Le Parnasse contemporain/1869/Les Fiancées de Cayenne

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Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]II. 1869-1871 (p. 219-224).



ARMAND RENAUD

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DRAMES DU PEUPLE

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LES FIANCÉES DE CAYENNE


Dans la rade de Brest le navire est à l’ancre.
La nuit tombe ; le flot clapote, couleur d’encre ;
Les astres rarement percent un ciel couvert.
Courant en longs serpents sur l’onde qui vacille,
Deux fanaux, sur le flanc du navire immobile,
Luisent, l’un rouge, l’autre vert.

La rade est solitaire & la grève est muette.
Du bordage & des mâts on voit la silhouette
Qui, frêle, se détache en plus noir sur la nuit.
L’infini de la mer, l’infini de l’espace
Se mêlent ; un nuage après un autre passe ;
Un flot après un flot s’enfuit.


À bord, sous bonne escorte, on a, dans la journée,
Conduit quatre à cinq cents femmes, une fournée
De crimes assortis — dont Cayenne aura soin.
Les unes ont volé ; d’autres, grand est leur nombre,
Ont tué leur enfant par un temps rempli d’ombre
Où leurs pas glissaient sans témoin.

La plus belle, la plus jeune parmi ces femmes,
Brune, a des yeux d’azur baignés de douces flammes ;
Pourtant elle suivait, fraîche & le rire aux dents,
Des gens qui saccageaient les maisons éloignées,
Et veillait au dehors, pendant que leurs cognées
Fendaient les crânes au dedans.

Une autre était servante, &, se voyant chassée
Pour s’être en la débauche & l’ivresse enfoncée,
Avait, dans son esprit imprégné d’alcool,
Résolu la vengeance, &, s’embusquant farouche,
À ses maîtres jeté, sur les yeux & la bouche,
Un flacon plein de vitriol.

C’est hideux, n’est-ce pas ? — Recherchons leur enfance.
Contre le mal, combien ont grandi sans défense !
Pour combien, pas d’école & pas même d’abri !
À l’heure où le cerveau s’ouvre en fleur aux idées,
Combien furent en proie aux choses dégradées,
N’ayant pu jeter même un cri !


Combien, noires de coups, ayant froid, affamées,
Et, non moins qu’en leur corps, en leur âme opprimées,
Contre leur droit, au nom d’un droit faux des parents,
Étouffèrent dans l’ombre épaisse ! — Ah ! soyons justes !
Nous leur devions de l’air, du jour, à ces arbustes,
Si nous les voulions beaux & grands !

Triste écume du peuple où plus d’une âme vibre,
Troupeau surtout esclave & puni comme libre,
Êtres profondément monstrueux & flétris,
Femmes qui n’avez plus d’avenir dans la vie,
Allez, rebut ! Cayenne, en riant, vous convie ;
Ses forçats seront vos maris.

Aspirez sur le pont l’air qui souffle du large.
Il vous apporte, ô vous que la honte surcharge,
Les soupirs enflammés des bandits de là-bas.
Car l’on vous marîra ; vos sinistres pensées
De leurs mornes secrets seront les fiancées ;
Les crimes prendront leurs ébats.

Les hommes aux regards fauves, aux couteaux rouges,
Attendriront leurs yeux pour vous, filles des bouges ;
Et vous tendrez le sein à des enfants joyeux,
Vous dont l’oreille encor frémit, songeant au râle
De l’autre, que vos doigts rendirent froid & pâle,
Au moment qu’il ouvrait les yeux.


Parmi vous, c’est dans l’ordre, il est un groupe infâme,
Hébété, n’ayant pas conservé trace d’âme,
Subissant le seul joug des assouvissements,
Vivant au jour le jour, sans avoir d’autre envie
Que celle d’arroser son gosier d’eau-de-vie,
En poussant des ricanements.

Ces femmes sont trop bas pour pouvoir sur la route
Rien entendre des voix que la nature écoute,
Tantôt montant du flot, tantôt tombant du ciel,
Et, brutes appelant des brutes, n’auront guère
D’autre amour dans le sein qu’une fureur vulgaire
Pour des gens de boue & de fiel.

Mais, dans la cargaison, peut-être quelques-unes
Ont fléchi sous le poids de grandes infortunes,
Sans que leur âme au gouffre ait suivi leur vertu,
Et, s’isolant du bruit, peut-être songent-elles,
Tandis que par la vague aux pointes de dentelles
Le flanc du navire est battu.

Elles songent aux jours passés, au son des cloches,
Au coup d’œil qu’on avait en montant sur les roches,
Le matin, aux parents plus tard cachés ou morts.
Puis revient le tableau du crime ineffaçable.
Et, comme en un désert le vent chasse du sable,
Chaque idée apporte un remords.


Navire & passagers sont un point dans la brume.
La vaste mer pourtant contient moins d’amertume
Que les larmes tombant de ces cœurs inconnus.
Courage, cœurs plaintifs ! vous qui pleurez, courage !
Sur ce vaisseau maudit, par ce souffle d’orage,
Vos jours d’honneur sont revenus.

Votre front s’est courbe ; mais votre âme est plus haute
De tout ce qu’elle a mis de sanglots sur sa faute.
Vous regrettez le temps où vous étiez l’oiseau,
Sans soupçonner le mal, gazouillant l’espérance :
Certes c’était plus doux, la candide ignorance.
Savoir & vaincre, c’est plus beau.

Dans la tranquillité de vos ailes sans tache,
Vous restiez sur la branche où la fleur se détache,
Sans avoir d’autre but que d’y puiser du miel.
Maintenant, dans l’horreur d’avoir touché la fange,
Vous ne trouvez jamais, pour fuir l’impur mélange,
Assez de profondeur au ciel.

Et tandis qu’au milieu des lumières de fête,
Plus d’une femme, ornant de diamants sa tête,
Commandant des respects l’universel accueil,
Ayant toujours passé du bien-être à la joie,
Dans les cœurs à ses pieds ne verra qu’une proie
Pour son impur & fol orgueil ;


Vous, si vous rencontrez, sur la lointaine plage,
De ces êtres meurtris qu’une amitié soulage,
En mettant votre main dans la leur, vous ferez,
Au delà des mépris qui vivent d’apparence.
Luire sur votre amour imprégné de souffrance
Le plus pur des rayons sacrés.

Laissez, laissez passer les forces & les rires !
Dans l’expiation, vos ailes de martyres
Vous portent sur la cime où cela compte peu.
À vous le deuil suprême, aurore des vrais charmes !
Le mot de l’univers est pour vous dans les larmes,
Et vous n’espérez plus qu’en Dieu.