Le Parc de Mansfield/XXI

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Le Parc de Mansfield, ou les Trois cousines
Traduction par Henri Villemain.
J. G. Dentu (Tome I et IIp. 103-121).

CHAPITRE XXI.

Le retour de sir Thomas produisit un grand changement dans les habitudes de la famille. Mansfield, placé sous son inspection, devint un autre lieu. Quelques membres de la société s’éloignèrent ; la gaîté de quelques autres disparut, tout prit l’aspect de la gravité, et même de la tristesse, comparé avec le passé. Il n’y eut plus à Mansfield qu’un cercle de famille, rarement animé par quelques visites ; il y avait peu de communication avec le presbytère. Sir Thomas, qui n’aimait point les intimités en général, répugnait à s’engager dans de nouvelles connaissances. La famille Rushworth était la seule addition qu’il eût fait à son cercle domestique.

Edmond ne s’étonnait point que son père eût ces sentimens, mais il regrettait que la famille Grant eût été négligée.

« Cette famille, disait-il à Fanny, a des droits à notre amitié ; elle semble nous appartenir. Je voudrais que mon père appréciât davantage les attentions qu’elle a eues pour ma mère et mes sœurs pendant son absence. Je crains que madame Grant et sa sœur ne se trouvent négligées. Mais la vérité est que mon père les connaît à peine. Il apprécierait davantage leur société s’il les fréquentait plus souvent. Le docteur et madame Grant animeraient notre cercle, et rendraient nos soirées plus agréables, même pour mon père. »

« Vous croyez cela ? répondit Fanny. Je pense, moi, que mon oncle ne désire aucune addition à sa société. Je suis persuadée qu’il ajoute un grand prix à cette même tranquillité dont vous parlez, et que le repos de sa famille est tout ce qu’il désire. Il ne me semble pas que nous soyons plus sérieux qu’autrefois ; je veux dire avant le départ de mon oncle. On ne riait jamais davantage en sa présence. »

« Je crois que vous avez raison, Fanny ; oui, nos soirées sont redevenues ce qu’elles étaient, au lieu de prendre un nouveau caractère. Mais combien elles ont été agréables pendant quelques mois ! Il me semble que je n’avais pas vécu auparavant. »

« Je suppose que mon caractère est plus grave que celui des autres ; car les soirées actuelles ne me paraissent pas longues. J’aime à entendre mon oncle parler des Indes occidentales : je l’écouterais pendant des heures entières. Cela m’intéresse extrêmement… Mais cela vient probablement de ce que je ne suis pas d’un caractère pareil à celui des autres. »

« Ne vous en plaignez pas, Fanny, dit Edmond en souriant, puisque vous ne possédez cette différence que parce que vous avez plus de sagesse et de raison que les autres. Mais quand avez-vous jamais reçu un compliment de moi, Fanny ? Si vous voulez en entendre un, adressez-vous à mon père, il vous satisfera. Demandez à mon oncle ce qu’il pense de vous, et quoiqu’il se bornera peut-être à louer votre personne, vous pouvez être certaine qu’il voit en vous autant d’esprit que de beauté. »

Un tel langage était si nouveau pour Fanny, qu’elle en fut toute confuse.

« Votre oncle, dit Edmond, vous trouve très-jolie, chère Fanny. Toute autre personne que vous se serait étonnée de ce qu’on ne vous eût pas jugée jolie plutôt ; mais la vérité est que mon oncle ne fait que de commencer à vous admirer. Votre taille est si embellie, vous avez acquis tant de grâce, et votre figure… Ne vous détournez pas, Fanny ! C’est votre oncle qui parle. Si vous ne pouvez soutenir l’admiration d’un oncle, que deviendrez-vous ? Vous devez vous accoutumer à l’idée d’être remarquée et de devenir une très-jolie femme. »

« Oh ! ne parlez pas ainsi, ne parlez pas ainsi ! » s’écria Fanny agitée par un sentiment qu’Edmond ne soupçonnait pas. Il changea de conversation aussitôt pour ne pas lui déplaire, en ajoutant plus sérieusement : « Votre oncle est disposé à vous trouver aimable à tous égards ; je voudrais seulement que vous lui parlassiez plus souvent ; vous êtes trop silencieuse dans nos soirées. »

« Je n’ose parler quand mes cousines sont assises sans dire un mot ; je craindrais de paraître vouloir m’élever au-dessus d’elles en faisant à mon oncle des questions qu’elles devraient faire plutôt que moi. »

« Miss Crawford disait avec raison, en parlant de vous l’autre jour, que vous paraissiez craindre d’être remarquée et louée autant que les autres femmes redoutent d’être négligées. Nous parlions de vous au presbytère, et ce furent là les expressions de miss Crawford. Elle a beaucoup de discernement ; elle vous apprécie infiniment mieux que les personnes qui sont avec vous depuis long-temps. Je voudrais savoir ce qu’elle pense de mon père. Elle doit admirer sa belle figure, sa dignité ; mais ne l’ayant vu que fort peu, son air de réserve lui a peut-être déplu. S’ils étaient plus souvent ensemble, je suis assuré qu’ils s’aimeraient mutuellement. Mon père apprécierait son amabilité vive et piquante, ainsi que ses talens. Je désirerais qu’ils se rencontrassent plus fréquemment. J’espère qu’elle ne suppose pas que mon père ait de la répugnance à cultiver sa connaissance ? »

« Elle doit être trop certaine de l’attachement des autres personnes de la famille, dit Fanny avec un soupir à demi-contenu, pour avoir une semblable idée. Il est naturel que sir Thomas désire d’abord d’être seul avec sa famille ; mais dans peu de temps les réunions auront sans doute lieu comme auparavant. »

Fanny, qui trouvait que miss Crawford avait été assez long-temps le sujet de la conversation, chercha à parler d’autre chose. « Je crois, dit-elle, que mon oncle dîne demain à Sotherton avec vous et M. Bertram ? Nous serons en bien petit nombre à la maison. J’espère que mon oncle continue à être content de M. Rushworth ? »

« Cela est impossible, Fanny. Il l’aimera moins après la visite de demain, car il sera pendant cinq heures avec lui. Je crains que cette visite ne fasse une mauvaise impression dans l’esprit de mon père. Il ne peut s’abuser plus long-temps. Je suis fâché du mariage qui est projeté, et je voudrais de tout mon cœur que M. Rushworth et Maria ne se fussent jamais rencontrés. »

À la vérité, sir Thomas ne pouvait qu’être trompé dans son attente de ce côté : ni sa bonne volonté pour M. Rushworth, ni la déférence de M. Rushworth pour lui, ne pouvaient l’empêcher de discerner quelque partie de la vérité, et de reconnaître enfin que M. Rushworth était aussi ignorant en affaire qu’en instruction, n’avait que des opinions incertaines, et ne s’apercevait même pas de ce qui lui manquait.

Sir Thomas s’était attendu à trouver un tout autre gendre ; et commençant à devenir inquiet au sujet de Maria, il essaya de découvrir quels étaient ses sentimens. Il n’eut pas besoin de beaucoup d’observations pour remarquer son indifférence : sa conduite envers M. Rushworth était froide et négligente ; elle ne l’aimait pas, et ne pouvait pas l’aimer. Sir Thomas résolut d’avoir un entretien sérieux avec elle. Quelqu’avantageux que fût ce mariage, et, malgré la publicité donnée à cet engagement, il pensa que sa fille ne devait pas être sacrifiée : qu’elle avait accepté M. Rushworth après une connaissance trop courte, et que peut-être elle se repentait de son consentement.

Il parla donc à Maria avec une tendresse grave. Il lui fit connaître ses craintes, chercha à pénétrer quels étaient ses vœux, la pressa d’être sincère, en l’assurant que tout inconvénient serait bravé, et que cette liaison serait entièrement rompue, si elle y entrevoyait peu de bonheur pour elle. Il promit d’agir en sa place, et de l’en dégager. Maria eut un moment d’hésitation en entendant son père lui parler ainsi ; mais cette hésitation ne dura qu’un instant. Lorsque son père cessa, elle lui donna sa réponse immédiate, décisive, et sans aucune émotion apparente. Elle le remercia de son attention paternelle, mais lui dit qu’il s’abusait, s’il lui supposait le moindre désir de rompre son engagement. Elle avait, dit-elle, la plus haute estime pour M. Rushworth et pour son caractère, et ne doutait point qu’elle ne fut heureuse avec lui.

Sir Thomas fut satisfait. C’était une alliance à laquelle il n’aurait pas renoncé sans peine. Il se fit un raisonnement en conséquence de ses vœux. M. Rushworth était assez jeune pour acquérir des connaissances ; une bonne société lui deviendrait avantageuse ; et si Maria, sans éprouver l’aveuglement de l’amour, pouvait espérer d’être heureuse avec lui, on devait se fier à ce sentiment. Sa sensibilité n’était pas probablement fort vive, et il en avait toujours jugé ainsi. Une jeune femme bien disposée, qui ne se mariait pas par amour, était, en général, plus attachée à sa propre famille ; et le voisinage de Sotherton et de Mansfield favoriserait probablement la continuation des jouissances domestiques les plus aimables et les plus innocentes. Tels étaient les raisonnemens de sir Thomas, qui se trouvait heureux d’échapper aux embarras d’une rupture, aux réflexions du monde, et aux reproches qui en auraient été la suite, et sur-tout de ne trouver dans sa fille aucune disposition contraire à ce projet.

La conférence se termina à la satisfaction de Maria comme à celle de son père. Maria était dans une situation d’esprit qui la faisait s’applaudir d’avoir fixé son sort, de s’être liée de nouveau à Sotherton, et d’avoir ôté à Crawford le triomphe de gouverner ses actions, et de détruire la perspective qu’elle avait. Elle se retira avec une résolution mêlée de fierté, se promettant seulement d’agir à l’avenir avec plus d’égards pour M. Rushworth, pour que son père ne la soupçonnât pas de nouveau d’indifférence.

Si cet entretien avait eu lieu trois ou quatre jours après le départ de Crawford, avant que les sentimens de Maria eussent été tranquillisés, avant qu’elle eût renoncé à toute espérance de l’avoir captivé, sa réponse eût été différente ; mais quand au bout d’une semaine il n’y eut ni lettre, ni message de M. Crawford, ni aucun indice d’un cœur souffrant par l’éloignement, son affection fut assez refroidie pour l’engager à chercher tous les secours qu’elle pouvait trouver dans son orgueil et dans son ressentiment.

Henri Crawford avait détruit son bonheur ; mais il ne devait pas soupçonner qu’il l’eût détruit. Il ne devait pas penser qu’elle le regrettât dans la solitude de Mansfield, rejetant à cause de lui Sotherton et Londres, l’indépendance et tout l’éclat de la richesse.

Elle avait plus besoin que jamais de l’indépendance : elle pouvait chaque jour moins se soumettre à la retenue que son père lui imposait. Elle désirait y échapper aussitôt que possible, et jouir des consolations que lui offraient la fortune, l’importance, le monde et son fracas.

Avec de tels sentimens, Maria était presqu’aussi impatiente que M. Rushworth de la conclusion de leur mariage. Les préparatifs de l’esprit étaient achevés pour elle. Quant à ceux des voitures, de l’ameublement, elle annonçait préférer attendre son voyage à Londres et le printemps.

Tout étant ainsi d’accord, il fut question de célébrer la noce sous peu de semaines. Madame Rushworth la mère céda sa place à l’heureuse jeune femme que son fils avait choisie pour commander à Sotherton, et dès les premiers jours de novembre, elle alla s’établir à Bath avec un douaire convenable. Avant que ce mois fût écoulé, elle vint assister à la cérémonie qui donna une nouvelle maîtresse à Sotherton.

La noce fut célébrée comme elle devait l’être. La jeune épouse était élégamment habillée ; la toilette des deux jeunes personnes qui l’accompagnaient, quoique soignée, avait l’infériorité convenable. Le père de Maria lui donna sa bénédiction ; lady Bertram respira des sels, s’attendant à être agitée ; madame Norris essaya de pleurer, et le service fut rempli par le docteur Grant. La seule chose que le voisinage eût à remarquer, fut que la voiture qui transporta Maria à la porte de l’église de Sotherton, était celle dont M. Rushworth se servait depuis un an. À cela près, l’étiquette fut exactement suivie.

C’en était fait. Maria avait quitté le toit paternel. Sir Thomas éprouva tout ce que la tendresse d’un père pouvait lui faire ressentir ; lady Bertram échappa heureusement à l’émotion qu’elle avait redoutée. Madame Norris se livra à toute sa joie de voir terminer le mariage qu’elle s’attribuait toute la gloire d’avoir formé.

Le plan du jeune couple était de se rendre sous peu de jours à Brighton, et d’y passer quelques semaines. Tout lieu fréquenté par le grand monde était nouveau pour Maria, et Brighton est aussi animé en hiver qu’en été. Lorsque la nouveauté de cet amusement serait épuisé, les deux époux devaient venir à Londres.

Julia devait les accompagner à Brighton. Depuis que la rivalité des deux sœurs avait cessé, elles avaient repris graduellement leur première bonne intelligence. Maria avait besoin d’avoir auprès d’elle quelqu’autre personne que M. Rushworth, et Julia, avide d’amusement, se soumettait volontiers à ce rôle de complaisance.

Leur départ fit un grand effet dans le cercle de Mansfield. Quoique Maria et Julia n’y missent pas beaucoup de gaîté, il était impossible que l’on ne s’y aperçût pas de leur absence. Leur mère même y fut sensible. Mais Fanny sur-tout les regretta, pensa à elles, et cela avec un intérêt qu’elles n’avaient mérité par aucune réciprocité.