Le Parfum de la dame en noir/20

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XX

DÉMONSTRATION CORPORELLE DE LA POSSIBILITÉ DU « CORPS DE TROP » !



Rouletabille et la Dame en noir pénétrèrent dans la Tour Carrée. Jamais la démarche de Rouletabille n’avait été aussi solennelle. Et elle eût pu faire sourire si, en vérité, dans ce moment tragique, elle ne nous eût tout à fait inquiétés. Jamais magistrat ou procureur, traînant la pourpre ou l’hermine, n’était entré dans le prétoire, où l’accusé l’attendait, avec plus de menaçante majesté. Mais je crois bien aussi que jamais juge n’avait été aussi pâle.

Quant à la Dame en noir, il était visible qu’elle faisait un effort inouï pour dissimuler le sentiment d’effroi qui perçait, malgré tout, dans son regard troublé, pour nous cacher l’émotion qui lui faisait fébrilement serrer le bras de son jeune compagnon. Robert Darzac, lui aussi, avait la mine sombre et tout à fait résolue d’un justicier. Mais ce qui, par-dessus tout, ajouta à notre émoi, fut l’apparition du père Jacques, de Walter et de Mattoni dans la Cour du Téméraire. Ils étaient tous trois armés de fusils et vinrent se placer en silence devant la porte d’entrée de la Tour Carrée où ils reçurent, de la bouche de Rouletabille, avec une passivité toute militaire, la consigne de ne laisser sortir personne du Vieux Château. Mrs Edith au comble de la terreur, demanda à Mattoni et à Walter qui lui étaient particulièrement fidèles, ce que pouvait bien signifier une pareille manœuvre, et qui elle menaçait ; mais à mon grand étonnement, ils ne lui répondirent pas. Alors, elle s’en fut se placer héroïquement au travers de la porte qui donnait accès dans le salon du vieux Bob, et, les deux bras étendus comme pour barrer le passage, elle s’écria d’une voix rauque :

— Qu’est-ce que vous allez faire ? Vous n’allez pourtant pas le tuer ?…

— Non, Madame, répliqua sourdement Rouletabille. Nous allons le juger… Et pour être plus sûrs que les juges ne seront point des bourreaux, nous allons jurer sur le cadavre du père Bernier, après avoir déposé nos armes, que nous n’en gardons aucune sur nous.

Et il nous entraîna dans la chambre mortuaire où la mère Bernier continuait de gémir au chevet de son époux qu’avait tué le plus vieux grattoir de l’humanité. Là, nous nous débarrassâmes de tous nos revolvers et nous fîmes le serment qu’exigeait Rouletabille. Mrs Edith, seule, fit des difficultés pour se défaire de l’arme que Rouletabille n’ignorait point qu’elle cachait sous ses vêtements. Mais sur les instances du reporter qui lui fit entendre que ce désarmement ne pouvait que la tranquilliser, elle finit par y consentir.

Rouletabille, reprenant alors le bras de la Dame en noir, revint, suivi de nous tous, dans le corridor ; mais, au lieu de se diriger vers l’appartement du vieux Bob, comme nous nous y attendions il alla tout droit à la porte qui donnait accès dans la chambre du corps de trop. Et, tirant la petite clef spéciale dont j’ai déjà parlé, il ouvrit cette porte.

Nous fûmes très étonnés, en pénétrant dans l’ancien appartement de M. et de Mme Darzac, de voir, sur la table-bureau de M. Darzac, la planche à dessin, le lavis auquel celui-ci avait travaillé aux côtés du vieux Bob, dans son cabinet de la Cour du Téméraire, et aussi le petit godet plein de peinture rouge, et, y trempant, le petit pinceau. Enfin, au milieu du bureau, se tenait, fort convenablement, reposant sur sa mâchoire ensanglantée, le plus vieux crâne de l’humanité.

Rouletabille ferma la porte aux verrous et nous dit, assez ému, pendant que nous le considérions avec stupeur :

— Asseyez-vous, Mesdames et Messieurs, je vous en prie.

Des chaises étaient disposées autour de la table et nous y prîmes place, en proie à un malaise grandissant, je dirais même à une extrême défiance. Un secret pressentiment nous avertissait que tous ces objets familiers aux dessinateurs pouvaient cacher sous leur tranquille banalité apparente, les raisons foudroyantes du plus redoutable des drames. Et puis, le crâne semblait rire comme le vieux Bob.

— Vous constaterez, fit Rouletabille, qu’il y a ici, auprès de cette table, une chaise de trop et, par conséquent, un corps de moins, celui de Mr Arthur Rance, que nous ne pouvons attendre plus longtemps.

— Il possède peut-être, en ce moment, la preuve de l’innocence du vieux Bob ! fit observer Mrs Edith que tous ces préparatifs avaient troublée plus que personne. Je demande à madame Darzac de se joindre à moi pour supplier ces messieurs de ne rien faire avant le retour de mon mari !…

La Dame en noir n’eut pas à intervenir, car Mrs Edith parlait encore que nous entendîmes derrière la porte du corridor un grand bruit ; et des coups furent frappés, pendant que la voix d’Arthur Rance nous suppliait de « lui ouvrir » tout de suite. Il criait :

— J’apporte la petite épingle à tête de rubis !

Rouletabille ouvrit la porte :

— Arthur Rance ! dit-il, vous voilà donc enfin !…

Le mari de Mrs Edith semblait désespéré :

— Qu’est-ce que j’apprends ? Qu’y a-t-il ?… Un nouveau malheur ?… Ah ! j’ai bien cru que j’arriverais trop tard quand j’ai vu les portes de fer fermées et que j’ai entendu dans la tour la prière des morts. Oui, j’ai cru que vous aviez exécuté le vieux Bob !

Pendant ce temps, Rouletabille avait, derrière Arthur Rance, refermé la porte aux verrous.

— Le vieux Bob est vivant, et le père Bernier est mort ! Asseyez-vous donc, Monsieur, fit poliment Rouletabille.

Arthur Rance, considérant, à son tour, avec étonnement, la planche à dessin, le godet pour la peinture, et le crâne ensanglanté, demanda :

— Qui l’a tué ?

Il daigna alors s’apercevoir que sa femme était là et il lui serra la main, mais en regardant la Dame en noir.

— Avant de mourir, Bernier a accusé Frédéric Larsan ! répondit M. Darzac.

— Voulez-vous dire par là, interrompit vivement Mr Arthur Rance, qu’il a accusé le vieux Bob ? Je ne le souffrirai plus ! Moi aussi j’ai pu douter de la personnalité de notre bien-aimé oncle, mais je vous répète que je vous rapporte la petite épingle à tête de rubis !

Que voulait-il dire, avec sa petite épingle à tête de rubis ? Je me rappelais que Mrs Edith nous avait raconté que le vieux Bob la lui avait prise des mains, alors qu’elle s’amusait à l’en piquer, le soir du drame du « corps de trop ». Mais quelle relation pouvait-il y avoir entre cette épingle et l’aventure du vieux Bob ? Arthur Rance n’attendit point que nous le lui demandions, et il nous apprit que cette petite épingle avait disparu en même temps que le vieux Bob, et qu’il venait de la retrouver entre les mains du Bourreau de la mer, reliant une liasse de bank-notes dont l’oncle avait payé, cette nuit-là, la complicité et le silence de Tullio qui l’avait conduit dans sa barque devant la grotte de Roméo et Juliette et qui s’en était éloigné à l’aurore, fort inquiet de n’avoir pas vu revenir son passager.

Et Arthur Rance conclut, triomphant :

— Un homme qui donne à un autre homme, dans sa barque, une épingle à tête de rubis, ne peut pas être, à la même heure, enfermé dans un sac de pommes de terre, au fond de la Tour Carrée !

Sur quoi Mrs Edith :

— Et comment avez-vous eu l’idée d’aller à San-Remo. Vous saviez donc que Tullio s’y trouvait ?

— J’avais reçu une lettre anonyme m’avisant de son adresse, là-bas…

— C’est moi qui vous l’ai envoyée, fit tranquillement Rouletabille…

Et il ajouta, sur un ton glacial :

— Messieurs, je me félicite du prompt retour de Mr Arthur Rance. De cette façon, voilà réunis autour de cette table, tous les hôtes du château d’Hercule… pour lesquels ma démonstration corporelle de la possibilité du corps de trop peut avoir quelque intérêt. Je vous demande toute votre attention !

Mais Arthur Rance l’arrêta encore :

— Qu’entendez-vous par ces mots : Voilà réunis autour de cette table tous les hôtes pour lesquels la démonstration corporelle de la possibilité du corps de trop peut avoir quelque intérêt ?

— J’entends, déclara Rouletabille, tous ceux parmi lesquels nous pouvons trouver Larsan !

La Dame en noir, qui n’avait encore rien dit, se leva, toute tremblante :

— Comment ! gémit-elle dans un souffle… Larsan est donc parmi nous ?…

J’en suis sûr ! dit Rouletabille…

Il y eut un silence affreux pendant lequel nous n’osions pas nous regarder.

Le reporter reprit de son ton glacé :

— J’en suis sûr… et c’est une idée qui ne doit pas vous surprendre, Madame, car elle ne vous a jamais quittée !… Quant à nous, n’est-ce pas, Messieurs, que la pensée nous en est arrivée tout à fait précise, le jour du déjeuner des binocles noirs sur la terrasse du Téméraire ? Si j’en excepte Mrs Edith, quel est celui de nous qui, à cette minute-là, n’a pas senti la présence de Larsan ?

— C’est une question que l’on pourrait aussi bien poser au professeur Stangerson lui-même, répliqua aussitôt Arthur Rance. Car, du moment que nous commençons à raisonner de la sorte, je ne vois pas pourquoi le professeur, qui était de ce déjeuner, ne se trouve point à cette petite réunion…

— Mr Rance !… s’écria la Dame en noir.

— Oui, je vous demande pardon, reprit un peu honteusement le mari de Mrs Edith… Mais Rouletabille a eu tort de généraliser et de dire : tous les hôtes du château d’Hercule…

— Le professeur Stangerson est si loin de nous par l’esprit, prononça avec sa belle solennité enfantine Rouletabille, que je n’ai point besoin de son corps. Bien que le professeur Stangerson, au château d’Hercule, ait vécu à nos côtés, il n’a jamais été « avec nous ». Larsan, lui, ne nous a pas quittés !

Cette fois, nous nous regardâmes à la dérobée, et l’idée que Larsan pouvait être réellement parmi nous me parut tellement folle qu’oubliant que je ne devais plus adresser la parole à Rouletabille :

— Mais, à ce déjeuner des binocles noirs, osai-je dire, il y avait encore un personnage que je ne vois pas ici…

Rouletabille grogna en me jetant un mauvais coup d’œil :

— Encore le prince Galitch ! Je vous ai déjà dit, Sainclair, à quelle besogne le prince est occupé sur cette frontière… et je vous jure bien que ce ne sont point les malheurs de la fille du professeur Stangerson qui l’intéressent ! Laissez le prince Galitch à sa besogne humanitaire…

— Tout cela, fis-je observer assez méchamment, tout cela n’est point du raisonnement.

— Justement, Sainclair, vos bavardages m’empêchent de raisonner.

Mais j’étais sottement lancé, et, oubliant que j’avais promis à Mrs Edith de défendre le vieux Bob, je me repris à l’attaquer pour le plaisir de trouver Rouletabille en faute ; du reste, Mrs Edith m’en a longtemps gardé rancune.

— Le vieux Bob, prononçai-je avec clarté et assurance, en était aussi, du déjeuner des binocles noirs, et vous l’écartez d’emblée de vos raisonnements à cause de la petite épingle à tête de rubis. Mais cette petite épingle qui est là pour nous prouver que le vieux Bob a rejoint Tullio, qui se trouvait avec sa barque à l’orifice d’une galerie faisant communiquer la mer avec le puits, s’il faut en croire le vieux Bob, cette petite épingle ne nous explique pas comment le vieux Bob a pu, comme il le dit, prendre le chemin du puits, puisque nous avons retrouvé le puits extérieurement fermé !

Vous ! fit Rouletabille, en me fixant avec une sévérité qui me gêna étrangement. C’est vous qui l’avez retrouvé ainsi ! mais moi, j’ai trouvé le puits ouvert ! Je vous avais envoyé aux nouvelles auprès de Mattoni et du père Jacques. Quand vous êtes revenu, vous m’avez trouvé à la même place, dans la Tour du Téméraire, mais j’avais eu le temps de courir au puits et de constater qu’il était ouvert…

— Et de le refermer ! m’écriai-je. Et pourquoi l’avez-vous refermé ? Qui vouliez-vous donc tromper ?

Vous ! monsieur !

Il prononça ces deux mots avec un mépris si écrasant, que le rouge m’en monta au visage. Je me levai. Tous les yeux étaient maintenant tournés de mon côté, et, dans le même moment que je me rappelais la brutalité avec laquelle Rouletabille m’avait traité tout à l’heure devant M. Darzac, j’eus l’horrible sensation que tous les yeux qui étaient là me soupçonnaient, m’accusaient ! Oui, je me suis senti enveloppé de l’atroce pensée générale que je pouvais être Larsan !

Moi ! Larsan !

Je les regardais à tour de rôle. Rouletabille, lui-même, ne baissa pas les yeux quand les miens lui eurent dit la farouche protestation de tout mon être et mon indignation furibonde. La colère galopait dans mes veines en feu.

— Ah çà ! m’écriai-je… il faut en finir. Si le vieux Bob est écarté, si le prince Galitch est écarté, si le professeur Stangerson est écarté, il ne reste plus que nous, qui sommes enfermés dans cette salle, et si Larsan est parmi nous, montre-le donc, Rouletabille !

Et je répétai avec rage, car ce jeune homme avec ses yeux qui me perçaient me mettait hors de moi et de toute bonne éducation :

— Montre-le donc ! Nomme-le donc ! Te voilà aussi lent qu’à la cour d’assises !…

— N’avais-je point des raisons, à la cour d’assises, pour être aussi lent que cela ? répondit-il sans s’émouvoir.

— Tu veux donc encore lui permettre de s’échapper ?

— Non, je te jure que cette fois, il ne s’échappera pas !

Pourquoi, en me parlant, son ton continuait-il d’être aussi menaçant ? Est-ce que vraiment, vraiment, il croyait que Larsan était en moi ? Mes yeux rencontrèrent alors ceux de la Dame en noir. Elle me considérait avec effroi !

— Rouletabille, fis-je, la voix étranglée, tu ne penses pas… tu ne soupçonnes pas !…

À ce moment un coup de fusil retentit au dehors, tout près de la Tour Carrée, et nous sursautâmes tous, nous rappelant la consigne donnée par le reporter aux trois hommes d’avoir à tirer sur quiconque essayerait de sortir de la Tour Carrée. Mrs Edith poussa un cri et voulut s’élancer, mais Rouletabille qui n’avait pas fait un geste, l’apaisa d’une phrase.

— Si l’on avait tiré sur lui, dit-il, les trois hommes eussent tiré ! Et ce coup de feu n’est qu’un signal, celui qui me dit de « commencer » !

Et, tourné vers moi :

— Monsieur Sainclair, vous devriez savoir que je ne soupçonne jamais rien ni personne sans m’être appuyé préalablement sur le « bon bout de la raison » ! C’est un bâton solide qui ne m’a jamais failli en chemin et sur lequel je vous invite tous ici à vous appuyer avec moi !… Larsan est ici, parmi nous, et le bon bout de la raison va vous le montrer ; rasseyez-vous donc tous, je vous prie, et ne me quittez pas des yeux, car je vais commencer sur ce papier la démonstration corporelle de la possibilité du corps de trop !

Auparavant, il s’en fut encore constater que, derrière lui, les verrous de la porte étaient bien tirés, puis, revenant à la table, il prit un compas.

— J’ai voulu faire ma démonstration, dit-il, sur les lieux mêmes où le corps de trop s’est produit. Elle n’en sera que plus irréfutable.

Et, de son compas, il prit sur le dessin de M. Darzac, la mesure du rayon du cercle qui figurait l’espace occupé par la Tour du Téméraire, ce qui lui permit de retracer immédiatement ce même cercle sur un morceau de papier blanc immaculé, qu’il avait fixé avec des punaises de cuivre sur la planche à dessin.

Quand ce cercle fut tracé, Rouletabille déposant son compas, s’empara du godet à la peinture rouge, et demanda à M. Darzac s’il reconnaissait là sa peinture. M. Darzac qui visiblement, pas plus que nous, ne comprenait rien aux faits et gestes du jeune homme, répondit qu’en effet c’était lui qui avait fabriqué cette peinture-là pour son lavis.

Une bonne moitié de la peinture s’était desséchée au fond du godet, mais, de l’avis de M. Darzac, la moitié qui restait devait, sur le papier, donner à peu de choses près la même teinte que celle dont il avait « lavé » le plan de la presqu’île d’Hercule.

— On n’y a pas touché ! reprit avec une grande gravité Rouletabille, et cette peinture n’a été allongée que d’une larme. Du reste, vous verrez qu’une larme de plus ou de moins dans ce godet ne nuirait en rien à ma démonstration.

Ce disant, il trempa le pinceau dans la peinture et se mit en mesure de « laver » tout l’espace occupé par le cercle qu’il avait préalablement tracé. Il le fit avec ce soin méticuleux qui m’avait déjà étonné, lorsque, dans la Tour du Téméraire, pour ma plus grande stupéfaction, il ne pensait qu’à dessiner pendant qu’on s’assassinait !…

Quand il eut fini, il regarda l’heure à son énorme oignon et il dit :

— Vous voyez, Mesdames et Messieurs, que la couche de peinture qui recouvre mon cercle, n’est ni plus ni moins épaisse que celle qui colore le cercle de M. Darzac. C’est, à peu de chose près, la même teinte.

— Sans doute, répondit M. Darzac, mais qu’est-ce que tout cela signifie ?

— Attendez ! répliqua le reporter. Il est bien entendu que ce plan, que cette peinture, c’est vous qui en êtes l’auteur !

— Dame ! j’ai été assez mécontent de les retrouver en fâcheux état en rentrant avec vous dans le cabinet du vieux Bob, à notre sortie de la Tour Carrée. Le vieux Bob avait sali tout mon dessin en y faisant rouler son crâne !

— Nous y sommes !… ponctua Rouletabille.

Et il prit, sur le bureau, le plus vieux crâne de l’humanité. Il le renversa et, en montrant la mâchoire toute rouge à M. Robert Darzac, il lui demanda encore :

— C’est bien votre idée que le rouge qui se trouve sur cette mâchoire n’est autre que le rouge qui a été enlevé à votre plan.

— Dame ! il ne saurait y avoir de doute ! Le crâne était encore sens dessus dessous sur mon plan quand nous entrâmes dans la Tour du Téméraire.

— Nous continuons donc à être tout à fait du même avis ! appuya le reporter.

Alors il se leva, gardant le crâne dans le creux de son bras, et il pénétra dans cette ouverture de la muraille, éclairée par une vaste croisée, garnie de barreaux, qui avait été une meurtrière pour canons autrefois et dont M. Darzac avait fait son cabinet de toilette. Là, il craqua une allumette et alluma sur une petite table une lampe à esprit de vin. Sur cette lampe, il disposa une casserole préalablement remplie d’eau. Le crâne n’avait pas quitté le creux de son bras.

Pendant toute cette bizarre cuisine, nous ne le quittions pas des yeux. Jamais l’attitude de Rouletabille ne nous avait paru aussi incompréhensible, ni aussi fermée, ni aussi inquiétante. Plus il nous donnait d’explications et plus il agissait, moins nous le comprenions. Et nous avions peur, parce que nous sentions que quelqu’un autour de nous, quelqu’un de nous avait peur ! peur, plus qu’aucun de nous ! Qui donc était celui-là ? Peut-être le plus calme !

Le plus calme, c’est Rouletabille entre son crâne et sa casserole.

Mais quoi ! Pourquoi reculons-nous tous soudain d’un même mouvement ? Pourquoi M. Darzac, les yeux agrandis par un effroi nouveau, pourquoi la Dame en noir, pourquoi Mr Arthur Rance, pourquoi moi-même, commençons-nous un cri… un nom qui expire sur nos lèvres : Larsan !…

Où l’avons-nous donc vu ? Où l’avons-nous découvert, cette fois, nous qui regardons Rouletabille ? Ah ! ce profil, dans l’ombre rouge de la nuit commençante, ce front au fond de l’embrasure que vient ensanglanter le crépuscule comme au matin du crime est venue rougir ces murs la sanglante aurore ! Oh ! cette mâchoire dure et volontaire qui s’arrondissait tout à l’heure, douce, un peu amère, mais charmante dans la lumière du jour et qui, maintenant, se découpe sur l’écran du soir, mauvaise et menaçante ! Comme Rouletabille ressemble à Larsan ! Comme, en ce moment, il ressemble à son père ! c’est Larsan !

Autre émoi au gémissement de sa mère, Rouletabille sort de ce cadre funèbre où il nous est apparu avec une figure de bandit et il vient à nous et il redevient Rouletabille. Nous en tremblons encore. Mrs Edith qui n’a jamais vu Larsan, ne peut pas comprendre. Elle me demande : « Que s’est-il passé ? »

Rouletabille est là, devant nous avec son eau chaude dans sa casserole, une serviette et son crâne. Et il nettoie son crâne.

C’est vite fait. La peinture a disparu. Il nous le fait constater. Alors, se plaçant devant le bureau, il reste en muette contemplation devant son propre lavis. Cela avait bien pris dix minutes, pendant lesquelles il nous avait ordonné, d’un signe, de garder le silence… dix minutes fort impressionnantes… Qu’attend-il donc ?… Soudain, il saisit le crâne de la main droite et, avec le geste familier aux joueurs de boules, il le fait rouler à plusieurs reprises, sur son lavis ; puis il nous montre le crâne et nous invite à constater qu’il ne porte la trace d’aucune peinture rouge. Rouletabille tire à nouveau sa montre.

La peinture est sèche sur le plan, fait-il. Elle a mis un quart d’heure à sécher. Dans la journée du 11, nous avons vu entrer dans la Tour Carrée, à cinq heures, venant du dehors, M. Darzac. Or, M. Darzac, après être entré dans la Tour Carrée, et après avoir refermé derrière lui les verrous de sa chambre, nous a-t-il dit, n’en est ressorti que lorsque nous sommes venus l’y chercher passé six heures. Quant au vieux Bob, nous l’avons vu entrer dans la Tour Ronde à six heures, avec son crâne vierge de peinture !

« Comment cette peinture qui met seulement un quart d’heure à sécher est-elle, ce jour-là, encore assez fraîche, ― plus d’une heure après que M. Darzac l’a quittée, ― pour teindre le crâne du vieux Bob que celui-ci, d’un geste de colère, fait rouler sur le lavis en entrant dans la Tour Ronde ? Il n’y a qu’une explication à cela et je vous défie d’en trouver une autre, c’est que le M. Darzac qui est entré dans la Tour Carrée à cinq heures, et que nul n’a vu ressortir, n’est pas le même que celui qui venait de peindre dans la Tour Ronde avant l’arrivée du vieux Bob à six heures, que nous avons trouvé dans la chambre de la Tour Carrée sans l’y avoir vu entrer et avec qui nous sommes ressortis… En un mot : qu’il n’est pas le même que le M. Darzac ici présent devant nous ! le bon bout de la raison nous indique qu’il y a deux manifestations darzac ! »

Et Rouletabille regarda M. Darzac.

Celui-ci, comme nous tous, était sous le coup de la lumineuse démonstration du jeune reporter. Nous étions tous partagés entre une épouvante nouvelle et une admiration sans bornes. Comme tout ce que disait Rouletabille était clair ! clair et effrayant ! Encore là nous retrouvions la marque de sa prodigieuse et logique et mathématique intelligence.

M. Darzac s’écria :

— C’est donc comme cela qu’il a pu entrer dans la Tour Carrée avec un déguisement qui lui donnait, sans doute, toutes mes apparences, et qu’il a pu se cacher dans le placard, de telle sorte que je ne l’ai pas vu, moi, quand je suis venu ensuite faire ici ma correspondance en quittant la Tour du Téméraire où je laissais mon lavis. Mais comment le père Bernier lui a-t-il ouvert !…

— Dame ! répliqua Rouletabille qui avait pris la main de la Dame en noir entre les siennes, comme s’il eût voulu lui donner du courage… Dame ! c’est qu’il a bien cru avoir affaire à vous !

— C’est donc cela, qui explique que, lorsque je suis arrivé à ma porte, je n’avais qu’à la pousser. Le père Bernier me croyait chez moi.

— Très juste ! puissamment raisonné ! obtempéra Rouletabille. Et le père Bernier, qui avait ouvert à la première manifestation Darzac, n’a pas eu à s’occuper de la seconde, puisque, pas plus que nous, il ne l’a vue. Vous êtes certainement arrivé à la Tour Carrée dans le moment qu’avec le père Bernier nous nous trouvions sur le parapet, en train d’examiner les gesticulations étranges du vieux Bob parlant, sur le seuil de la Barma Grande, à Mrs Edith et au prince Galitch…

— Mais, fit encore M. Darzac, comment la mère Bernier, elle, qui était entrée dans sa loge, ne m’a-t-elle point vu et ne s’est-elle point étonnée de voir entrer une seconde fois M. Darzac alors qu’elle ne l’avait pas vu ressortir ?

— Imaginez, reprit le reporter avec un triste sourire, imaginez, monsieur Darzac, que la mère Bernier, dans ce moment-là ― au moment où vous passiez… c’est-à-dire : où la seconde manifestation Darzac passait ― ramassait les pommes de terre d’un sac que j’avais vidé sur son plancher… et vous imaginez la vérité.

— Eh bien, je puis me féliciter de me trouver encore de ce monde !…

— Félicitez-vous, monsieur Darzac, félicitez-vous !…

— Quand je songe qu’aussitôt rentré chez moi j’ai fermé les verrous comme je vous l’ai dit, que je me suis mis au travail et que j’avais ce bandit dans le dos ! Ah ! il eût pu me tuer sans résistance !…

Rouletabille s’avança vers M. Darzac.

— Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? lui demanda-t-il, les yeux dans les yeux.

— Vous savez bien qu’il attendait quelqu’un !

Et M. Darzac tourna sa face douloureuse du côté de la Dame en noir.

Rouletabille était maintenant tout contre M. Darzac. Il lui mit les deux mains aux épaules :

— Monsieur Darzac, fit-il, de sa voix redevenue claire et pleine de bravoure, il faut que je vous fasse un aveu ! Quand j’eus compris comment s’était introduit le « corps de trop » et que j’eus constaté que vous ne faisiez rien pour nous détromper sur l’heure de cinq heures à laquelle nous avions cru, à laquelle tout le monde, excepté moi, croyait que vous étiez entré dans la Tour Carrée, je me trouvais en droit de soupçonner que le bandit n’était point celui qui, à cinq heures, était entré dans la Tour Carrée sous le déguisement de Darzac ! J’ai pensé, au contraire, que ce Darzac-là pouvait bien être le vrai Darzac et que le faux, c’était vous ! Ah ! mon cher monsieur Darzac comme je vous ai soupçonné !…

— C’est de la folie ! s’écria M. Darzac. Si je n’ai point dit l’heure exacte à laquelle j’étais entré dans la Tour Carrée, c’est que cette heure restait vague dans mon esprit et que je n’y attachais aucune importance !

— De telle sorte, monsieur Darzac, continua Rouletabille, sans s’occuper des interruptions de son interlocuteur, de l’émoi de la Dame en noir et de notre attitude plus que jamais effarée à tous, de telle sorte que le vrai Darzac venu du dehors pour reprendre sa place que vous lui auriez volée ― dans mon imagination, monsieur Darzac, dans mon imagination, rassurez-vous !… ― aurait été, par vos soins obscurs et avec l’aide trop fidèle de la Dame en noir, mis en parfait état de ne plus nuire à votre audacieuse entreprise !… de telle sorte, monsieur Darzac, que j’ai pu penser que, vous étant Larsan, l’homme qui fut mis dans le sac était Darzac !… Ah ! la belle imagination que j’avais là !… Et l’inouï soupçon !…

— Bah ! répondit sourdement le mari de Mathilde… Nous nous sommes tous soupçonnés !…

Rouletabille tourna le dos à M. Darzac, mit ses mains dans ses poches et dit, s’adressant à Mathilde, qui semblait prête à s’évanouir devant l’horreur de l’imagination de Rouletabille.

— Encore un peu de courage, Madame !

Et cette fois, de sa voix « perchée » que je lui connaissais bien, de sa voix de professeur de mathématiques exposant ou résolvant un théorème :

— Voyez-vous, monsieur Darzac, il y avait deux manifestations Darzac… Pour savoir quelle était la vraie et quelle était celle qui cachait Larsan… mon devoir, monsieur Darzac celui que me montrait le bon bout de ma raison, était d’examiner sans peur ni reproche, à tour de rôle, ces deux manifestations-là… en toute impartialité ! Alors, j’ai commencé par vous… monsieur Darzac

M. Darzac répondit à Rouletabille :

— En voilà assez, puisque que vous ne me soupçonnez plus ! Vous allez me dire tout de suite qui est Larsan !… Je le veux ! je l’exige !…

— Nous le voulons tous !… et tout de suite ! nous écriâmes-nous en les entourant tous deux.

Mathilde s’était précipitée sur son enfant et le couvrait de son corps comme s’il eût été déjà menacé. Mais cette scène avait déjà trop duré et nous exaspérait.

— Puisqu’il le sait ! qu’il le dise !… qu’on en finisse ! s’écriait Arthur Rance…

Et, soudain, comme je me rappelais que j’avais entendu les mêmes cris d’impatience à la cour d’assises, un nouveau coup de feu retentit à la porte de la Tour Carrée, et nous en fûmes tous si bien « saisis » que notre colère en tomba du coup et que nous nous mîmes à prier, poliment, ma foi, Rouletabille de mettre fin le plus tôt possible à une situation intolérable. Dans ce moment, en vérité, c’était à qui le supplierait davantage, comme si nous comptions là-dessus pour prouver aux autres, et peut-être à nous-mêmes, que nous n’étions pas Larsan !

Rouletabille, aussitôt qu’il avait entendu le second coup de feu, avait changé de physionomie. Tout son visage s’était transformé, tout son être semblait vibrer d’une énergie farouche. Quittant le ton goguenard avec lequel il parlait à M. Darzac et qui nous avait tous particulièrement froissés, il écarta doucement la Dame en noir qui s’obstinait à le vouloir protéger ; il s’adossa à la porte, il croisa les bras, et dit :

— Dans une affaire comme celle-là, voyez-vous, il ne faut rien négliger. Deux manifestations Darzac entrantes et deux manifestations Darzac sortantes, dont l’une de celles-ci dans le sac ! Il y a de quoi s’y perdre ! Et maintenant encore je voudrais bien ne pas dire de bêtises !… Que M. Darzac, ici présent, me permette de lui dire : j’avais cent excuses pour le soupçonner !…

Alors, je pensai : « Quel malheur qu’il ne m’en ait pas parlé ! Je lui aurais évité de la besogne et je lui aurais fait « découvrir l’Australie ! »

M. Darzac s’était planté devant le reporter et répétait maintenant, avec une rage insistante :

— Quelles excuses !… Quelles excuses !…

— Vous allez me comprendre, mon ami, fit le reporter avec un calme suprême. La première chose que je me suis dite, quand j’ai examiné les conditions de votre manifestation Darzac à vous, est celle-ci : « Bah ! si c’était Larsan ! la fille du professeur Stangerson s’en serait bien aperçue ! » Évidemment, n’est-ce pas ?… Évidemment !… Or, en examinant l’attitude de celle qui est devenue, à votre bras Mme Darzac, j’ai acquis la certitude, Monsieur, qu’elle vous soupçonnait tout le temps d’être Larsan.

Mathilde, qui était retombée sur une chaise, trouva la force de se soulever et de protester d’un grand geste épeuré.

Quant à M. Darzac, son visage semblait plus que jamais ravagé par la souffrance. Il s’assit, en disant à mi-voix :

— Se peut-il que vous ayez pensé cela, Mathilde ?…

Mathilde baissa la tête et ne répondit pas.

Rouletabille, avec une cruauté implacable, et que, pour ma part, je ne pouvais excuser, continuait :

— Quand je me rappelle tous les gestes de Mme Darzac, depuis votre retour de San-Remo, je vois maintenant dans chacun d’eux l’expression de la terreur qu’elle avait de laisser échapper le secret de sa peur, de sa perpétuelle angoisse… Ah ! laissez-moi parler, monsieur Darzac… il faut que je m’explique ici, il le faut pour que tout le monde s’explique ici !… Nous sommes en train de « nettoyer la situation » !… Rien alors, n’était naturel dans les façons d’être de Mlle Stangerson. La précipitation même qu’elle a mise à accéder à votre désir de hâter la cérémonie nuptiale prouvait le désir qu’elle avait de chasser définitivement le tourment de son esprit. Ses yeux, dont je me souviens, disaient alors, combien clairement : « Est-il possible que je continue à voir Larsan partout même dans celui qui est à mes côtés qui me conduit à l’autel, qui m’emporte avec lui ! »

» À ce qu’il paraît qu’à la gare, Monsieur, elle a jeté un adieu tout à fait déchirant ! Elle criait déjà : « Au secours ! » au secours contre elle, contre sa pensée !… et peut-être contre vous ?… Mais elle n’osait exposer sa pensée à personne, parce qu’elle redoutait certainement qu’on lui dît… »

Et Rouletabille se pencha tranquillement à l’oreille de M. Darzac et lui dit tout bas, pas si bas que je ne l’entendisse, assez bas pour que Mathilde ne soupçonnât point les mots qui sortaient de sa bouche : « Est-ce que vous redevenez folle ? »

Et, se reculant un peu :

— Alors, vous devez maintenant tout comprendre, mon cher monsieur Darzac !… et cette étrange froideur avec laquelle vous fûtes, par la suite, traité ; et aussi, quelquefois, les remords qui, dans son hésitation incessante, poussaient Mme Darzac à vous entourer, par instants, des plus délicates attentions !… Enfin, permettez-moi de vous dire que je vous ai vu moi-même parfois si sombre, que j’ai pu penser que vous aviez découvert que Mme Darzac avait toujours au fond d’elle-même, en vous regardant, en vous parlant, en se taisant, la pensée de Larsan !… Par conséquent, entendons-nous bien… ce n’est point cette idée « que la fille du professeur Stangerson s’en serait bien aperçu » qui pouvait chasser mes soupçons, puisque, malgré elle, elle s’en apercevait tout le temps ! Non ! Non ! mes soupçons ont été chassés par autre chose !…

— Ils auraient pu l’être, s’écria, ironique et désespéré, M. Darzac… ils auraient pu l’être par ce simple raisonnement que, si j’avais été Larsan, possédant Mlle Stangerson, devenue ma femme, j’avais tout intérêt à continuer à faire croire à la mort de Larsan ! Et je ne me serais point ressuscité !… N’est-ce point du jour où Larsan est revenu au monde, que j’ai perdu Mathilde ?…

— Pardon ! Monsieur, pardon ! répliqua cette fois Rouletabille, qui était devenu plus blanc qu’un linge… Vous abandonnez encore une fois, si j’ose dire, le bon bout de la raison !… Car celui-ci nous montre tout le contraire de ce que vous croyez apercevoir !… Moi, j’aperçois ceci : c’est que, lorsqu’on a une femme qui croit ou qui est très près de croire que vous êtes Larsan, on a tout intérêt à lui montrer que Larsan existe en dehors de vous !

En entendant cela, la Dame en noir se glissa contre la muraille, arriva haletante jusqu’aux côtés de Rouletabille, et dévora du regard la face de M. Darzac, qui était devenue effroyablement dure. Quant à nous, nous étions tous tellement frappés de la nouveauté et de l’irréfutabilité du commencement de raisonnement de Rouletabille que nous n’avions plus que l’ardent désir d’en connaître la suite, et nous nous gardâmes de l’interrompre, nous demandant jusqu’où pourrait aller une aussi formidable hypothèse ! Le jeune homme, imperturbable, continuait…

— Mais si vous aviez intérêt à lui montrer que Larsan existait en dehors de vous, il est un cas où cet intérêt se transformait en une nécessité immédiate. Imaginez… je dis imaginez, mon cher monsieur Darzac, que vous ayez réellement ressuscité Larsan, une fois, une seule, malgré vous, chez vous, aux yeux de la fille du professeur Stangerson, et vous voilà, je dis bien, dans la nécessité de le ressusciter encore, toujours, en dehors de vous… pour prouver à votre femme que ce Larsan ressuscité n’est pas en vous ! Ah ! calmez-vous, mon cher monsieur Darzac !… je vous en supplie… Puisque je vous ai dit que mes soupçons ont été chassés, définitivement chassés !… C’est bien le moins que nous nous amusions à raisonner un peu, après de pareilles angoisses où il semblait qu’il n’y eût point de place pour aucun raisonnement… Voyez donc où je suis obligé d’en venir, en considérant comme réalisée l’hypothèse (ce sont là procédés de mathématiques que vous connaissez mieux que moi, vous qui êtes un savant), en considérant, dis-je, comme réalisée l’hypothèse de la manifestation Darzac, qui est vous cachant Larsan. Donc, dans mon raisonnement, vous êtes Larsan ! Et je me demande ce qui a bien pu arriver en gare de Bourg pour que vous apparaissiez à l’état de Larsan aux yeux de votre femme. Le fait de la résurrection est indéniable. Il existe. Il ne peut s’expliquer à ce moment par votre volonté d’être Larsan !…

M. Darzac n’interrompait plus.

— Comme vous dites, monsieur Darzac, poursuivait Rouletabille, c’est à cause de cette résurrection-là que le bonheur vous échappe… Donc, si cette résurrection ne peut être volontaire, elle n’a plus qu’une façon d’être… c’est d’être accidentelle !… Et voyez comme toute l’affaire est éclaircie… Oh ! j’ai beaucoup étudié l’incident de Bourg… je continue à raisonner… ne vous épouvantez pas… Vous êtes à Bourg, dans le buffet… Vous croyez que votre femme, ainsi qu’elle vous l’a annoncé, vous attend hors de la gare… Ayant terminé votre correspondance, vous éprouvez le besoin d’aller dans votre compartiment, faire un peu de toilette… jeter le coup d’œil du maître ès camouflage sur votre déguisement. Vous pensez : encore quelques heures de cette comédie, et, passé la frontière, dans un endroit où elle sera bien à moi, définitivement à moi, je mettrai bas le masque… car ce masque, tout de même, il vous fatigue… et si bien vous fatigue-t-il, ma foi, que, arrivé dans le compartiment, vous vous accordez quelques minutes de repos… Vous l’entendez donc !… Vous vous soulagez de cette barbe menteuse et de vos lunettes, et, juste, dans le même moment, la porte du compartiment s’ouvre… Votre femme, épouvantée, ne prend que le temps de voir cette face sans barbe dans la glace, la face de Larsan, et de s’enfuir, en poussant une clameur épouvantée… Ah ! vous avez compris le danger !… Vous êtes perdu si, immédiatement, votre femme, ailleurs, ne voit pas Darzac, son mari. Le masque est vite remis et vous descendez à contre-voie par la glace du coupé et vous arrivez au buffet avant votre femme qui accourt vous y chercher !… Elle vous trouve debout… Vous n’avez pas même le temps de vous rasseoir… Tout est-il sauvé ? Hélas ! non… Votre malheur ne fait que commencer… Car l’atroce pensée que vous êtes peut-être ensemble Darzac et Larsan ne la quitte plus. Sur le quai de la gare, en passant sous un bec de gaz, elle vous regarde, vous lâche la main et se jette comme une folle dans le bureau du chef de gare… Ah ! vous aviez encore compris ! Il faut chasser l’abominable pensée tout de suite… Vous sortez du bureau et vous refermez précipitamment la porte, et vous aussi, vous prétendez que vous venez de voir Larsan ! Pour la tranquilliser, et pour nous tromper aussi, dans le cas où elle oserait nous dévoiler sa pensée… vous êtes le premier à m’avertir… à m’envoyer une dépêche !… Hein ? comme, éclairée de ce jour, toute votre conduite devient nette ! Vous ne pouvez lui refuser d’aller rejoindre son père… Elle irait sans vous !… Et comme rien n’est encore perdu, vous avez l’espoir de tout rattraper… Au cours du voyage, votre femme continue à avoir des alternatives de foi et de terreur. Elle vous donne son revolver, dans une sorte de délire de son imagination, qui pourrait se résumer dans cette phrase : « Si c’est Darzac, qu’il me défende ! et si c’est Larsan, qu’il me tue !… Mais que je cesse de ne plus savoir ! » Aux Rochers Rouges, vous la sentez à nouveau si éloignée de vous que, pour la rapprocher, vous lui remontrez Larsan !… Voyez-vous, mon cher monsieur Darzac ! tout cela s’arrangeait très bien dans ma pensée… et il n’y avait point jusqu’à votre apparition de Larsan, à Menton, pendant votre voyage de Darzac à Cannes, pendant que vous vîntes au-devant de nous, qui ne pouvait le plus bêtement du monde s’expliquer. Vous auriez pris le train devant vos amis à Menton-Garavan, mais vous en seriez descendu à la station suivante qui est celle de Menton et, là, après un court séjour nécessaire dans votre vestiaire urbain, vous apparaissiez à l’état de Larsan à vos mêmes amis venus en promenade à Menton. Le train suivant vous remportait vers Cannes, où nous nous rencontrâmes. Seulement, comme vous eûtes, ce jour-là, le désagrément d’entendre, de la bouche même d’Arthur Rance qui était, lui aussi, venu au-devant de nous à Nice, que Mme Darzac n’avait pas vu cette fois Larsan et que votre exhibition du matin n’avait servi de rien, vous vous obligeâtes, le soir même, à lui montrer Larsan, sous les fenêtres mêmes de la Tour Carrée, devant lesquelles passait la barque de Tullio !… Et voyez, mon cher monsieur Darzac, comme les choses, en apparence les plus compliquées, devenaient tout à coup simples et logiquement explicables si, par hasard, mes soupçons devaient être confirmés !

À ces mots, moi-même qui avais cependant vu et touché l’Australie, je ne pus m’empêcher de frissonner en regardant presque avec apitoiement Robert Darzac, comme on regarde un pauvre homme sur le point de devenir la victime de quelque effroyable erreur judiciaire. Et tous les autres, autour de moi, frissonnèrent également pour lui, car les arguments de Rouletabille devenaient si terriblement possibles que chacun se demandait comment, après avoir si bien établi la possibilité de la culpabilité, il allait pouvoir conclure à l’innocence. Quant à Robert Darzac, après avoir montré la plus sombre agitation, il s’était à peu près calmé, écoutant le jeune homme, et il me sembla qu’il ouvrait ces yeux étonnants, extravagants, au regard affolé, mais très intéressé, qu’ont les accusés au banc d’assises quand ils entendent M. le procureur général prononcer un de ces admirables réquisitoires qui les convainquent eux-mêmes d’un crime que, quelquefois, ils n’ont pas commis ! La voix avec laquelle il parvint à prononcer les mots suivants n’était plus une voix de colère, mais de curieux effroi, la voix d’un homme qui se dit : « Mon Dieu ! à quel danger, sans le savoir, ai-je bien pu échapper ! »

— Mais puisque vous n’avez plus ces soupçons, Monsieur, fit-il, retombé à un calme singulier, je voudrais bien savoir, après tout ce que vous venez de me dire, ce qui a bien pu les chasser ?…

— Pour les chasser, Monsieur, il me fallait une certitude ! Une preuve simple, mais absolue, qui me montrât d’une façon éclatante laquelle était Larsan de deux manifestations Darzac ! Cette preuve m’a été fournie heureusement par vous, Monsieur, à l’heure même où vous avez fermé le cercle, le cercle dans lequel s’était trouvé « le corps de trop ! » le jour où, ayant affirmé ― ce qui était la vérité ― que vous aviez tiré les verrous de votre appartement aussitôt rentré dans votre chambre, vous nous avez menti en ne nous dévoilant pas que vous étiez entré dans cette chambre vers six heures et non point, comme le père Bernier le disait et comme nous avions pu le constater nous-mêmes, à cinq heures ! Vous étiez alors le seul avec moi à savoir que le Darzac de cinq heures, dont nous vous parlions comme de vous-même n’était point vous-même ! Et vous n’aviez rien dit ! Et ne prétendez pas que vous n’y attachiez aucune importance à cette heure de cinq heures, puisqu’elle vous expliquait tout à vous, puisqu’elle vous apprenait qu’un autre Darzac que vous était venu dans la Tour Carrée à cette heure-là, le vrai ! Aussi, après vos faux étonnements, comme vous vous taisez ! Votre silence nous a menti ! Et quel intérêt le véritable Darzac aurait-il eu à cacher qu’un autre Darzac qui pouvait être Larsan était venu avant vous se cacher dans la Tour Carrée ? Seul, Larsan avait intérêt à nous cacher qu’il y avait un autre Darzac que lui ! des deux manifestations darzac la fausse était nécessairement celle qui mentait ! Ainsi mes soupçons ont-ils été chassés par la certitude ! larsan c’était vous ! et l’homme qui était dans le placard, c’était darzac !

— Vous mentez ! hurla en bondissant sur Rouletabille celui que je ne pouvais croire être Larsan.

Mais nous nous étions interposés et Rouletabille, qui n’avait rien perdu de son calme, étendit le bras et dit :

Il y est encore !

Scène indescriptible ! Minute inoubliable ! Au geste de Rouletabille, la porte du placard avait été poussée par une main invisible, comme il arriva le terrible soir qui avait vu le mystère du « corps de trop »…

Et le « corps de trop » lui-même apparut ! Des clameurs de surprise, d’enthousiasme et d’effroi remplirent la Tour Carrée. La Dame en noir poussa un cri déchirant :

— Robert !… Robert !… Robert !

Et c’était un cri de joie. Deux Darzac étaient devant nous, si semblables que toute autre que la Dame en noir aurait pu s’y tromper… Mais son cœur ne la trompa point, en admettant que sa raison, après l’argumentation triomphante de Rouletabille eût pu hésiter encore. Les bras tendus, elle allait vers la seconde manifestation Darzac qui descendait du fatal placard… Le visage de Mathilde rayonnait d’une vie nouvelle ! ses yeux, ses tristes yeux dont j’avais vu si souvent le regard égaré autour de l’autre, fixaient celui-ci avec une joie magnifique, mais tranquille et sûre. C’était lui ! C’était celui qu’elle croyait perdu ! et qu’elle avait osé chercher sur le visage de l’autre, et qu’elle n’avait pas retrouvé sur le visage de l’autre, ce dont elle avait accusé, pendant des jours et des nuits, sa pauvre folie !

Quant à celui que, jusqu’à la dernière minute, je n’avais pu croire coupable, quant à l’homme farouche qui, dévoilé et traqué, voyait soudain se dresser en face de lui la preuve vivante de son crime, il tenta encore un de ces gestes qui, si souvent, l’avaient sauvé. Entouré de toutes parts, il osa la fuite. Alors nous comprîmes la comédie audacieuse que, depuis quelques minutes, il nous donnait. N’ayant plus aucun doute sur l’issue de la discussion qu’il soutenait avec Rouletabille, il avait eu cette incroyable puissance sur lui-même de n’en laisser rien paraître, et aussi cette habileté dernière de prolonger la dispute et de permettre à Rouletabille de dérouler à loisir une argumentation au bout de laquelle il savait qu’il trouverait sa perte, mais pendant laquelle il découvrirait, peut-être, les moyens de sa fuite. C’est ainsi qu’il manœuvre si bien que, dans le moment que nous avancions vers l’Autre Darzac, nous ne pûmes l’empêcher de se jeter d’un bond dans la pièce qui avait servi de chambre à Mme Darzac et d’en refermer violemment la porte avec une rapidité foudroyante ! Nous nous aperçûmes qu’il avait disparu lorsqu’il était trop tard pour déjouer sa ruse. Rouletabille, pendant la scène précédente, n’avait songé qu’à garder la porte du corridor et il n’avait point pris garde que chaque mouvement que faisait le faux Darzac, au fur et à mesure qu’il était convaincu d’imposture, le rapprochait de la chambre de Mme Darzac. Le reporter n’attachait aucune importance à ces mouvements-là, sachant que cette chambre n’offrait à la fuite de Larsan aucune issue. Et cependant, quand le bandit fut derrière cette porte, qui fermait son dernier refuge, notre confusion augmenta dans des proportions importantes. On eût dit que, tout à coup, nous étions devenus forcenés. Nous frappions ! Nous criions ! Nous pensions à tous les coups de génie de ses inexplicables évasions !

— Il va s’échapper !… Il va encore nous échapper !…

Arthur Rance était le plus enragé. Mrs Edith, de son poignet nerveux, me broyait le bras, tant la scène l’impressionnait. Nul ne faisait attention à la Dame en noir et à Robert Darzac qui, au milieu de cette tempête, semblaient avoir tout oublié, même le bruit que l’on menait autour d’eux. Ils n’avaient pas une parole, mais ils se regardaient comme s’ils découvraient un monde nouveau, celui où l’on s’aime. Or, ils venaient simplement de le retrouver, grâce à Rouletabille.

Celui-ci avait ouvert la porte du corridor et appelé à la rescousse les trois domestiques. Ils arrivèrent avec leurs fusils. Mais c’étaient des haches qu’il fallait. La porte était solide et barricadée d’épais verrous. Le père Jacques alla chercher une poutre qui nous servit de bélier. Nous nous y mîmes tous, et, enfin, nous vîmes la porte céder. Notre anxiété était au comble. En vain nous répétions-nous que nous allions entrer dans une chambre où il n’y avait que des murs et des barreaux… nous nous attendions à tout, ou plutôt à rien, car c’était surtout la pensée de la disparition, de l’envolement, de la dissociation de la matière de Larsan qui nous hantait et nous rendait plus fous.

Quand la porte eut commencé de céder, Rouletabille ordonna aux domestiques de reprendre leurs fusils, avec la consigne, cependant, de ne s’en servir que s’il était impossible de s’emparer de lui, vivant. Puis, il donna un dernier coup d’épaule et la porte étant enfin tombée, il entra le premier dans la pièce.

Nous le suivions. Et, derrière lui, sur le seuil, nous nous arrêtâmes tous, tant ce que nous vîmes nous remplit de stupéfaction. D’abord, Larsan était là ! Oh ! il était visible ! On ne voyait que lui dans la chambre. Il était tranquillement assis dans un fauteuil, au milieu de la pièce, et nous regardait de ses grands yeux calmes et fixes. Ses bras s’allongeaient aux bras du fauteuil. Sa tête s’appuyait au dossier. On eût dit qu’il nous donnait audience et qu’il attendait que nous lui exposions nos revendications. Je crus même discerner un léger sourire sur sa lèvre ironique.

Rouletabille s’avança encore :

— Larsan, fit-il… Larsan, vous rendez-vous ?…

Mais Larsan ne répondit pas.

Alors Rouletabille le toucha à la main et au visage, et nous nous aperçûmes que Larsan était mort.

Rouletabille nous montra à son doigt le chaton d’une bague qui était ouvert et qui avait dû contenir un poison foudroyant.

Arthur Rance écouta les battements du cœur et déclara que tout était fini.

Sur quoi, Rouletabille nous pria de quitter tous la Tour Carrée et d’oublier le mort.

— Je me charge de tout, fit-il gravement. C’est un corps de trop, nul ne s’apercevra de sa disparition !

Et il donna à Walter un ordre qui fut traduit par Arthur Rance :

— Walter, vous m’apporterez tout de suite « le sac du corps de trop » !

Puis, il fit un geste auquel nous obéîmes tous. Et nous le laissâmes seul en face du cadavre de son père.

Aussitôt, nous eûmes à transporter M. Darzac, qui se trouvait mal, dans le salon du vieux Bob. Mais ce n’était qu’une faiblesse passagère et dès qu’il eut rouvert les yeux il sourit à Mathilde qui penchait sur lui son beau visage où se lisait l’épouvante de perdre un époux chéri dans le moment même qu’elle venait, par un concours de circonstances qui restait encore mystérieux, de le retrouver. Il sut la convaincre qu’il ne courait aucun danger et il la pria de s’éloigner ainsi que Mrs Edith. Quand les deux femmes nous eurent quittés, Mr Arthur Rance et moi lui donnâmes des soins qui nous renseignèrent tout d’abord sur son curieux état de santé. Car, enfin, comment un homme que chacun de nous avait pu croire mort et que l’on avait enfermé, râlant, dans un sac, avait-il pu surgir, ainsi vivant, du fatal placard ? Quand nous eûmes ouvert ses vêtements et défait, pour le refaire, le bandage qui cachait la blessure qu’il portait à la poitrine, nous connûmes au moins que cette blessure, par un hasard qui n’est point si rare qu’on le pourrait croire, après avoir déterminé un coma presque immédiat, ne présentait aucune gravité. La balle qui avait frappé Darzac au milieu de la lutte farouche qu’il avait eu à soutenir contre Larsan, s’était aplatie sur le sternum, causant une forte hémorragie externe et secouant douloureusement tout l’organisme, mais ne suspendant en rien aucune des fonctions vitales.

On avait vu des blessés de cet ordre se promener parmi les vivants quelques heures après que ceux-ci avaient cru assister à leurs derniers moments. Et moi-même, je me rappelai ― ce qui acheva de me rassurer ― l’aventure d’un de mes bons amis, le journaliste L…, qui, venant de se battre en duel avec le musicien V… se désespérait sur le terrain d’avoir tué son adversaire d’une balle en pleine poitrine, sans que celui-ci ait eu même le temps de tirer. Soudain le mort se souleva et logea dans la cuisse de mon ami une balle qui faillit entraîner l’amputation et qui le retint de longs mois au lit. Quant au musicien qui était retombé dans son coma, il en sortit le lendemain pour aller faire un tour sur le boulevard. Lui aussi, comme Darzac, avait été frappé au sternum[1].

Comme nous finissions de panser Darzac, le père Jacques vint fermer sur nous la porte du salon qui était restée entr’ouverte et je me demandais la raison qui avait bien pu pousser le bonhomme à prendre cette précaution, quand nous entendîmes des pas dans le corridor et un bruit singulier comme celui d’un corps que l’on traînerait sur un plancher… Et je pensai à Larsan, et au sac du « corps de trop », et à Rouletabille !

Laissant Arthur Rance aux côtés de M. Darzac, je courus à la fenêtre. Je ne m’étais pas trompé ; et je vis apparaître dans la cour, le sinistre cortège.

Il faisait alors presque nuit. Une obscurité propice entourait toute chose. Je distinguai cependant Walter que l’on avait mis en sentinelle sous la poterne du Jardinier. Il regardait du côté de la baille, prêt, évidemment, à barrer le passage à qui éprouverait alors le besoin de pénétrer dans la Cour du Téméraire…

… Se dirigeant vers le puits, je vis Rouletabille et le père Jacques… deux ombres courbées sur une autre ombre… une ombre que je connaissais bien et qui, une nuit d’horreur, avait contenu un autre corps… le sac semblait lourd. Ils le soulevèrent jusqu’à la margelle du puits. Alors je pus voir encore que le puits était ouvert… oui, le plateau de bois qui le fermait d’ordinaire avait été rejeté sur le côté. Rouletabille sauta sur la margelle, et puis entra dans le puits… Il y pénétrait sans hésitation… il semblait connaître ce chemin. Peu après il s’enfonça et sa tête disparut. Alors le père Jacques poussa le sac dans le puits et il se pencha sur la margelle, soutenant encore le sac que je ne voyais plus. Puis il se redressa et referma le puits, remettant soigneusement le plateau et assujettissant les ferrures, et celles-ci firent un bruit que je me rappelai soudain, le bruit qui m’avait tant intrigué le soir où, avant la découverte de l’Australie, je m’étais rué sur une ombre qui avait soudain disparu et où je m’étais heurté le nez contre la porte close du Château Neuf…

Je veux voir… jusqu’à la dernière minute, je veux voir, je veux savoir… Trop de choses inexpliquées m’inquiètent encore !… Je n’ai que la parcelle la plus importante de la vérité, mais je n’ai pas la vérité tout entière ou plutôt il me manque quelque chose qui expliquerait la vérité

J’ai quitté la Tour Carrée, j’ai regagné ma chambre du Château Neuf, je me suis mis à ma fenêtre et mon regard s’est enfoncé profondément dans les ombres qui couvraient la mer. Nuit épaisse, ténèbres jalouses. Rien. Alors, je me suis efforcé d’entendre, mais je n’ai même point perçu le bruit des rames sur les eaux…

Tout à coup… loin… très loin… en tout cas, il me semble que ceci se passait très loin sur la mer, tout là-haut à l’horizon… ou plutôt en face de l’horizon, je veux dire dans l’étroite bande rouge qui décorait la nuit, le seul souvenir qui nous restait du soleil…

… Dans cette étroite bande rouge quelque chose entra, de sombre et de petit, mais comme je ne voyais que cette chose, elle me parut à moi énorme, formidable. C’était une ombre de barque qui glissait d’un mouvement quasi automatique sur les eaux, puis elle s’arrêta, et je vis se dresser, debout, l’ombre de Rouletabille. Je le distinguais, je le reconnaissais comme s’il avait été à dix mètres de moi… Ses moindres gestes se découpaient avec une précision fantastique sur la bande rouge… Oh ! ce ne fut pas long ! Il se pencha et se releva aussitôt en soulevant un fardeau qui se confondit avec lui… et puis le fardeau glissa dans le noir et la petite ombre de l’homme réapparut toute seule, se pencha encore, se courba, resta ainsi un instant immobile, et puis s’affaissa dans la barque qui reprit son glissement automatique jusqu’à ce qu’elle fût sortie complètement de la bande rouge… et la bande rouge disparut à son tour…

Rouletabille venait de confier au flot d’Hercule le cadavre de Larsan…



  1. Historique.