Le Parnasse libertin/043

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Chez Cazals & Ferrand, Libraires (p. 37-40).

LE POINT D’AIGUILLE,
CONTE.


Certain tendron qu’Iſabeau l’on nommoit,
Après quinze ans ayant ſon pucelage,
Cas ſingulier, dans un bal ſe trouvoit ;
Chacun illec de danſer faiſoit rage,
Fors Iſabeau, la pauvre fille étoit
Seule en un coin, faiſant triſte figure,
Ces yeux baiſſés, & tenant ſa ceinture
De ſes deux mains que point ne remuoit,
Si qu’euſſiez dit que c’étoit une idole.
Un ſien ami, que j’appelle Damon,

Vient l’accoſter, lui fait cette leçon,
Tandis qu’ici l’on rit, l’on cabriolle,
Être ainſi triſte, à vous n’eſt pas fort beau,
Chacun s’en mocque, allons belle Iſabeau,
Venez danſer, ſouffrez que je vous mene,
Là, votre main… Non, ce n’eſt pas la peine,
Dit Iſabeau, Monſieur, laiſſez ma main,
Bien grand merci, pourtant ne croyez mie
Que tel refus provienne de dédain :
Car de danſer j’aurois très-grande envie,
Mais on m’a dit que quand je danſerois,
Mon pucelage auſſi-tôt je perdrois ;
Qu’il tomberont devant les gens : Eh ! Dame,
Maman après me chanteroit ſa gamme,
Bien la connois, elle m’affolleroit.
Ah ! dit Damon, qui ſous cape rioit,
Je vois ce que c’eſt, or qu’à ce point ne tienne
Que ne preniez votre part de plaiſir,
Dans ce moment tout à votre loiſir
Pourrez danſer, ſans crainte qu’il advienne
Ce qui ſi fort me ſemblez redouter.
Il faut ſans plus à votre pucelage,
Trois points d’aiguille, & vais ſans différer
Si le voulez, vaquer à cet ouvrage :
Je ne ferois, pour tout autre que vous,
Beſogne telle : or ça dépêchons-nous,
Puis danſerons après tout à notre aiſe.

Auſſi-tôt dit, notre belle niaiſe,
Suit le Galant, & tout cela ſi bien,
Que de leur fuite on ne ſoupçonna rien.
Voilà Damon qui prend en main l’aiguille,
Vous fait un point, puis un autre ; la fille
De prendre goût & de dire : Ah ! vraiment,
Je couds fort mal, à ce que dit Maman,
Elle me gronde : Oh ! bien qu’elle m’achete
Pareille aiguille, elle verra beau jeu,
Les vend-on cher ?… Couſez encore un peu.
On coud un point, puis Damon fait retraite :
Belle, dit-il, c’eſt aſſez bien couſu
Pour cette fois, & votre pucelage
N’a déſormais à craindre aucun dommage ;
Venez danſer : la friponne eût voulu
Ne point ſi-tôt abandonner l’ouvrage ;
Elle alleguoit bien des ſi, bien des mais,
Rien que trois points, il ne tiendra jamais,
Oncque ne fut robe trop bien couſue,
Mais le galant s’éloignant à ſa vue,
Elle rentra dans le bal à l’inſtant.
Quelqu’un la prend pour danſer ; elle danſe.
On admira ſa noble contenance,
Son air, ſes traits, ſon teint vif & brillant,
Le tout étoit l’ouvrage d’un moment.
Un ſeul moment d’Iſabeau l’imbécille,
Avoit ſçu faire Iſabeau la gentille.

Comment cela ? demandez-le aux Docteurs,
Docteurs en Loix ou bien en médecine :
Nenni dà, non au diable leur doctrine ;
Ce ſont pédans que Dieu fit : c’eſt ailleurs
Que trouverez ſolution certaine,
Chez mon Patron le gentil Lafontaine,
Gens qui d’amour tiennent tout leur latin ;
Or reprenons, notre conte. La belle
Ayant danſé pendant aſſez long-temps,
Vint à Damon ; je crains fort, lui dit-elle,
Qu apres maints ſauts, & maints tremouſſemens
Ce qu’avez fait ne ſoit peine perdue ;
Partant allons coudre tout de nouveau
Mon pucelage, il ne ſeroit pas beau
Que tout à coup il tombât à la vue
Le tout le monde, & pouvant l’empêcher
Vous en auriez autant que moi de blâme ;
Venez donc, ſoit. Damon répond : oh, Dame !
Plus n’ai de fil, d’un autre couturier
Pourvoyez-vous ; c’eſt méchanceté pure,
Dit Iſabeau, de fil vous n’avez plus ?
Eh ! dites-moi, que ſont donc devenus
Deux pelotons qu’aviez à la ceinture ?