Le Pangermanisme et la philosophie de l’histoire - lettre à Henri Bergson

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Le Pangermanisme et la philosophie de l’histoire - lettre à Henri Bergson
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 30 (p. 481-520).
LE PANGERMANISME
ET
LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE
LETTRE Á M. HENRI BERGSON


Mon cher ami,

Vos admirables pages sur le germanisme sont dans toutes les mains. Je ne crois pas qu’il y ait sur l’Allemagne un jugement plus pénétrant, une explication plus exacte de son caractère, de ses méthodes, de ses attentats. Vous avez démontré ce qu’elle est devenue : une barbarie savante, et pourquoi elle l’est devenue. Nous suffit-il cependant de décrire comme de flétrir ces procédés ? Un appel éloquent et ému aux consciences ne réussirait pas, je le crains, à convaincre ceux qui, trop sensibles aux raisons de la force, ne prétendent céder qu’à la force de la raison. Or, cette force, l’Allemagne se flatte encore de l’avoir à son service. Elle a encadré ses savans comme ses soldats. Elle entend à la fois imposer sa puissance et la justifier, représenter la meilleure organisation comme la plus haute culture. La science ne lui donne point seulement des moyens, mais une doctrine, et la certitude que le gouvernement du monde va passer entre ses mains.

À ce rêve du pangermanisme, l’histoire surtout a fourni ses élémens. Et, certes, nous ne saurions méconnaître que l’Allemagne n’ait été, an XIXe siècle, un des grands foyers des études historiques. Depuis le jour où Pertz, en 1819, fondait la société des Monumenta Germaniæ, toute une pléiade d’écrivains, d’érudits, d’archéologues, de paléographes s’est abattue sur le passé. Elle a catalogué, déchiffré, analysé, explorant tous les peuples et soulevant tous les problèmes. L’Allemagne n’eût-elle fait qu’exhumer des monumens, restituer des textes, multiplier les éditions, quelle n’eût pas été notre reconnaissance ? Mais comment ignorer aussi que, de ce labeur, la science n’a pas profité seule ? Giesebrecht écrivait, dès 1858 : « La science allemande a enrichi, éclairci l’histoire de tous les peuples de l’Europe ; la profondeur, l’impartialité, l’amour du vrai dont elle témoigne ont forcé la gratitude de toutes les nations…, Que doit, en revanche, notre propre histoire aux recherches des autres ? Nous n’avons pas besoin de répondre. » Et Giesebrecht ajoutait : « L’exaltation de la grandeur nationale a été le principe qui a permis à notre science historique de créer une vie nouvelle. » — Ainsi, dans cette vaste enquête, l’Allemagne mettait à part et hors pair ses titres. En demandant à l’histoire la révélation de son passé, elle y cherchait en outre le secret de son avenir ; ne se bornant pas à apprendre pour connaître, elle se formait à l’action. Dans quelle mesure ses grands historiens, Gervinus, Ranke, Giesebrecht, Waitz furent alors les ouvriers, et comme les « prophètes » de la politique d’unité, eux-mêmes nous l’ont appris. Nous savons aujourd’hui ce que la politique d’expansion doit à leurs successeurs. L’impérialisme n’a pas eu de meilleurs théoriciens que Treitschke et Lamprecht. Par eux, par leurs disciples, a achevé de se constituer toute une philosophie de l’histoire qui proclame comme un fait, un droit, une loi, la disparition des petits peuples, l’hégémonie mondiale de l’Allemagne, le triomphe du germanisme.

Comment cette philosophie s’est-elle formée ? Que vaut-elle ? Où conduit-elle ? Peut-être verrons-nous mieux ainsi ce qu’est devenue la pensée historique de la « Grande Allemagne » et quels sont ses droits à s’ériger en éducatrice de l’esprit humain.


I

C’est le propre des théories qui imprègnent l’âme d’un peuple et traduisent ses aspirations de s’élaborer, peu à peu, dans les profondeurs de son histoire. Cette idéologie n’est pas l’œuvre d’un jour : elle a mis plus d’un siècle à se former ; d’un homme : une foule d’ouvriers en ont préparé les parties comme achevé l’ensemble. Elle a grandi avec et par l’état social et politique qui l’a vue naître. Telle qu’elle se présente aujourd’hui, elle est la résultante d’idées qui, venues des points divers de l’horizon, ont fini par se rejoindre. Une analyse rigoureuse va nous permettre d’en retrouver les élémens.

Le premier est la notion de race.

On peut dire que, dès ses origines, l’Allemagne a eu le sentiment confus de cette communauté ethnique. Mais ce sentiment ne se précise, ne se développe qu’au moment où, consciente de ses divisions et de son impuissance, elle cherche un principe d’unité qui la rassemble. Dans ce miroir brisé qu’offre alors sa structure politique, la race n’est-elle pas l’idéale image où elle se retrouve ? Proclamée à la fin du XVIIIe siècle par ses écrivains, reprise aux débuts du XIXe par les philosophes, la doctrine est surtout l’œuvre de l’école historique. Waitz, Giesebrecht, Sybel, puis Lamprecht, les grands théoriciens de la race, les voici. Et que découvrent-ils ?… Une race primitive. — De tous les rameaux nés de la vieille souche indoeuropéenne, nous tenons le plus ancien. Conquête précieuse dont la philologie a enrichi l’histoire ! S’il est vrai qu’il y ait « une foule de mots communs aux peuples germaniques qui ne se trouvent pas dans la langue des autres peuples, » ces mots ne peuvent venir que « d’un peuple primitif allemand. » « La langue germanique, remarquera Haeckel, est le tronc dont sont sorties toutes les langues aryennes. » — Une race pure. — Les grands empires de l’Orient, l’hellénisme, le monde romain, les peuples modernes sont des croisemens. Celle-ci est sans mélange, Nulle souillure de l’étranger. Elle a essaimé sans se laisser envahir. Elle a conquis sans être conquise. Les anciens Germains, qui croyaient descendre des dieux, n’avaient-ils pas le sentiment de cette noblesse ? A son tour, à travers les pénombres du passé, la science moderne perçoit les traits distinctifs, permanens, de la race, sa physionomie physique comme sa physionomie morale. Elle est grande, blonde, pacifique et sentimentale. « Les Allemands, remarque Waitz, ne doivent rien aux populations qu’ils trouvent antérieurement établies sur le sol qu’ils occupent… Dès le commencement de son histoire, le peuple allemand montre les qualités et les dons par lesquels il est appelé plus d’une fois à intervenir dans la marche du monde. » Ecoutons encore Lamprecht : « La conscience de la race s’affirme, dès son origine, par une culture commune, et ses traits distinctifs sont déjà ceux qu’elle gardera toujours : la force militaire, la fidélité aux traités, la profondeur du sentiment, la vigueur de l’esprit et du corps, la sagesse, l’activité, la puissance du vouloir. » Entre l’Allemagne impériale et la Germanie de Tacite, il n’y a qu’une différence de croissance. Cet idéal, qui devait disparaître si promptement chez les autres peuples, était né, pour ne plus se perdre, dans les forêts d’Arminius.

La race : voilà donc l’être collectif dont l’histoire a retrouvé l’origine et va décrire les destinées. Démiurge qui, peu à peu, de l’inorganique va faire sortir l’organisé ! Par lui, dans ces transformations successives et progressives qu’imposent les siècles, un principe d’unité demeure, et, quels que soient les déchiremens, l’anarchie, le désordre apparens, il avance. A la Germanie primitive il avait donné une « conscience nationale. » Du IXe au XIIIe siècle, il ébauche sa structure extérieure, trace ses contours, affermit sa langue, établit son gouvernement ; duchés et tribus viennent se fondre dans l’unité idéale de la nation. C’est une remarque curieuse que fait Ranke, en opposant l’histoire de l’Allemagne à celle de l’Italie. « La vie de notre nation, dit-il, repose sur l’antagonisme du particulier et du général ; mais celui-ci a toujours été l’élément le plus fort. » Et ainsi, tandis que l’histoire de l’Italie est celle des patries locales, de Florence, de Rome, de Venise, l’histoire des États allemands ne donne aucune idée de la vie propre de l’Allemagne parce que, chez elle, le particularisme s’absorbe dans le tout. — Après le XVe siècle, l’évolution se continue. Un Empire allemand s’établit sur les ruines du Saint-Empire, comme un christianisme allemand se détache du catholicisme. Mais, là encore, c’est la race qui s’affirme dans ses institutions, dans sa croyance, dans son art. Il n’y eut pas d’humanisme plus national que celui de ces poètes, de ces lettrés qui firent d’Arminius le symbole de l’Allemagne, et jamais Luther n’eût réussi, s’il n’eût présenté sa foi comme une revanche du germanisme contre la latinité. — Au XVIIIe siècle, cette individualité se concentre dans la littérature et la philosophie. Il y a désormais un génie comme un peuple allemand. À cette Allemagne nouvelle que manquait-il ? L’unité politique. Il ne lui suffit plus d’être la pensée ou le rêve, la poésie ou la science. Elle aspire à l’organisation. On sait comment, dans la tourmente de la Révolution et des guerres nationales, ces espérances ont grandi, comment aussi le plus germanique des États allemands, la Prusse, les a réalisées. L’Empire, avec son chef, son armée, sa richesse, la complexité même de ses rouages et de ses institutions est l’achèvement nécessaire de la race, comme la fleur de sa vie, l’épanouissement de sa « culture. » Désormais, la race est prête à remplir sa destinée.

L’histoire de l’Allemagne n’est donc que l’épopée de la race. Un autre trait lui est propre. Dans la continuité de sa formation, on peut dire que la race obéit à un double mouvement.

Le premier, au dedans, en profondeur. Tandis que chez tous les peuples, le progrès se fait par l’absorption, la fusion des élémens étrangers qui viennent enrichir leurs institutions comme leur intelligence, tout au rebours, la race germanique a voulu ne rien devoir qu’à elle seule et ne puiser que dans son fond. Droit, gouvernement, philosophie, religion, tout en elle est homogène. Aucun emprunt au dehors ; son histoire même n’est qu’un long effort de refoulement. L’Allemagne n’a rien pris aux Celtes. En contact avec Rome, elle repousse son génie comme ses armées. Au Moyen Age, elle s’affranchit de ces deux universalismes : la conception théocratique de l’Empire, la conception romaine de l’Eglise. Dans les temps modernes, c’est contre la France qu’elle se défend. Notre littérature, notre philosophie, notre révolution peuvent y pénétrer ; elle les reconduira à ses frontières. Cette puissance d’exclusion, voilà le premier mouvement du germanisme : celui qui l’isole. Et voici le second : la puissance d’expansion qui l’entraîne à envahir.

Vers l’Ouest ou vers l’Est, vers le Nord ou vers le Sud, à chaque époque, une oscillation régulière étend ses limites. Avant César, la Germanie déborde sur le Rhin. Après lui, et pendant cinq cents ans, elle jette sur l’Empire le trop-plein de ses peuples. Cimbres, Teutons, Suèves, Alamans, Franks, Burgondes, Wisigoths, Vandales, tel est le flot qui se déverse sur l’Occident et fécondera l’Europe nouvelle. Du IXe au XIIIe siècle, le flot se retourne vers l’Est, il refoule les Slaves, s’avance de l’Elbe à l’Oder, de l’Oder à la Vistule et à l’orée de la plaine immense qui fuit vers le Nord, laissera bientôt ses atterrissemens militaires ou religieux, tandis que, revenu vers la Gaule, il pénètre dans les replis de l’Ardenne ou les terres basses de l’Escaut. Vers le même temps, un autre courant se dessine. Le voici qui passe les Alpes, submerge l’Italie, et va battre les murs de Rome. Puis, par l’effet de son reflux, il remonte vers le Nord, vers les rives de la Baltique et la Scandinavie. De Riga à Rouen, de Drontheim à Londres, le commerçant continue l’œuvre du chevalier. Mais l’Allemagne se déplace toujours. Arrêtée alors par les États nouveaux qui l’enserrent, Pologne, Suède, Hollande, France, elle ne tarde pas à se remettre en marche. L’oscillation reprend, conquête des princes et non plus déplacement des peuples. Vers l’Est, c’est la Prusse élargie aux dépens de la Suède, puis de la Pologne, ou l’Autriche débordant sur la plaine hongroise et les Balkans. Vers l’Ouest, c’est enfin la poussée germanique qui fait reculer la France. Aujourd’hui, ces vieux horizons semblent trop étroits au nouvel Empire. Il voit, au-delà, ces contrées lointaines que le progrès économique lui permet d’atteindre. L’ « État national » se transforme en « État d’expansion. » Et c’est vers les deux mers, l’Atlantique, cette Méditerranée du monde moderne, le Pacifique, le rendez-vous des nouveaux mondes, que son peuple d’émigrans, de colons, de trafiquans, de marins est entraîné.

Quand un fait se répète avec cette insistance, prenons garde qu’il s’affirme comme une loi. Provoquées à la fois par l’excès de la population et l’élasticité mouvante des frontières, ces extensions successives sont la croissance naturelle de la race. Et voici qui achève de la définir. Antérieure au territoire, supérieure à l’individu, c’est elle, et elle seule, qui crée la nationalité. En conséquence, « l’Allemand en dehors de l’Allemagne reste Allemand. » Il emporte avec lui le droit de sa patrie attaché à sa personne, « à travers les montagnes, les vallées les fleuves et les mers… » Ce lien qui l’unit à la race, nul engagement ne peut le rompre. Quelque loi nouvelle qu’il adopte, il garde sa loi. Son effigie nationale est indélébile. Par suite, encore, en quelque, territoire qu’elle soit contenue, la « patrie allemande » n’est point enchaînée à son sol, ni serve de ses limites. Elle ne se mesure pas à un pays, étant l’universalité de ses fils. Ainsi, partout où, dans le passé, la race s’est établie, partout où, dans le présent, elle commence à s’établir, sa prise de possession demeure. Allemandes, Suisse, Bourgogne, Lorraine, Belgique, Hollande, Pologne, qui lui ont une fois appartenu ! Allemandes, ces contrées qui accueillent et retiennent aujourd’hui les siens ! « L’Allemagne est là où les Allemands chantent la gloire du Dieu du ciel, où résonnent les chants allemands sur un millier de lèvres… » Nous commençons à entrevoir le point où la doctrine de l’individualité supérieure de la race et celle de l’impérialisme vont se rejoindre. Comment cette race unique, dont tout l’effort passé fut dirigé contre l’universalisme représenté par Rome, l’Eglise et la France, va-t-elle à son tour s’ériger en principe universel ? Ce fait ne s’explique pas uniquement par la croissance monstrueuse du sentiment national. Il a sa genèse dans une autre théorie : celle du développement.

Aucune idée qui soit plus familière à la science moderne. Aucune qui soit plus chère à l’Allemagne. Dès le début du dernier siècle, la philosophie l’applique à l’histoire. Schelling n’avait-il pas dit : « L’histoire est une révélation de Dieu, et cette révélation s’accomplit par un développement successif. » Cette évolution, Hegel surtout va la décrire. Certes ! nous avons peine aujourd’hui à comprendre quels furent le succès, la séduction, le rayonnement de cette philosophie. Elle n’est plus pour nous qu’une curiosité ; elle fut presque une religion. Elle n’a pas seulement séduit l’Allemagne ; dans tous les pays, elle a eu des adeptes comme des apôtres. Et en Allemagne, ses premiers, ses plus ardens fidèles furent ceux mêmes que les méthodes positives eussent dû préserver d’abord : les sociologues et les historiens. Nous la retrouvons dans Baur comme dans Droysen. Son influence s’est fait sentir sur Karl Marx et sur Lamprecht. En serons-nous surpris ? Ce qui était obscur dans cette philosophie, c’était son principe : l’Idée, cet indéterminé qui se détermine, cet absolu qui se crée, passant de la logique à la nature, de la nature à l’esprit. Ce qui était clair, c’était l’application que Hegel en avait faite à l’histoire, l’histoire elle-même ramenée à l’unité, son développement intégré dans l’ensemble des choses, conçu comme un ordre, se dirigeant vers une fin. Pour la première fois, un esprit puissant et subtil donnait une explication rationnelle de la réalité. Par cette idée de l’évolution, l’hégélianisme renouvelait l’histoire : celle de l’art, de la religion, de la philosophie ou de la politique. Toute la pensée historique de l’Allemagne en a été comme imprégnée. — Or, cette évolution, comment l’hégélianisme la conçoit-il ?

La première de ses lois a été définie par Gervinus. « L’histoire obéit à une direction invariable. Elle suit dans ses grands traits une marche logique et ordonnée d’avance. » Un processus constant, en quelque sorte rectiligne, telle une série de propositions sortant les unes les autres, elle est cela d’abord. Le chaos des faits s’ordonne dans un plan. Toujours en travail, toujours en progrès, l’Idée immanente à l’histoire est le ferment qui la pousse comme la raison qui la dirige. Les grandes civilisations n’en sont que les étapes. Tour à tour, les peuples qui traversent la scène du monde, figurent ses attributs, y ajoutent une perfection nouvelle ; leur rôle fini, ils se retirent. Une forme supérieure remplace celle qui disparaît, jusqu’au jour où, ayant posé toutes ses déterminations, l’Idée s’achève dans l’absolu, c’est-à-dire la pleine conscience que l’univers a prise de la liberté. — Logique, ce développement est nécessaire. L’Idée marche à sa fin d’un élan irrésistible, et cet élan entraîne le monde. Malheur à ceux qui lui résistent ! Ils sont vaincus, broyés, condamnés à la défaite comme à l’oubli. Gloire à ceux qui la servent ! Ils participent à sa vie et s’exaltent par son triomphe. Ceux-ci sont les grands noms de l’histoire, moins grands d’ailleurs par ce qu’ils veulent que par ce qu’ils font, car leur coopération est aveugle, comme fatale leur destinée. César ne songeait qu’à se venger de ses ennemis et qu’à s’emparer de la puissance publique… Dans ses desseins particuliers et égoïstes germait l’avenir du monde. L’homme se croit le maître de l’histoire ; il n’en est que l’instrument. Il ne travaille qu’à des fins voulues hors de lui et par des moyens qu’il ignore. La grande piperesse qui nous emploie sans nous mettre dans son secret s’ingénie à nous leurrer les yeux. Elle s’aide de nos passions, de nos intérêts, de nos instincts, faisant tourner au triomphe de ses vues éternelles notre agitation d’une heure. Aspirant à la liberté, l’histoire est vide de liberté. — Et enfin, s’il est vrai que, dans l’histoire, nous ayons affaire à des individualités qui sont des peuples, l’Idée ne peut se réaliser dans l’individu, ni même dans l’art, la philosophie, la religion qui n’offrent de l’absolu qu’une représentation fragmentaire et incomplète. Elle n’atteint sa plénitude que dans l’Etat.

L’Etat est la substance de l’histoire. Ne l’imaginons pas comme un pacte, une création arbitraire des individus. De même que la nature, que l’Esprit, il est « nécessaire et divin. » Rationnel en soi et par soi, il domine les unités qui le composent et s’identifient avec lui comme il s’identifie avec elles. « Ses lois sont les droits de ses membres ; son sol, ses montagnes, sa lumière et ses eaux, leur patrie ; son histoire est leur histoire… Tous ses biens sont leur propriété, comme s’il les avait investis lui-même. Leur vouloir est son vouloir. Et c’est cette communauté qui est l’esprit d’un peuple. » Mais, en retour, c’est en tant qu’il participe à l’Etat que l’individu est capable de vérité, de moralité, de liberté ; car la liberté vraie, c’est-à-dire l’absence de toute limite, l’Etat seul la possède. Ainsi seront résolues les antinomies devant lesquelles s’était arrêté le moralisme de Kant. Plus de conflit entre l’individu et l’Etat. L’Etat représentant l’individu, étant le principe et la fin des activités particulières, l’obéissance de chacun est un devoir ; et il a un droit absolu sur tous ses membres. Plus d’opposition entre la politique et la morale. Vivre est la première fonction de l’Etat. Son existence sera donc « l’impératif qui sert de règle à ses actes. » Pour la défendre, pour l’étendre, il a la force. Il peut déclarer la guerre, « quand son intérêt est lésé ou menacé, quand il le juge en péril ; quand encore, par un long repos intérieur, il est poussé à sortir de lui-même et à agir au dehors. » Le succès justifie tout. Contre le peuple qui représente l’universel, « la volonté des autres peuples n’a point de droit. »

Synthèse grandiose, dont l’enchaînement devait séduire des esprits avides d’abstraction logique, et dont les conclusions allaient flatter l’orgueil d’une race infatuée de sa grandeur. Si l’histoire est un progrès, si le progrès ne se fait que par l’État, il viendra un peuple qui, après tous les autres, sera la réalité de l’absolu. Cette émanation dernière, la voici. — « L’Orient ne savait, et ne sait encore, qu’un seul est libre ; le monde grec et romain, que quelques-uns sont libres ; le monde germanique sait que tous sont libres. » Ce que l’Allemagne, dès le début de son histoire, va donner au monde, c’est donc l’idéal qu’il cherche.) En s’unissant au christianisme, elle libère l’esprit ; en régénérant la société antique, elle y répand la notion nouvelle de la personne. L’évolution continuée au Moyen Age s’accomplit dans l’ère moderne. Par la Réforme, la philosophie, l’indépendance nationale, l’État prussien, l’Allemagne achève d’incarner « la liberté. » Et elle l’incarne seule. L’Angleterre la conçoit comme un privilège ; la France, comme un individualisme ; seule, l’Allemagne, en unissant l’individu à l’Etat, le particulier à l’universel, lui donne son expression totale. Nous sommes arrivés au plus haut moment de l’histoire : celui où « l’Esprit se sent libre, voulant en lui, pour lui, le vrai comme l’éternel… L’esprit germanique est l’esprit du monde nouveau. » En l’Allemagne, se résume, se consomme le développement de l’humanité.

Ne retrouvons-nous pas quelques-unes de ces formules dans les déclarations actuelles des politiques ou des publicistes ? En elle-même déjà cette idéologie enfermait toute une conception de l’impérialisme, l’apologie de la force, la déification de l’Etat, l’apothéose de l’Allemagne. Mais elle allait bientôt paraître insuffisante. Elle n’était, malgré tout, qu’une idéologie. Or, vers 1860, l’ère est close de l’idéalisme. Entraînée par le travail de l’unité, la politique de Bismarck, le progrès des sciences naturelles, l’Allemagne devient utilitaire et réaliste. La métaphysique ne lui suffit plus. Il faut à ses idées, à ses aspirations l’appui solide des faits. Les sciences de la nature comme de la vie vont dominer les esprits. Qu’importe que l’intellectualisme nouveau étrangle net l’essor de la poésie ou de la pensée spéculative ! A son tour, l’histoire se détachera de la philosophie pure, pour être soudée à la biologie. Et, cependant, en transformant ses méthodes, elle ne changera pas ses directions. Aux deux idées maîtresses de la race et du développement, la biologie, au contraire, va donner une nouvelle force, en leur unissant sa théorie de la concurrence vitale et de la sélection.

Il est curieux que cette conception positive ait été empruntée à l’Angleterre. En 1859, Darwin avait écrit son livre célèbre sur l’Origine des espèces. L’Allemagne l’adaptera vite à son génie. Dès 1863, Schleicher applique le darwinisme à la philologie. En 1864, Fritz Müller publie son manifeste Pour Darwin… Quatre ans plus tard, paraît la Création naturelle. Avec Haeckel, le darwinisme allemand se constitue. Il ne vulgarise pas seulement la théorie : il la complète. Par les lois de sélection et d’hérédité, Darwin n’avait prétendu expliquer que les phénomènes de la vie animale. Haeckel étend ces lois à l’humanité comme à la nature. — Un germe paraît. C’est la cellule dont l’évolution va créer le monde : l’inorganique d’abord, puis la vie, puis la pensée. Dans ces milliers de siècles que le regard ne peut mesurer, que l’imagination a peine à concevoir, se forme, grandit l’arbre immense des espèces ; arbre aux rameaux innombrables et touffus dont la complexité, la perfection ne cessent de croître. L’homme est le dernier. Mais s’il couronne la végétation superbe, il s’y rattache. « Il n’est pas au-dessus de la nature, il fait partie de la nature. » Et ainsi, tandis que son orgueil l’isole du reste de la création, la science lui remet sous les yeux ses ancêtres : le germe amorphe, la monaire, dont il est sorti. Elle retrouve l’évolution des organes comme celle des formes, l’origine de l’individu comme la genèse de l’espèce, celle des familles, des tribus, des communautés, des Etats. L’histoire n’est qu’un prolongement de la nature. Œuvre d’un même développement, comment ne serait-elle pas soumise à une même loi ?

Les poètes ont pu chanter l’harmonie de l’univers. Une seule chose est certaine : l’univers n’est, au contraire, que l’immense champ clos où se livre une lutte éternelle. Une guerre implacable sévit à tous les degrés, dans tous les ordres de l’être. Et partout elle engendre des effets semblables. — Même différenciation des individus. « Il faut admettre que partout les individus d’une même espèce n’ont pas des chances également favorables. » — Mêmes sélections entre les espèces. « La théorie de la descendance établit que, dans les sociétés humaines comme dans les sociétés animales, ni les droits, ni les devoirs, ni les biens ne peuvent être égaux… » L’inégalité est la loi des peuples. — Même survie des plus forts. Seuls ont droit à l’existence ceux qui sont le mieux adaptés. Les faibles s’éliminent d’eux-mêmes, et il est dans la nature des choses qu’ils disparaissent. Loi « d’airain » que la raison, que la volonté de l’homme ne changeront pas. Cette raison, cette volonté mêmes, que sont-elles, sinon quelque effluve de la matière ? En rentrant en maîtresse dans l’histoire, la nature lui impose sa rigidité et sa nécessité. « Partout nous sommes en mesure de substituer aux causes efficientes, aux causes finales, des causes inconscientes et fatales… » Il n’y a pas plus de dualisme dans l’être que dans la pensée. L’univers n’est qu’un tout, un mécanisme immense dont la fonction se ramène à un développement aveugle, inflexible et continu.

Cette conception « devait ouvrir à l’esprit humain une ère d’immense progrès… » Nous avons des raisons d’être plus modestes. Mais c’est un fait que, malgré les oppositions qu’elle rencontra, aucune doctrine n’eut une influence plus rapide, plus générale, depuis l’hégélianisme. L’Allemagne sautait, comme d’un seul bond, des sommets de la métaphysique dans le domaine plus uni des sciences positives. La contradiction n’était qu’apparente. En réalité, sous une forme nouvelle, l’absolu de la force substitué à l’absolu de l’Idée, les esprits retrouvaient des notions qui leur étaient chères : un effort égal pour saisir l’unité de la pensée comme l’unité du monde, une loi analogue d’immanence et de développement, d’inconscience et de nécessité. Haeckel, c’était l’hégélianisme matérialisé. — Et remarquons encore que, combattue par nombre de biologistes, la doctrine nouvelle devait, comme l’autre, trouver surtout audience parmi les lettrés, les hommes d’Etat et les historiens, Nietzsche lui devra sa définition fameuse de la vie. En 1905, Hartmann lui demandera une théorie complète de l’histoire. Elle s’étale aujourd’hui dans les articles des publicistes ou les discours officiels. C’est sur le darwinisme concilié avec la doctrine hégélienne que les deux grandes philosophies politiques de l’Allemagne actuelle, marxisme et impérialisme, se sont constituées.

Une même conception de l’histoire les rapproche. Dans tout Etat, une classe en possession des moyens de production ou de la richesse sera fatalement entraînée à opprimer les autres. Entre les Etats, « celui à qui les circonstances extérieures se montrent les plus favorables, pour qui les conditions de puissance se présentent les meilleures possibles, ne peut hésiter à vouloir être le plus puissant… Un arrêt dans son progrès est une régression… » Ici, la lutte de classes, là, la lutte de peuples. En tout cas, toujours et partout la guerre.

Aussi bien, Hegel est dépassé. Tout en proclamant l’absolu de l’État, il avait cependant admis la notion d’un droit entre les peuples. Fragile réserve, que Treitschke supprime en quelques mots ! L’Etat doit être fort, et, pour être fort, ne rien devoir qu’à lui-même. Un traité ne l’engage qu’autant qu’il a intérêt à ne pas le rompre. Son intérêt n’a pas de loi. — Hegel avait vu dans la guerre une crise inévitable, nécessaire, légitime, mais un accident. La voici érigée en règle. C’est Treitschke encore qui déclare : « Les grands progrès de l’humanité ne peuvent se réaliser que par l’épée… Même parmi les peuples civilisés, la guerre en demeure la forme. » A son tour, répondant au pacifisme, Schœffle écrit, en 1900, sa Théorie scientifique de la guerre. « Le monde tel qu’il est n’est pas une harmonie, mais une multitude inordonnée d’êtres, soumis au péril d’une lutte inévitable… » La guerre n’est ni un malheur, ni un châtiment ; elle est un bien ; non un moyen, mais une fin ; non une exception, mais une loi, « le seul procédé pour développer sainement l’état international et national des sociétés… » — Hegel avait réclamé une limitation du droit de guerre, admis les règlemens internationaux qui l’adoucissent, recommandé le respect des vies et des personnes dans les pays occupés. Mais la guerre étant la loi suprême, il n’y a pas de lois contre elle. Elle sera implacable, implacable comme la haine, puisque, prétend Lasson, « des formes de civilisation ne peuvent que se haïr. » Et s’il est vrai encore que les faibles n’aient aucun droit de survivre, que leur survivance même risque d’enrayer le développement de l’espèce, pourquoi les ménager ? Leur suppression entre dans le dessein de l’histoire. Aussi légitimes que la conquête sont les procédés destinés à conquérir. La pitié n’est qu’une duperie. Et le sort de la Belgique montrera de quelle manière l’Allemagne entend appliquer la sélection humaine et servir le progrès des peuples.

Race, développement, lutte pour la vie : nous tenons ici les pièces maîtresses, l’ossature d’acier dont est forgée cette philosophie sociale. Voyons-en maintenant l’ensemble. Une nation à part, « au-dessus de tout, » visiblement élue de Dieu et placée par lui au faîte de l’humanité ; cent millions d’hommes groupés sur leur territoire ou disséminés sur celui des autres ; pour les unir, un empire centralisé, groupant sous la même loi, dans le même idéal, le même effort, tous ses fils, ceux du sol et ceux de la « dispersion ; » pour les défendre, une flotte puissante et une armée « incomparable » ; cet État « tentaculaire » menaçant enfin toutes les patries, les étreignant de ses trafiquans, de ses docteurs, de ses espions, de ses soldats, avec l’espoir de leur imposer sa loi et sa culture, voilà l’Allemagne nouvelle, telle que les faits et la doctrine nous la découvrent. Son triomphe même ne sera pas seulement son œuvre. L’histoire s’est prononcée. En voici la création parfaite, celle qui, sur la ruine des États particuliers, va établir l’universel, qui, dans l’unité d’une domination savante, doit organiser et régler la vie. L’humanité n’a qu’à courber la tête. Une loi fatale la condamne, pour son bonheur, à obéir. Et c’est par le fer, par le feu, que l’Allemagne prétend régénérer le monde, dans l’illuminisme de son rêve et l’ivresse de son orgueil exaspéré.


II

Dans son livre retentissant sur la politique de l’Empire, le prince de Bülow constatait naguère que l’unité allemande n’avait pas été accueillie avec joie par l’Europe. Nous comprenons ce sentiment. Les peuples qui professent de pareilles théories sont des voisins bien incommodes. Leur amitié n’est pas moins à craindre que leur rancune, et on ne sait jamais quelles perfidies cachent leurs caresses. Un symptôme était grave. En Allemagne même, malgré les efforts tentés pour défendre l’histoire contre cette philosophie du mécanisme, la tendance contraire, celle de Lamprecht, l’emportait. Et, en France, depuis un demi-siècle, l’influence de cette science historique nous avait envahis.

Ceux-ci l’admiraient pour sa puissance spéculative. Taine lui-même n’avait-il pas écrit que l’Allemagne avait « transformé, en un système de lois, l’histoire qui n’était qu’un monceau de faits ? « Ceux-là l’adoptaient pour ses méthodes. Nous avons connu dans notre jeunesse cette contagion. Une édition était bonne, quand elle venait de Leipzig ; une critique impeccable, quand elle tombait de quelque chaire d’outre-Rhin. Nos universités voyaient naître toute une équipe d’historiens qui, prenant en pitié la culture classique et les idées générales, s’évertuaient à entasser les fiches, les références, les variantes, à accumuler la bibliographie sous couleur d’être informés, à être diffus sous prétexte d’être exacts. Mais tandis que, sous l’emprise de ces méthodes, les esprits exaltaient l’effort scientifique de l’Allemagne, la sûreté de son érudition, l’étendue de ses recherches, ils perdaient de vue la machine de guerre qui, sans bruit, au nom de la science, s’élevait contre le droit des peuples. Fustel de Coulanges avait bien aperçu ce que cachaient ces théories « scientifiques » du développement et de la race, et, après lui, quelques-uns de nos sociologues s’étaient inquiétés des tendances naturalistes de l’école nouvelle. On ne saurait dire cependant que l’influence de Fustel ou de son école ait prévalu ; et ceux mêmes qui critiquaient les théories historiques de l’Allemagne avaient-ils saisi le lien intime qui les unissait à sa politique d’expansion ?

Le doute n’est plus permis aujourd’hui. Il est même superflu de montrer que cette philosophie de l’histoire est, plus encore qu’une théorie spéculative, le vernis intellectuel donné aux appétits de la race. Mais, puisqu’elle s’affirme au nom de la science, c’est avec les méthodes de la science qu’il lui faut répondre. Elle formule à la fois une représentation et une explication des faits : voyons quelle part de vérité cette représentation, cette explication enferment.

En premier lieu, au tableau tracé par les historiens, nationalistes ou pangermanistes, du développement de l’Allemagne, de celui de l’Europe, quelle valeur devons-nous attacher ?

Il n’est pas de problèmes plus intéressans que ceux des origines. Peu sont plus obscurs. Savons-nous grand’chose de la Germanie primitive, avant César, avant Tacite ? Presque rien. Quelques textes empruntés à d’anciens périples, des traditions consignées par Hérodote, Aristote et Strabon, et c’est tout. Or, que nous disent-ils ? Que, vers le VIe siècle avant notre ère, cette immense plaine comprise entre l’Elbe, le Jutland, la mer et le Rhin était habitée, que ces populations portaient un nom, nom qu’elles s’étaient donné à elles-mêmes, celui de Celtes ; et ce terme de Celtique désignait aussi l’ensemble de leur pays. Au-delà, commençaient d’autres territoires, différens de langues, de coutumes et de dieux. Ce sont ces Celtes qui, par leurs migrations, vont, au VIe siècle, conquérir la Gaule, au IVe, envahir l’Italie, au IIIe, la Grèce, l’Asie Mineure, laissant une partie de leur tribus au foyer primitif. Ce sont eux encore, qui, sous le nom d’Helvètes, coloniseront la Suisse et la Bavière, et de Boïes, les hauts plateaux de la Bohême. Voici, au centre de l’Europe, la première grande race dont les navigateurs, les marchands, les géographes de l’antiquité aient gardé le souvenir.

Ainsi, dans cette nuit, un seul fait s’éclaire. Ceux qui seront plus tard « les Germains » ne sont que des Celtes transformés. Comment cette évolution s’est-elle accomplie ? Par quelles étapes ? Par quelles secousses intérieures ? nous l’ignorons. Au début du IIIe siècle, elle est faite. Les premiers noms ethniques de la Germanie apparaissent alors, les Teutons et les Cimbres ; au IIe siècle, celui de la Germanie même. Mais remarquons que les peuples qui l’habitent ne diffèrent pas essentiellement de ceux qui ont conquis la Gaule. Les anciens ont constaté cette identité. Et ce que nous pouvons observer encore, c’est qu’à ce fond primitif le flux de l’histoire a ajouté d’autres sédimens. Dans ce sol piétiné par l’invasion, que d’empreintes se sont confondues ! Les Gaulois et les Belges ont occupé les terres entre le Rhin et la Meuse, bientôt suivis des légions romaines. Des colonies de vétérans se sont établies sur le Neckar et en Bavière. Or, que ces immigrans et les populations se soient unis par des mariages, c’est là un fait que Tacite nous signale. Du IVe au XIIIe siècle, ce sont enfin les grandes poussées de l’Est, des peuples de la steppe, de la mer ou du désert. Slaves de l’Elbe, Wendes ou Obotrites, Normands fixés à l’embouchure des fleuves, Avares, Hongrois, Mongols, la grande houle n’a cessé de déferler sur la plaine. Elle fut refoulée. Mais qu’elle ait passé sans laisser de trace, que ces peuples se soient trouvés en contact sans jamais se pénétrer, nous ne pouvons le croire. Il n’est peut-être que le paysan du Harz, cette forêt hercynienne, épouvante de l’antiquité, qui ait gardé l’effigie originelle. L’idée que le peuple allemand représente une famille à part, autochtone, homogène, n’est qu’une hypothèse qui n’a pu être démontrée.

Cette race, quelle unité la rassemble dans son enfance ? Elle peut avoir sa langue, ses mœurs, quelques traditions communes. Je cherche en vain « cette conscience nationale » que ses historiens lui attribuent. Le nom qui la désigne n’est point celui qu’elle tient d’elle-même : elle l’a reçu de Rome. Ses mythes sont loin de lui assigner tous une origine unique ; plus d’une tribu prétend avoir un dieu pour fondateur. Ces peuples ne gardent pas, comme l’Hellade ou le Latium, le souvenir d’un éponyme ; ce seront surtout les érudits de la Renaissance qui inventeront le culte d’Arminius. Trouverons-nous au moins, parmi eux, comme dans la Gaule, des assemblées et un culte fédératifs, une caste sacerdotale ou un commandement de guerre ? Si quelques chefs, au Ier siècle, pour les soulever contre Rome, invoquent cette parenté de la race, ils ne sont pas entendus. L’histoire ne nous offre au contraire que le spectacle d’une Germanie divisée contre elle-même. Cette idylle patriarcale que Lamprecht nous décrit n’est qu’une suite de guerres sans trêve et sans merci, de perfidies et de massacres. Dans ce désordre intérieur où s’effondrent les anciens Etats, une seule force survit, le « compagnonnage. » Des hommes se donnent à un chef, s’accouplent à sa fortune. Mais ce sont précisément cette instabilité, cette dispersion qui créent une menace perpétuelle contre le monde romain. Ces bandes qui défendent l’Empire ou l’envahissent, tantôt alliées, tantôt hostiles, toujours prêtes à servir comme à trahir, ne sont que des débris de peuples qu’aucune idée commune ne relie, sinon l’amour du pillage, des aventures, du désordre, le besoin permanent de s’établir en pays ennemi sur d’autres terres, sous d’autres cieux.

Ce qu’il faut dire, c’est que, ni avant les invasions, ni pendant les invasions, un seul témoignage ne décèle cette « conscience nationale » de la Germanie. Il faudra les conquêtes de Charlemagne, l’incorporation à la société chrétienne, les partages du nouvel Empire pour révéler à l’Allemagne cette unité d’idées, d’intérêts, de destinées, qui forment une nation. En cela, sa genèse ne diffère pas sensiblement de celle des autres États européens. — Un autre trait de ressemblance est que, si grande que soit sa place parmi les peuples, celle-ci n’est pas la seule. L’Allemagne a été un facteur de l’histoire, non le facteur prépondérant.

Nous n’ignorons pas qu’elle se rend un autre témoignage et qu’à entendre le dernier de ses historiens, après avoir régénéré et civilisé l’Europe, elle lui communique encore toutes ses vertus. « Les Germains, les Allemands ne se sont-ils pas, depuis que nous les connaissons, depuis l’époque où leur développement est observable… sacrifiés jusqu’à la négation d’eux-mêmes ?… N’ont-ils pas transfusé leur sang à la France, à l’Angleterre, à l’Italie, à l’Espagne, pour leur permettre de se former et de grandir ? les premiers, révélé au monde le culte de la femme, les mœurs de la chevalerie, et après… la société chevaleresque, créé celle de la Renaissance ? Quand, enfin, se sont approchés les temps modernes, n’est-ce point encore l’émigration allemande qui a recommencé à répandre dans le monde les qualités propres à la race, et qu’aucune autre ne possède : la discipline, le zèle, l’idéalisme allié à l’activité la plus pratique… le sens du droit et de la vérité ?… » De qui Lamprecht se moque-t-il ? L’histoire gravite-t-elle autour du germanisme ? Faisons donc le bilan du capital européen et voyons quelle est sa part.

La régénération du monde antique ? Il y a beau temps que Fustel a fait justice de ces sophismes. Ils ne trouvent plus crédit qu’en Allemagne ; mais le pays de la « culture » ignore les livres qui lui déplaisent comme les vérités qui l’humilient. Dans cette genèse des sociétés modernes, la Germanie n’a apporté ni les vertus d’une race nouvelle, ni les bienfaits d’un idéal supérieur. Elle fut l’anarchie et la violence, la corruption et le chaos. Ces hordes de brutes n’enseignèrent que leur barbarie au monde, et le monde, qui les subit, les civilisa. Une fois civilisée, entrée dans la société chrétienne, placée pendant trois siècles à sa tête, quels intérêts l’Allemagne a-t-elle le mieux servis ? Les siens ou ceux de l’Europe ? Entre ses mains, l’Empire a cessé d’être la magistrature universelle de la justice et de l’ordre, telle que la rêvaient les papes, que notre Charlemagne l’eût voulue. Ces princes, saxons ou souabes, ne songent qu’à conquérir l’Italie, qu’à asservir l’Eglise, et il faut lire dans les chroniques du temps ce que furent ces expéditions signalées par le pillage, la destruction et le massacre. Ce n’est pas la Germanie qui a révélé la liberté aux hommes. L’une, celle de l’âme, est le don inestimable du christianisme ; l’autre, celle des institutions, fut l’apport de la féodalité et de la chevalerie. Mais féodalité et chevalerie ne sont pas un fait propre à l’Allemagne ; c’est en France, au contraire, que ce régime social s’est le mieux organisé, comme un élément d’ordre, de stabilité, de protection. L’Allemagne n’a pas eu l’initiative des Croisades : cette grande pensée nous appartient. Celles qu’elle a faites sur ses frontières ont été moins inspirées par l’apostolat religieux que par le dessein de s’agrandir ; et, à la fin du Moyen Age, quels peuples, sinon la Hongrie, la Serbie, la Pologne, ont été, contre le Turc, les sauveurs de l’Europe ? La civilisation moderne a dû au Portugal, à l’Espagne, à l’Angleterre, comme à la France, les grandes découvertes maritimes. Où étaient alors les marins et les marchands allemands ? Et, hier encore dans ce XIXe siècle, dont l’épanouissement scientifique est l’impérissable gloire, les pays qui ont le plus contribué aux découvertes, aux inventions, au progrès, ne sont-ils pas ceux de Darwin et de Priestley, de Cuvier, d’Ampère, de Claude Bernard et de Pasteur ? Il est vrai, l’Allemagne a fait une des grandes révolutions religieuses de l’histoire… Qu’elle compare cependant Luther à saint François ! Le cerveau puissant, mais néfaste, qui a brisé l’unité chrétienne et déchaîné sur l’Europe la plus épouvantable des guerres civiles, aura-t-il jamais la pure auréole du plus grand des serviteurs de Jésus, du prédicateur de la fraternité et de l’amour ?

Nous ne voulons pas être injustes envers l’Allemagne. Nous ne nions pas son génie original et vigoureux. Nous savons qu’elle a découvert l’imprimerie, que Leibniz et Kant, Goethe, Beethoven et Wagner lui appartiennent. La science moderne lui doit quelques-unes de ses théories les plus fécondes, de ses applications les plus utiles. Mais ces services rendus à la civilisation générale ne font pas oublier de qui elle l’a reçue et ce qu’elle en a reçu. Schelling pouvait souhaiter que son pays éliminât « tout alliage altérant le pur métal de son esprit. » Un tel isolement est-il possible ? Les peuples ne grandissent, comme les individus, que par ces emprunts et ces échanges : tout progrès est à ce prix. Et que cet isolement ait été réel, l’histoire ne le démontre pas. Hegel a eu raison de dire, au contraire : « Les Germains ont subi l’impulsion d’une culture étrangère. » Il n’est pas de peuple plus que le peuple allemand qui ait été redevable à ses voisins.

Il a appris des Gaulois l’usage de l’épée de fer. Rome lui a montré l’art de vivre dans les villes. Le christianisme lui est venu du dehors, des missionnaires d’Italie ou des moines anglo-saxons. L’Allemagne n’a pas eu d’apôtre national ; et il a fallu l’épée de l’étranger pour en faire un peuple. Est-ce tout encore ? A chaque époque de son histoire nous retrouvons ces influences. Au XIe siècle, c’est Cluny, qui réforme son clergé et ses mœurs. Au XIIe siècle, nos maîtres lui enseigneront les méthodes de penser comme nos artistes celles de bâtir. Cologne est la fille authentique d’Amiens, et la France, qui a révélé l’ogive à l’Allemagne, lui donnera encore les modèles de sa poésie épique. Au XVe siècle, c’est aux lueurs de l’Italie, des Pays-Bas bourguignons que s’allument les clartés de sa Renaissance. Au XVIIe siècle, elle se met de nouveau à notre école, copie notre art, notre littérature, notre philosophie. Il ne serait pas difficile de retrouver l’influence de Rousseau dans le moralisme de Kant ! Et aujourd’hui même, dans le développement prodigieux des sciences, que de découvertes l’Allemagne moderne s’est appropriées, dont elle a surtout perfectionné l’application !

L’Allemagne a plus profité du progrès général qu’elle n’y a contribué. Cette vérité incontestable renverse la théorie qui fait du germanisme, depuis quinze siècles, le centre de l’histoire. — Celle qui, au nom du développement, lui confie l’organisation nouvelle du monde, et prédit la fin des petits Etats, l’hégémonie d’un seul, est-elle mieux justifiée ?

L’impérialisme n’est pas nouveau. Le monde a connu ces empires unitaires édifiés sur les débris des cités ou des peuples. Mais un premier fait mérite notre attention. Ces grandes dominations n’ont été elles-mêmes qu’un moment de l’histoire. On sait combien les monarchies d’Orient furent éphémères. La Perse, la mieux organisée de toutes, se maintint deux cents ans. Le khalifat arabe s’est démembré moins d’un siècle et demi après l’hégire. Vingt-cinq ans ont suffi à détruire l’Empire d’Alexandre. Seule, Rome a su durer. La lenteur de ses conquêtes en assurait la force, car elle avait un don plus précieux encore que de vaincre, celui de gouverner. Ce fut le génie des Césars de maintenir sous l’unité des lois, de l’administration, de la justice, les coutumes, les religions, les libertés locales. Ainsi, ces populations diverses, groupées dans une même reconnaissance pour les bienfaits de Rome, ne sentaient point son joug. Et il semblait qu’un tel régime, créant l’ordre dans la paix, fût éternel. Dès le premier siècle cependant, s’annoncent les fissures. A la mort de Néron, la Gaule, la Germanie se révoltent. Flaviens et Antonins restaurent l’ordre. Après eux, le sourd travail de destruction opère toujours. L’Orient et la Bretagne seraient perdues sans les Sévères. Au IIIe siècle, l’Empire tout entier menace de se dissoudre. Sous leurs Césars locaux, Gaule, Espagne, Afrique, Orient retrouvent leur vie propre. Il faut la rude main de ces grands soldats qu’élèvent les légions pour sauver l’unité romaine. Ils forgent l’armature nouvelle, l’étau de fer qui va fixer chacun dans sa condition, dans sa fonction, régler la vie privée comme la vie publique, le travail comme la croyance. Mais déjà le pouvoir d’un seul ne suffit plus à la tâche. Et dans ces partages, ces compétitions, où s’affaiblit l’autorité suprême, se décompose la société. Quand les Barbares entrent dans l’Empire, il n’a plus la force de se défendre, ayant perdu celle de rester uni.

Ces agglomérations de peuples se manifestent donc moins comme un achèvement que comme des étapes. Elles s’ébauchent, elles se créent, œuvre à la fois des circonstances, des nécessités sociales, du génie. A peine sont-elles formées qu’une loi inverse travaille à les détruire. Au mouvement du multiple à l’unité succède presque aussitôt celui de l’un au multiple. — Observons, en outre, à quelle époque ces colosses ont apparu ? Cinq en treize siècles, depuis Cyrus jusqu’à la mort de Charlemagne. Du IXe siècle à nos jours, pas un seul n’a réussi à se tenir debout. Peut-être ces États énormes sont-ils, comme les grandes espèces, destinés à disparaître, mal défendus par leurs dimensions mêmes contre les infiniment petits qui les détruisent ? En tout cas, ils n’ont qu’une mission provisoire. Leur office devient de moins en moins utile à mesure que le progrès général, en associant tous les peuples à une même culture, ne laisse à aucun d’eux, sous prétexte d’éduquer les autres, le droit de les asservir.

Aussi bien, s’il est une loi du développement que l’on puisse suivre en Europe depuis quinze siècles, c’est celle de cette différenciation progressive des groupes. Il n’est peut-être pas d’époque qui, plus que le Moyen Age, ait eu la passion de l’unité. Les hommes cantonnés, isolés, dans des milliers de petits enclos, l’appelaient de toute la force de leurs espérances comme de leurs souvenirs. Ils sont comme hantés de la grandeur de Rome. Ils la regrettent ; ils l’évoquent. Et pour répondre à ces désirs, aucune époque aussi qui parût plus favorable à l’organisation unitaire de l’Europe. Une seule foi, une hiérarchie encadrant tous les peuples, un pouvoir spirituel incontesté, les mêmes méthodes scientifiques, l’activité prodigieuse des échanges brisant peu à peu les mailles les plus étroites du filet seigneurial, un même stade dans les institutions, tout contribuait à pousser les groupes sociaux à se rapprocher et à s’unir. Contre l’universalisme de la papauté ou de l’Empire, ce fut cependant le particularisme qui prévalut. Et quand, le particularisme ne lui suffisant plus, désireuse de se fixer comme de progresser, l’Europe passe à l’organique, sous quelle forme se fait l’évolution ? — L’unité ?… Non. Les nationalités. — Toutes ces molécules qui cherchaient un centre ont fini par se rejoindre. Mais elles se polarisent en des dimensions diverses, autour de noyaux distincts. Un peuple se crée, défini par son territoire, sa langue, ses traditions, ses intérêts et ses idées. Ces grandes individualités sont les organismes qui désormais vont dominer l’histoire.

Par une évolution analogue, le régime des États appelait un système nouveau de relations. Entre ces groupes, inégaux d’âge, de structure et de puissance, des rivalités vont naître. Or grands ou petits, tous ayant un intérêt semblable, durer, un frein sera nécessaire à leurs ambitions comme une garantie à leur liberté. Le principe d’équilibre apparaît alors. Et telle fut sa force que, maintes fois menacé, il ne cessa de se défendre. L’expérience nous l’atteste. Celui de ces États qui, à un moment donné, a prétendu imposer son hégémonie, a trouvé contre lui l’accord de tous les autres. Le principe d’équilibre a triomphé de Charles-Quint. Il a arrêté les conquêtes de Louis XIV. Il a brisé le rêve de Napoléon. Après 1815, l’Europe lui a dû un demi-siècle de paix. Il est vrai, au milieu du XIXe siècle, un principe différent a semblé ruiner son œuvre. Au nom du droit des races, une grande monarchie, unitaire et militaire, s’est constituée au centre de l’Europe. Mais le principe des nationalités qui a créé un puissant empire travaille aujourd’hui en faveur des petits peuples. Serbes, Hellènes, Slovènes, Roumains, Slaves de Pologne ou Tchèques de Bohême, les uns émancipés, les autres résolus de s’émanciper, rétablissent peu à peu le contrepoids. Les deux principes, un moment contraires, tendent à se concilier. Quel est donc le sens de la guerre actuelle, sinon la défense des petites nationalités et de l’équilibre du monde ? La force des choses nous ramène à la vieille loi. La majorité des peuples ne peut renoncer à un système qui, respectant le droit de chacun, assure l’indépendance de tous. Le principe d’équilibre est lié indissolublement à l’existence des organismes nationaux. Il la suppose comme il la consacre. Ce sont tous les États que le germanisme menace, en se flattant de les rompre à son profit.

Ce régime est-il à son déclin ? Le monde est-il entré dans une autre période de son histoire ? Les théoriciens de la grande Allemagne nous l’affirment. Les transformations profondes de la fin du dernier siècle, les découvertes, les conquêtes coloniales, l’émigration, le progrès des sciences non moins que la rapidité merveilleuse des communications, l’internationalisme de l’argent et du travail, la libre entreprise, tout, selon eux, prépare une unité économique, créatrice de l’unité politique ; et, par sa population, sa production, son activité mondiale, l’Allemagne est destinée à réaliser cette unité. Par elle, à la période d’« équilibre » doit succéder la période d’« organisation. »

Nous ne nions pas ces changemens. Ils ont créé entre les États une solidarité plus étroite des intérêts et des idées. Les barrières s’abaissent qui séparaient les races, et, au-delà de leurs frontières, les grandes familles humaines entrevoient mieux les liens qui les rapprochent comme aussi la nécessité d’un idéal commun qui les inspire. Mais que ces contacts préparent l’unité, ou par une fusion volontaire des peuples, comme le rêve le pacifisme, ou par leur sujétion, comme l’annonce le germanisme, comment n’en pas douter ? D’autres faits, au contraire, montrent à l’évidence que le système ancien n’est pas près de disparaître et que les moules créés par l’histoire pour la vie sociale ne seront pas de si tôt brisés.

A aucune époque, l’internationalisme de la pensée n’a frayé les voies à une domination politique. L’unité spirituelle ne se confond pas avec l’unité matérielle. La religion même n’a pas réussi à unifier les peuples. Là où elle a échoué, comment la science réussirait-elle ? Qui ne voit même que sa diffusion, en associant tous les peuples à ses bienfaits, n’éveille chez les moins avancés la conscience de leur force et ne leur donne les moyens de vivre leur propre vie ? — Il en serait autrement sans doute de la communauté des intérêts, et l’Allemagne n’oublie pas que l’union douanière de ses petits États a préparé leur absorption dans l’Empire. Mais qui ne sait aussi qu’un même régime économique, encadrant tous les peuples, n’est qu’une chimère, puisque ni les richesses du sol, ni les conditions de la vie, ni les besoins, ni les forces n’étant partout les mêmes, il est impossible de transformer le monde en un immense atelier où la production, le travail, les échanges seraient uniformément réglés. En réalité, il ne semble pas que l’internationalisme économique soit en progrès. Nous sommes loin d’un code universel du travail, et, dans chaque nation, le syndicalisme tend beaucoup moins à appeler la main-d’œuvre étrangère qu’à l’exclure. Quelque intense que soit la circulation des capitaux, nous ne songeons pas à établir un système monétaire unique. Et, à son tour, combien le grand mouvement qui, au milieu du XIXe siècle, poussait à la liberté des échanges, parait à son déclin ! Les États se préoccupent beaucoup plus de leur développement économique que de l’abaissement du prix de la vie. Ils protègent comme ils étendent leur production. Faut-il rappeler que, dès 1889, l’Allemagne avait donné l’exemple ? L’exemple a été suivi. Les États-Unis, en 1891, la France, en 1892, l’Angleterre elle-même, en 1905, ont relevé leurs droits. Assurément, ces mesures ne ramènent point la prohibition. L’excès des tarifs provoquerait des représailles. Ici encore, entre ces nationalismes économiques, intervient le principe d’équilibre, car leur avantage est de s’entendre. Ces traités n’en sont pas moins une forme comme une garantie de l’indépendance. Chaque État ne cherche qu’à se défendre contre une expansion étrangère qui attenterait à sa vie, en menaçant ses intérêts.

Le principe national est toujours aussi vivant, et nous ne voyons point que son énergie créatrice soit épuisée. Une surprise même nous attendait, la faillite de l’internationalisme. Le droit des peuples fait craquer toutes ces fictions ; jamais leurs revendications ne furent aussi âpres comme leurs haines plus farouches. Il est probable que le monde continuera à vivre dans ces vieux cadres et qu’à l’édifice colossal, que lui promet le germanisme, il préférera ces demeures moins vastes, où chacun, du moins, se sentira chez soi. Tandis que des peuples anciens progressent, d’autres se constituent. Sous la forme encore indécise de l’enfance, le temps sculpte peu à peu la stature et les traits de leur âge viril. D’autres nous reviennent, qu’on croyait disparus. Etres mystérieux, inviolables, quelle vertu cachée les rend ainsi irréductibles les uns aux autres et leur fait défier les siècles ? On les opprime, ils se redressent ; on les mutile, leurs membres se rejoignent ; on les croit morts, ils vont renaître. Le cimeterre du Turc n’a fait disparaître ni l’hellénisme, ni les races des Balkans. Les voici rendus au conseil de l’Europe. Les partages sacrilèges, dont le crime pèse lourdement sur tous, n’ont pas anéanti la Pologne. Tôt ou tard, elle retrouvera cette unité que lui préparent sa foi, son héroïsme et son martyre. L’atroce traitement infligé aux Belges n’a pas ébranlé leur passion de l’indépendance ; ils l’ont aimée davantage en souffrant, en mourant pour elle. Ainsi l’histoire, qui enregistre parfois la défaite des petites patries, témoigne de leur vitalité. Nous savons qu’elles gardent une force contre la force, celle qui monte des profondeurs de leur sol comme des cendres de leur passé. Les nations ne meurent pas, quand, malgré l’oppression, le pillage, les déportations en masse et les massacres collectifs, une chose leur reste : leur âme.

L’Allemagne ignore-t-elle ces faits ? Ses historiens croient-ils qu’il n’est pas moins aisé de tuer un peuple que de l’empêcher de naître ? Que les temps sont venus d’une organisation unitaire et méthodique de l’humanité ? — Et, en effet, cette organisation meilleure, nous la croyons possible, au moins désirable, dans une coopération plus étroite des peuples, dans un équilibre plus stable de leurs intérêts et de leurs droits. Est-ce bien le sort que l’Allemagne réserve à ceux que la victoire mettrait entre ses mains ? L’humanité, en chiourme, travaillant, vivant aux ordres et au profit d’une caste privilégiée, voilà un bel avenir ! Notre planète ne serait plus qu’une fourmilière immense qui ferait toujours la même tâche, sans horizon, sans conscience, sans idéal, et, s’il est vrai que le progrès intellectuel n’avance que par la diversité des peuples, comme le progrès économique par la libre concurrence des individus, sans progrès. C’est alors que l’Allemagne aurait donné la paix au monde, mais la seule que rêve la force et que le monde ne puisse subir : la paix dans la mort.


III

Ces déformations historiques ne sont pas dues uniquement au préjugé national. Elles ont encore leur genèse dans un système. La théorie politique se rattache à une théorie spéculative. A l’origine de ces doctrines de proie, que trouvons-nous, en effet ? le mécanisme. L’homme conditionné par la nature vivante, la nature vivante par la nature inanimée, une même force, une même loi d’évolution entraînant le monde, la matière comme l’esprit, l’individu comme les peuples, l’histoire devenue l’application particulière d’une explication universelle, voilà bien le rêve qui a séduit tant d’esprits avides de retrouver, dans l’unité de la pensée et l’unité de l’organisation, l’unité de l’univers. Nous reconnaissons « la pure essence » du génie allemand. Par-là, si cette philosophie de l’histoire est une menace pour la paix, peut-on se demander si elle est sans danger pour la science. Contraire à l’indépendance des peuples, dans quelle mesure est-elle conforme au progrès intellectuel ?

Oh ! que nous sommes loin de l’unité du savoir ! L’extension même de nos recherches, l’imprévu de nos découvertes, la révélation croissante des merveilles qui nous entourent nous ont rendus plus modestes. Nous n’osons plus prétendre qu’il n’y ait pas de mystère ou que le mystère soit pénétré. Les grandes théories qui paraissaient, il y a moins d’un demi-siècle, comme le dernier mot de la science, nous semblent aujourd’hui un point d’arrêt. Loin de faire le tour des choses, l’esprit se rend compte que les choses le dépassent ; il a renoncé à découvrir leur loi première pour n’en saisir que l’infinie complexité. Nous savons que nous ignorons et nous ne savons même pas ce que nous ignorons. Le savant est en face du réel comme le voyageur qui promène son objectif sur les plans divers d’un paysage. Il peut multiplier ses clichés : ceux-ci ne lui donneront jamais qu’une vue fragmentaire de l’ensemble.

Ainsi, la science ne se flatte plus de tout connaître. Et elle a renoncé encore à tout unifier. A mesure que l’esprit s’est enfoncé dans l’univers, il a mieux saisi les différences des élémens qui le composent. L’abîme s’est élargi, qui séparait l’inerte du vivant, et, dans le vivant même, l’intelligence de l’instinct. À ces phénomènes, qui se complètent à la fois et qui s’opposent, une explication « moniste » n’a plus suffi. Une philosophie est née qui, à la théorie de la connaissance, a ajouté une théorie de la vie. Tout en gardant l’idée de l’évolution, elle en a précisé le sens. L’appliquant à la vie, elle l’a séparée du mécanisme : étudiant la vie dans ses procédés et dans sa marche, elle a retrouvé l’âme et reconnu la liberté. Transformation intellectuelle, aux effets incalculables, analogue à celle que provoqua jadis le positivisme, et cette fois dirigée contre lui ! Un livre comme l’Évolution créatrice n’est pas seulement une œuvre, mais une date : celle d’une direction nouvelle imprimée à la pensée.

Ces vues ont-elles nui au progrès scientifique ? Ce sont au contraire nos connaissances que cette différenciation des choses a enrichies. Les sciences particulières ont assoupli, élargi leurs méthodes, l’esprit ayant compris que plus d’un procédé s’offrait à lui pour pénétrer dans le cercle immense qui était hors de lui. L’étude de l’humanité comme celle de la nature ne peut que gagnera ces précisions. Qu’est donc l’histoire, en vérité ? Un simple récit des faits ?… Elle nous apprendrait peu de choses, si elle se bornait à raconter ou à décrire. Comme toute science, elle aspire à atteindre, à étreindre le réel. Or, ici, le réel, c’est le passé humain. Restituer les formes d’agir, de penser, de sentir d’un milieu ou d’une époque, en saisir les liens intimes de coexistence et de succession, pour tout dire, remonter la durée, et, derrière ces sociétés mortes, retrouver la vie, voilà son objet. Cet objet lui dicte sa méthode. L’histoire observe des faits. Comme elle ne voit les faits qu’à travers les témoignages, elle sera donc la critique des documens. Mais comme les faits ne sont que des débris épars, elle est aussi l’induction qui les rassemble, les compare, les interprète. C’est alors qu’elle ne suffit plus à sa tâche. L’humanité plongeant dans la nature, comment la nature serait-elle à l’historien un livre clos ? Explorant lui-même l’humanité, comment ignorerait-il les sciences qui étudient l’homme ? Géographie, biologie, physiologie, psychologie surtout, lui apportent tour à tour les résultats de leur enquête. Prenons garde cependant que l’histoire qui se sert de ces sciences ne se confond pas avec elles. Distincts sont leurs objets, comme divers les procédés, inégales les certitudes. Elle leur fait place dans ses conseils, mais à titre consultatif. Elle s’empare de leurs données, mais pour les confronter aux siennes. Toute idée qui lui vient du dehors doit préalablement se soumettre à son contrôle ; à l’expérience historique seule doit rester le dernier mot. Le métaphysicien peut découper arbitrairement dans le réel. L’historien l’observe tout entier et n’admet comme vraie qu’une conclusion qu’un nombre suffisant de faits ont vérifiée.

Qu’entre ces faits constatés et démontrés des relations puissent s’établir, que de leur masse se dégagent des notions générales, nous ne saurions le nier. Il y a, en ce sens, une « philosophie » de l’histoire. Mais cette philosophie n’est valable qu’en tant qu’elle procède du donné positif. Nous lui demandons non ce qui doit être, mais ce qui a été. Elle sort du réel ; nous ne la posons pas sur le réel. Le plan de l’histoire, s’il y en a un, ne se découvre pas plus a priori que le plan de la nature. Il nous faut renverser du tout au tout le principe de Fichte et de Hegel, à savoir : « que la philosophie de l’histoire doit être séparée de l’histoire », ou encore, que « la philosophie de l’histoire universelle est l’histoire universelle. » Il ne nous suffit pas de penser l’histoire pour la créer. Et c’est la première critique que nous puissions faire de ce mécanisme historique, que, rattaché lui-même à une explication unitaire du monde, il est à la fois en retard sur la science générale et contraire aux méthodes vraies de l’étude des faits humains. Mais il faut aller plus loin. Si nous analysons cette philosophie, nous voyons qu’elle repose sur la notion d’une loi simple, génératrice d’un développement continu et nécessaire. Dans quelle mesure l’expérience admet-elle ces conceptions ?

L’histoire est-elle un développement ? Oui, si, par ce mot, nous entendons une série de momens qui se succèdent les uns aux autres. Et nous concevons encore que ces momens, émergeant d’un même fond, qui est l’humanité, comme les vagues soulevées sur une même masse qui est la mer, ne soient ni isolés, ni séparables les uns des autres. Mais l’histoire obéit-elle à un ressort unique qui déclenche tout le mouvement ? Une seule loi préside-t-elle à son évolution ? Et quelle sera cette loi ?

Un tel principe d’unité existerait-il, nous ne croyons pas d’abord que l’état de nos connaissances permette de le formuler. Que savons-nous du passé ? Beaucoup, assurément. Que de lacunes pourtant dans cet ensemble ! L’histoire ne prend pas l’humanité à ses origines ; elle ne la rencontre qu’à un stade déjà avancé de sa marche. De cette nébuleuse primitive d’où sont sorties les races, elle ignore à peu près tout, et jusqu’à sa durée. Quelques vestiges témoignent de ces milliers d’années où nos ancêtres ont vécu obscurément, sans conscience, sans idéal, comme écrasés sous le poids d’une condamnation originelle. Puis, dans les âges historiques eux-mêmes, quelle part d’incertitudes ! Nous venons seulement d’exhumer la civilisation de la Chaldée ou de l’Egypte. Sur le passé de la Chine, nous n’avons que des lueurs. Sans doute, l’antiquité classique nous est mieux connue, comme aussi la genèse des peuples européens. Leur histoire politique est à peu près définitive ; celle de leur vie économique ou morale commence à peine. En tout cas, il nous reste toujours cette autre province, l’histoire comparée, à parcourir. En réalité, l’histoire se fait, elle n’est pas faite. Elle fouille, recherche, découvre dans les archives comme dans le sol, révise nos jugemens, ajoute à nos précisions ; il est douteux que l’heure soit venue de conclure. Notre histoire universelle n’embrasse qu’une portion d’humanité. Ces additions partielles ne formeront jamais le total. Se fera-t-il un jour ? Combien peu sommes-nous sûrs que d’autres problèmes, d’autres recherches ne détourneront pas vers des voies différentes la curiosité de l’esprit humain !

Notre expérience du passé a ses limites. Telle quelle, cependant, elle nous permet d’affirmer que le mouvement évolutif ne se ramène pas à une forme unique de causalité. La philosophie s’était flattée de retrouver ce nisus, cette force simple qui entraîne l’histoire. Que reste-t-il aujourd’hui de ces prétentions ? Qui songe à reprendre les théories du climat, de la liberté, du progrès ? Sous quelles critiques s’effrite déjà le système de Spencer, sa loi d’évolution de l’homogène et l’hétérogène ? Que nous paraîtra demain le darwinisme social, sinon une hypothèse ? Les biologistes peuvent nous dire si, appliquée au monde animal, la loi de la concurrence vitale est encore incontestée. Ce que l’historien, lui, n’ignore pas, c’est que, dans les milieux humains, elle peut expliquer certains changemens, mais non pas tous.

Il n’est que trop vrai, hélas ! que la vie du passé soit pleine de ce combat de l’homme contre la nature ou de l’homme contre l’homme. L’expérience nous défend de l’illusion de ceux qui croient à la bonté originelle des individus comme des peuples. Mais à ces luttes, elle connaît aussi d’autres raisons que le besoin de vivre. Il n’y a pas que des guerres injustes, inspirées par le désir de dominer ou de s’enrichir. Il n’y a pas que des révolutions égoïstes, déchaînées par la faim ou par la haine. Et les changemens que traversent les sociétés n’ont pas toujours la guerre pour origine, Dieu merci ! L’histoire n’est pas seulement un drame, une mêlée féroce de passions ou d’intérêts. Plus d’un progrès social s’est accompli par l’accord des classes et dans la paix. La plus grande transformation peut-être que le monde ait connue, celle de l’esclavage, n’a pas été réalisée par les guerres horribles qui ont déchiré les sociétés antiques. L’esclave n’a pas conquis sa liberté les armes à la main ; dans ce duel inégal, il ne cesse d’être écrasé. Ce sont les mœurs, la philosophie, le christianisme, qui ont commencé par reconnaître sa dignité d’homme, et le jour où le maître a mieux compris que l’intérêt de son esclave, et le sien étaient d’accord, l’émancipation progressive s’est accomplie. — Et pareillement encore, au lendemain des invasions, est-ce la violence qui a organisé l’Europe ? Mais l’organisation s’est faite contre la violence. Le monde a voulu alors le bienfait de la paix. Il en a cherché le principe dans l’accord des volontés individuelles ou collectives. Une foule de petits pactes se sont établis, réglant le droit privé, la profession, les institutions. Le régime du contrat se substitua au régime de la force. Jamais, malgré des abus inévitables, l’homme n’eut des relations sociales une idée plus haute. On sait combien, dans le même esprit, le pouvoir spirituel essaya d’organiser l’Europe, sans y réussir. Au moins, le principe d’équilibre, la diplomatie, la multiplicité des accords commerciaux et politiques furent-ils un progrès de la loi de la paix sur la loi de la guerre. Tarde a remarqué avec infiniment de raison que l’humanité a connu des périodes « d’apaisement intermittent et bienfaisant. » La concurrence vitale elle-même s’est transformée, et ce sera l’honneur éternel de notre siècle d’avoir cherché à insérer dans les faits l’idéal d’une libre coopération des peuples. Que nous parle-t-on alors d’un principe universel ? La guerre est une loi inévitable ; elle n’est pas la seule. Elle a pu être parfois une condition de progrès ; plus souvent, une régression ; et un fléau, toujours.

L’histoire est infiniment moins simple que nous l’avions cru d’abord. Toute conception, idéaliste ou matérialiste, qui voudra la soumettre à un moteur universel, s’exposera toujours à laisser une partie des faits échapper à l’engrenage. Bien au contraire. Sous la diversité des phénomènes, l’analyse nous découvre l’enchevêtrement des causes. Pas plus que notre vie individuelle, la vie sociale n’est le produit d’un dynamisme unique. Regardons de plus près. Une foule d’agens obscurs poussent à la roue. Ici, la nature, là, le milieu ; d’un côté, les forces inférieures de l’humanité, l’instinct, le besoin, le désir ; de l’autre, ses aspirations les plus nobles ; par ailleurs, quelque grande découverte, ou simplement le sens de l’imitation ; tantôt, enfin, l’initiative du pouvoir et de la loi, tantôt la poussée de la masse. Il n’est même pas sûr que le mouvement provoqué par une cause déterminée obéisse à l’impulsion initiale. Que de révolutions religieuses ont bientôt dégénéré en guerres politiques ! Mais la machine, avance toujours. Et les énergies qui l’entraînent, si diverses dans leur aspect, ne sont pas moins variables dans leur durée, inégales dans leur intensité. Leur complication fait le jeu de l’histoire, ce jeu que la première tâche du savant est, précisément, de suivre, de surprendre, de nous révéler.

Cette unité, que nous cherchons en vain dans la genèse du mouvement évolutif, se trouve-t-elle au moins dans sa marche ?

Toute philosophie mécaniste conduira toujours à affirmer un processus rectiligne et continu des choses. Il semble que la vie de l’humanité doive passer par une suite de formes, de déterminations, qu’une loi rigoureuse engendre les unes des autres. Celle qui vient prépare celle qui la suit, et, une fois remplacée, disparaît sans retour. Ainsi se découvre un ordre de succession immanent à l’histoire. Nous avons vu quel parti le pangermanisme a tiré de ces idées. Mais ce concept n’est pas spécial à l’Allemagne. De Hegel à Comte, de Spencer à Marx, Lamprecht, Naumann, il se retrouve dans la plupart des théoriciens de l’évolutionnisme. Il n’a pas été appliqué seulement au fait politique ; il a servi à relier entre eux les phénomènes intellectuels ou les phénomènes sociaux. Comte nous avait révélé les trois âges de la pensée. Le socialisme nous a décrit ceux de la propriété, de la production et du travail. — Théories séduisantes, puisqu’elles insèrent un plan et un progrès dans l’histoire. Théories commodes, puisqu’elles la plient à nos préférences et la conduisent, non à ses fins, mais aux nôtres. Théories artificielles, puisqu’elles assimilent l’humanité à la nature inerte et prétendent arbitrairement sectionner et limiter la vie.

Sous quelle forme se fait donc l’évolution ? Ici encore, les faits nous arrêtent. — Parcourons ceux de la série économique. La théorie qui prétend nous décrire les états successifs de la propriété, collective, familiale, individuelle, en attendant la propriété sociale, se heurte à leur formidable contradiction. Il est prouvé aujourd’hui que toute l’antiquité, même la Germanie, a connu l’appropriation privée du sol. Et au Moyen Age, c’est de la propriété individuelle que nous voyons sortir la propriété collective. Celle qui apparaît alors n’est pas la survivance d’un ancien droit, mais une création, l’octroi d’un seigneur à ses paysans. — L’histoire du travail nous présenterait des variations semblables. Petit patronat, travail individuel et libre ont existé à Athènes et à Rome. Ils se sont hiérarchisés en professions. Puis est venu un temps où ces grands corps de métiers eux-mêmes ont disparu. Dans la tourmente sociale des Ve et VIe siècles, à la suite du déclin des villes, d’une organisation économique fondée sur le sol, les artisans ne se recrutent plus que parmi les censitaires ou les serfs. Il faut attendre le XIIIe siècle pour voir reparaître la corporation industrielle. Ce régime rétabli, son histoire est beaucoup moins l’évolution de la contrainte vers la liberté que de la liberté vers la contrainte. Jamais la réglementation n’a été plus oppressive, plus étroite qu’à la veille de sa chute. — Pareillement, sur la foi de Marx, nous avions cru que le capitalisme était une création des temps modernes. Mais une étude plus approfondie des sociétés anciennes nous a montré le rôle qu’y jouaient la banque, le prêt à intérêt, le numéraire. De grands empires maritimes, comme Tyr et Carthage, n’ont été qu’une oligarchie de manieurs d’argent. L’Europe des invasions et du séniorat avait vu tomber ces institutions. Dès le XIIIe siècle, le réveil de l’industrie, le progrès des échanges, l’exploitation des mines, puis, au XVIe, les découvertes maritimes restaurent le capitalisme. Voilà moins un stade jusqu’alors ignoré de l’évolution qu’un retour, sous des formes nouvelles, à d’anciens usages. L’accumulation de l’argent n’est pas un fait spécial à une société ou à une époque. Il se produira toujours, et naturellement, dans tous les âges où la libre production, le libre travail, la libre entreprise ouvriront à l’activité humaine des champs de conquête presque illimités.

Il est à peine besoin de remarquer que ces transformations, progressives ou régressives, sont la loi même des institutions politiques. Aucun régime, si parfait qu’il semble, n’est durable ; aucun, qui, disparu de la scène du monde, n’ait quelque certitude d’y revenir. Nos petits-neveux reverront peut-être cet absolutisme contre lequel la France a fait tant de révolutions. Mais le même fait s’observe dans le domaine intellectuel. L’humanité n’avance pas plus en ligne droite dans ses investigations rationnelles que dans ses expériences politiques. Une philosophie nait, se propage, décline ; une autre la remplace. Attendez. Celle-ci disparait à son tour, et l’esprit semble revenir à son point de départ. Il épuise le contenu d’une croyance ou d’une doctrine, pour se rejeter vers une doctrine ou une croyance opposée. Un siècle de raisonnement et de critique succède à une ère de mysticisme, pour ramener bientôt la foi au mystère. L’hellénisme avait connu ces âges d’esprit métaphysique et positif avant de se prosterner devant la Croix. — Que conclure donc ? Peut-être nos formes sociales, comme nos théories intellectuelles, ne sont-elles pas en nombre indéfini ? Chaque génération façonne à son usage la ruche où elle s’enferme, mais le nombre même des ruches est restreint. Et ne semble-t-il pas que nos grands systèmes se rattachent tous, plus ou moins, à quelques « catégories » initiales, quelques idées simples, dont les combinaisons seules sont innombrables ? L’humanité tournerait ainsi, sans se lasser, dans le cercle un peu étroit de ses expériences ; aucune d’elles n’est définitive. Bien des fois nos progrès donnent l’illusion d’un recommencement. Quelle part de vérité dans le vieil adage qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil qui éclaire, impassible, nos perpétuelles contradictions !

L’histoire n’est point une dialectique. Elle n’avance pas d’un mouvement uniforme, continu, mais par une suite d’oscillations. Il y a donc quelque fondement à la théorie de Vico, à la condition cependant d’exclure de ces « retours » le régulier et l’identique. Ce serait encore un mécanisme. Le rythme sera toujours quelque peu désordonné. Imaginez une symphonie où, de temps à autre, reparaissent les mêmes motifs, mais à intervalles inégaux, sur des modulations nouvelles. L’évolution se poursuit, parfois, d’un glissement insensible, ailleurs, accélérée ou soudaine. Telle société ne se transforme que par degrés ; telle autre, par secousses. Celle-ci semble si bien défier l’œuvre des siècles qu’on la croit immobile ; celle-là change si brusquement qu’elle parait un autre peuple. Et dans chaque société, combien inégale la force d’impulsion ou de résistance des organes ! La loi de corrélation qui unit les parties de l’ensemble ne les contraint pas à se modifier toutes en même temps. Un gouvernement se continue, la structure des classes s’altère ; le, régime social peut changer, les croyances demeurent ; une croyance disparait, alors que les institutions lui survivent. Enfin, dans ces retours inconsciens ou volontaires du passé, ne sommes-nous que des copistes ? L’histoire ne se répète jamais complètement. Il n’y a pas deux idées, deux faits, deux milieux, pas plus que deux individus, absolument semblables. Nous innovons là même où nous ne croyons que reproduire. Il n’a pas suffi aux Français du Directoire de porter la toge ou la tunique, de restaurer le consulat, de déclamer contre les tyrans pour faire revivre la Rome républicaine. Des institutions, des idées, des mœurs, qu’on croyait à jamais éteintes, peuvent reparaître, car il y a dans la nature humaine un fonds qui ne change pas ; mais elles s’enrichissent sans cesse de quelque trait nouveau, car il est de l’essence de l’esprit de créer toujours. L’homme ne refait pas l’histoire, il la continue ; et l’histoire avance, parce qu’elle est une vie, et que, par-là même, elle implique la liberté.

Voici bien le problème essentiel. Cette plasticité de l’histoire, cette puissance de création et d’accroissement ne nous aident-elles pas déjà à le résoudre ? Quel est donc le penseur qui se flattait de reconstituer le passé humain, non tel qu’il fut, mais tel qu’il pouvait, qu’il aurait dû être ? Gageure bien puérile ! Il y eut, comme il y aura, des quantités de développemens possibles, sans que nous puissions dire que le seul réalisé fût le seul nécessaire. Nous le croyons tel, parce que nos yeux ne s’attachent qu’à des formes inertes, déjà fixées dans la rigidité de la mort. Mais n’oublions pas que ces formes furent vivantes, et que ces vivans d’une heure ont, comme nous, pensé et agi, comme nous, tâtonné sur les directions à suivre et l’œuvre à accomplir. L’humanité ressemble à l’artiste qui façonne et rejette tour à tour les ébauches incomplètes, avant d’achever celle où s’incarne son rêve. Notre route est « jonchée de débris de tout ce que nous commençons d’être, de tout ce que nous aurions pu devenir. » Et de ce devenir même, quelle conscience pouvons-nous avoir ? Toute conception déterministe trouvera ici sa pierre d’achoppement. Nous savons d’où vient le courant qui nous porte, nous ignorons où il nous porte. Tout au plus, et c’est l’œuvre du génie, réussissons-nous à entrevoir sa direction prochaine. Une même cause continuant à se produire, nous sommes fondés à conclure aux mêmes effets. Or, cette continuité, qui nous la dira ? Cette énergie, qui la mesurera ? Car qui mesure la vie ? Et comment l’homme, ce moment infime de la durée, est-il capable de l’embrasser toute ? Ainsi nos prévisions elles-mêmes sont limitées. Il y a beaucoup de finesse dans cette remarque de Hegel, que de l’œuvre du grand homme découlent souvent des conséquences qu’il n’avait pas voulues, qu’il n’aurait pu prévoir. Rien ne montre mieux la coupure infranchissable qui sépare des sciences de la nature inerte celles de l’esprit et de la vie. La matière se meut aveuglément dans le cercle invariable assigné à son travail. L’homme, lui, est en face, non du nécessaire, mais du possible. Aucun calcul de probabilité n’est ici recevable. S’il est, au contraire, une certitude, c’est que, tôt ou tard, l’imprévu viendra s’insérer dans la trame des choses pour en changer le cours.

De ces élémens, quelques-uns nous sont étrangers. Extérieurs à l’homme, ils entrent, comme un accident, dans l’histoire. Que de fois l’avenir du monde s’est joué sur un coup de dés ! Il y a des jours, où, tel un gagnant heureux, l’homme d’action n’a qu’à abattre les cartes qui décident de la victoire. Tout le sert : ses fautes, les circonstances, l’inattendu. Ailleurs, les plans les plus sages, les mesures les mieux concertées avortent sous la chiquenaude de quelque fait insignifiant. Cournot avait déjà, avec sa rigueur habituelle, analysé cette réalité du hasard. Mais une philosophie compréhensive y ajoutera encore la part de l’inexpliqué. L’histoire nous offre quelques-uns de ces faits déconcertans qu’aucune cause ne semble préparer, qu’aucune raison ne peut comprendre. Que, par exemple, une petite bergère de seize ans, perdue dans un village de la Meuse, ait pu se croire une mission et la prouver par ses victoires, qu’en dépit des intrigues de cour, de la grossièreté des camps, des perfidies de ses conseillers, de la haine de ses ennemis, elle soit restée pure, confiante, inébranlable dans sa foi, qu’abandonnée de tous, seule contre les docteurs, les juges, les hommes de loi ou les hommes d’église, tout ce qui était alors le savoir et le pouvoir, cette enfant ait réussi, non seulement à se défendre, mais à accuser et à confondre ses bourreaux, qu’elle ait prononcé quelques-unes des plus belles paroles que l’humanité ait entendues depuis l’Évangile, que cette mort rédemptrice ait sauvé la France, et, avec elle, par elle, le plus haut idéal religieux du monde, quelles explications positives nous donneront la clé de ce mystère ? Renan a dit avec son scepticisme souriant et superficiel : « On n’a pas constaté une seule fois la trace d’une main intelligente venant s’insérer momentanément dans la trame serrée des faits. » En sommes-nous aussi sûrs ? Un doute planera toujours sur de pareilles affirmations. Nous ne connaissons plus l’ἀνάγϰη (anangkê) antique, la déesse impassible et implacable qui broyait l’homme sous la fatalité de son vouloir. Mais s’il est une vie au-dessus de la nôtre, si notre conscience ne nous trompe point, si bien, vérité, justice ne sont pas de simples formules de notre esprit ou des illusions de notre cœur, si l’Infini, qui les possède, seul les communique, nous nous refuserons à croire que notre appel reste sans écho, destiné à s’éteindre dans les espaces muets d’un univers insensible. Penseurs et savans pour qui la raison et la nature postulent Dieu, ne se résoudront jamais à l’exclure de la vie de l’humanité.

Ces faits ne sont que des exceptions. L’homme est la cause visible de l’histoire. Et, s’il est dans l’histoire, que peut-elle sur lui ? Que peut-il sur elle ? Est-il comme accablé de son poids ? Ou bien est-il apte à se libérer de la contrainte que lui imposent son temps et son milieu ?

Notre XVIIIe siècle, tout imprégné d’idéalisme et d’esprit classique, avait proclamé le pouvoir absolu de l’individu sur la société. Cette théorie était fausse. Sous l’influence des sciences positives, il a bien fallu reconnaître ces lois de dépendance qui nous rattachent au passé comme au présent. Nous ne sommes pas des isolés dans l’ensemble. Notre vie qui prolonge, et qui prépare celle des autres ne se suffit pas à elle-même. Elle reçoit l’empreinte des générations qui nous ont précédés comme de celle qui nous entoure. Chacun de nous plonge dans la réalité sociale, de même que la plante dans le sol : éducation, mœurs, habitudes, tous ces progrès accumulés nous donnent nos premières idées et guident nos premiers pas. Mais, dans cette réaction contre le philosophisme, biologistes ou sociologues n’ont-ils pas trop sacrifié l’individu ? Nous croyons, au contraire, que les lois d’hérédité et d’adaptation ne sont pas les seules. Si l’histoire doit faire une place à l’intelligence comme à l’action, l’homme échappe au joug. Sa dépendance n’est plus que conditionnelle, et, à son tour, c’est sur la société qu’il peut agir.

Le grand homme sera toujours la revanche de la liberté. Ce politique qui, de ses mains puissantes, pétrit l’âme et la forme de son peuple, ce savant, qui, dans le silence du laboratoire, découvre une loi inconnue ou des puissances et des existences insoupçonnées, ce saint, dont la parole et l’exemple entraînent, exaltent, rénovent les âmes, tels sont, chacun à son heure, les maîtres de l’histoire. Les grandes créations ou les grandes découvertes ont toujours frayé les voies nouvelles où s’engage le monde. Mais le génie lui-même, qui nous l’expliquera ? L’hérédité ? Rien ne montre une sélection lente et continue le préparant à naître. L’histoire le découvre aussi bien dans les patriciats que dans les rangs les plus obscurs. Les circonstances ? Le milieu ?… Que de mouvemens généreux, justes, profonds n’ont pas réussi, faute de l’homme nécessaire pour les conduire ! L’histoire connaît ces avortemens. Et ce qu’elle remarque aussi, c’est qu’un homme a été grand, moins pour avoir suivi son siècle que pour l’avoir dominé. Il est exact que ces rudes créateurs de peuples empruntent au présent les matériaux dont ils se servent ; mais à eux seuls est leur pensée ; eux seuls choisissent, devinent, combinent, et plient à leurs desseins les intérêts indécis ou les volontés contraires. Et combien plus spontanées encore les découvertes intellectuelles ! Nous ne pouvons oublier que la plupart ont soulevé contre elles les intérêts, les préjugés, les passions d’un milieu qui les a combattues. C’est que si le génie ne s’isole pas tout à fait de son temps, sa genèse même est insaisissable. Nous aurons beau pousser à fond notre analyse, nous arriverons toujours au résidu primitif, l’étincelle mystérieuse dont aucun procédé ne décompose les élémens.

On nous assure, il est vrai, que l’ère des grands hommes est finie, que le progrès de nos démocraties égalitaires restreint de plus en plus le nombre et l’action de ces privilégiés. Le génie disparaîtra : la technique et l’organisation prendront sa place, et l’individu ne sera plus alors qu’un rouage imperceptible du mécanisme social… Il est probable, au contraire, que l’esprit continuera à souffler quand il lui plaît et où il veut. Et d’ailleurs, que nous importe ! Ne pourrons-nous répondre avec un de nos penseurs que « plus les idées et les passions se généralisent, plus l’influence des précédens historiques s’affaiblit. » Le génie peut représenter la forme la plus parfaite de la liberté ; il n’en est pas la seule. L’histoire nous montre cet effort incessant de l’homme pour échapper à l’automatisme des choses. Les âges primitifs ont connu la servitude de nos ancêtres à la nature. L’homme s’est affranchi. Les premières civilisations n’ont guère été qu’un ordre extérieur, imposé, immobile, fondé sur la contrainte des traditions et la séparation des castes. L’homme a brisé ces cadres. Et aujourd’hui, de quelque poids que pèsent sur lui les habitudes, les intérêts, les préjugés sociaux, comment douter, après plus de vingt siècles d’art, de philosophie et de spiritualisme, qu’il y ait une force qui les soulève : la puissance d’une âme libérée par un idéal ? L’humble artisan qui met une part d’invention dans son œuvre, la petite servante qui se donne au soulagement de plus pauvres qu’elle, la paysanne obscure, si proche de la terre qu’elle en reflète le hâle, qui, sa tâche accomplie, adore dans la soumission parfaite de son cœur, héroïsmes qui s’ignorent, dévouemens qui se dépensent, souffrances imméritées qui s’offrent, voilà les impondérables dont le poids fait pencher le plateau de la balance. Ne demandez pas à ces simples ce qu’ils doivent à leur milieu ; c’est en eux-mêmes qu’ils puisent leur force. Un aiguillon les pousse à créer de la beauté comme de la bonté. Et c’est par eux aussi que le milieu progresse. Ils sont le ferment de la masse, l’élément qualitatif qui accroît et élève la vie, puisqu’ils touchent à l’éternel.

L’histoire est une coopération. La société doit à chacun de nous, autant peut-être que nous lui devons, et cet échange incessant de services lui permet de se renouveler toujours. Je sais bien ce que nous diront encore les défenseurs du mécanisme : qu’une loi fatale condamne les peuples à naître, à grandir, à décroître, sans qu’aucune force humaine ne les sauve de la fin. — Combien plus consolante pourtant et plus vraie cette vieille maxime des Saints Livres : « Dieu a fait les nations guérissables !… » Et, sans doute, il y a des nations qui meurent : mais moins de l’usure du temps que de la fatigue de vivre. Ce n’est point parce que la vie physique se retire d’elles, c’est qu’elles-mêmes se retirent de la vie. Elles en laissent s’assécher la source : l’esprit de discipline, de dévouement, la croyance à un idéal, la pratique des vertus privées et publiques qui perpétuent les États comme les familles. Un peuple ne meurt pas quand il garde son âme, et cette âme, lui seul peut la sauver ou la perdre. De ces réveils inattendus, quel admirable exemple que notre propre histoire ! Plus que toute autre nation peut-être, la France a connu les plus grands déclins et les plus étonnantes fortunes ; elle est passée presque en même temps de l’humiliation à la gloire, des sommets aux abîmes, des déchiremens intérieurs à l’union, des démembremens à la conquête. Il semble que, dans cette suite de contradictions, sa loi propre soit d’être au-dessus de toute loi. Une des leçons de cette guerre sera de lui avoir rappelé une fois de plus sa destinée. Hier encore, un pays divisé, indifférent, enlizé dans la poursuite du bien-être ou les querelles des factions, si endormi par ses rhéteurs qu’il ne songeait plus à se défendre, si anémié dans sa croissance que des voix s’élevaient, un peu partout, pour prédire son agonie. Et voici que, dans le choc effroyable qui nous fut imposé, germent les vertus les plus hautes, l’endurance, le sacrifice, la tension de toutes les énergies, l’union de toutes les pensées, la volonté de se défendre, au prix même de la vie, et la conscience de servir quelque chose de plus grand, de plus durable que la vie : notre liberté et notre honneur… La France aura vérifié ainsi cette loi de renouvellement et de vitalité qu’un de ses plus illustres enfans, Le Play, avait eu le mérite de définir. L’Allemagne croit aux peuples prédestinés. Il y a surtout des peuples responsables. Les sociétés peuvent quand elles veulent. Elles ne subissent pas leur avenir : elles le créent.


IV

C’est encore M. de Bülow qui a écrit : « Dès qu’il s’est trouvé pour une chose une formule intellectuelle, un système, nous nous empressons, avec une ténacité imperturbable, de lui adapter la réalité… »

Le monde sait maintenant de quelles adaptations l’Allemagne est capable. Une conception de l’histoire dédaigneuse des faits, serve de la force, négatrice de liberté, imprégnée de matérialisme, construction artificielle d’ailleurs, trop simple pour être vraie, trop lourde pour être belle, où se discernent, plus encore que l’amour de la vérité, les appétits d’un peuple, en un mot, une philosophie de rapaces, toujours prêts à fondre, à dépecer, voilà ce que le germanisme prétend imposer au nom de la science. — En présence de ces idées, la France comprend-elle maintenant pourquoi elle lutte et pourquoi meurent ses fils ? Sans doute, ses frontières historiques, quelques parcelles de son sol, morceaux de sa chair vive, l’équilibre de l’Europe, l’indépendance des peuples, Mais derrière ces intérêts, ce sont aussi les doctrines qui s’opposent. Dans la lutte gigantesque se heurtent deux esprits. C’est son génie que la France défend ; non seulement ces qualités charmantes qui ont fait de sa littérature ou de son art la parure de l’Europe, mais ces vérités essentielles et éternelles sur lesquelles l’avenir du monde n’a cessé de reposer. La nation qui, tant de fois, s’est élevée contre la croyance au fatalisme, sous quelque nom qu’il s’offrit à elle, qui la première a proclamé la liberté de la conscience, appliqué aux relations sociales les idées de droit et de justice, de coordination et d’accord, et contre l’unité inflexible du mécanisme, défini l’unité harmonieuse de la vie, sauvera l’héritage de l’antiquité et du christianisme. Et s’il est vrai que nos erreurs intellectuelles aient leur contre-coup sur notre avenir moral, ce qu’elle défend encore, avec les saines méthodes de la spéculation, c’est la noblesse de l’homme. C’est pour ou contre cet idéal que les peuples qui nous regardent sont appelés à choisir.

Car il faut choisir. — L’histoire a-t-elle une « fin ? » L’humanité est-elle en progrès… ? Les anciens ne le croyaient pas qui plaçaient l’âge d’or dans le berceau des peuples. Notre rêve est devant nous ; et nous savons bien qu’inquiets de le poursuivre, nous serons peut-être impuissans à l’atteindre. Mais cette aspiration même est notre honneur. Dans ce remous de faits, cette houle de momens, de créations, de destructions, que l’histoire nous révèle, que peut-elle nous montrer, sinon l’instable et le relatif ? Nous voulons nous diriger dans ce chaos, voir clair dans ces ténèbres. Il nous faut une lumière comme un principe d’action. Et c’est pourquoi, au-delà du réel, nous chercherons toujours le possible, et, au-delà du possible, le désirable. Oui, nous voulons un sens à l’histoire comme à la vie. Oui, nous concevons une « fin, » c’est-à-dire un ordre. Mais cet ordre, quel sera-t-il ? Celui de la matière ou celui de l’esprit ? De l’évolution inconsciente et aveugle ou de la raison et de la conscience ? Subirons-nous la tyrannie de la force ou mettrons-nous la force au service du bien ? Le monde sera-t-il organisé par le mécanisme ou la coopération ? Par la guerre, la barbarie, ou par ces idées de droit, de devoir, de justice dont nous portons en nous l’impérissable empreinte ? L’humanité sera-t-elle enfin livrée au règne de la Bête, se résignant, inerte et passive, à la fatalité du mal et à la pire des servitudes, ou verra-t-elle, avant de disparaître, se lever l’aube du royaume de Dieu ?

Il dépend de nous d’en avancer l’heure. Notre choix est certain, comme notre espérance invincible. — Travaillons.


IMBART DE LA TOUR.