Le Parnasse contemporain/1866/Le Mystère du lotus

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Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]I. 1866 (p. 49-53).




LE MYSTÈRE DU LOTUS




Ta colère triomphe, ô Kâla ! nul refuge.
Bleue encor des poisons de l’océan lacté,
Ta sombre gorge avait amassé le déluge.

Telle qu’un grand ravin par Marût habité,
Ta narine profonde a soufflé la tourmente
Sur l’incendie issu de ton œil irrité.

Où sont les vastes cieux et la terre charmante ?
Hélas ! toute la vie et toute la beauté
Gisent sous l’onde morne où le vent se lamente.

Les vastes cieux, Indra, que baignait la clarté
Des étoiles, ont fui dans la tempête noire
Comme un pavillon d’or par la bise emporté.


Le Çwarga lumineux aux escaliers d’ivoire
N’est plus. Les seuils de jaspe et les chars de cristal
Sont brisés. Ô vainqueur, qu’as-tu fait de ta gloire !

Les Gandharwîs, orgueil charmant du ciel natal,
Ont cessé d’agiter les nûpûras sonores
De leurs pieds que dorait la poudre de çantal.

Les Açwins éclatants comme des météores
Ne courbent plus au joug de leur char constellé
Les Vaches aux poils roux qui portaient les Aurores ;

Et la terre, Prisni, comme un bloc descellé,
Avec ses pics hautains et ses plaines fertiles,
On ne sait où, dans l’ombre, éperdue, a roulé,

Tandis que, hérissant sa tête de reptiles
Et le pied sur les flancs des dragons, le Dieu noir
Brandissait le Çîras, destructeur des sept Iles !

Maintenant l’arme auguste a rempli son devoir.
Au sein de l’Être unique, étang de quiétude,
Brahmâ s’est endormi, voyant tomber le soir.

Répudiant l’orgueil et la sollicitude
De l’œuvre, il goûte, après mille âges évolus,
L’anéantissement dans la béatitude.

L’universelle mer précipite ses flux
Ténébreux à travers l’horreur universelle,
Cherchant la grève absente et l’île qui n’est plus.

Chaque lame en bramant presse un flot qui harcèle
Une vague tandis que la vague poursuit
Une autre lame en pleurs qui vers un flot ruisselle ;


Et, sur la houle énorme au lamentable bruit,
Comme un vaste étendard que la tempête arbore,
Palpite l’épouvante obscure de la nuit.

Oh ! que d’âges suivis de tant d’âges encore
Traverseront l’effroi du gouffre illimité,
Sans souvenir de jour et sans espoir d’aurore !

Hors du nombre, des lieux et de la qualité,
L’Être unique et total s’est abîmé soi-même
Dans l’informe infini de sa propre entité.

Tel se concentre et gît parmi la cendre blême
Le Feu rassasié des mystiques repas,
Tel se recueille, oisif, le Principe suprême.

Sous la forme du Temps, il est ce qui n’est pas.
Sa présence a son lieu dans toutes les absences
Et son réveil latent dort dans tous les trépas.

L’angoisse des espoirs et des réminiscences
Meurt au fond du Tîrtha sans rivage et stagnant
Fait du fleuve dompté des tristes renaissances ;

Et chaque âge divin se déroule, enchaînant
A d’innombrables nuits sa nuit démesurée,
Sans vaincre ce repos immense et permanent.

Mais enfin, du constant effort de la durée,
L’Amour est né. Bientôt, mystérieux ferment,
Sourdra la Force au sein de l’être demeurée.

Par le Temps qui s’amasse accrue infiniment,
La Passion pénètre en tout ce qui repose,
Avec un convulsif et chaud frémissement.


Tel se renforce Agni du çoma qui l’arrose,
Tel s’enfle, imbu d’amour, le germe originel ;
Le désir de l’effet s’empare de la cause.

Sous des voiles chargés d’influx passionnel
Et pareils à la brume où l’aurore va naître,
Flotte un contour étrange et vaguement charnel.

Palpitante, Mâyâ s’efforce d’apparaître ;
Le vide, d’une transe ineffable agité,
Voit s’accomplir l’hymen de la Forme avec l’Être ;

Et dans son adorable extériorité,
Parmi l’effarement des ombres, sur la face
De l’abîme sans bord, l’Esprit-Monde est porté !

O Pûrûçha ! la houle incessante déplace
Et ramène ton lit souple, formé des nœuds
Que le Roi des serpents enlace et désenlace !

Clairs et resplendissants de métaux lumineux,
Les mille chefs du grand Çécha, comme une ombrelle,
S’abaissent vers ton front qui se reflète en eux !

Tu médites, auguste, à travers la querelle
Des noirs remous ! portant les œuvres dans ton flanc,
Tu sens frémir au loin ta forme corporelle !

Et de ton pur nombril, mystérieux étang,
Le grand Lotus, berceau des trois Mondes, s’élève,
Doux comme le soleil des jours d’automne, et blanc !

Il éclaire, il féconde, ayant l’amour pour sève ;
Il verse la candeur et la limpidité
De l’aube dans l’effroi de la nuit qui s’achève ;


Et de sa léthargie enfin ressuscité,
Brahmâ, pistil géant de ce calice énorme,
Détend ses membres faits de force et de bonté,

D’où se dérouleront l’Étendue et la Forme !