Le Parnasse contemporain/1866/Les Masques
Ainsi qu’en carnaval, ainsi qu’à la Courtille,
Dans le demi-jour triste, équivoque et blafard
De nos froides cités, hurle, gronde et fourmille
Un essaim chamarré d’or faux, couvert de fard.
Des masques, des faux nez ! L’un gai, l’autre morose,
Et, suivant le manteau dont il est revêtu,
L’un habillé de noir, l’autre habillé de rose,
Fanfaron de vice ou fanfaron de vertu.
Dons Juans en paletot dont nul n’a dit les hontes,
Les stigmates sans nom par le carton cachés,
Et dons Juans repentis qui, devenus Gérontes,
En larmes de carton pleurent leurs vieux péchés.
Salut à vous, salut et paix à votre cendre,
A votre souvenir qu’ils n’ont pas effacé,
Très-vertueux Scapin, très-aimable Cassandre,
Honnêtes et joyeux masques du temps passé !
Napolitains, et vous illustres Bergamasques
Qui ne fûtes du moins tristes ni solennels,
Ni pleurards, vous auriez pitié de tous ces masques,
Plagiaires guindés de types immortels.
Ils sont graves, ils ont le spleen ; on ne peut prendre
Plaisir à regarder, entouré de badauds,
Leur parade ; il devient monotone d’entendre
Les coups de bâton choir tristement sur leurs dos.
Pourtant il me souvient que, parmi ces paillasses,
Parmi ces capitans drapés dans un lambeau
Rehaussé de clinquant, au milieu des grimaces,
Parfois j’ai vu passer un masque étrange et beau.
Ce masque est souriant, mais de secrètes fièvres
L’ont sillonné de plis et couvert de pâleur,
Et dans le rire fier dont s’animent les lèvres
Couve discrètement l’immuable douleur ;
Car il lui plaît d’errer dans la cohue immonde
La raillerie au front, le deuil au cœur, armé
Du rire, masque pris pour traverser le monde
Comme on traverse un lieu suspect et mal famé.