Le Parnasse contemporain/1869/Promenades & Intérieurs

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Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]II. 1869-1871 (p. 225-234).




FRANÇOIS COPPÉE

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PROMENADES ET INTÉRIEURS



I


Lecteur, à toi ces vers, graves historiens
De ce que la plupart appelleraient des riens,
Spectateur indulgent qui vis ainsi qu’on rêve,
Qui laisses s’écouler le temps & trouves brève
Cette succession de printemps & d’hivers,
Lecteur mélancolique & doux, à toi ces vers.
Ce sont des souvenirs, des éclairs, des boutades,
Trouvés au coin de l’âtre ou dans mes promenades,
Que je te veux conter par le droit bien permis
Qu’ont de causer entr’eux deux paisibles amis.


II


Prisonnier d’un bureau, je connais le plaisir
De goûter, tous les soirs, un moment de loisir.
Je rentre lentement chez moi, je me délasse
Au cri des écoliers qui sortent de la classe ;
Je traverse un jardin, ou j’écoute, en marchant,
Les adieux que les nids font au soleil couchant,
Bruit pareil à celui d’une immense friture.
Content comme un enfant qu’on promène en voiture,
Je regarde, j’admire, & sens avec bonheur
Que j’ai toujours la foi naïve du flâneur.


III


C’est vrai, j’aime Paris d’une amitié malsaine ;
J’ai partout le regret des vieux bords de la Seine :
Devant la vaste mer, devant les pics neigeux,
Je rêve d’un faubourg plein d’enfants & de jeux,
D’un coteau tout pelé d’où ma muse s’applique
À noter les tons fins d’un ciel mélancolique,
D’un bout de Bièvre avec quelques chants oubliés
Où l’on tend une corde aux troncs des peupliers,
Pour y faire sécher la toile & la flanelle,
Ou d’un coin pour pêcher dans l’île de Grenelle.


IV


J’adore la banlieue avec ses champs en friche
Et ses vieux murs lépreux, où quelque ancienne affiche
Me parle de quartiers dès longtemps démolis.
O vanité ! Le nom du marchand que j’y lis
Doit orner un tombeau dans le Père-Lachaise ;
Je m’attarde. Il n’est rien ici qui ne me plaise,
Même les pissenlits frissonnant dans un coin.
Et puis, pour regarder les maisons déjà loin,
Dont le couchant vermeil fait flamboyer les vitres,
Je prends un chemin noir semé d’écaillés d’huîtres.


V


Le soir, au coin du feu, j’ai pensé bien des fois
À la mort d’un oiseau, quelque part, dans les bois.
Pendant les tristes jours de l’hiver monotone,
Les pauvres nids déserts, les nids qu’on abandonne,
Se balancent au vent sur le ciel gris de fer.
Oh ! comme les oiseaux doivent mourir l’hiver !
Pourtant, lorsque viendra le temps des violettes,
Nous ne trouverons pas leurs délicats squelettes
Dans le gazon d’avril, où nous irons courir.
Est-ce que les oiseaux se cachent pour mourir ?


VI


N’êtes-vous pas jaloux en voyant attablés
Dans un gai cabaret entre deux champs de blé,
Les soirs d’été, des gens du peuple sous la treille ?
Moi, devant ces amants se parlant à l’oreille
Et que ne gêne pas le père, tout entier
À l’offre d’un lapin que fait le gargotier,
Devant tous ces dîneurs, gais de la nappe mise,
Ces joueurs de bouchon en manche de chemise,
Cœurs satisfaits pour qui les dimanches sont courts,
J’ai regret de porter du drap noir tous les jours.


VII


Vous en rirez. Mais j’ai toujours trouvé touchants
Ces couples de pioupious qui s’en vont par les champs,
Côte à côte, épluchant l’écorce de baguettes
Qu’ils prirent aux bosquets des prochaines guinguettes.
Je vois le sous-préfet présidant le bureau,
Le paysan qui tire un mauvais numéro,
Les rubans au chapeau, le sac sur les épaules,
Et les adieux naïfs, le soir, auprès des saules,
À celle qui promet de ne pas oublier
En s’essuyant les yeux avec son tablier.



VIII


Un rêve de bonheur qui souvent m’accompagne,
C’est d’avoir un logis donnant sur la campagne,
Près des toits, tout au bout du faubourg prolongé,
Où je vivrais ainsi qu’un ouvrier rangé.
C’est là, me semble-t-il, qu’on ferait un bon livre :
En hiver, l’horizon des coteaux blancs de givre,
En été, le grand ciel & l’air qui sent les bois,
Et les rares amis, qui viendraient quelquefois
Pour me voir, de très-loin pourraient me reconnaître
Jouant du flageolet assis à ma fenêtre.


IX


Quand sont finis le feu d’artifice & la fête,
Morne comme une armée après une défaite,
La foule se disperse. Avez-vous remarqué
Comme est silencieux ce peuple fatigué ?
Ils s’en vont tous, portant de lourds enfants qui geignent,
Tandis qu’en infectant les lampions s’éteignent.
On n’entend que le rhythme inquiétant des pas,
Le ciel est rouge. Et c’est sinistre, n’est-ce pas ?
Ce fourmillement noir dans ces étroites rues,
Qu’assombrit le regret des splendeurs disparues.



X


Les dieux sont morts. Pourquoi faut-il qu’on les insulte ?
Pourquoi faut-il qu’Hellas & que son noble culte
Ne puissent pas dormir de ce sommeil serein
Que prêta le pinceau classique de Guérin
Au Roi des rois vers qui rampe le sombre Égiste ?
Pourquoi faut-il enfin qu’un impur bandagiste
Donne à l’Hercule antique un infâme soutien,
Des bas Leperdriel à Phœbus Pythien,
Et, contre la beauté tournant sa rage impie,
Pose un vésicatoire à Vénus accroupie ?


XI


Quelqu’un a-t-il noté le désir hystérique
Des collégiens qui vont finir leur rhétorique,
Et, d’après Paul de Kock, veulent être viveurs,
Devant les nudités en cire des coiffeurs ?
Car du court mantelet rose & bordé de cygne
Émergent des appas où brille un petit signe.
Tous ces adolescents trouvent délicieux
Le gros fard de la joue & le bistre des yeux,
Et, troublés à l’aspect de ces beautés de plâtre,
Rêvent d’amour avec des femmes de théâtre.



XII


C’est un boudoir meublé dans le goût de l’Empire,
Jaune, tout en velours d’Utrech. On y respire
Le charme un peu vieillot de l’Abbaye-aux-Bois,
Croix d’honneur sous un verre & petits meubles droits,
Deux portraits — une dame en turban qui regarde
Un pompeux colonel des lanciers de la garde,
En grand costume, peint par le baron Gérard —
Plus une harpe auprès d’un piano d’Érard,
Qui dut accompagner bien souvent, j’imagine,
Ce qu’Alonzo disait à la tendre Imogine.


XIII


Champêtres & lointains quartiers, je vous préfère
Sans doute par les nuits d’été, quand l’atmosphère
S’emplit de l’odeur forte & tiède des jardins.
Mais j’aime aussi vos bals en plein vent d’où, soudains,
S’échappent les éclats de rire à pleine bouche,
Les polkas, le hoquet des cruchons qu’on débouche,
Les gros verres trinquant sur les tables de bois,
Et, parmi le chaos des rires & des voix
Et du vent fugitif dans les ramures noires,
Le grincement rhythmé des lourdes balançoires.



XIV


Le Grand-Montrouge est loin, & le dur charretier
A mené sa voiture, à Paris, au chantier,
Pleine de lourds moellons, par les chemins de boue ;
Et voici que, marchant à côté de la roue,
Il revient, écoutant, de fatigue abreuvé,
Le pas de son cheval qui frappe le pavé.
Et moi, j’envie, au fond de mon cœur, ce pauvre homme,
Car lui, du moins, il a bon appétit, bon somme ;
Il vit sa rude vie ainsi qu’un animal,
Et l’automne qui vient ne lui fait pas de mal.


XV


J’écris près de la lampe. Il fait bon. Rien ne bouge.
Toute petite, en noir, dans le grand fauteuil rouge,
Tranquille auprès du feu, ma vieille mère est là ;
Elle songe sans doute au mal qui m’exila
Loin d’elle, l’autre hiver, mais sans trop d’épouvante,
Car je suis sage & reste au logis quand il vente.
Et puis, se souvenant qu’en octobre la nuit
Peut fraîchir, vivement & sans faire de bruit
Elle met une bûche au foyer plein de flammes.
Ma mère, sois bénie entre toutes les femmes !



XVI


Volupté des parfums ! — Oui, toute odeur est fée.
Si j’épluche, le soir, une orange échauffée,
Je rêve de théâtre & de profonds décors ;
Si je brûle un fagot, je vois, sonnant leurs cors,
Dans la forêt d’hiver les chasseurs faire halte ;
Si je traverse enfin ce brouillard que l’asphalte
Répand, infect & noir, autour de son chaudron,
Je me crois sur un quai parfumé de goudron,
Regardant s’avancer, blanche, une goëlette
Parmi les diamants de la mer violette.


XVII


Noces du samedi ! noces où l’on s’amuse,
Je vous rencontre au bois où ma flâneuse muse
Entend venir de loin les cris facétieux
Des femmes en bonnet & des gars en messieurs,
Qui leur donnent le bras en fumant leur cigare,
Tandis qu’en un bosquet le marié s’égare,
Souvent imberbe & jeune, ou parfois mûr & veuf,
Et tout fier de sentir, sur sa manche en drap neuf,
Chef-d’œuvre d’un tailleur-concierge de Montrouge,
Sa femme, en robe blanche, étaler sa main rouge.



XVIII


Tel un chasseur perclus, devant son feu qui flambe,
Échange avec son chien serré contre sa jambe
Un regard de tristesse à l’heure de l’affût,
Triste & se rappelant ce qu’autrefois il fut,
Tel un oiseau muet dans le brouillard d’octobre,
Tel un buveur malade & forcé d’être sobre,
Tel un prêtre du bruit d’un baiser éperdu,
Tel une épée au clou, tel un luth détendu,
Tel un foyer désert, & telle ma pensée
Alors qu’elle se croit du rhythme délaissée.