Le Pays de l’or (Conscience)/07

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Michel Lévy Frères, éditeurs (Henri Consciencep. 72-84).


VII

LES REQUINS


Les jours se succédaient sans qu’un nuage se montrât à l’horizon ; le soleil restait également brûlant et l’air également lourd.

Il arriva, un matin, que beaucoup de passagers restèrent couchés dans leurs cabines, à moitié étourdis et se plaignant de n’avoir plus la force de se mouvoir.

La nouvelle courut soudain sur le navire qu’une maladie contagieuse avait éclaté dans l’entre-pont. Les uns prétendaient que c’était le typhus, les autres le choléra et d’autres la fièvre jaune. Cette nouvelle fit trembler et pâlir tout le monde, car une seule de ces maladies est, en effet, suffisante pour dépeupler en peu de temps tout un vaisseau, surtout quand une centaine de personnes demeurent ensemble sous un ciel de plomb dans un si petit espace. Tous les passagers frémissaient encore sous l’impression de cette terrible nouvelle, lorsque Donat Kwik, qui, penché par-dessus le bord, s’amusait à jeter quelques petits objets dans la mer, se mit à crier très-fort, comme s’il avait vu quelque chose d’extraordinaire.

— Une baleine ! deux baleines ! s’écria-t-il en courant vers Roozeman. Elles ont une gueule comme un four, et des dents ! au moins cent, qui grincent et craquent comme une machine à battre le blé. Je leur ai jeté un vieux soulier égaré là ; elles l’ont croqué et avalé comme une amande !

Pendant un voyage si douloureux, si long, le moindre incident est une distraction. Aussi, tous ceux dont l’attention avait été éveillée par le cri de Donat coururent au bord du navire et regardèrent dans la mer, unie et transparente comme un miroir. Ils aperçurent, en effet, non pas deux, mais six ou huit poissons d’une grandeur extraordinaire ; quoi qu’on leur jetât, du bois, du fer ou des morceaux de câble, ces monstres sautaient dessus en se bousculant, ouvraient leurs terribles gueules et l’avalaient en un clin d’œil.

Le docteur passa à moitié ivre, il jeta un regard dans l’eau et dit en ricanant :

— Ah ! ah ! voilà les pleureurs d’enterrement ! Un mauvais signe, messieurs, la maladie fera des victimes. Ces poissons sentent à cent lieues qu’un homme va mourir en mer et ils font claquer leurs dents et agitent leurs queues de joie, parce qu’ils attendent ici un dîner friand. Regardez bien au fond de leurs grandes gueules, pour que vous puissiez reconnaître le chemin : c’est par là que beaucoup d’entre vous s’en iront ad patres. Pour moi, je suis trop nécessaire ici ; les mangeurs de fer ne m’auront pas encore.

Après cette cruelle raillerie, il s’éloigna. On parla alors de l’effroyable certitude que les corps de ceux qui succomberaient à la maladie seraient jetés à la mer et dévorés par les requins affamés. Cette pensée horrible éteignit dans les cœurs la dernière étincelle de courage.

Le lendemain, on trouva le docteur mort dans sa cabine, ayant à côté de lui une couple de bouteilles qu’il n’avait pu vider. Beaucoup de passagers étant tombés malades, le docteur s’était vu en possession de plus de vingt-cinq rations de genièvre ; et il avait probablement brisé par cet excès le fil de ses jours, déjà peu solide.

Lorsque Donat Kwik rencontra ses deux amis, il s’écria d’un ton de sincère compassion :

— Eh bien ! eh bien ! le docteur Geneverneus est mort ? Je lui pardonne de tout mon cœur le poivre d’Espagne qu’il m’a fait avaler. Que Dieu miséricordieux ait son âme ! Il n’avait pas prévu que les baleines étaient venues pour lui. Je penserai à lui dans mes prières, il en a besoin, le malheureux !

Sous la ligne, où le soleil décompose, avec une rapidité extraordinaire, tout ce qui peut tomber en putréfaction, on ne peut pas garder longtemps les cadavres. Sur le Jonas surtout, où une maladie contagieuse semblait régner, il fallait éloigner sans retard les restes mortels du docteur.

Tout à coup la cloche tinta lentement, comme pour un enterrement ; tous les passagers qui n’étaient pas alités furent appelés sur le pont et réunis d’un côté du navire. Alors quatre marins montèrent avec le cadavre et se dirigèrent lentement et solennellement vers le côté où se tenaient les passagers. Le pauvre docteur était cousu dans sa couverture comme dans un sac, et l’on y avait mis une quantité de charbon pour le faire descendre au fond de la mer. Après que les matelots eurent tout apprêté à bord du navire pour l’enterrement, le capitaine ôta son chapeau et se mit à marmotter entre ses dents les prières d’usage. Les passagers s’étaient également découverts ; la plupart frissonnaient à la pensée qu’on allait leur montrer l’effroyable chemin de l’éternité, qu’ils prendraient peut-être à leur tour le lendemain.

La prière fut bientôt achevée. Sur un signe du capitaine, les matelots descendirent jusqu’à la surface de la mer la planche sur laquelle reposait le corps du docteur, la renversèrent et jetèrent ainsi le cadavre dans l’eau sans fond. La plupart des spectateurs se penchèrent par-dessus le bord et regardèrent dans l’eau ; mais tous reculèrent tout tremblants et poussèrent un cri d’horreur et d’effroi : ils avaient vu les requins se jeter comme des tigres furieux sur le cadavre, déchirer la couverture de leurs dents innombrables et engloutir en un instant chacun un morceau de l’horrible festin.

Et avant la fin du jour, les monstres reçurent encore cinq victimes de la cruelle épidémie qui commençait seulement à sévir d’une manière terrible dans l’entre-pont.

Les passagers étaient anéantis ; quelques-uns couraient sur le pont à pas inquiets, comme s’ils cherchaient un endroit pour fuir la cuirasse de bois qui les tenait inexorablement enfermés dans son cercle empesté. D’autres erraient çà et là, comme des fous, avec des gestes de désespoir et murmuraient en eux-mêmes contre des spectres invisibles. Tous demeuraient muets et consternés, et cet affreux silence n’était interrompu que par des imprécations contre la soif de l’or et contre le fatal voyage, ou des soupirs et des cris de regret adressés à la patrie qu’on avait abandonnée si follement.

Vers le soir, Victor fut frappé tout à coup d’une affreuse angoisse. Pendant qu’il était assis sur un banc à côté de son ami et de Donat Kwik, causant tristement de l’heureuse Belgique, de la belle ville d’Anvers et des êtres qui leur étaient chers ; pendant que Jean s’efforçait encore de leur inspirer la confiance et l’espoir, la voix de ce dernier s’altéra tout à coup d’une manière surprenante. Une pâleur mortelle couvrit son visage, ses yeux devinrent vitreux et ses membres se raidirent comme s’il eût été atteint d’une attaque de nerfs. C’étaient les signes de la maladie. Jean Creps, le bon cœur, l’ami fidèle, allait mourir ; peut-être avant que le soleil éclairât de nouveau le pont du Jonas, les monstres marins auraient déjà englouti son cadavre !

Cette pensée remplit Roozeman d’un désespoir indescriptible ; il se jeta en pleurant sur son ami, lui adressant mille paroles consolantes, auxquelles il ne croyait pas lui-même. Donat tenait une main du malade et l’arrosait de larmes silencieuses.

Jean s’efforçait de lutter contre son mal et de leur faire croire qu’il avait encore du courage et qu’il n’était pas si malade qu’on se le figurait ; mais bientôt ses dernières forces l’abandonnèrent, il poussa un soupir effrayant et se laissa tomber dans les bras de son ami en criant d’une voix déchirante :

— De l’eau ! de l’eau ! de l’eau ! Ma vie pour une gorgée d’eau ! L’eau seule peut me guérir !

En entendant ce cri, Victor sauta debout, courut comme en délire vers le capitaine et tomba à ses pieds les bras tendus. Il pria, il pleura, il se tordit convulsivement les mains, il offrit toute une poignée de billets de banque, tout ce qu’il possédait, pour un demi-litre d’eau. Mais le capitaine resta impassible et muet, comme s’il n’avait pas aperçu le jeune homme qui se traînait à ses pieds et lui demandait la vie de son pauvre ami.

Victor réitéra ses supplications désespérées auprès du pilote avec le même insuccès… Un cri de rage lui échappa ; il s’élança vers un baril d’eau et y porta la main. Trois ou quatre matelots le menacèrent de leurs couteaux, et comme Victor, aveuglé, ne retirait même pas sa poitrine sous la froide impression de l’acier, ils sautèrent tous ensemble sur lui et le jetèrent loin d’eux sur le pont.

Convaincu qu’il n’y avait pas de salut possible, le pauvre Roozeman s’arrachait déjà les cheveux et se déchirait la poitrine, lorsqu’un marin lui offrit un peu d’eau, moins de la moitié d’un demi-litre, en échange de sa montre d’or.

Avec quelle folle joie Victor sacrifia le cadeau chéri de sa mère, pour prolonger la vie de son ami, ne fût-ce que d’une heure ! Il courut tout joyeux vers Jean Creps, lui porta la bouteille aux lèvres et lui versa le breuvage rafraîchissant dans la bouche, en riant d’un rire nerveux.

Les forces semblèrent, en effet, revenir au malade ; il pria son ami de vouloir bien le conduire au lit, parce que tous ses membres étaient brisés et qu’il éprouvait un besoin irrésistible de repos.

Pendant cette nuit, Victor passa des heures d’une anxiété mortelle. Assis, avec Donat, près du lit de son ami souffrant, il entendait sortir sans cesse de sa poitrine déchirée le cri : « De l’eau ! de l’eau ! de l’eau ! » sans pouvoir rien tenter pour le satisfaire, car il n’aurait pu obtenir une goutte d’eau en échange de toute une fortune.

Il y eut un moment terrible : ce fut lorsque Jean, tombé en délire, ne criait plus pour avoir de l’eau, mais s’agitait en hurlant comme un fou, se tordait les membres et paraissait devoir mourir dans un accès de fureur. Tout à coup, il se leva dans l’obscurité et dit d’une voix creuse et avec une sombre ironie :

— En Californie ! Tu veux aller en Californie ? Pauvre insensé ! que vas-tu chercher là ? De l’or ? N’y a-t-il donc pas d’or dans ta patrie pour celui qui veut le gagner par son activité et par son intelligence ? La liberté ? l’indépendance ? Où règnent ces bienfaits de la civilisation humaine autant que dans notre industrieuse Belgique ? Du bonheur ? Ah ! insensé, le bonheur n’habite pas si loin ; il est où se trouvait notre berceau, près du foyer paternel, dans les yeux de notre mère, dans le souvenir de nos amis, dans les objets auxquels sont attachés les souvenirs de notre jeunesse. Le démon de l’or t’a attiré, tu veux devenir riche tout d’un coup, sans travailler, violer la loi que Dieu a gravée dans la conscience ? Va-t’en, ingrat, il te punira !… Au lieu d’or, tu ne trouveras que la misère, la honte et la mort…, la mort et un horrible tombeau dans les entrailles de l’Océan !…

En achevant cette malédiction, il se laissa retomber sur son lit et resta étendu, immobile et muet.

Victor Roozeman, courbé presque jusqu’à terre, se sentit écrasé sous ces paroles terribles, qui n’étaient que l’écho de ses propres pensées ; il frissonnait en entendant une prédiction de l’accomplissement de laquelle il ne doutait pas.

Au pied du lit était assis Donat Kwik, qui, dans l’excès de son repentir, se labourait la figure avec les ongles et se jetait si cruellement la tête contre les poutres, que le sang coulait de ses joues. Par instants, il murmurait d’une voix rauque :

— Tiens ! tiens ! animal que tu es ! Âne ! cela t’apprendra à aller en Californie… Tu seras mangé par les baleines : c’est très-bien fait, tu l’as mérité, vilain et stupide imbécile !

Plus tard, dans la nuit, la fièvre brûlante parut avoir abandonné le malade. Il était calme, respirait plus librement et semblait sommeiller.

Donat s’était endormi, la tête sur ses genoux et rêvait tout haut de son village natal… Ce qu’il disait devait émouvoir profondément Roozeman, qui veillait, car il écoutait en tremblant les paroles qui tombaient de la bouche de Donat :

— Ah ! Blesken, ma chère vache, murmurait celui-ci, tu ne veux pas manger de cette herbe tendre ? Prends-y garde, Blesken ! qui n’est pas content de ce qui est passable quitte les trèfles pour les joncs !… Tu as peut-être soif ? Il fait si chaud, n’est-ce pas ?… Viens au ruisseau : là, il y a de l’eau bien pure, claire comme du cristal et si fraîche, si fraîche, qu’elle vous traverse la gorge comme un velours… Bles, Bles, vois, là-bas, Anneken, la fille du garde champêtre ! Elle nous regarde avec ses petits yeux noirs, elle nous fait signe, elle rit. Blés, dimanche, c’est la kermesse ; j’ai graissé mes jambes. Si tu pouvais voir les sauts que je ferai ! — Anneken ! chère Anneken ! à dimanche, n’est-ce pas ? — Bles, as-tu entendu avec quelle voix douce et tendre elle m’a crié : « Oui, Donat, à dimanche ! » Quelle vie, Bles ! quel bonheur ! si cela ne change pas, j’en deviendrai fou assurément.