Le Pays des fourrures/Partie 2/Chapitre 5

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Hetzel (p. 242-252).

CHAPITRE V.

du 23 juillet au 20 août.


Le premier soin de Jasper Hobson, en rentrant au fort, fut d’interroger Thomas Black sur l’état de la petite colonie. Aucun changement n’avait eu lieu depuis vingt-quatre heures. Mais l’île, ainsi que le démontra une observation subséquente, s’était abaissée d’un degré en latitude, c’est-à-dire qu’elle avait dérivé vers le sud, tout en gagnant dans l’ouest. Elle se trouvait alors à la hauteur du cap des Glaces, petite pointe de la Géorgie occidentale, et à deux cents milles de la côte américaine. La vitesse du courant, en ces parages, semblait être un peu moins forte que dans la partie orientale de la mer Arctique, mais l’île se déplaçait toujours, et, au grand ennui de Jasper Hobson, elle gagnait du côté du détroit de Behring. On n’était encore qu’au 24 juillet, et il suffisait d’un courant un peu rapide pour l’entraîner, en moins d’un mois, à travers le détroit et jusque dans les flots échauffés du Pacifique, où elle fondrait « comme un morceau de sucre dans un verre d’eau ».

Mrs. Paulina Barnett fit connaître à Madge le résultat de son exploration autour de l’île ; elle lui indiqua la disposition des couches stratifiées sur la partie rompue de l’isthme, l’épaisseur de l’icefield évaluée à cinq pieds au-dessous du niveau de la mer, l’incident du sergent Long et son bain involontaire, enfin toutes ces raisons qui pouvaient amener à chaque instant la rupture ou l’affaissement du glaçon.

Cependant, l’idée d’une sécurité complète régnait dans la factorerie. Jamais la pensée ne fût venue à ces braves gens que le fort Espérance flottait sur un abîme, et que la vie de ses habitants était à chaque minute en danger. Ils étaient tous bien portants. Le temps était beau, le climat sain et vivifiant. Hommes et femmes rivalisaient de bonne humeur et de belle santé. Le bébé Michel venait à ravir ; il commençait à faire de petits pas dans l’enceinte du fort, et le caporal Joliffe, qui en raffolait, voulait déjà lui apprendre le maniement du mousqueton et les premiers principes de l’école du soldat. Ah ! si Mrs. Joliffe lui eût donné un pareil fils, quel guerrier il en eût fait ! Mais l’intéressante famille Joliffe ne prospérait pas, et le ciel, jusqu’alors du moins, lui refusait une bénédiction qu’elle implorait chaque jour.

Quant aux soldats, ils ne manquaient pas de besogne. Mac Nap, le charpentier, et ses ouvriers, Petersen, Belcher, Garry, Pond, Hope, travaillaient avec ardeur à la construction du bateau, opération longue et difficile, qui devait durer plusieurs mois. Mais, comme cette embarcation ne pourrait être utilisée qu’à l’été prochain, après la débâcle des glaces, on ne négligea pas pour elle les travaux plus spécialement relatifs à la factorerie. Jasper Hobson laissait faire, comme si la durée du fort eût été assurée pour un temps illimité. Il persistait à tenir ses hommes dans l’ignorance de leur situation. Plusieurs fois, cette question assez grave avait été traitée par ce qu’on pourrait appeler « l’état-major » du fort Espérance. Mrs. Paulina Barnett et Madge ne partageaient pas absolument les idées du lieutenant à ce sujet. Il leur semblait que leurs compagnons, énergiques et résolus, n’étaient pas gens à désespérer, et qu’en tout cas, le coup serait certainement plus rude, lorsque les dangers de la situation se seraient tellement accrus qu’on ne pourrait plus les leur cacher. Mais, malgré la valeur de cet argument, Jasper Hobson ne se rendit pas, et on doit dire que, sur cette question, il fut soutenu par le sergent Long. Peut-être, après tout, avaient-ils raison tous deux, ayant pour eux l’expérience des choses et des hommes.

Aussi les travaux d’appropriation et de défense du fort furent-ils continués. L’enceinte palissadée, renforcée de nouveaux pieux et surélevée en maint endroit, forma une circonvallation très sérieusement défensive. Maître Mac Nap exécuta même un des projets qui lui tenaient le plus au cœur, et que son chef approuva. Aux angles qui formaient saillant sur le lac, il éleva deux petites poivrières aiguës qui complétaient l’œuvre, et le caporal Joliffe soupirait après le moment où il irait y relever les sentinelles. Cela donnait à l’ensemble des constructions un aspect militaire qui le réjouissait.

La palissade entièrement achevée, Mac Nap, se rappelant les rigueurs du dernier hiver, construisit un nouveau hangar à bois sur le flanc même de la maison principale, à droite, de telle sorte qu’on pouvait communiquer avec ce hangar bien clos, par une porte intérieure, sans être obligé de s’aventurer au-dehors. De cette façon, le combustible serait toujours sous la main des consommateurs. Sur le flanc gauche, le charpentier bâtit, en retour, une vaste salle destinée au logement des soldats, de façon à débarrasser du lit de camp la salle commune. Cette salle fut uniquement consacrée, désormais, aux repas, aux jeux, au travail. Le nouveau logement, depuis lors, servit exclusivement d’habitation aux trois ménages qui furent établis dans des chambres particulières, et aux autres soldats de la colonie. Un magasin spécial, destiné aux fourrures, fut également élevé en arrière de la maison, près de la poudrière, ce qui laissa libre tout le grenier, dont les chevrons et les fermes furent assujettis au moyen de crampons de fer, de manière à défier toute agression.

Mac Nap avait aussi l’intention de construire une petite chapelle en bois. Cet édifice était compris dans les plans primitifs de Jasper Hobson et devait compléter l’ensemble de la factorerie. Mais son érection fut remise à la prochaine saison d’été.

Avec quel soin, quel zèle, quelle activité le lieutenant Hobson aurait autrefois suivi tous ces détails de son établissement ! S’il eût bâti sur un terrain solide, avec quel plaisir il aurait vu ces maisons, ces hangars, ces magasins, s’élever autour de lui ! Et ce projet, désormais inutile, qu’il avait formé de couronner le cap Bathurst par un ouvrage qui eût assuré la sécurité du fort Espérance ! Le fort Espérance ! Ce nom, maintenant, lui serrait le cœur ! Le cap Bathurst avait pour jamais quitté le continent américain, et le fort Espérance se fût plus justement appelé le fort Sans-Espoir !

Ces divers travaux occupèrent la saison tout entière, et les bras ne chômèrent pas. La construction du bateau marchait régulièrement. D’après les plans de Mac Nap, il devait jauger une trentaine de tonneaux, et cette capacité serait suffisante pour qu’il pût, dans la belle saison, transporter une vingtaine de passagers pendant quelques centaines de milles. Le charpentier avait heureusement trouvé quelques bois courbes qui lui avaient permis d’établir les premiers couples de l’embarcation, et bientôt l’étrave et l’étambot, fixés à la quille, se dressèrent sur le chantier disposé au pied du cap Bathurst.

Tandis que les charpentiers maniaient la hache, la scie, l’herminette, les chasseurs faisaient la chasse au gibier domestique, rennes et lièvres polaires, qui abondaient aux environs de la factorerie. Le lieutenant avait, d’ailleurs, enjoint à Sabine et à Marbre de ne point s’éloigner, leur donnant pour raison que tant que l’établissement ne serait pas achevé, il ne voulait pas laisser aux alentours des traces qui pussent attirer quelque parti ennemi. La vérité est que Jasper Hobson ne voulait pas laisser soupçonner les changements survenus à la presqu’île.

Il arriva même un jour que Marbre, ayant demandé si le moment n’était pas venu d’aller à la baie des Morses et de recommencer la chasse aux amphibies, dont la graisse fournissait un excellent combustible, Jasper Hobson répondit vivement :

« Non, c’est inutile, Marbre ! »

Le lieutenant Hobson savait bien que la baie des Morses était restée à plus de deux cents milles dans le sud et que les amphibies ne fréquentaient plus les rivages de l’île !

Il ne faudrait pas croire, on le répète, que Jasper Hobson considérât la situation comme désespérée. Loin de là, et plus d’une fois il s’en était franchement expliqué, soit avec Mrs. Paulina Barnett, soit avec le sergent Long. Il affirmait, de la façon la plus catégorique, que l’île résisterait jusqu’au moment où les froids de l’hiver viendraient à la fois épaissir sa couche de glace et l’arrêter dans sa marche.

En effet, après son voyage d’exploration, Jasper Hobson avait exactement relevé le périmètre de son nouveau domaine. L’île mesurait plus de quarante milles de tour[1], ce qui lui attribuait une superficie de cent quarante milles carrés au moins. Pour donner un terme de comparaison, l’île Victoria était un peu plus grande encore que l’île Sainte-Hélène. Son périmètre égalait à peu près celui de Paris, à la ligne des fortifications. Au cas même où elle se fût divisée en fragments, les fragments pouvaient encore conserver une grande étendue qui les aurait rendus habitables pendant quelque temps.

À Mrs. Paulina Barnett, qui s’étonnait qu’un champ de glace eût une telle superficie, le lieutenant Hobson répondait par les observations mêmes des navigateurs arctiques. Il n’était pas rare que Parry, Penny, Franklin, dans les traversées des mers polaires, eussent rencontré des icefields, longs de cent milles et larges de cinquante. Le capitaine Kellet abandonna même son navire sur un champ de glace qui ne mesurait pas moins de trois cents milles carrés. Qu’était, en comparaison, l’île Victoria ?

Cependant, sa grandeur devait être suffisante pour qu’elle résistât jusqu’aux froids de l’hiver, avant que les courants d’eau plus chaude eussent dissous sa base. Jasper Hobson ne faisait aucun doute à cet égard, et, il faut le dire, il n’était désespéré que de voir tant de peines inutiles, tant d’efforts perdus, tant de plans détruits, et son rêve, si prêt à se réaliser, tout à vau-l’eau. On conçoit qu’il ne pût prendre aucun intérêt aux travaux actuels. Il laissait faire, voilà tout !

Mrs. Paulina Barnett, elle, faisait, suivant l’expression usitée, contre fortune bon cœur. Elle encourageait le travail de ses compagnes et y participait même, comme si l’avenir lui eût appartenu. Ainsi, voyant avec quel intérêt Mrs. Joliffe s’occupait de ses semailles, elle l’aidait journellement par ses conseils. L’oseille et les chochléarias avaient fourni une belle récolte, et cela grâce au caporal, qui, avec le sérieux et la ténacité d’un mannequin, défendait les terrains ensemencés contre des milliers d’oiseaux de toutes sortes.

La domestication des rennes avait parfaitement réussi. Plusieurs femelles avaient mis bas, et le petit Michel fut même en partie nourri avec du lait de renne. Le total du troupeau s’élevait alors à une trentaine de têtes. On menait paître ces animaux sur les parties gazonneuses du cap Bathurst, et on faisait provision de l’herbe courte et sèche, qui tapissait les talus, pour les besoins de l’hiver. Ces rennes, déjà très familiarisés avec les gens du fort, très faciles d’ailleurs à domestiquer, ne s’éloignaient pas de l’enceinte, et quelques-uns avaient été employés au tirage des traîneaux pour le transport du bois.

En outre, un certain nombre de leurs congénères, qui erraient aux alentours de la factorerie, se laissèrent prendre au traquenard creusé à mi-chemin du fort et du port Barnett. On se rappelle que, l’année précédente, ce traquenard avait servi à la capture d’un ours gigantesque. Pendant cette saison, ce furent des rennes qui tombèrent fréquemment dans ce piège. La chair de ceux-ci fut salée, séchée et conservée pour l’alimentation future. On prit au moins une vingtaine de ces ruminants, que l’hiver devait bientôt ramener vers des régions moins élevées en latitude.

Mais, un jour, par suite de la conformation du sol, le traquenard fut mis hors d’usage, et, le 5 août, le chasseur Marbre, revenant de le visiter, aborda Jasper Hobson, en lui disant d’un ton assez singulier :

« Je reviens de faire ma visite quotidienne au traquenard, mon lieutenant.

— Eh bien, Marbre, répondit Jasper Hobson, j’espère que vous aurez été aussi heureux aujourd’hui qu’hier, et qu’un couple de rennes aura donné dans votre piège ?

— Non, mon lieutenant… non… répondit Marbre avec un certain embarras.

— Quoi ! votre traquenard n’a pas fourni son contingent habituel ?

— Non, et si quelque bête était tombée dans notre fosse, elle s’y serait certainement noyée.

— Noyée ! s’écria le lieutenant, en regardant le chasseur d’un œil inquiet.

— Oui, mon lieutenant, répondit Marbre, qui observait attentivement son chef, la fosse est remplie d’eau.

— Bon, répondit Jasper Hobson, du ton d’un homme qui n’attachait aucune importance à ce fait, vous savez que cette fosse était en partie creusée dans la glace. Les parois auront fondu aux rayons du soleil, et alors…

— Je vous demande pardon de vous interrompre, mon lieutenant, répondit Marbre, mais cette eau ne peut aucunement provenir de la fusion de la glace.

— Pourquoi, Marbre ?

— Parce que, si la glace l’avait produite, cette eau serait douce, comme vous me l’avez expliqué dans le temps, et qu’au contraire, l’eau qui remplit notre fosse est salée ! »

Si maître de lui qu’il fût, Jasper Hobson pâlit légèrement et ne répondit rien.

« D’ailleurs, ajouta le chasseur, j’ai voulu sonder la fosse pour reconnaître la hauteur de l’eau, et, à ma grande surprise, je vous l’avoue, je n’ai point trouvé de fond.

— Eh bien, Marbre, que voulez-vous ? répondit vivement Jasper Hobson, il n’y a pas là de quoi s’étonner. Quelque fracture du sol aura établi une communication entre le traquenard et la mer ! Cela arrive quelquefois… même dans les terrains les plus solides ! Ainsi, ne vous inquiétez pas, mon brave chasseur. Renoncez, pour le moment, à employer le traquenard, et contentez-vous de tendre des trappes aux environs du fort. »

Marbre porta la main à son front, en guise de salut, et, tournant sur ses talons, il quitta le lieutenant, non sans avoir jeté sur son chef un singulier regard.

Jasper Hobson demeura pensif pendant quelques instants. C’était une grave nouvelle que venait de lui apprendre le chasseur Marbre. Il était évident que le fond de la fosse, successivement aminci par les eaux plus chaudes, avait crevé, et que la surface de la mer formait maintenant le fond du traquenard.

Jasper Hobson alla trouver le sergent Long et lui fit connaître cet incident. Tous deux, sans être aperçus de leurs compagnons, se rendirent sur le rivage, au pied du cap Bathurst, à cet endroit du littoral où ils avaient établi des marques et des repères.

Le caporal défendait les territoires ensemencés.

Ils les consultèrent. Depuis leur dernière observation, le niveau de l’île flottante s’était abaissé de six pouces !


« Nous nous enfonçons peu à peu ! murmura le sergent Long. Le champ de glace s’use par-dessous !

— Oh ! l’hiver ! l’hiver ! » s’écria Jasper Hobson, en frappant du pied ce sol maudit.

Mais aucun symptôme n’annonçait encore l’approche de la saison froide. Le thermomètre se maintenait, en moyenne, à cinquante-neuf degrés Fahrenheit (15° centigr. au-dessus de zéro), et pendant les quelques heures que durait la nuit, la colonne mercurielle s’abaissait à peine de trois à quatre degrés.

Les préparatifs du prochain hivernage furent continués avec beaucoup de zèle. On ne manquait de rien, et véritablement, bien que le fort Espérance n’eût pas été ravitaillé par le détachement du capitaine Craventy, on pouvait attendre en toute sécurité les longues heures de la nuit arctique. Seules, les munitions durent être ménagées. Quant aux spiritueux, dont on faisait d’ailleurs une consommation peu importante, et au biscuit, qui ne pouvait être remplacé, il en restait encore une réserve assez considérable. Mais la venaison fraîche et la viande conservée se renouvelaient sans cesse, et cette alimentation, abondante et saine, à laquelle se joignaient quelques plantes antiscorbutiques, maintenait en excellente santé tous les membres de la petite colonie.

Nous nous enfonçons peu à peu !

D’importantes coupes de bois furent faites dans la futaie qui bordait la côte orientale du lac Barnett. Nombre de bouleaux, de pins et de sapins tombèrent sous la hache de Mac Nap, et ce furent les rennes domestiques qui charrièrent tout ce combustible au magasin. Le charpentier n’épargnait pas la petite forêt, tout en aménageant convenablement ses abatis. Il devait penser, d’ailleurs, que le bois ne manquerait pas sur cette île, qu’il regardait encore comme une presqu’île. En effet, toute la portion du territoire avoisinant le cap Michel était riche en essences diverses.

Aussi, maître Mac Nap s’extasiait-il souvent et félicitait-il son lieutenant d’avoir découvert ce territoire béni du ciel, sur lequel le nouvel établissement ne pouvait que prospérer. Du bois, du gibier, des animaux à fourrures qui s’empilaient d’eux-mêmes dans les magasins de la Compagnie ! Un lagon pour pêcher, et dont les produits variaient agréablement l’ordinaire ! De l’herbe pour les animaux, et « une double paie pour les gens », eût certainement ajouté le caporal Joliffe ! N’était-il pas, ce cap Bathurst, un bout de terre privilégiée, dont on ne trouverait pas l’équivalent sur tout le domaine du continent arctique ? Ah ! certes, le lieutenant Hobson avait eu la main heureuse, et il fallait en remercier la Providence, car ce territoire devait être unique au monde !

Unique au monde ! Honnête Mac Nap ! Il ne savait pas si bien dire, ni quelles angoisses il éveillait dans le cœur de son lieutenant, quand il parlait ainsi !

On pense bien que, dans la petite colonie, la confection des vêtements d’hiver ne fut pas négligée. Mrs. Paulina Barnett et Madge, Mrs. Raë et Mac Nap, et Mrs. Joliffe, quand ses fourneaux lui laissaient quelque répit, travaillaient assidûment. La voyageuse savait qu’il faudrait avant peu quitter le fort, et, en prévision d’un long trajet sur les glaces, quand, en plein hiver, il s’agirait de regagner le continent américain, elle voulait que chacun fût solidement et chaudement vêtu. Ce serait un terrible froid à affronter pendant la longue nuit polaire, et à braver durant bien des jours, si l’île Victoria ne s’immobilisait qu’à une grande distance du littoral ! Pour franchir ainsi des centaines de milles, dans ces conditions, il ne fallait négliger ni le vêtement, ni la chaussure. Aussi, Mrs. Paulina Barnett et Madge donnèrent-elles tous leurs soins aux confections. Comme on le pense bien, les fourrures, qu’il serait vraisemblablement impossible de sauver, furent employées sous toutes les formes. On les ajustait en double, de manière que le vêtement présentât le poil à l’intérieur comme à l’extérieur. Et il était certain que, le moment venu, ces dignes femmes de soldats et les soldats eux-mêmes, aussi bien que leurs officiers, seraient vêtus de pelleteries du plus haut prix, que leur eussent enviées les plus riches ladies ou les plus opulentes princesses russes. Sans doute, Mrs. Raë, Mrs. Mac Nap et Mrs. Joliffe s’étonnèrent un peu de l’emploi qui était fait des richesses de la Compagnie. Mais l’ordre du lieutenant Hobson était formel. D’ailleurs, les martres, les visons, les rats musqués, les castors, les renards même pullulaient sur le territoire, et les fourrures ainsi dépensées seraient remplacées facilement, quand on le voudrait, avec quelques coups de fusil ou de trappe. Au surplus, lorsque Mrs. Mac Nap vit le délicieux vêtement d’hermine que Madge avait confectionné pour son bébé, vraiment elle ne trouva plus la chose extraordinaire !

Ainsi s’écoulèrent les journées jusque dans la moitié du mois d’août. Le temps avait toujours été beau, le ciel quelquefois brumeux, mais le soleil avait vite fait de boire ces brumes.

Chaque jour, le lieutenant Jasper Hobson faisait le point, en ayant soin toutefois de s’éloigner du fort, afin de ne point éveiller les soupçons de ses compagnons par ces observations quotidiennes. Il visitait aussi les diverses parties de l’île, et, fort heureusement, il n’y remarqua aucune modification importante.

Au 16 août, l’île Victoria se trouvait, en longitude, par 167°27’, et, en latitude, par 70°49’. Elle s’était donc un peu reportée au sud depuis quelque temps, mais sans, pour cela, s’être rapprochée de la côte, qui, se recourbant, dans cette direction lui restait encore à plus de deux cents milles dans le sud-est.

Quant au chemin parcouru par l’île depuis la rupture de l’isthme ou plutôt depuis la dernière débâcle des glaces, on pouvait l’estimer déjà à onze ou douze cents milles vers l’ouest.

Mais qu’était-ce que ce parcours comparé à l’étendue de la mer immense ? N’avait-on pas vu déjà des bâtiments dériver, sous l’action des courants, pendant des milliers de milles, tels que le navire anglais Resolute, le brick américain Advance, et enfin le Fox, qui, sur un espace de plusieurs degrés, furent emportés avec leurs champs de glace, jusqu’au moment où l’hiver les arrêta dans leur marche !


  1. Environ 52 kilomètres ou 13 lieues.