Le Parti socialiste/Livre I/Chapitre 6

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CHAPITRE VI


La liberté de réunion et d’association.


Non moins essentielle que la liberté individuelle et la liberté de la presse est la liberté de réunion et d’association.

C’est encore là une de ces libertés primordiales qui doivent être inscrites en tête de toutes les constitutions libres, et qu’il ne peut appartenir à aucun gouvernement de supprimer ni de restreindre sous quelque prétexte que ce soit.

Cependant tous les gouvernements qui se sont succédé en France depuis le commencement de ce siècle ont tous mutilé à peu près complétement le droit de réunion : c’est que plus encore que la liberté de la presse ce droit est incompatible avec le despotisme.

Diviser pour régner, est une vieille maxime ; c’est le ba ba du despotisme. Pour maintenir les citoyens sous le joug d’une servitude impatiemment supportée, il faut les isoler dans leur revendication, dans leur ignorance, dans leur misère.

Car s’ils peuvent se réunir pour échanger leurs plaintes et leurs espérances, ils ne tarderont pas à avoir conscience de leur force, ils ne tarderont pas à sentir que leur servitude est une servitude volontaire, ainsi que l’a démontré La Boétie dans son sublime discours ; que pour briser le joug qui les opprime, ils n’ont même pas besoin de se révolter avec violence, mais qu’il leur suffit de rester immobiles, et de ne pas tendre le cou au joug.— Et alors c’en sera fait définitivement du despotisme.

Voilà pourquoi les gouvernements qui veulent tenir les peuples en esclavage ne peuvent tolérer l’existence du droit de réunion.

À un autre point de vue plus élevé encore, le véritable enseignement, la véritable initiation intellectuelle, morale, scientifique, se fait par la parole et par la discussion ; c’est la parole chaleureuse des orateurs qui fait surgir les sentiments généreux enfouis dans les profondeurs du cœur humain ; c’est la discussion qui du choc des opinions contradictoires fait jaillir l’étincelle qui éclaire le foyer des intelligences.

Mais aussi, si la parole publique est laissée seulement à ceux qui représentent certaines erreurs, certains préjugés hostiles au mouvement de la civilisation et à l’affranchissement des esprits, si la contradiction ne peut pas se produire, si la discussion ne peut pas s’engager librement, alors la parole devient le plus funeste instrument du despotisme, parce qu’elle prend une autorité d’autant plus grande sur la masse que ceux qui ont ainsi le monopole de l’éloquence paraissent, doués d’une supériorité plus extraordinaire.

C’est ce que l’Église a très-bien compris, et la prédication a puissamment contribué à entretenir son prestige sur les masses fanatiques qu’elle a façonnées à la soumission, à l’obéissance et à l’abnégation, étouffant ainsi au fond du cœur des hommes jusqu’au sentiment naturel de leur indépendance, et leur présentant leur abaissement intellectuel et social comme une vertu, comme un titre de mérite et d’honneur.

C’est seulement la libre parole qui pourra réparer le mal fait à la civilisation et à la révolution par dix-huit siècles de prédication catholique.


Il faut faire une bonne fois justice de cette prétention monstrueuse émise par les gouvernements d’interdire la discussion publique, ou de limiter le droit de réunion à certaines matières et de le soumettre à l’arbitraire de la police.

Cette mise en tutelle du peuple est la négation insolente du principe même de la liberté.

La situation de la France à l’endroit du droit d’association a été indiquée avec une incisive éloquence par M. Pagès, combattant à la Chambre des députés la loi de 1834 sur les associations, qui venait renchérir encore sur les dispositions arbitraires de l’article 291 du Code pénal[1] :

« En Angleterre, la liberté d’association est de droit commun ; en France, elle est une exception. En Angleterre, on s’associe parce qu’on est Anglais et libre ; en France, on s’associe parce que la police le permet.

« Et cependant c’est de la France que l’Angleterre a importé son droit d’association.

« C’est à l’association que nous dûmes jadis toutes nos libertés : la commune, le droit municipal, les milices nationales.

« C’est à l’association que nous devions tout ce qu’il y avait de morale et d’humanité dans la classe populaire : ces confréries soignant les malades, abritant les pauvres, faisant vivre les ouvriers sans travail.

« Sous un gouvernement qui comprend et qui veut le bien-être du pays, ces sociétés ne sauraient être périlleuses. Malgré sa tyrannie, Louis XI les protégea mieux que Louis XII ; malgré son despotisme, François Ier les garantit autant qu’Henri IV ; et toutefois pour être sans péril elles n’étaient pas sans turbulence ; leur liberté, conquise par la force, fut conservée par la force, jusqu’au jour où, consacrée par le temps, le pouvoir la sanctionna comme un droit. »

« L’Empire n’a accueilli la liberté qu’en la plaçant sous la tutelle du despotisme : de là l’article 291 du Code Pénal… Le despotisme ne peut se trouver sans péril face à face avec la liberté.

« Dans les serres de l’aigle vint se débattre et mourir le droit d’association, ce droit des pays libres, des États représentatifs, de la France monarchique. Il cessa d’être le droit commun ; il ne devint même un droit exceptionnel que sous le bon plaisir de la police. »

Voici le texte de cet article 291, qui nous régit encore aujourd’hui, triste monument de l’arbitraire et du bon plaisir administratif qui depuis l’Empire est resté le fond du droit public de la France :

« Nulle association de plus de vingt personnes, dont le but sera de se réunir tous les jours ou à de certains jours marqués pour s’occuper d’objets religieux, littéraires, politiques ou autres, ne pourra se former qu’avec l’agrément du gouvernement, sous les conditions qu’il plaira à l’autorité publique d’imposer à la société. »

L’interdiction du droit d’association est un obstacle invincible apporté à toutes les tentatives que pourraient faire les travailleurs pour améliorer et transformer leur sort, à toutes les applications pratiques du socialisme.

M. Pagès signalait déjà dans le discours que nous venons de citer ce caractère intolérable de la législation : — « Fermer la bouche du pauvre qui souffre, ce n’est pas détruire la douleur ; dissoudre une réunion d’ouvriers qui cherchent une meilleure répartition du salaire, qui veulent s’entr’aider les uns les autres, améliorer leur existence, marcher en se donnant la main vers une vie moins dure, c’est s’opposer au progrès social, c’est attenter aux droits de l’humanité, c’est manquer de sagesse vulgaire et de politique. »

En Angleterre on n’admettrait pas que le législateur pût porter atteinte au droit d’association, et cela ne doit effectivement pas être admis par un peuple qui a le sentiment de la liberté tant soit peu développé.

Pitt voulut proposer une loi restrictive du droit d’association. « Si vous voulez restreindre le droit d’association, même temporairement, » s’écria Fox, « dites qu’une constitution libre ne nous convient pas ; faites comme les sénateurs du Danemark, déposez votre liberté, et ne soyez pas la risée de l’Europe en disant que vous êtes libres. Vous changez la monarchie limitée en monarchie absolue, et si les ministres, puissants de tant de moyens de corruption, gagnent assez de membres de cette chambre pour obtenir la majorité et que le peuple me demande mon sentiment, je dirai que l’obéissance n’est plus un devoir, mais un acte de prudence. »

Pitt vit dans ces paroles un appel à la rébellion. Fox lui répondit par un de ses plus admirables discours. « Oui, dit-il, une majorité prostituée peut seule porter atteinte au droit d’association ; et si le peuple reconnaît que ce bill porte atteinte à ses droits, il a le droit de résistance. »

Voilà comme parle l’opposition dans les pays libres, en présence de ces attentats, indéfinis ou temporaires, contre la liberté des peuples.

L’exercice du droit de réunion et d’association est le véritable instrument des réformes pacifiques, et il constitue la principale supériorité des pays libres.

Toutes les questions sont élaborées et mûries dans les meetings populaires avant d’être soumises au gouvernement ou au parlement.

Ceux qui poursuivent une réforme s’adressent d’abord à l’opinion publique ; ils s’efforcent de provoquer dans le pays ce que l’on appelle en Angleterre une agitation, c’est-à-dire un mouvement d’opinion se traduisant en pétitions légales.

Quand la réforme poursuivie n’a pas l’assentiment du pays, parce qu’elle est mauvaise ou prématurée, tous les efforts échouent et ses partisans n’ont à s’en prendre de leur insuccès qu’à eux-mêmes, ou à la force des choses, à la force de l’inertie populaire. Le gouvernement, qui n’est pas intervenu, est complétement désintéressé dans le débat.

Quand la réforme, au contraire, est vraiment populaire, et quand les adhésions qu’elle a réunies ont pris une importance telle, après de libres discussions, qu’il n’y a plus moyen de contester qu’elle soit conforme au sentiment général du pays, alors le gouvernement est bien obligé de prendre ces pétitions en considération, et c’est tellement son intérêt de le faire qu’il y est amené tout naturellement et en quelque sorte spontanément.

C’est ce qui a eu lieu en Angleterre pour la liberté des échanges, qui a donné lieu à une des plus mémorables agitations qu’ait jamais enregistrées l’histoire économique des nations ; c’est ce qui a eu lieu pour la revendication des droits politiques de l’Irlande, dans cette célèbre campagne légale et pacifique qui a immortalisé le nom d’O’Connell ; c’est ce qui a lieu tous les jours pour toutes les questions politiques et sociales de quelque importance, et, quelles que soient les crises qu’elle ait traversées, jamais l’Angleterre n’a songé à mettre en question le droit de réunion : voila pourquoi elle mérite, malgré tout, qu’on l’appelle la libre Angleterre.[2]

Le droit de réunion, en même temps que l’instrument tout-puissant de la liberté, est pour l’Angleterre la sauvegarde suprême du gouvernement. Il protége efficacement le gouvernement contre toute révolution violente, parce qu’il laisse à tous les partis les moyens de se manifester et de poursuivre librement le triomphe de leurs idées. C’est, on peut le dire, une véritable soupape de sûreté.

Tandis que les gouvernements qui reposent sur la compression, qui ne laissent aucune expansion aux sentiments populaires et aux aspirations réformatrices, sont exposés à ce que la chaudière éclate à un moment donné. Au lieu de procéder par la voie pacifique des réformes, le peuple procède par la voie violente des révolutions, ce qui est un malheur pour tout le monde.

Alors même que l’on parviendrait à éviter ces catastrophes, dans les pays où n’existe pas la liberté de réunion et d’association le mouvement fécond du progrès économique, social et politique est paralysé. Les réformes les plus salutaires se heurtent contre les préjugés ou le mauvais vouloir de la masse, quand elles ne se heurtent pas contre les résistances du gouvernement.

Et s’il arrive que le gouvernement veuille en prendre l’initiative, non-seulement il n’est pas secondé, mais il se compromet, il compromet l’idée juste et salutaire dont il a pris en main l’exécution, parce que les esprits ne sont pas préparés, et qu’une perturbation générale et funeste peut résulter du changement le plus légitime s’il est accompli prématurément. C’est ce qui est arrivé en France pour le libre échange et les traités de commerce.

La comparaison de ce qui s’est passé en France et de ce qui s’est passé en Angleterre à cet égard est de nature à éclairer tous ceux qui ne sont pas atteints d’une incurable cécité ou qui ne veulent pas s’obstiner à fermer les yeux à la lumière. Par le droit de réunion, le gouvernement se décharge d’une lourde responsabilité, le fonctionnement de la liberté est assuré, et l’initiative des citoyens, toujours stimulée, veille à la fois au maintien de l’ordre et au développement du progrès.

Ce sont là des idées élémentaires. Mais elles sont très-loin encore de prévaloir chez nous. Elles contredisent toutes les idées de réglementation, de centralisation et de compression, qui ont des racines si profondes dans toute notre organisation politique.

C’est ainsi que le nouveau ministère, pour montrer ses bonnes intentions et pour attester qu’il n’est pas d’idées justes auxquelles il ne soit accessible, s’est empressé de nommer une commission, composée d’économistes, de patrons et d’ouvriers, pour ouvrir sur les questions sociales une enquête dans laquelle seront entendus tous ceux qui en manifesteront le désir.

Mais pour s’éclairer vraiment sur ce sujet, pour se mettre au courant des véritables aspirations populaires, il n’y a qu’à stimuler le droit de réunion, à le débarrasser de ses entraves, à laisser à la discussion la plus grande latitude et la plus grande liberté. De cette façon, non-seulement le gouvernement s’éclairerait, mais l’opinion publique s’éclairerait avec lui, et il ne s’exposerait pas, comme cela va lui arriver certainement, à blesser à la fois les convictions des révolutionnaires, qui lui reprocheront de ne pas faire assez et de fausser leurs idées par des applications incomplètes, et les préjugés des conservateurs, qui lui reprocheront de jeter la perturbation dans les intérêts et de compromettre l’ordre par des concessions funestes et intempestives. C’est ce qui est déjà arrivé à M. Émile Ollivier personnellement, à propos de la loi des coalitions.

Mais à quoi sert l’expérience à nos hommes politiques ? À rien.

Sans cela ils comprendraient qu’hors la liberté il n’est pas pour eux de salut, et que toutes leurs habiletés ne font que les engager dans des embarras de plus en plus inextricables.






  1. M. Odilon Barrot prononça aussi à cette occasion un discours remarquable. « Le droit d’association, disait-il, est, je ne dis pas un droit, mais il est bien plus qu’un droit, bien plus qu'une faculté : c’est une nécessité, la première de toutes les nécessités sociales. Avant votre loi, il n’en existait pas au monde qui eût fait cette insulte à la raison et à la civilisation humaine, de dire que le droit d’association n’existe pas dans notre société. » Devenu ministre de la justice en 1849, sous la République, la première grande mesure que présenta M. Odilon Barrot fut un projet de loi, plus rigoureux encore que la loi de 1834, qui interdisait absolument l’exercice du droit d’association et de réunion.
  2. Voir l’intéressant ouvrage de Bastiat : Cobden et la Ligue, ou l’agitation anglaise pour la liberté des échanges.