Le Pape/Un échafaud

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Le PapeOllendorfŒuvres complètes, tome 29 (p. 58-63).


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UN ÉCHAFAUD


LE JUGE sur son siège. LE CONDAMNÉ lié de cordes.
LE BOURREAU, la hache à la main. Au fond, la foule.
LE PAPE, regardant l’échafaud.

Je ne comprends pas.

LE JUGE

Je ne comprends pas. Prêtre, écoute. Un homme tue
Un autre homme.

LE PAPE

Un autre homme. Il commet un crime.

LE JUGE

Un autre homme. Il commet un crime.C’est pourquoi
On le prend, on lui fait son procès, et la loi
Le tue. Est-ce clair ?

LE PAPE

Le tue. Est-ce clair ? Oui. La loi commet un crime.

LE JUGE

Qui te donne le droit de nous juger ?

LE PAPE

Qui te donne le droit de nous juger ? L’abîme.

LE JUGE

Prêtre, respect aux lois.

LE PAPE

Prêtre, respect aux lois. Juge, respect a Dieu.
Cet univers visible est un immense aveu
D’ignorance devant l’univers invisible.

VOIX DANS LA FOULE

— Qu’il meure ! — Il a tué ! — Le talion ! — La bible !
— Le code ! — Allons, bourreau, frappe. Va, compagnon.

LE PAPE, à l’assassin condamné

Toi qui donnas la mort, sais-tu ce que c’est ?

L’ASSASSIN

Toi qui donnas la mort, sais-tu ce que c’est ? Non.

LE PAPE, au bourreau.

Toi qui vas la donner, le sais-tu ?

LE BOURREAU

Toi qui va la donner, le sais-tu ? Je l’ignore.

LE PAPE, au juge

Et toi, sais-tu, devant ce ciel qu’emplit l’aurore,
Ce que c’est que la mort, juge ?

LE JUGE

Ce que c’est que la mort, juge ? Je ne sais pas.

LE PAPE

Ô deuil !

LE JUGE

O deuil ! Qu’importe !

LE PAPE

O deuil ! Qu’importe ! Ainsi vous touchez au trépas,
Vous touchez à la hache, à la tombe, au peut-être !
Ainsi vous maniez la mort sans la connaître !
Vous êtes des méchants et des infortunés.
Dieu s’est réservé l’homme et vous le lui prenez.
Vous n’avez pas construit et vous osez détruire !
Ô vivants ! vous n’avez d’autre droit que de dire
À cet homme qui seul sait ce qu’a fait son bras :
Es-tu coupable ? vis, sachant que tu mourras.
Ô vivants, le ciel sent on ne sait quelle honte
Quand, vous regardant faire en votre ombre, il confronte
Le crime et l’échafaud, l’un de l’autre indignés.
Vous saignez du côté du crime, et vous saignez
Du côté de la loi, croyant faire équilibre
Au meurtrier fatal par le meurtrier libre,
Donnant pour contrepoids au bandit le bourreau.
Vous tirez, vous aussi, le trépas du fourreau !
Vous allez et venez dans l’obscur phénomène !
Dieu fait la mort divine et vous la mort humaine !
Sombre usurpation dont frémit le penseur.
Dieu vit ; de l’infini vous percez l’épaisseur,
Peuple, et vous lui changez son coupable en victime.
Un homme monstre est là ; vous l’imitez. Un crime
Est-il une raison d’un autre crime, hélas ?
Faut-il, tristes vivants qui devez être las,
L’homme ayant fait le mal, que la loi continue ?
De quel droit mettez-vous une âme toute nue,
Et faites-vous subir à cette nudité
L’effrayant face-à-face avec l’éternité ?
Ce dépouillement brusque est interdit au juge.
De quel droit changez-vous en écueil le refuge ?
L’homme est aveugle et Dieu par la main le conduit ;
Dieu nous a mis à tous sur la face la nuit ;
Il ne nous a point faits transparents ; il nous couvre
D’un suaire de chair et d’ombre qui s’entr’ouvre

Quand il veut, au moment indiqué par lui seul ;
Vivants, c’est à la mort que tombe le linceul ;
Nous sommes jusque-là des inconnus ; Dieu laisse
Aux âmes un instant pour rêver, la vieillesse,
Le droit à la fatigue et le droit au remords ;
Malheur si nous faisons soudainement des morts !
Que l’obscur Dieu, toujours clément, toujours propice,
Étant le fond du gouffre, ouvre le précipice,
Il le peut, c’est en lui qu’on tombe, et, quel que soit
Le rejeté, c’est Dieu pensif qui le reçoit ;
Mais, vivants, votre loi, qu’est-elle et que peut-elle ?
Sur nous la forme humaine, en nous l’âme immortelle ;
Nous sommes des noirceurs sous le ciel étoile.
Je m’ignore, je suis pour moi-même voilé,
Dieu seul sait qui je suis et comment je me nomme.
L’arrachement du masque est-il permis à l’homme ?
De quel droit faites-vous cette surprise à Dieu ?
Quoi ! vous mettez la fin de la vie au milieu !
Vous ouvrez et fermez la fatale fenêtre !
À tâtons ! Apprenez ceci : mourir c’est naître
Ailleurs. Quel noir travail, ô pâles travailleurs !
Comprenez-vous ce mot épouvantable, ailleurs ?
Frémissez. Savez-vous le possible d’une âme ?
(Montrant le condamné.)
Cet homme a fait le mal pour nourrir une femme
Et des enfants sans pain ; mais vous, avez-vous faim ?
Vous le tuez. Pourquoi ? Trouvez-vous bon qu’enfin
Le crime et la justice aient la même figure ?
Ô mort, sauvage oiseau, qui sait ton envergure ?
Tes ailes couvriraient l’horizon de la mer.
La blanche touche au ciel et la noire à l’enfer.
Que savons-nous ? Hélas ! le prêtre craint la bible.
Notre âme glisse au bord sinistre du possible.
La conscience humaine habite un cabanon.
Ce que vous faites là, le comprenez-vous ? Non.
Avez-vous jamais vu quelqu’un tomber dans l’ombre ?

Vous représentez-vous l’immense chute sombre,
Le gouffre, l’infini plein d’un vague courroux,
Ce damné tombant là ? Vous représentez-vous
L’ouverture des mains terribles dans l’abîme ?
Horreur ! l’homme interrompt le silence sublime,
Lui que Dieu mit sur terre afin qu’il attendît.
La justice d’en bas prend la parole et dit :
Ô justice d’en haut, c’est moi qui suis la vraie !
Fils, croyez un vieillard, nous sommes tous l’ivraie.
À peine aperçoit-on la faulx ; quant à la main,
Cachée en ce lieu noir qu’on appelle Demain,
Nous ne la voyons pas. Elle frappe à son heure.
Tuer cet homme ! ô ciel ! il me fait peur. Je pleure.
Est-ce qu’il est à moi ? Qu’est-il ? Dieu seul le sait.
Tuer, sans pouvoir dire au juste ce que c’est,
L’homme au-dessus duquel le ciel profond diffère.
Avez-vous bien pesé ce que vous allez faire ?
Vous figurez-vous, juge, et toi, peuple inclément,
L’aile étrange que peut déployer brusquement
L’être subit, sorti du viol de la tombe ?
Vautour peut-être, hélas ! mais peut-être colombe.
Vous dites-vous ceci : S’il était innocent ?
Peut-être il monte alors qu’on pense qu’il descend.
Que devient votre arrêt devant Dieu ? Les ténèbres
Peuvent faire à nos lois des réponses funèbres.
Soyons prudents devant ce que nous ignorons.
La terre est un point sombre avec des environs
Illimités de brume et d’espace farouche.
Tout l’infini frémit d’un atome qu’on touche.
N’est-il pas monstrueux de penser que la loi
Et l’homme, en cette lutte où l’on sent de l’effroi,
Mêlent des quantités inégales de crime ?
Vous êtes regardés par dessus l’âpre cime ;
Ne faites pas pleurer les invisibles yeux.
Vous avez des témoins attentifs dans les cieux ;
Ne les indignez pas, ne leur faites pas dire :
L’homme tue au hasard. L’homme, en proie au délire,

A dans de l’inconnu jeté de l’ignoré.
Ah ! c’est un attentat triste et démesuré
De jeter quelque chose à la noirceur muette,
Sans savoir où l’on jette et savoir ce qu’on jette,
D’accroître la stupeur du gouffre avec ce bruit,
La hache, et d’envoyer de l’ombre à de la nuit !