Le Paria/1

La bibliothèque libre.
Éditions Albert Lévesque (p. 9-14).


PROLOGUE



UN bruit de pas se fit entendre. Surpris dans sa besogne, l’homme se retourna.

Soudainement, avant qu’il eût ramassé ses outils, une lumière jaillit, l’exposant brutalement dans toute sa honte.

Dans l’embrasure de la porte, quelqu’un guettait.

En un éclair, il passa dans le cerveau de l’homme toute une série d’images : Sa femme malade ; son fils, cinq ans, petit être innocent qu’il chérissait ; la cour d’assises, le stigmate, et pour les siens, la honte.

Des pensées mauvaises le saisirent comme une proie.

Tête baissée, il courut en avant. Une poitrine le reçut, deux bras s’abattirent sur lui. Inerte, le long de la cuisse, la main retomba, frôlant dans la poche un objet dangereux et puissant, prometteur de liberté.

Un geste rapide… un bruit crépitant… un soupir étouffé… la chute d’un corps.

C’était fini. Le cauchemar s’abolissait.

La voie était libre maintenant.

Il ne pensait plus. Il n’était plus qu’un automate que ses jambes, de toute leur force, poussaient vers la rue.

… Puis, la notion du temps et du réel disparut.

Dans l’espace froid, où le jour ne pénétrait qu’à travers le grillage ferré, il n’éprouvait plus qu’une lassitude morne, et, à la tête, une douleur cuisante. Assis sur le lit bas de sa cellule, Lucien Bernier retrouvait, d’abord vague, puis se précisant, le souvenir des événements derniers.

Depuis plus d’un mois, le chômage.

Une à une, les économies s’en étaient allées.

À son foyer, la misère hideuse et sordide s’était installée, et, avec elle, en compagne fidèle, la maladie. Louise, sa femme, épuisée par les privations, gardait le lit. Une mauvaise grippe menaçait de dégénérer en pneumonie.

Gagné, tenaillé par le désespoir, il regardait l’avenir avec crainte, avec horreur.

Qu’adviendrait-il de Louise, qu’adviendrait-il de Jacques, si rien ne survenait ?

Toutes ses démarches en quête de travail, se résumaient en ce mot : Insuccès.

Un soir, en parcourant, dans le journal, la colonne des faits divers, une idée lui était venue qui, après s’être infiltrée sournoisement en lui, s’était emparé de son cerveau, de sa volonté. Coûte que coûte, il se procurerait l’argent, les vivres, les remèdes nécessaires.

Il n’avait plus le choix des moyens.

Il embrassa sa femme, caressa l’enfant de sa main rude, et partit.

Il rentrerait tard dans la nuit.

Il ne rentra pas.

Un agent de police, en faisant sa tournée, avait surpris sur le fait l’audacieux cambrioleur. Il s’abîma bientôt sur le plancher, tué raide d’une balle au cœur, victime de son devoir. Lucien Bernier, par ce geste instinctif et brutal de destruction avait cru retrouver la liberté un instant perdue.

Attiré par le bruit, un autre agent était survenu. Voyant l’homme qui s’enfuyait, il lui donna la chasse, le saisit, et, de son bâton court, l’assomma, terminant la lutte.

Ces scènes, avec leurs détails, le prisonnier les évoquait. Son inconscience, son impassibilité, se changeaient en détresse, en terreur, en désespoir.

Les larmes l’étranglaient.

Soudain, il s’écrasa sur le lit, secoué de sanglots spasmodiques.

Dans la serrure, une clef tourna.

Le gardien le venait chercher pour la comparution.

L’opinion publique, stimulée par les journaux, ne tarda pas à s’emparer du meurtre. La ville s’apitoya sur la victime malheureuse du Devoir, tandis que vers l’assassin montaient les malédictions.

Quand, au jour du procès, il pénétra dans la boîte aux accusés, des yeux innombrables se braquèrent sur lui, sans indulgence ni sympathie.

La Cour d’Assises était remplie à sa capacité. Des badauds flairant la satisfaction morbide d’une condamnation certaine, s’y étaient rendus, comme les amateurs de boxe envahissent l’arène dans l’espérance d’un knockout.

Un défenseur habile aurait peut-être pu émouvoir les jurés et la foule, faire ressortir les circonstances atténuantes en brossant le tableau pathétique de la misère et du désespoir, mais le prisonnier, ayant peu de parents, et parce qu’il n’avait plus d’argent, plus d’amis, se présentait devant ses juges, seul, sans avocat, sans soutien, sans conseil.

Sa seule attitude ! Il pleurait, il sanglotait.

Par moments, il se sentait devenir fou, et roulait autour de lui des yeux hagards de bête traquée.

Il souhaitait un dénouement rapide. Au moins, ce serait fini.

Le juge lui nomma un défenseur d’office, un jeune homme d’une bonne volonté certaine, mais sans l’expérience ni les capacités voulues. Le Procureur de la Couronne eut tôt fait de détruire les quelques arguments de son plaidoyer. Le réquisitoire fut terrible. Il y déploya une ardeur et une violence inouïe, flétrissant au nom de la Vertu et de la Société qu’il fallait venger, l’acte odieux de l’individu appuyé à la barre.

Les délibérations furent courtes ; le verdict unanime.

Quelques mois plus tard, une femme faible et pauvre et un petit enfant demeurèrent dans la vie, sans ressources et seuls et, portant à jamais, attaché à leur nom, le stigmate de la honte.