que je ne veux pas. Tu n’en fais jamais d’autre.

Lagingeole.

Songe donc que tu es justement de sa taille, que tu danses, que tu pinces de la guitare. Que diable ! je t’avais en vue ; le rôle est destiné pour toi.

Tristapatte.

C’est possible ; mais un autre le jouera.

Lagingeole.

Songe d’ailleurs…

Tristapatte.

Tu as beau dire ; je ne serai pas ours ; je ne veux pas être ours. Diable ! ça sent trop le bâton.

Lagingeole.

Pense donc à notre fortune !

Tristapatte (se fâchant).

Je me moque bien de la fortune, moi, je méprise la fortune, je suis philosophe, et je ne veux pas être ours.

Lagingeole.

Eh ! mon ami, l’un n’empêche pas l’autre. (On entend préluder sur un instrument.) Silence ! on chante.

(Ils écoutent tous les deux ; pendant le couplet de Victor, signes de joie, de surprise de Tristapatte).
(Victor, en dedans).
couplet.

Combien j’ai douce souvenance
Du joli lieu de ma naissance,
Amis, qu’ils étaient beaux ces jours
De France !
Ô mon pays ! sois mes amours
Toujours.

Tristapatte (au comble de la joie).

Lagingeole ! Mon ami ! C’est bien lui ! C’est Victor.

Lagingeole.

Oui ! oui ! Je reconnais sa voix.

Tristapatte.

Son chant m’a tout ému !

Lagingeole.

Et moi donc ? Le cœur me bat.

Tristapatte.

Cher Victor ! Il pense à moi.

Lagingeole.

Oh ! oui, il pense à nous.

Tristapatte.

À nous ! comme tu voudras, mais je suis son oncle, et toi…

Lagingeole.

Et moi ton associé, ton ami ; et je me félicite qu’il nous soit rendu.

Tristapatte.

Pas encore… comment pourrons-nous pénétrer auprès de lui ?

Marécot (ayant réfléchi, frappe sur l’épaule de Tristapatte qui lui tourne le dos).

Ah ! mon ami !

Tristapatte (fait un saut de frayeur et jette un cri).

Ah ! qu’est-ce que c’est donc ?

Lagingeole.

Une idée sublime, admirable !

Tristapatte (se remettant).

Cet être-là me fait des peurs à mourir. Eh bien ! quelle idée ?

Lagingeole.

Mets-toi en ours.

Tristapatte.

Encore ? Tu vas recommencer ta scène ?

Lagingeole.

C’est le seul moyen de te rapprocher de ton neveu sans danger, et de t’en taire reconnaître.

Tristapatte.

Comment ! Tu veux qu’il me reconnaisse quand je serai en ours ?

Lagingeole.

Sois donc tranquille ; je me charge de causer avec lui et de le prévenir en particulier.

Tristapatte.

Tu lui diras donc : il y a quelque chose là-dessous ?

Lagingeole.

Sans doute. Tu ne peux pas tout faire ; je suis trop juste pour l’exiger. (On entend une brillante musique dans le lointain.) Mais j’entends le bruit des fanfares ; partons et revenons au plus vite.

(Ils sortent par la gauche.)


Scène 8me.

SCHAHABAHAM, MARÉCOT, VICTOR, AUGUSTE (en grand costume arabe, suite d’esclaves, Arabes, etc., etc. Schahabaham va s’asseoir sur son trône ; Marécot, Victor, Auguste se tiennent debout à ses côtés ; la troupe forme un demi-cercle au milieu du théâtre).
CHŒUR.
Air : Carabosse (de Riquet à la houppe).

Quelle fête
Qui s’apprête,
Amis, crions : Allah !
Chantons, chantons, crions : Allah !
Gloire ! honneur à notre pacha,
À ce pacha si grand, si bon !
Il vient ici, amis, chantons :
Quelle fête
Qui s’apprête,
Amis, crions : Allah !
Chantons, chantons, crions : Allah !

SCHAHABAHAM.
C’est bon (six fois).
(Victor lui présente une longue pipe et Auguste du feu.)
Schahabaham.

Ainsi donc il est censé que nous sommes ici pour nous amuser ; en conséquence, je déclare que le premier qui ne s’amusera pas, je lui fais couper la tête tout de suite.

Marécot (s’inclinant à l’orientale).

Premier rayon de la lumière sans fin, je viens t’offrir mon hommage et me précipiter à tes genoux pour baiser la poussière de tes souliers, c’est-à-dire de tes babouches.

Schahabaham (lui présente le pied).

Baise, mon ami, baise…

Marécot.

L’autre, s’il vous plaît.

Schahabaham (lui donnant l’autre pied).

Mais sois gai, c’est l’ordre du jour. Ne m’as-tu pas promis que nous aurions une bête curieuse ?

Marécot.

Oui, Seigneur, un ours marin. (Allant au-devant de Lagingeole qui parait au fond).

Voici son conducteur que j’ai l’honneur de présenter à votre hautesse, il parle…



Scène 9me.

LES PRÉCÉDENTS, LAGINGEOLE.
Schahabaham.

J’aime beaucoup les ours, moi ; ainsi, soyez le bienvenu, mon garçon.

Victor (à part).

Dieu ! me trompé-je ? C’est Lagingeole, l’associé de mon oncle.

Marécot (à Lagingeole).

Vous pouvez commencer, mon brave homme.

Lagingeole.

L’ours incomparable amené des forêts du nord dans Paris et de Paris dans ces augustes lieux, pour les plaisirs du grand, du puissant, du vertueux, du… (il cherche à se rappeler le nom).

Marécot.

Allons, allons ; peut-on oublier un si beau nom ? Schahabaham…

Lagingeole.

Du généreux Schahabaham.

Schahabaham (à part).

Il est très-honnête.

Lagingeole (continuant sa réplique).

Va paraître à vos yeux.

Victor (à part).

Qu’est devenu mon oncle ?

Lagingeole.

Il ne s’agit point ici, Noble Seigneur, Illustre Pacha, comme tant d’autres… pourraient vous le faire voir, d’une chèvre qui danse sur la corde, ou… d’un chien savant qui joue aux dominos, ou fait des comptes d’arithmétique…

Schahabaham.

Comment ? des chiens mathématiciens ! Est-ce qu’il y en a ?

Lagingeole.

J’en attends, et j’aurai l’honneur de vous les offrir. Je vais commencer par vous distribuer le programme des exercices.

Schahabaham.

À la bonne heure ; car je n’entends jamais rien à un concert quand je n’ai pas le programme.

Lagingeole (après en avoir distribué au pacha, à Marécot et à plusieurs autres, en donne un à Victor et lui dit à voix basse).

Lisez.

Victor.

Que vois-je ? (Lisant.) L’ours est votre oncle » (A part, dissimulant.)



Scène 10me.

LES PRÉCÉDENTS, TRISTAPATTE (en ours noir, conduit par un esclave).
CHŒUR.

J’admire vraiment
Ce spectacle étrange ;
J’admire vraiment
Cet ours étonnant.

Victor (à part).

Grand Dieu ! quoi, c’est lui !
Comme ça le change !
Qui croirait qu’ici
J’vois mon oncl’ chéri ?

(Pendant ce chœur l’ours danse avec un bâton).
Lagingeole.

Si sa Grandeur daigne lui commander, il obéira.

Schahabaham (parlant à l’ours).

Animal surprenant, dites-moi (À part.) Ma foi, je ne sais quoi lui dire moi-même. (Haut.) Dites-moi, animal surprenant, surprenant animal. (À l’ours qui s’approche trop près de lui.) Éloignez-vous donc, vous pourriez me dévorer, mon cher… (À Lagingeole.) Je serais curieux de l’entendre griffer sur la guitare un morceau de sa composition, comme on me l’a promis.

Lagingeole.

Seigneur, vous allez être satisfait.

Schahabaham.

La musique est-elle vraiment de sa composition ?

Lagingeole.

Oui, Seigneur, lisez le programme.

Schahabaham.

On l’aura sans doute un peu retouchée. Enfin nous allons en juger.

Lagingeole.

Messieurs, la plus grande attention : l’ours va commencer. (Un esclave apporte une guitare, Cours griffe l’air : « Au clair de la lune. »)

Lagingeole.

Admirez cet air chéri par tous les amateurs de l’art.

Schahabaham.

On a beau dire, il n’y a que les européens pour ces choses-là ; un ours turc n’en ferait jamais autant. Dites-moi, l’homme, comment vous y êtes-vous pris pour instruire cet animal d’une manière aussi surprenante ? Si vous me répondez juste, je vous nomme gouverneur de mes enfants.

Lagingeole.

Seigneur, vous prenez un ours ; il faut pour cela qu’il soit jeune ; cependant il serait vieux, que ce serait absolument la même chose. Vous l’élevez comme il faut, je dis, comme il faut, car là-dessus chacun a sa manière, et je n’en puis fixer aucune, particulièrement. Vous lui donnez de l’éducation, et il se trouve instruit, s’il profite de vos leçons.

Schahabaham.

Parbleu ! vous m’étonnez autant que votre ours. Mais comment diable avez-vous pu le rendre musicien ?

Lagingeole.

Seigneur, je lui ai appris la musique.

Schahabaham (à part).

Cet homme-là s’exprime avec une clarté, une facilité qui me surprennent ! (Haut.) Votre ours danse-t-il, mon ami ?

Lagingeole.

Oui, Seigneur. Allons, Rustaut, faites vos invitations.

Schahabaham.

Qu’il prenne pour danser mes deux jeunes esclaves. (Il désigne Victor et Auguste).

Lagingeole.

Obéissez, Rustaut. (L’ours s’approche des deux esclaves, ils dansent tous les trois au son de la musique, ensuite ils forment le rond et l’ours approche sa tête de Victor comme s’il voulait lui parler bas à l’oreille.)

Victor (à part).

Quelle imprudence !

Schahabaham (descend du trône).

Assez ! assez ! Que tout le monde se retire ; tout le monde, excepté vous, l’homme aux bêtes. Qu’on promène cet ours dans les jardins du palais ; allez.

Victor (à part).

Ciel ! protège mon pauvre oncle.

(Reprise du chœur).
Quelle fête

Qui s’apprête !
Amis, crions : Allah !
Chantons, chantons, crions : Allah !

bis.
(Tout le monde sort, l’ours s’échappe des mains de l’esclave et court après Marécot qui se sauve à toutes jambes du côté opposé à la foule.)


Scène 11me.

SCHAHABAHAM, LAGINGEOLE.
Lagingeole (à part et regardant le pacha).

Que signifie cela ? Se douterait-il ?…

Schahabaham (avec mystère).

Ils n’y sont plus. Je voulais vous prévenir d’une chose ; c’est qu’il m’est venu une idée.

Lagingeole.

Vrai ?

Schahabaham.

J’ai d’autres ours dans ma ménagerie, car je ne vous cache pas que je les affectionne singulièrement ; j’en ai un surtout, mon ours de la mer glaciale, que j’ai fait élever d’une façon toute particulière. D’abord il y a en lui… d’excellents principes, il affectionne la chair humaine.

Lagingeole.

Vraiment ?

Schahabaham.

Il a mangé dernièrement deux de mes eunuques que je lui avais donnés pour gouverneurs.

Lagingeole.

Pauvre bête !

Schahabaham.

J’ai peur que ça ne lui fasse mal… parce qu’il paraît que c’est difficile à passer.

Lagingeole.

Je crois bien, parbleu, deux hommes…

Schahabaham.

Alors, pour aider à la chose, je voudrais aujourd’hui faire danser mon ours avec le vôtre. Voilà mon idée ; je me disais tout à l’heure que deux ours qui danseraient l’allemande, ce serait bien plus gracieux et bien plus singulier. Est-ce que vous ne pourriez pas donner à mes ours quelques leçons de danse ?

Lagingeole (à part).

Ah ! diable !

Schahabaham.

Mais moi je suis pressé de m’amuser, et si vous voulez commencer sur-le-champ, on va vous enfermer avec eux, rien qu’une petite demi-heure, cela suffira toujours pour les premières positions.

Lagingeole (à part).

Ah ! mon Dieu !

Schahabaham.

Mais il faut vous dépêcher, parce que, voyez-vous, je suis naturellement la douceur même ; mais quand mes gens me fâchent ou m’impatientent…

Lagingeole.

Eh bien, quel parti prenez-vous ?

Schahabaham.

Dame ! je leur fais tout bonnement couper la tête…

Lagingeole.

C’est un moyen ; mais…

Schahabaham.

Moi, je trouve que cela tranche les difficultés…

Lagingeole.

D’accord. Mais s’il m’était permis là-dessus de vous présenter mon système d’économie politique…

Schahabaham.

Comment donc ! présentez-le, je vous en prie.

Lagingeole.

Vous savez sans doute ce que c’est que l’économie politique.

Schahabaham.

Allez toujours, allez toujours.

Lagingeole.

Tenez, c’est moi qui serai l’exemple d’économie politique ; croyez-vous que mes animaux ne soient pas aussi difficiles à conduire. Mais si je leur faisais couper la tête, où diable serait l’économie, je vous le demande.

Schahabaham.

C’est vrai. Cet homme-là est étonnant.

Lagingeole.

Je me contente de leur faire administrer la bastonnade, une forte bastonnade, encore pas à tous, car il faut aller proportionnellement, et vous sentez que si je la faisais donner à mes serins savants… mais je respecte en eux leur âge et leur faiblesse, et je ne leur donnerais pas même une croquignole.

Schahabaham.

Comment, une croquignole ?

Lagingeole.

Oui, une croquignole.

(Il fait le geste du doigt.)
Schahabaham.

Ah ! vous voulez dire une pichenette ?

Lagingeole.

Non, croquignole est le mot.

Schahabaham.

Pichenette est plus usité.

Lagingeole.

Tenez, voilà ce qui a tout brouillé en politique ; on a cessé de s’entendre sur les mots, et alors…

Schahabaham.

On dit pichenette.

Lagingeole.

On doit dire croquignole.

Schahabaham (apercevant Marécot).

Voilà justement mon conseiller intime qui s’avance vers nous ; nous allons le prendre pour juge.



Scène 12me.

LES MÊMES, MARÉCOT.
Marécot (tout effaré).

Seigneur…

Schahabaham.

Il ne s’agit pas de cela.

Marécot.

Mais, Seigneur…

Schahabaham.

Tais-toi, tais-toi, te dis-je, et réponds.

(Il lui donne une pichenette sur le nez.)

Comment appelle-t-on ça ?

Marécot.

Ça ?

Lagingeole.

Ne l’influencez pas. (Il lui en donne une aussi de l’autre côté.) Oui, ça ?

Marécot (au pacha).

Aie ! Eh bien, il ne se gêne pas.

Schahabaham.

Je lui en ai donné la permission.

Marécot.

Eh bien, cela s’appelle une chiquenaude.

Lagingeole.

Oh ! alors croquignole, pichenette, chiquenaude ; il y a un langage différent pour toutes les classes de la société.

Marécot.

Seigneur…

Schahabaham.

Tu peux parler maintenant.

Marécot.

D’après vos Ordres, on avait laissé l’ours de Monsieur se promener en liberté et on vient de le surprendre…

Schahabaham.

Où ça ?

Marécot.

Vous ne le devineriez jamais… dans la salle réservée aux esclaves privilégiés et parlant ou plutôt ayant l’air de parler à votre favori.

Schahabaham.

C’est admirable ! Un ours pénétrer dans les appartement du palais ! et avait-il bon air ?

Marécot.

Mais l’air de quelqu’un qui tient une conversation ; il parait que c’est un animal bien caressant.

Schahabaham.

C’est miraculeux ! jamais je n’aurais cru cela.

Marécot.

Du reste, je l’ai fait conduire dans la petite ménagerie, ici près.

Lagingeole (à part).

Grand Dieu ! dans la ménagerie ! pauvre Tristapatte !

Marécot.

Je présume que l’on peut compter sur sa sagesse, car il n’y a dans cette ménagerie que des oiseaux, des singes, des bipèdes enfin.

Lagingeole (à part).

Je respire. (Il aperçoit Tristapatte dans la ménagerie qui montre sa tête au-dessus de la grille et qui lui fait des signes de la patte.) C’est lui.

Schahabaham.

Je n’y tiens plus. Il faut absolument que je le voie aux prises avec mon ours de la mer glaciale. (Tristapatte et Lagingeole se font des signes d’intelligence.) Je donne douze mille sous d’or s’ils dansent ensemble la gavotte.

Lagingeole (regardant Tristapatte).

Douze mille sous d’or ! (Tristapatte lui fait signe de refuser.) Seigneur…

Schahabaham.

Ah ! il le faut ou je me fâche. Eh bien ! Marécot, que vous ai-je dit ? allez me chercher la grande ourse de la mer glaciale et l’amenez ici pendant que je vais avertir tout le monde du spectacle qui va avoir lieu. (À Lagingeole.) Croyez-vous réellement qu’ils pourront danser la gavotte ?

Lagingeole.

Mais… Seigneur

Schahabaham.

Je l’ordonne d’abord. Ainsi, arrangez-vous, si je n’ai pas la gavotte, je fais trancher la tête aux deux danseurs, ainsi qu’à vous, messieurs. (L’acteur s’adresse ensuite aux musiciens de l’orchestre.) Et à vous tous, messieurs les musiciens. Sur ce, j’ai bien l’honneur de vous saluer. (il sort.)


Scène 13me.

MARÉCOT, LAGINGEOLE.
Marécot.

C’est qu’il est homme à le faire, et quel parti prendre ?

Lagingeole (à part).

Par exemple, si je sais comment me tirer de là, moi et le pauvre Tristapatte.

Marécot.

Ah ! seigneur Lagingeole, vous me voyez dans un embarras…

Lagingeole (à part).

Parbleu ! il n’y est pas plus que moi. (Haut.) Votre ours de la mer glaciale est donc bien méchant ?

Marécot.

Le pauvre animal ne fera jamais de mal à personne ; il est mort ce matin.

Lagingeole (vivement).

Mort, dites-vous ?

Marécot.

Hélas ! oui, et c’est sa peau que je voulais vous vendre… Le pacha qui compte sur lui pour danser la gavotte !… Ah ! je suis un homme perdu.

Lagingeole.

Ah ! mon ami, que c’est heureux ! Attendez… une idée lumineuse : dansez-vous un peu la gavotte ?

Marécot.

Ce que vous me demandez est très-déplacé. Vous me voyez au désespoir et vous venez me dire… comme si je pouvais avoir le cœur à la danse.

Lagingeole.

Il ne s’agit pas de cela. Dansez-vous la gavotte ?

Marécot.

Dame, la gavotte… le rigaudon… un cotillon… autrefois je m’en tirais pas mal.

Lagingeole.

Eh bien ! nous voilà tirés d’affaire. Le pacha est bon enfant dans sa férocité, et avec lui, le premier moment une fois passé… venez, je vais vous expliquer… je vais présider à votre toilette, et je cours après avertir le pacha que ses ordres sont exécutés et que le bal va commencer.

Marécot.

Comment ? Qu’est-ce que vous dites donc là ?

Lagingeole.

Oh ! ne craignez rien de mon ours, j’en réponds, et je

ne le quitterai pas.
(Ensemble.)
Air : Quel tapage effrayant (de Michel et Christin.)

Allons, dépêchons-nous,
Notre maître va paraître ;
Allons, dépêchons-nous,
C’est ici le rendez-vous.

(On entend du bruit dans la ménagerie.)
Lagingeole (continuant bas).
Mais, quel est donc ce bruit !
Marécot.

Sans doute quelque bipède
Vidant une querelle :
Esquivons-nous sans bruit.

(Ensemble.)
Allons, dépêchons-nous, etc.
Tristapatte (dans la ménagerie se disputant).
(Il chante avec les deux acteurs.)

Allons, finirez-vous ?
Ils viennent me prendre en traîtres.
Allons, finirez-vous ?
Je vous étrangle tous.

(Marécot et Lagingeole sortent.)

Scène 14me.

(Tristapatte sort par-dessus le mur, la tête d’ours sous son bras, il descend, le long de l’arbre).

(Seul.)

Petit ! petit ! Ah ! le maudit animal ! il croit peut-être qu’il me fera peur, et que je me laisserai faire. Il m’a joliment mordu, malgré ça ; mais c’est en traître. Ah ! mon Dieu ! quel état que celui d’ours, puisqu’on ne peut même passe faire respecter d’un singe. Il était là dans un coin, et je ne lui disais rien, quand il est venu m’attaquer. D’abord, le ciel est témoin que ce n’est pas moi qui ai commencé ; je suis connu, quand même ; mais malgré ma candeur naturelle, je me suis dit : je suis ours,’enfin, et il faut que chacun tienne son rang. Je lui ai allongé un coup de griffe, et il m’a mordu. Aie ! c’est qu’il a emporté la peau : faites donc l’ours après cela, pour vous faire mordre, vous faire bâtonner ! Je vous demande s’il n’y a pas de quoi perdre la tête, et dans le désespoir où je suis, je ne sais pas trop qu’est-ce qui pourrait me la remettre. (Regardant à gauche.) Mais on vient. Dieu ! que vois-je ? C’est le grand ours de la mer glaciale. Remettons ma tête : il ne me fera peut-être pas de mal, me prenant pour son égal.

(Il remet sa tête d’ours.)


Scène 14me.

Tristapatte (en ours noir,) Marécot (en ours blanc).
Marécot (à part, sans voir l’ours noir).

Le projet est bouffon, mais s’il pouvait réussir. (Apercevant Tristapatte.) Eh bien ! Que vois-je donc là ? C’est l’ours du seigneur Lagingeole. Il m’avait promis de ne pas le quitter. Si je pouvais l’attraper par sa chaîne.

Tristapatte (à part).

Aie ! Il s’avance vers moi. Oh ! oh ! ah ! ah ! (il tâche d’imiter l’ours).

Marécot (à part).

Miséricorde ! Il se fâche ! (Il imite l’ours.)

Tristapatte (à part).

Où fuir ? Il va me dévorer !

Marécot (à part, reculant).

Mais il est sauvage. Oh ! oh ! oh ! (Il imite l’ours ainsi que l’autre ; tous deux cherchent à s’éviter ; ils parcourent le théâtre dans le même sens, se heurtent en voulant se fuir, et leurs têtes d’ours tombent du côté opposé à leur personne.)

(Tous deux stupéfaits.)

Ah bah !

Tristapatte.

Comment ! c’est vous ? Je vous reconnais, vous êtes donc aussi dans les ours ?

Marécot (le regardant).

Je ne me trompe pas ; c’est l’associé de Lagingeole. Ah ! c’est donc vous, marchand européen ? Venez donc un peu ici que nous causions. (Les deux vont s’asseoir sur le trône.) Comment se fait-il ?… (On entend des fanfares.) Ah ! mon Dieu ! Voici le pacha ! Vite à notre poste, ou nous sommes perdus. (Ils ramassent vivement leurs têtes et les changent sans s’en apercevoir).



Scène 16me.

LES PRÉCÉDENTS, SCHAHABAHAM, LAGINGEOLE, VICTOR, AUGUSTE, suite du pacha.
Lagingeole (au pacha).

Oui, Seigneur, vous allez être satisfait, et…

Schahabaham (apercevant les ours qui ont changé de têtes).

Mais que vois-je ?

Lagingeole (à part).

Oh ! les maladroits ! qu’ont-ils fait ?

Cœur général.

Grands dieux ! la singulière chose !
Et par quel inconnu pouvoir,
Cet ours dans sa métamorphose
Est-il moitié blanc, moitié noir ? (bis.)

Lagingeole.

Je vais être leur interprète.
Tous ces beaux lieux, sur mon honneur,
Peuvent leur faire tourner la tête,

Schahabaham.
Mais non la changer de couleur.(bis.)
Schahabaham.

Au fait, comment se fait-il que mon ours blanc ait la tôle noire, et mon ours noir la tête blanche !

Lagingeole (se grattant l’oreille).

C’est la chose la plus aisée à comprendre. (À part.) Que le diable les emporte !

Schahabaham.

Aisé à comprendre ; c’est aisé à dire. Expliquez-vous donc.

Victor (à part).

Comment reconnaître mon pauvre oncle dans ce chaos d’ours ?

Lagingeole (après réflexion).

Messieurs, vous n’êtes pas sans avoir lu M. de Buffon, et le traité d’Aristote sur les quadrupèdes ?

Schahabaham.

Certainement nous les avons lus. Comment se fait-il qu’un ours qui avait la tête noire l’ait blanche maintenant ?

Lagingeole.

Vous allez me comprendre tout de suite, parce que, Dieu merci, je ne parle pas à une buse, mais au grand Schahabaham, le prince le plus éclairé de l’Orient.

Schahabaham.

Vous êtes bien bon. Voyons.

Lagingeole.

Cet animal fidèle sait qu’il a changé de maître, et vous êtes beaucoup trop instruit pour ne pas connaître l’effet de la douleur sur les âmes sensibles. On a vu des personnes naturelles qui dans l’espace d’une nuit voyaient blanchir leur cheveux à vue d’œil.

Schahabaham.

Ça, c’est vrai, je comprends ; mais cet autre qui est blanc et qui a la tête noire ?

Lagingeole (réfléchissant et se grattant l’oreille).

Ah ! pour celui-là, je vous avoue que je suis fort embarrassé, et je ne crois pas… à moins cependant qu’il n’ait pris perruque, ce que je n’ose affirmer.

Schahabaham.

C’est impossible ! Je sais qui est-ce qui peut me rendre compte… (Appelant.) Marécot !

Marécot (s’oubliant et se retournant).

Plaît-il ?

Schahabaham (étonné).

Il me semble qu’un de vous a parlé ?

Lagingeole (vivement).

C’est impossible !

Schahabaham.

Je l’ai bien entendu, peut-être. Je veux savoir lequel m’a répondu.

Lagingeole.

Vous voyez qu’ils ne vous répondent pas.

Schahabaham.

C’est qu’ils y mettent de l’obstination ; mais je vais leur apprendre à parler, moi ; qu’on leur coupe la tête.

Victor (effrayé).

Ah ! Seigneur, qu’allez-vous faire ? Au nom de Mahomet…

Schahabaham.

Que ces jeunes gens sont femmelettes ! parce qu’on a surpris un de ces ours près de lui… Mais, je ne veux pas vous refuser, je vous permets d’en sauver un ; point de pitié pour l’autre.

Victor (bas à Lagingeole).

Que faire ? Comment le reconnaître ?… Dites, Lagingeole, lequel est mon oncle ?

Lagingeole (bas).

Ma foi, je n’y suis plus du tout.

Victor (bas).

Je n’ose…

Schahabaham.

Mon grand estafier, tranchez le différend ; apportez-moi leurs têtes.

(Le grand estafier s’avance, son cimeterre à la main).

(Marécot et Tristapatte prennent leurs têtes et les déposent aux pieds du pacha).

Ensemble.

Voilà les têtes demandées.

Schahabaham (surpris).

Qu’est-ce que c’est que ça ? Mon conseiller en ours ! Et quelle est donc cette autre bête ?

Victor (avec supplication).

Seigneur, c’est mon oncle.

Schahabaham (furieux, d’une voix forte).

Qu’entends-je ? ainsi tout le monde me trompait ? Ces ours n’étaient pas des ours ; et ce jeune homme qu’on m’avait donné comme un véritable musulman, comme neveu de mon conseiller, était français et le neveu de cet animal !… (Il montre Tristapatte). Vengeance ! vengeance !

Chœur général (tous tombent à genoux).

Grâce ! grâce ! grâce ! grâce ! grâce !

Schahabaham.
Mais laissez-moi donc avec vos grâces ! C’est bien mon intention, mais vous m’en ôtez le mérite… il faut que je m’amuse en leur faisant peur.
(Tous se lèvent.)

Ah ! que vous êtes bon !

Lagingeole.

Seigneur, quand me paiera-t-on mes émoluments comme gouverneur de vos enfants ?

Tristapatte.

Et moi comme ours, hein ?

Schahabaham.

Il est encore bon, celui-là, il m’en fait gober de toutes les couleurs et, sa tête à la main, demande son salaire. Partagez les douze mille sous d’or.

Couplet final. — (À Marécot).

Tu m’as rendu ma belle humeur
Lorsque je t’ai vu ventre à terre ;
Ce trait t’assure ma faveur,
Je te nomme grand secrétaire.

Marécot.

Cela m’était bien dû d’ailleurs,
Si j’en crois nos grands diplomates, bis.

Il faut, pour grimper aux honneurs,

Savoir aller à quatre pattes.

bis.

(Tristapatte à Marécot, l’invitant à passer devant lui pour parler au public ; ils se font tous deux plusieurs révérences comiques et Tristapatte commence le second couplet final.)

2o (À Marécot).
Monsieur, c’est à vous de passer.
Marécot.
Monsieur, c’est à vous, ce me semble.
Tristapatte.
Monsieur, vous devez commencer.
Marécot.
Eh bien ! commençons donc ensemble.
(Tous deux au public).

Je crains que plus d’un trait malin
Sur mon collègue et moi n’éclate, (bis.)

Mais vous pouvez d’un coup de main

Nous sauver plus d’un coup de patte.

bis.

FIN.