Le Parnasse contemporain/1866/Dialogue d’Yama et d’Yamî
Selon le rhythme lent de vers scandant ses pas,
Le Riçhi matinal traverse la pelouse.
Vers le sein d’Yamî, ta sœur et ton épouse,
Remonte, fils des Eaux ! le courant du trépas.
Pareil au faon mort-né d’une triste antilope,
Je n’aurai pas d’épouse et je n’ai pas de sœur ;
Dans l’immobilité de sa noire épaisseur
Le tronc de l’arani mystique m’enveloppe.
Les dix frères vaincront le mystique arani,
Afin qu’au bleu retour des Aurores prospères
Je puisse voir le fils auguste de mes pères
S’allonger près de moi sur le gazon béni !
Nombre chétif épars dans l’infini des sommes,
J’ai rendu mon essence au Nuage, au Soleil
Mon regard, et je dors un ténébreux sommeil
Loin de ta couche, ô toi qui veux le mal des hommes !
Tu sortiras plus clair de plus d’ombre, Yama,
Car c’est en toi que l’Être auguste se recrée,
Et l’amant glorieux dé la Coupe sacrée
Dans le céleste flanc des ondes te forma !
On a vu s’abîmer les splendeurs éphémères
Avec la troupe bleue et fauve des Haris ;
Sur les foyers obscurs, près des vases taris,
Je suis né de ta mort, Agni, fils des deux mères !
Les cavales d’Indra s’élanceront encor !
L’une à l’autre, mêlons nos âmes, divin couple.
Tu sembleras, lié de ma ceinture souple,
Un bel arbre envahi par des lianes d’or.
Les sept coursiers soumis à quatre jougs de flammes,
Sans éclairer mon œil, éblouiront le tien ;
La liane aux fleurs d’or n’aura pas de soutien ;
Nous ne mêlerons pas, l’une à l’autre, nos âmes.
Quand nous dormions encor au ventre originel.
L’aïeul parla. « Vêtus d’une splendeur égale.
Soyez époux, dit-il. Que la sœur conjugale
Sans fin demeure unie au mari fraternel ! »
Qui l’a su ? qui l’affirme ? Aucun ne peut connaître
Son premier jour. Le ciel démesuré n’est pas
Un champ d’orge qu’on peut traverser en trois pas,
Et nul ne sait où gît la source de son être.
Cesse un discours amer. Ma main cherche ta main.
Ranime d’un baiser la pâleur de mes joues,
Et roulons doucement comme un char à deux roues
Qui se livre à la pente heureuse du chemin.
Je ne baiserai point le jasmin de tes joues
Ni ta bouche pareille à la fleur des âmras ;
Sous la tête d’un autre époux glisse ton bras,
Et roulez doucement comme un char à deux roues.
Que deviendra l’amie, hélas ! loin de l’ami,
Et qu’est-ce qu’une sœur de son frère sevrée ?
L’âme veuve succombe, à Nirriti livrée ;
Sans l’amour d’Yama, c’en est fait d’Yami !
Meurs donc, et laisse-moi, femelle aux bras avides,
Sous le ciel, à jamais dépourvu de matins,
Que hantent les Dévas tristes des Feux éteints,
M’exhaler sans retour en des ombres livides !