Le Parc de Mansfield/XXXIII

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Traduction par Henri Villemain.
J. G. Dentu (Tome III et IVp. 103-118).

CHAPITRE XXXIII.

L’entrevue ne fut point aussi courte ni aussi décisive que Fanny l’avait projeté. M. Crawford avait toutes les dispositions à persévérer que sir Thomas pouvait lui désirer. Il avait de la vanité, et ce sentiment le portait à penser que Fanny l’aimait, ou qu’il réussirait à s’en faire aimer.

Il était amoureux, très-amoureux, et c’était une passion qui opérait sur son esprit actif, avec plus de chaleur que de délicatesse. La résistance qu’il éprouvait donnait plus d’importance à son affection, et il était déterminé à avoir la gloire autant que la félicité de forcer Fanny à l’aimer. Il ne savait pas qu’il avait à attaquer un cœur déjà engagé ; cela lui était entièrement inconnu. Il avait tant de plaisir à l’idée qu’il obligerait Fanny à l’aimer dans un court espace de temps, qu’il regrettait à peine qu’elle ne l’aimât pas dans cet instant. Une petite difficulté à renverser n’était pas un mal pour Henri Crawford. Cela donnait une nouvelle vivacité à son esprit. Il avait été habitué à s’emparer des cœurs trop facilement. Sa situation était neuve et piquante.

Quant à Fanny, qui avait pendant toute sa vie connu trop la contrariété, pour y trouver quelque charme, tout cela lui était inintelligible. Elle voyait que l’intention de M. Crawford était de persévérer, et elle ne comprenait pas comment il pouvait s’y résoudre, après la manière dont elle avait cru lui parler. Elle lui dit qu’elle ne l’aimait pas, qu’elle ne pourrait pas l’aimer, qu’elle en était certaine ; qu’elle le suppliait de la quitter et de regarder cet objet comme terminé pour toujours. Il la pressa de nouveau ; elle ajouta que, suivant son opinion, leurs dispositions étaient si différentes, qu’une mutuelle affection était impossible entr’eux, et qu’ils ne se convenaient nullement sous le rapport du caractère, de l’éducation et des habitudes. Elle avait dit tout cela avec la chaleur de la sincérité. Mais ce n’était pas assez, car il niait aussitôt qu’il y eut aucune incompatibilité entre leurs caractères, et il déclara positivement qu’il continuerait à l’aimer, et qu’il espérerait encore.

Fanny connaissait bien ce qu’elle voulait dire, mais elle ne pouvait juger de la manière dont elle l’exprimait. Il y avait une douceur dans ses manières, qu’elle ne pouvait abandonner, et elle ne se doutait pas combien cette douceur déguisait la sévérité de sa pensée : sa modestie, sa reconnaissance, sa bonté lui faisaient prononcer toute expression d’indifférence comme si elle lui eût été pénible à elle-même. Monsieur Crawford n’était plus le monsieur Crawford admirateur clandestin, insidieux et perfide de Maria Bertram, dans lequel elle ne pouvait supposer exister aucune bonne qualité ; c’était maintenant le monsieur Crawford qui s’adressait à elle avec un amour aussi vif que désintéressé ; dont les sentimens étaient honorables, dont les vues de bonheur reposaient toutes sur un mariage d’inclination ; qui peignait son affection avec le langage, le ton et l’esprit d’un homme de talent, et pour compléter le tout, c’était le monsieur Crawford qui avait procuré à William son avancement.

Il s’était fait un changement dans sa position, qui ne pouvait que tourner à son avantage. Fanny l’aurait refusé avec tout le dédain d’une vertu courroucée à Sotherton, ou sur le théâtre de Mansfield ; mais il se présentait en cet instant avec des droits qui demandaient un traitement différent. Elle devait être polie ; elle devait être reconnaissante de l’honneur qu’il lui faisait, ainsi que de sa conduite envers son frère. Il résultait de ces divers sentimens, que Fanny mêlait à son refus tant d’expressions d’obligation et de regret, que la réalité, ou du moins l’étendue de l’indifférence de Fanny, pouvait être mise en doute par M. Crawford, et il n’était pas aussi extravagant que Fanny le jugeait être, en déclarant qu’il persévérait dans son attachement et dans ses espérances.

Ce fut avec peine qu’il lui permit de se retirer ; mais en la laissant s’éloigner, il parut conserver l’espoir de gagner son affection.

Fanny ne put se défendre d’éprouver de l’irritation contre une persévérance si opiniâtre et si peu généreuse. Elle retrouvait en cela quelque chose de l’ancien M. Crawford qu’elle avait tant blâmé auparavant. Tout sentiment d’humanité était oublié dès qu’il s’agissait de sa propre satisfaction. Quand bien même le cœur de Fanny eût été libre… comme peut-être il l’aurait dû être, il ne l’aurait jamais obtenu.

Elle était ainsi livrée à ses réflexions, assise devant son feu dans la chambre de l’Est, s’étonnant du passé, du présent, et ne voyant de positif dans l’avenir que la persuasion qu’elle n’aimerait jamais monsieur Crawford.

Sir Thomas fut obligé d’attendre jusqu’au lendemain pour connaître ce qui s’était passé entre Crawford et Fanny ; il vit Crawford dans la matinée. Le premier sentiment qu’il éprouva fut un regret ; il avait espéré un meilleur résultat. Il avait pensé qu’une entrevue d’une heure avec un jeune homme tel que Crawford, aurait fait un plus grand changement dans les dispositions d’une jeune personne d’un caractère aussi doux que Fanny. Mais il trouvait une consolation dans la vive persévérance de l’amant, et sir Thomas voyant la confiance qu’il avait dans sa réussite, partagea son espérance. Il n’omit rien de ce qui pouvait seconder son plan de son côté, sous le rapport de la civilité et des témoignages d’intérêt. M. Crawford fut invité à venir à Mansfield aussi souvent qu’il le voudrait. Sir Thomas dit tout ce qui pouvait l’encourager ; celui-ci reçut ces témoignages d’intérêt avec une satisfaction reconnaissante, et l’un et l’autre se séparèrent avec des sentimens de mutuelle amitié.

Sir Thomas, joyeux de voir que la chose était mise sur un pied qui pouvait donner de l’espérance, prit la résolution de ne plus importuner sa nièce sur ce sujet, et de ne lui montrer aucune volonté précise à cet égard. Il pensait que la bonté était le meilleur moyen à employer. La patience de la famille de Fanny, sur un point qu’elle devait croire être l’objet des vœux de tous, pouvait être la voie la plus sûre pour atteindre ce but. D’après ces idées, sir Thomas saisit la première occasion qui se présenta pour dire à sa nièce avec un mélange de douceur et de gravité : « Eh bien, Fanny, j’ai vu de nouveau M. Crawford, et j’ai su de lui comment vous êtes ensemble. C’est un jeune homme très-extraordinaire ; et quelque soit l’évènement, vous devez reconnaître que vous lui avez inspiré un attachement rare : c’est véritablement du sentiment. Si son choix était moins bon, je le blâmerais de sa persévérance. »

« Mon oncle, dit Fanny, je suis très-fâchée que M. Crawford pense devoir persister. Je sais qu’il me fait grand honneur, mais je suis parfaitement convaincue, et je le lui ai dit, qu’il ne sera jamais en mon pouvoir de… »

« Ma chère, dit sir Thomas en l’interrompant, il ne s’agit pas de cela. Vos sentimens me sont aussi bien connus, que mes vœux et mes regrets doivent l’être à vous-même. Il n’y a plus rien à dire ou à faire là-dessus. À dater de ce moment, ce sujet ne sera plus agité entre nous. Vous n’avez rien à craindre : vous ne pouvez me supposer capable de vouloir vous persuader de vous marier contre votre inclination. Votre bonheur est tout ce que je désire ; et on ne demande de vous que de permettre seulement à M. Crawford d’essayer de vous convaincre que votre bonheur n’est pas incompatible avec ses vues. Je lui ai promis qu’il vous verrait comme il aurait pu le faire s’il n’était rien arrivé entre vous et lui. Il quitte ce pays-ci dans un si court délai, que vous n’aurez pas à faire souvent ce léger sacrifice ; l’avenir est incertain. Et maintenant, ma chère Fanny, ce sujet est terminé entre nous. »

L’approche du départ de M. Crawford, était la seule chose qui eût fait plaisir à Fanny. Cependant, elle n’était pas insensible aux expressions amicales de son oncle, et quand elle considérait combien il ignorait la vérité, elle pensait qu’elle ne devait point s’étonner de la conduite qu’il tenait.

Malgré le silence que sir Thomas voulait garder sur ce sujet, il fut obligé de le rompre encore avec Fanny pour lui annoncer qu’il était forcé de faire part à ses tantes de la demande de M. Crawford. Il ne pouvait plus se taire là-dessus, parce que M. Crawford ne faisait aucun mystère de son amour pour Fanny ; il s’en entretenait continuellement avec ses sœurs au presbytère. Sir Thomas redoutait presque autant que Fanny l’effet de cette communication à madame Norris. Mais celle-ci se conduisit autrement qu’il ne l’avait pensé. Il lui demanda d’avoir de la patience, et de garder le silence envers sa nièce. Madame Norris non-seulement le promit, mais elle l’observa. Elle se borna à regarder Fanny avec encore plus de mauvaise disposition. Elle était irritée, amèrement irritée contre Fanny, plutôt parce qu’elle avait reçu une pareille demande, que parce qu’elle l’avait refusée. C’était, suivant elle, une injure, un affront pour Julia, qui aurait dû être l’objet du choix de M. Crawford. De plus, elle haïssait Fanny, parce qu’elle l’avait négligée ; elle ne pouvait voir qu’avec aversion l’élévation d’une personne qu’elle avait toujours cherché à rabaisser.

Lady Bertram prit la chose différemment. Elle avait été une beauté et une heureuse beauté pendant toute sa vie. La beauté et la richesse étaient ce qu’elle respectait le plus, et Fanny était rehaussée de beaucoup dans son opinion, parce qu’elle était demandée en mariage par un homme riche. Elle éprouvait une sorte de satisfaction à la nommer sa nièce, parce que cette demande lui donnait la conviction qu’elle était très-jolie, ce qu’elle avait à peine remarqué jusqu’alors, et qu’elle serait très-avantageusement mariée.

« Eh bien, Fanny, lui dit-elle aussitôt qu’elles furent seules, j’ai eu une très-agréable surprise ce matin. Il faut que je parle de cela une fois ; je l’ai dit à sir Thomas, il faut que j’en parle une fois, et je garderai ensuite le silence. Je vous fais mon compliment, ma chère nièce ; » et la regardant avec complaisance, elle ajouta : « Eh ! nous sommes certainement une belle famille ».

Fanny rougit et ne sut d’abord que dire. Elle répondit ensuite, croyant prendre sa tante par son côté faible : « Ma chère tante, vous ne pouvez sans doute désirer que j’agisse autrement que j’ai agi. Vous ne pouvez désirer que je me marie, car vous auriez besoin de moi ; oui, je suis sûr que je vous manquerais. »

« Non, ma chère ; d’après une pareille offre, je ne souffrirais nullement de votre absence ; je consentirais volontiers à me séparer de vous si vous étiez mariée à un homme tel que M. Crawford. Vous devez sentir, Fanny, qu’il est du devoir de toute jeune personne d’accepter une offre aussi avantageuse que celle-là. »

C’était la seule fois que la tante de Fanny lui eût donné un avis pendant un espace de temps de huit années et demi. Fanny garda le silence ; elle se disait que, dès l’instant où les sentimens de sa tante étaient opposés à ses désirs, il était inutile de rien espérer de son raisonnement. Lady Bertram était tout à fait en humeur de parler. « Je suis sûre, Fanny, que M. Crawford est devenu amoureux de vous au bal. Vous aviez très-bon air, tout le monde le disait ; sir Thomas le disait aussi. Vous savez que je vous avais envoyé madame Chapman ; oui, la chose doit avoir eu lieu ce soir-là. »