Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/4.me Lettre

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4.me) (Edmond, à Pierre.

[Comme il était mal-mené : Il commence à parler de m.lle Tiénnette ; ét enſuite de ce qu’il était ét penſait dans sa jeuneſſe.]

1750.
17 mars.


Mon degoût pour la Ville eſt encore augmenté, mon chèr Frère, depuis le ſejour que J’ai-fait chês nous ; ét j’ai-bon-besoin de me rappeler tout ce que m’a-dit notre bon Pére, ces fêtes-de-noël, pour ne pas me decourager entièrement : l’ennui me ſéche : ét ſi ce n’était l’eſperance que j’ai de vous voir aux fêtes-de-Pâques, je paſſerais fort-mal mon temps, je crois. Je viéns de demander la permiſſion de partir le ſamedi-ſaint à-midi, ét elle m’eſt-accordée ; mais ſ’il n’avait-dependu que d’une certaine Perſone qui eſt ici, je n’aurais-pas-eu cette ſatiſſaction-là. Tu ſais-bién, mon Frère, que durant l’abſence de m.me Parangon qui eſt à Paris, Une de ſes Parentes tiént ſa place, ét gouverne la maison : c’eſt une grande Fille, bién-faite, bién-jolie ; mais ſi-haute, ſi-vaine, fi-impertinente, ſi-prevenue-en-ſa-faveur, qu’à chaque coupd’œil qu’elle laiſſe tomber ſur vous, elle ſemble exiger une adoration. M.lle Manon Paleſtine (c’eſt ainſi qu’elle ſe nomme) dès les premiérs jours, ſ’eſt-avisée, parce-que j’avais l’air bonaſſe (comme je te l’ai-deja-marqué, & dit de bouche), de m’employer à des choses qui ne regardent point-du-tout la profeſſion ; je m’y-ſuis-prêté, ét je lui aurais-peutêtre-rendu des ſervices plus-bas encore ; car je ne ſais ce que c’eſt que de refuser Quelqu’un, ét ſurtout une Jolie-Fille ; le plaisir paſſerait la peine, ſi pour être-obéie, elle ne fesait-valoir que les droits de ſa beauté. Et comne on ne l’accoutume que trop vite à la douceur de commander, je lui ſuis-devenu-neceſſaire. Voila ſes raisons pour ſ’opposer à mon départ. Le Maître a-repondu, que mon brevet-d’apprentiſſage n’étant-pas-encore-paſſé, j’étais-libre ; ét que d’ailleurs, il était-bon que j’alaſſe encore chés mes Parens, pour leur dire, ſi je goûtais mon nouvel état. Depuis que j’ai-gâgné ma cause, elle ne me-dit rièn que de desobligeant ;  ; elle eſt la premiere Fille qui me fait-apercevoir, que ce n’eſt-pas-aſſés d’être-jolie pour être-aimable. Hièr, par-exemple, on lui fit-present d’un gâteau ; elle en-a-donné aux deux anciéns Élèves, en-affectant de ne faire augu’une attention à moi. Je ſuis tréspeu ſenſible au plaisir de manger du gâteau ; mais, mon Frère, on n’en-agit pas ainſi chés nous ; on craindrait de mortifier, par le moindre oubli, juſqu’au petit Blaisot le Berger. Cette m.lle Manon !… je trouve cela dur !… Elle humilie tout le monde (qui lui deplait ſ’entend) : ét ſi tu voyais comme elle en-agit avec la Fille qui ſert dans la maison ! j’en-rougis quelquefois pour elle. Mademoiselle croit audeſſous delle de ſe-ſervir de ſes mains ; c’eſt toujours : »— Tiénnette, donne-moi ci ; Tiénnette, donne-moi ça-. Si l’on n’eſt pas aſſés prompte, les noms de bête, de ſote, d’imbecile, de cruche ne ſont-pas-épargnés. Je crois que le grand tort de la pauvre Tiénnette, c’eſt d’être jeune ét jolie autant que m.lle Manon, ſi elle ne la paſſe. Eſt-il poſſible (ét j’en-reviéns toujours-là) qu’on ait ſi-peu d’égard pour ſes Semblables ! En-verité, je ne le pourrais croire, ſi je n’en-étais pas temoin !…

20 mars.

Je te dirai que je me trouve ce-printemps dans une ſituation bién-particulière, ſurtout les veilles-de-fêtes ! Les matins en-m’éveillant, ét avant que de m’être-entièrement-reconnu, il me ſemble que je ſuis encore chés nous. J’entens, ou dumoins je crois entendre le bruit des Garſons dans la cour, le mugiſſement des Bœufs, ét le henniſſement des Chevaus ; il me-ſemble entendre les Agneaus, ét le chant des Coqs : je treſſaille, je me frotte les ïeus, ét mon bonheur ſe diſſipe avec les reſtes de mon ſommeil. Helas ! je ſuis à la Ville, ét je ne dois me-lever que pour endurer la douleur, le mepris ét le dedain qui me-donnent la jauniſſe-d’ennui ! Perſone n’était plûs né pour être paysan que moi, ét je ne le ſerai pas !… Ce-matin, chèr Pierre, mes larmes coulaient de mes ïeus comme de deux fontaines, en-me rememoriant une veille-de-fêtedieu, où J’étais-alé fener ſeul du ſainfoin dans notre vallée du Vau-de-Lannard : que J’étais-heureus ! tout était pour moi un ſujet-de-plaisir ; le temps demi-ſombre qu’il fesait ; le cri du Cublanc ſolitaire, l’herbe même, l’herbe fleurie des côteaus avait une âme, qui parlait à la miénne !… Le fruit de la ronce ſauvage me ſemblait delicieus ; j’en-mangeais pour me rafraîchir la bouche, ét je beniſſais l’Auteur-de-tout-bién, qui a-donné du fruit à la ronce, pour le ſoulagement de l’Homme. Le ſon de la groſſe-cloche vint alors à-frapper mon oreille, dans ce ſilence profond de la ſolitude, ét mon cœur bondiſſait de l’entendre ; il m’était-avis qu’il ſe-mariait au ramage des Oiseaus, ét qu’il redoublait leur envie-de-chanter. Moi-même je me ſentis inſpirer une himne à la Nature, que j’entonnai ſans rime ni mesure, avec un plaisir interieur, qu’on nommerait ici jouiſſance-de-ſoi-même, ét que je ne connais plus. Ah ! ſi le bonheur était-là, pour quoi donc l’être-venu chercher ici !

Pendant que je chantais, j’entendis une marche comme d’une Jeunefille : je m’arrêtai, prêtant-l’oreille, ét je l’entrevis derrière les noyérs. Oh ! que dans ces campagnes ſolitaires une Jeunefille eſt jolie ! ét que dans les penſées que javais, elle le parait bién-davantage encore ! Sans-doute c’eſt-là ce qui rendait ſi-belles les Nimfes[1], dont je lis ici que les Anciéns peuplaient les bois ét les campagnes, ét qu’ils regardaient comme des Deeſſes. Elle ſ’eſt-approchée : à ſa tâille legère, je l’ai-prise ou pour Fanchon-Berthiér, ou pour Marie-jeanne-Levêque, ou pour Magdelon-Polvé : c’était Fanchon qui venait des vignes : — Ô Edmond, dit-elle, auriez-vous de l’eau ? j’étrangle la ſoif. — Oui, Fanchon, en-voici dans mon barril ſous les noyérs-. Je m’en-privai pour elle ; car j’avais ſoif auſſi, & je lui tins le barril pendant quelle buvait. Ét quand elle eut-bu, elle était toute-honteuse ; car c’était la ſoif qui l’avait-rendue hardie, & je vis bién que ſans la ſoif, elle n’aurait-jamais-osé me parler. Et elle ſ’e-nala encore plus-jolie par ſa rougeur, en-medisant : — Excusez, Edmond ! mais c’eſt que j’avais bién-ſoif ! Et quand elle fut en-alée, je continuai mon ouvrage, en-penſant qu’un-jour j’aurais une Maitreſſe à-peu-près comme elle, Laurote par-exemple ; ſi-bién que mon eſprit ſ’amusait de cette idée, avec tant de plaisir, que je fus-fâché, quand Je vis arriver la charrette : car je bâtiſſais de jolis chateaus-en-eſpagne ſur ce que je dirais ét ſur ce que je ferais à ma Femme biénaimée, quand j’en-aurais Une unjour, ét comme je lui ſerais-tendre ét bon. Hélas ! ce n’eſt que chés nous que ça était-poſſible ! ici, mon Pierre, les Femmes font les maitreſſes, ét il ne ſaurait y-avoir de plaisir à les aimer, comme je le comptais… ét principalement Une que je ſais bién… Cette journée-là que je te disais, ſ’eſt-donc-representée à-ce-matin à mon eſprit, ſi-vivement, que je croyais y-être ; ét j’ai-pleuré comme un Enfant.

Mais il y-a encore bién d’autres choses, dont le ſouvenir ſe-represente à mon eſprit, mon chér Pierre ; comme celui de mon ignorance première ; quand j’étais bon ét naïf, ignorant toute eſpèce de mal. Ah ! j’ai-mangé du fruit de l’arbre-de-la-ſcience, ét ſ’il eſt agreable à-la-vue, il eſt bién-âpre quand on l’avale ! Je t’ai-fait-entendre que je regrettais mon ignorance, ét voici comment : Chés nous, je croyais que Saci était le Centre du monde, ét que nos Habitans étaient les premiers des Hommes ; VX★★★, NY★★, J, Noy, Aig★★, Lich★★ me paraiſſaient loin comme Paris, ét Paris comme l’Amerique ; mon eſprit étreignait peu, mais il était plûs à moi-même, plûs aux choses qui me-plaisaient ; j’étais plus-important, plus-grand, plus-noble. Que ſuis-je-venu apprendre à la Ville ? helas ! que je n’étais qu’un pauvre paysan, moins que rién ! que Saci, que je trouvais un ſi joli endroit, n’eſt qu’un chetif Village, couvert de chaume ét de lave : j’ai-été-confus d’en-être : auſſi mes Camarades ſ’en-moquent-ils, ét me font-ils une injure du nom de mon pays. À Saci, Nul n’eſt audeſſus de notre bon Père, ét Un-chaqu’un nous defere, à-cause de lui : Ici, je ſuis audeſſous de tout le monde, en-ma qualité d’Élève ét de Paysan ; j’y-connais l’humiliation, le neant. Le neant ! je ſens pourtant que je ſuis fièr, car je ſuis-revolté : mon âme ſe roidit, ét elle rend mepris pour mepris, mais tout-bas. Et on dit que ce n’eſt rièn encore ! qu’il y-a un pays, auprès de qui cette Ville eſt moins que Saci, ét les Premiérs d’ici, moins qu’ils ne me croient ! Que ſerais-je donc moi, dans ce pays-là[2] ? Oh ! je n’y-veus jamais aler ! c’eſt bién-aſſés que je ſois-venu n’être rién dans celui-ci !… Heureus temps de ma liberté, de mon innocence, où je n’avais encore entendu parler, ni dw Magiſtrats qui puniſſent, ni de Princes qui dominent, ni de Seigneurs ſous qui rampent les Paysans ! où je voyais tout l’Univers dans mon pauvre Village, dont les Habitans ſont égaus ét tous parens ! où je n’entendais ce qu’on nous contait des guerres, des Rois, de leur pouvoir, que comme on écoute d’anciénnes hiſtoires du temps-paſſé ! où je n’avais auqu’une idée d’un autre Superieur que notre digne Père ét notre bonne Mère, audeſſus deſquels je ne voyais que Dieu ! heureus temps ! tu es-paſſé pour ne revenir jamais ! Car quand on a-mangé de ce dangereus fruit-de-la-ſcience-du-bién-ét-du-mal, c’en-eſt pour la vie, ét l’on ne ſaurait plus rentrer dans cet heureus paradis-terreſtre de l’ignorance native ! J’aurais-été ſi-heureus, de ne rién ſavoir, de ne rién connaître ; de mener la charrue, ou de cultiver la vigne !… Il n’y-faut plus penſer ! j’ai-vu la Ville ; ét ſi je retournais chés nous, je ſaurais qu’il y-a un pays où je ſuis-meprisé, traité de pacant, de brute ; je n’aurais plus de Saci la haute ét belle idée que j’en-avais, ét je m’y-trouverais mal ! être chantre, marguiller ou ſindic ne me flaterait plûs ! Ah ! j’ai tout perdu ! Infortuné ! je ſuis chaſſé du paradis-terreſtre, ét il y-a un Préjugé flamboyant à la porte, qui m’empêche d’y-pouvoir rentrer !

Mon chèr Pierre, je partirai à midi la veille-de-Pâques ; J’irai vite ; viéns audevant de moi juſqu’au bois de Courtenai, ou même à la Provenchère, afin que je jouiſſe quelques momens plutôt du plaisir de t’embraſſer. Mes reſpects à nos chèrs Pére ét Mére. Je ſonge à ce qu’Urſule m’a-dit ; fais-lui voir cette ligne ; mais en-particulier, de peur que cela ne cause de la jalousie. Au plaisir de te voir, ét de vous voir tous, mon Ami.

  1. Les Nimfes étaient de Jeunesfilles, qui, chés Les Anciéns, accompagnaient la Mariée : Comme dans ces occasions, leur mise était toujours élegante, er que d’ailleurs on choisiſſait les plus-belles, le mot de Nimfes fut-employé de preference, à designer les Compagnes de Diane ét de Venus ; c’étaient comme les Filles-d’honneur de nos Reines, ét probablement des Princeſſes de ces temps-là, [Edmond.
  2. Plûſqu’à Au★★ : plûs la Ville eſt grande, moins les diſtinctions odieuses y-paraiſſent, [L’éditeur.